Aller au contenu

Racine (Larroumet)/Partie 2/Chap III

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 168-185).

CHAPITRE III

LES CARACTÈRES.

Sur les neuf tragédies de Racine, — la Thébaïde et Alexandre laissés de côté, — six ont pour titres des noms de femmes, et, des trois autres, deux pourraient aussi justement s’appeler Agrippine et Roxane que Britannicus et Bajazet. C’est dire la place prépondérante que les femmes occupent dans ce théâtre. S’il est excessif d’avancer que Corneille n’a pas connu les femmes et que les siennes « sont des hommes », — car rien ne dépasse, comme vérité et énergie, le caractère de Camille, — il est certain que Racine les a étudiées avec une attention plus pénétrante et, surtout, leur a donné des caractères plus complexes. Dans Corneille, les femmes peuvent jouer un grand rôle, et même, comme dans le Cid, leur mariage peut être le sujet de la pièce ; les sentiments qu’elles éprouvent n’en sont pas moins subordonnés à d’autres, l’honneur, le patriotisme, la clémence, la foi. Dans Racine, au contraire, il arrive souvent que la pièce n’a pas d’autre objet qu’elles, et que les posséder ou les perdre est le seul motif de l’action ; ainsi Andromaque, Bérénice, Bajazet. Dans Phèdre, il n’y a, pour ainsi dire, qu’un rôle, celui de Phèdre, car, même absente, elle règle encore la scène. Dans Britannicus, Mithridate et Iphigénie, si les femmes sont reléguées au second plan, leur place est encore considérable, non seulement avec Junie, Monime et Iphigénie, mais encore avec Agrippine et Clytemnestre.

À l’exception de ces deux dernières, toutes ces femmes ne nous demandent notre intérêt que comme amantes. Mais toutes, même les deux dernières, ont une passion, toutes sont dominées par un sentiment plus instinctif que raisonné, l’orgueil chez Agrippine, l’amour maternel chez Clytemnestre. Ainsi Racine, préoccupé surtout de peindre les femmes, a eu de leur nature cette première notion, indispensable pour les peindre vraies, que le sentiment, chez elles, domine la raison, et que tous leurs actes, toutes leurs pensées, sont provoqués, dominés, conduits par une passion.

Lorsque, renonçant au théâtre profane et à la peinture de l’amour, il s’est attaqué à deux sujets sacrés, ce sont encore des femmes, Esther et Athalie, qu’il a choisies comme protagonistes. Cette fois, l’intérêt suprême des deux pièces étant un intérêt religieux, il semble que les femmes auraient dû passer au second plan. Mais la religion est un sentiment ; aussi les femmes sont-elles plus religieuses que les hommes. La religion doit compter avec elles, et le christianisme, qui les regarde pourtant comme le plus grand danger de l’homme, s’appuie sur elles en les dominant. Aussi Racine a-t-il pu, cette fois encore, se servir comme ressorts principaux de sentiments féminins, le dévouement à la race chez Esther, le besoin de domination chez Athalie.

De tous ces sentiments, l’amour est le plus important chez les femmes ; aussi les amoureuses sont-elles les plus nombreuses dans le théâtre de Racine, et, au premier rang, les passionnées, celles qui n’ont d’autre but que de conquérir ou de garder un amant : Hermione, Bérénice, Roxane, Phèdre. Pour elles, l’amour n’est pas le rêve pudique et le désir chaste, mais la possession complète d’un cœur et d’un corps.

Racine unissait beaucoup de délicatesse au penchant vers l’amour, et son temps, après les hardiesses de la première moitié du siècle, observait au théâtre une réserve scrupuleuse à l’égard des situations risquées. Aussi, deux de ces caractères, ceux d’Hermione et de Bérénice, conservent-ils, en apparence, beaucoup de retenue : Hermione n’est qu’une fiancée, et Racine imagine une Bérénice « qui n’a pas avec Titus les derniers engagements ». C’est pour le même motif que, dans le Misanthrope, Molière n’engageait Célimène que par correspondance. Mais, au fond, la situation de Célimène envers Alceste est celle qu’Alexandre Dumas fils a poussée jusqu’au bout dans le Demi-Monde. En observant une réserve du même genre, plus nécessaire encore dans la tragédie que dans la comédie, Racine a voulu mettre en scène deux femmes, non deux jeunes filles. Seules, les femmes qui se sont créé des droits par le don d’elles-mêmes peuvent mettre dans la défense de ces droits l’âpreté ou la confiance d’Hermione et de Bérénice. Telle est bien la portée des deux rôles ; leur conduite l’indique, et, surtout dans celui d’Hermione, nombre de vers la précisent. Le désespoir d’Oreste n’est aussi violent que parce qu’il sait, lui aussi, à quoi s’en tenir. Quant à Titus, il habite avec Bérénice depuis cinq ans.

Hermione et Bérénice ont encore ceci de commun qu’elles ne vivent que pour leur amour, que, sans lui, elles n’attachent de prix à rien et que, pour lui, elles sont prêtes à tout sacrifier. La première, princesse royale, ne se souvient de son rang que pour rappeler à Pyrrhus les obligations que ce rang lui crée envers elle ; elle l’a oublié tant qu’elle s’est crue sûre du cœur de Pyrrhus ou qu’elle a espéré le ramener. Lorsque, à bout d’espoir, elle commande à Oreste de tuer l’infidèle, pas un moment l’idée de ce qu’un tel crime a d’effroyable, de ses conséquences pour elle, sa famille et son pays, n’intervient dans sa délibération morale. Elle ne songe qu’à sa passion. Bérénice, la juive, est parfaitement désintéressée de tout ce qui n’est pas le cœur de Titus. Son amant dit de cette parfaite amante :

Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
Que quelque heure à me voir et le reste à m’attendre.

Elle-même, à l’annonce des largesses de Titus, lui répond :

Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien.
Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.

La différence des sentiments, partant leur variété, ne vient pas des situations ; elle est dans les caractères. Hermione est violente et énergique, Bérénice douce et résignée. De là leur conduite différente : Hermione tue, Bérénice part. Au demeurant, ces deux femmes ont engagé leur destinée dans leur amour, et, cet amour brisé, elles n’ont plus, l’une qu’à mourir, l’autre qu’à disparaître.

Roxane et Phèdre portent dans l’amour le même besoin d’absolu qu’Hermione et Bérénice. Elles aussi sacrifient tout à leur passion et ne survivront pas à sa ruine. Mais Roxane ressemble à Hermione, en ce que, privée de conscience par l’amour, elle n’est retenue par rien. Phèdre est aussi tragique et révoltée que Bérénice est élégiaque et vite résignée ; elle ressemble à Bérénice et se distingue d’Hermione comme de Roxane, parce que sa conscience, pleine du remords chrétien, lutte contre sa passion.

Au demeurant, chez Phèdre et chez Roxane, l’amour et le désir parlent avec la même énergie et la même vérité ; amour et désir despotiques chez Roxane, suppliants chez Phèdre. Il faut bien, pour établir que de tels exemples de passion et de volonté sont uniques de plénitude et de hardiesse, en revenir à cette constatation que, ni dans la littérature française, ni dans aucune autre, on ne trouve rien de comparable à ce cri :

Viens m’engager ta foi : le temps fera le reste.

La déclaration de Phèdre et le message dont elle charge Œnone sont les plus redoutables gageures qu’un poète dramatique ait gagnées. Comme aussi la précision et l’énergie des termes n’ont d’équivalents que dans la littérature française de ces dernières années ; mais, dans Racine, ces termes sont toujours dignes de la poésie, mesurés dans leur hardiesse et chastes dans leur ardeur, tandis que, chez beaucoup de nos contemporains, ils sont devenus hideux.

Hermione et Bérénice, Roxane et Phèdre sont les grandes amoureuses de Racine, de même famille, mais si individuelles que chacune est un caractère non seulement original, mais unique. Autour d’elles se groupent Junie et Iphigénie, qui incarnent l’amour ingénu ; Monime et Aricie l’amour pudique, Atalide l’amour dévoué, Ériphyle l’amour envieux. Chacune de ces jeunes filles est marquée de traits aussi individuels par son caractère et sa condition, que les femmes de tout à l’heure par la nature différente de leurs sentiments. Junie est liée à Britannicus par la communauté du malheur et du danger. Iphigénie, avant d’être amante, est fille de sang royal, et le sentiment de son rang lui donne le courage de renoncer à la vie et à l’amour. Monime, épouse désignée d’un roi et Grecque exilée chez les barbares, a la double dignité de son rang et de sa race. Elle se défend, se refuse, se promet avec une adresse, une franchise et une réserve qui font de tout son rôle un chef-d’œuvre de vérité et de tact. Aricie n’est la « triste Aricie » que dans les dernières paroles d’Hippolyte mourant. Son caractère ferme et fin, sa clairvoyance et sa prudence n’ont rien d’élégiaque. Cette jeune personne est franche et droite, mais fort avisée. À Hippolyte lui offrant son cœur, sa main et son trône, elle répond :

J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.
Mais cet empire enfin, si grand, si glorieux,
N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

Et lorsque Hippolyte lui propose de fuir avec lui, elle tient à prendre la précaution nécessaire :

Dans quels ravissements à votre sort liée,
Du reste des humains je vivrois oubliée !
Mais n’étant point unis par un lien si doux,
Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?

Atalide n’a qu’un rôle effacé devant la formidable Roxane, et, obligée de mentir, elle se trouve dans une situation fausse. Elle sauve celle-ci, dans la mesure du possible, par la sincérité de son dévouement à Bajazet. Elle n’a guère qu’une scène où, perdue et résignée, elle fait le sacrifice d’elle-même, ne songe plus qu’à son amant et dit tout ce qui pourrait attendrir une autre que Roxane.

Ériphyle est à part dans cette galerie. Âme flétrie par le malheur, princesse esclave, amante dédaignée, amie envieuse, elle a les vices de la souffrance et la servitude ; elle est ingrate, perfide et menteuse. Elle voit Iphigénie en possession d’un rang qui a été le sien et fiancée à l’homme qu’elle-même adore, couvert du sang de sa race. Cette âme douloureuse excite à elle seule tous les sentiments tragiques, pitié par ce qu’elle souffre, admiration par sa vérité complexe, terreur par ce dont elle est capable.

Ces femmes si diverses ont en commun les sentiments de leur sexe et de leur condition, ceux qui viennent de leur temps et de leur pays. Elles sont fières de leur beauté, et, avec plus ou moins de franchise et de hauteur, toutes pourraient dire comme Hermione :

Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ?

Elle savent le prix de leur cœur et quel honneur c’est pour un homme d’être distingué par elles. L’habitude constante de recevoir des hommages et d’entendre des prières leur a appris l’art d’écouter et de répondre, d’encourager et de décourager, de se défendre, de conserver la dignité extérieure, — nobles attitudes et fier langage, — jusque dans l’abandon furieux ou désespéré d’une Roxane ou d’une Phèdre, jusque dans l’humiliation de la femme qui s’offre et que l’on refuse, la pire que toutes les femmes, et surtout de telles femmes, puissent éprouver. Monime est le parfait modèle de cette dignité féminine, de cette grâce décente et fine. Toutes sont infiniment aimables, mais les plus réservées sont aussi les plus séduisantes. Ce qui reste, dans ces natures, d’enveloppé et de discret, jusque dans le don d’elles-mêmes, jusque dans la complète franchise et l’absolu dévouement, fait songer à ces statues grecques où la draperie, légère et chaste, laisse admirer la pure beauté des lignes voilées.

Par ce langage et par cet aspect, les femmes de Racine justifient la définition commune sous laquelle Taine les a groupées : « Racine, dit-il, est le plus grand peintre de la délicatesse et du dévouement féminin, de l’orgueil et de la dextérité aristocratiques ; partout de fins mouvements de pudeur blessée, de petits traits de fierté modeste, des aveux dissimulés, des insinuations, des fuites, des ménagements, des nuances de coquetterie, puis des effusions et des générosités touchantes. » Mais cette définition n’est juste qu’à la condition de rappeler, avec M. Brunetière, que ces dehors de délicate politesse revêtent les passions les plus violentes et les résolutions les plus hardies.

Andromaque et Esther, une veuve et une épouse, représentent encore l’amour, mais sans égoïsme, l’amour qui se propose une autre fin que lui-même et s’affirme par l’abnégation personnelle. Toutes deux sont aussi femmes que les plus avisées ; elles font servir les armes naturelles de la femme, beauté et finesse, l’une à défendre son mari mort et son fils vivant, l’autre sa race menacée. Nisard a caractérisé avec bonheur le caractère et le rôle d’Andromaque, en parlant de sa « coquetterie vertueuse ». Andromaque repousse et ramène Pyrrhus avec l’attention la plus sûre à ne s’engager que dans la juste mesure où elle pourra sauvegarder sa dignité. Mais chaque vers du rôle indique clairement qu’elle sait son prix et son pouvoir.

Avec Esther, Racine a montré non seulement la femme, mais la juive qui se souvient toujours de sa race et de sa famille, ne se donne jamais tout entière, et met, dans l’occasion, ce qu’elle retient d’elle-même au service de son sang et de sa foi, toujours fille d’Israël dans le mariage, — surtout avec un autre qu’un juif, — dans la fortune et dans le pouvoir. Sa famille a calculé le prix de sa beauté. Elle s’est prêtée docilement à ce calcul, et Mardochée n’a qu’à lui rappeler les grands desseins qui reposent sur elle pour qu’elle risque son rang et sa vie au profit d’Israël. Lorsque le ton du xviie siècle risque d’abuser sur la vérité locale de la psychologie féminine dans Racine, il n’y a qu’à se rappeler un caractère comme celui d’Esther pour rendre justice à l’attention avec laquelle le poète observait la différence des races et des pays. Roxane offrait déjà cette preuve. Elle est encore plus frappante dans Esther. Mais, par une loi constante de mesure, Racine voile et enveloppe ce que d’autres étaleraient.

J’ai dit pourquoi les amoureuses sont presque toujours au premier plan dans la tragédie de Racine. Dès que la nature du sujet, sa largeur ou sa complexité le permettent, il en profite pour y introduire des figures de femmes qui ont renoncé à l’amour, mais qui appliquent à d’autres objets la même ardeur passionnée qu’une Hermione ou une Roxane. Le trait commun de ces femmes, Agrippine, Clyteranestre, Athalie, c’est encore qu’elles sentent plus qu’elles ne raisonnent. Si énergiques ou si habiles qu’elles soient, elles sont à la merci de leur sensibilité.

Agrippine veut conserver son pouvoir sur Néron, Clytemnestre veut sauver sa fille, Athalie veut abattre une famille rivale de la sienne. Mais l’orgueil, l’instinct, la violence les poussent d’une impulsion irrésistible sur laquelle raison, prudence, avis ne peuvent rien. Ce que Tacite dit d’Agrippine, l’impuissance de la femme à gouverner sa sensibilité, impotentia muliebris, est aussi vrai de Clytemnestre et d’Athalie. Au moment où Agrippine aurait besoin de dissimuler et de se concilier Burrhus, elle éclate et l’écrase de son mépris. Lorsque, après une longue attente, elle obtient enfin avec son fils une explication décisive, elle l’humilie dès les premiers mots.

Clytemnestre a observé longtehaps la dignité et l’obéissance que lui imposaient son titre de reine et de femme d’Agamemnon. Lorsqu’elle se voit arracher sa fille, l’instinct maternel l’emporte. Elle la défend comme une bête défend son petit ; elle pousse des cris déchirants. Malgré l’élégance et la mesure racinienne, la Sachette de Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, n’est pas plus voisine de la nature primitive que la femme du roi des rois.

Athalie est aussi orgueilleuse qu’Agrippine et aussi violente que Clytemnestre. Arrivée au pouvoir par le crime, comme la première, elle poursuit l’extermination de l’enfant qui l’inquiète et veut briser la résistance du prêtre qui le soutient. Elle déteste Joas comme Clytemnestre aime Iphigénie ; elle traite Joad et Josabeth comme Agrippine traite Néron et Burrhus. Elle concentre la violence de sensibilité que Racine a répandue sur ses effrayantes héroïnes. Plus qu’elles encore, elle est la proie et la victime de la passion. Le poète, qui a montré dans sa dernière pièce la suprême puissance de son génie, a ramassé, dans ce caractère de femme, toute sa connaissance de la nature féminine. Mais, tandis que, dans les autres pièces, la volonté qui d’en haut mène les hommes se montre seulement par l’âme religieuse du poêèe, dans Athalie ce Dieu est partout, « invisible et présent ». C’est lui qui pousse Athalie vers l’abîme et se révèle comme celui dont la volonté mystérieuse a formé ces créatures de passion et de souffrance, d’inconscience et d’orgueil.

À égale distance des amantes et des ambitieuses, aussi noble qu’Andromaque dans un rôle plus effacé, figure d’une rare originalité dans le groupe des épouses et des mères, la douce Josabeth étend le sentiment maternel sur un enfant qu’elle n’a point porté et l’épure ainsi de tout égoïsme. Avec cela, courageuse et habile dans sa tendresse inquiète, elle est la digne compagne d’un prêtre comme Joad ; elle oppose sa grâce touchante à la majesté terrible d’un tel époux.

Avec une telle place donnée aux femmes, le rôle des hommes est souvent secondaire. Il n’y a pas une pièce de Racine, de la première, Andromaque, où se trouve Oreste, jusqu’à la dernière, Athalie, où se trouve Joad, qui ne montre les femmes au moins égales aux hommes par l’importance que leur prête le poète et l’intérêt qu’elles obtiennent des spectateurs. Si les hommes sont amoureux, surtout s’ils sont aimés, il passent au second plan. Par eux-mêmes, ils dénotent un don de vérité et de création égal à celui dont Racine a fait preuve dans ses caractères de femmes ; mais, par la nature même des passions enjeu et des situations qu’elles provoquent, la comparaison est toujours redoutable, parfois écrasante pour eux.

Comme les femmes, ils ont leurs caractères généraux, qu’ils reçoivent du temps où vivait Racine et du tour d’esprit particulier au poète. Ils sont galants, respectueux, bien disants, respectueux observateurs des convenances, en un mot « courtisans français », comme disait Voltaire. Trop souvent le vernis uniforme de la politesse contemporaine revêt leurs déclarations et leurs hommages, l’expression de leur joie ou de leur plainte. Ils adorent les femmes selon le code des salons et de la cour. Le savoir-vivre leur impose trop de saluts, de révérences, de baise-mains, d’airs agenouillés. Si violente que soit leur passion, elle observe les convenances extérieures. Par cela même, leurs manières ont beaucoup d’uniformité.

Mais ce ne sont là que des apparences. De même que chez les femmes, l’énergie individuelle, la différence des conditions, la nature des sentiments dominent en eux. Pas plus qu’aux femmes, il ne faut leur demander de n’être pas de leur temps, mais, cette transposition admise, ils disent et font ce qu’ils doivent faire, toujours avec justesse, souvent avec force.

Britannicus défend sa fiancée contre Néron avec une fierté de prince du sang, une ardeur d’amoureux, un courage de jeune homme. La scène où il brave son effrayant rival est singulièrement vibrante, et on ne peut vraiment partager l’avis de Boileau, qui le trouvait « petit » devant lui. Achille n’a plus la férocité mythologique, la grandeur sauvage et la simplicité primitive qui, dans l’Iliade, caractérisent le fils de Thétys, l’ami de Patrocle, le maître de Briséis, l’ennemi d’Agamemmon et le vainqueur d’Hector. Racine ne songeait pas à reproduire tous ces traits ; mais il en a conserva le principal en montrant Achille « bouillant ». Si même il atténue Euripide, il donne à l’amant d’Iphigénie une générosité de sentiments, une fierté de langage et un accent dans la menace qui atteignent tout ce que les contemporains pouvaient admettre dans une querelle entre un prince et un roi.

Hippolyte, lui, ne ressemble plus du tout au modèle d’Euripide. Dans l’état des croyances, des mœurs et du goût, le mystique adorateur de Diane et le chasseur fidèle au vœu de chasteté n’auraient pas été compris. C’est ce que Racine faisait entendre lorsqu’il répondait au reproche d’en avoir fait un amoureux : « Qu’auraient dit nos petits maîtres ? » Outre qu’il avait besoin de cet amour pour provoquer la jalousie de Phèdre, il offrait à un public poli et chrétien ce qu’il pouvait comprendre et sentir. Pour rester dans la donnée d’Euripide, il aurait dû faire d’Hippolyte un jeune moine ou un chevalier de Malte, c’est-à-dire tout autre chose qu’un prince de tragédie. La transposition admise, il devait créer un personnage différent de celui d’Euripide. C’est ce qu’il a fait, et son héros vaut le héros grec. Les deux scènes avec Phèdre et avec Thésée, la seconde surtout, remplacent la simplicité grecque par des qualités d’un prix égal.

Lorsque ces amoureux se trouvent dans des situations sacrifiées, ou même fausses, comme Titus et Bajazet, des accents de tendresse douloureuse et de fière indignation finissent toujours par les relever. On pardonne beaucoup à Titus pour la peinture qu’il fait de Bérénice. Bajazet surtout est d’une belle allure, par son mépris de la mort, lorsqu’il a perdu la partie engagée avec Roxane.

Si noble et si triste dans le plus pénible des rôles, celui d’amant auquel on offre l’amitié au lieu de l’amour et qui reçoit des confidences, Antiochus incarne avec une dignité parfaite une sorte de personnage, très commun dans la vie, où son attitude est si difficile, que le théâtre l’a rarement abordé avec bonheur.

L’infériorité de ces personnages, dans les pièces ou les scènes qui laissent le premier plan aux femmes, vient de l’inégalité de sentiments qui existe entre elles et eux. L’amour des femmes, étant plus fort ou plus tendre, leur procure naturellement cette supériorité. Les hommes reprennent l’avantage lorsqu’ils ne sont pas aimés, car alors leur douleur égale l’énergie de l’amour féminin. Ajoutée à ce que leur caractère ou leur condition, leurs vertus ou leurs vices, leur procurent par ailleurs de relief, ils occupent la scène avec une puissance supérieure d’intérêt et d’émotion. Oreste, victime du destin et si justement triste, élève au suprême degré la faculté de souffrir. Pyrrhus, qu’Andromaque pourrait aimer dignement si elle n’était pas défendue par des sentiments plus forts que l’amour, Pyrrhus, si ardent et si généreux, malgré la férocité qui lui vient du sujet, a des révoltes et des soumissions, des colères et des supplications d’une vérité toujours jeune.

Mais l’amour dédaigné a permis à Racine de tracer deux figures incomparables, celles de Néron et de Mithridate. Néron n’est pas seulement le tyran qui s’exerce au crime, c’est aussi le monstre en qui l’amour éveille la férocité. Il y a une force de vérité qui dépasse singulièrement la portée habituelle du théâtre dans tout le rôle où se trouve ce vers :

J’aimois jusqu’à ces pleurs que je faisois couler.

Quant aux personnages qui ne s’occupent de l’amour que pour combattre l’obstacle qu’il oppose à leurs desseins, comme Agamemnon, pour écarter le danger qu’ils voient en lui, comme Burrhus, pour s’en servir en le méprisant, comme Acomat, le poète, libre de concentrer sur eux l’énergie et la vérité que l’amour n’absorbait plus, les a marqués avec une justesse singulière. Agamemnon, c’est le roi et l’ambitieux chez qui les devoirs de la puissance et la passion du commandement, en lutte avec les sentiments de famille, provoquent un combat déchirant. Burrhus, c’est le ministre honnête homme, plus franc qu’habile, incapable par ses qualités mêmes de s’interposer utilement entre une Agrippine et un Néron. Acomat, c’est le politique sans scrupule, se servant des passions comme de facteurs dans la partie qu’il veut gagner. Abner, c’est le général de capacité purement militaire, né pour servir avec un égal dévouement tous les régimes, mais attaché de cœur aux vieux partis et, s’il est incapable de provoquer une révolte en leur faveur, tout prêt à continuer son métier et sa carrière après une révolution qu’il aurait combattue, s’il en avait reçu l’ordre.

Ces figures, fortes ou fines, sont dominées d’une hauteur écrasante par le grand prêtre Joad, car il incarne non seulement la plus forte des puissances qui mènent les hommes, la religion, mais Dieu même. C’est à Dieu qu’il doit son énergie, sa volonté, son intelligence, sa fermeté de vues, son courage. Il élève ces vertus humaines à un degré surhumain, à la hauteur de Dieu. Il est le type du prêtre politique ; il veut le pouvoir pour l’exercer au nom de Dieu ; il est la théocratie, telle que l’ont réalisée ou rêvée toutes les religions puissantes. Il engage un duel à mort avec ce que l’on appellerait aujourd’hui le pouvoir civil. Il y porte l’âpreté juive et la grandeur biblique. Il prophétise avec une colère tonnante ; il maudit le schisme en la personne de Mathan, le mauvais prêtre ; il l’écrasera sans pitié, dès qu’il aura pour instrument un roi choisi de sa main.

Les confidents sont les personnages presque toujours sacrifiés et le plus souvent ridicules de la tragédie classique. Ils ne sont là que pour donner la réplique et éviter le monologue. Sans intérêt personnel dans l’action, domestiques ou « menins », ils n’ont d’autre attitude que le respect et la soumission, d’autre rôle que d’écouter et, parfois, de conseiller. L’art de Racine et son souci de la vérité sont parvenus quelquefois à leur prêter un caractère. Pylade est une noble figure d’ami. Il s’efface par affection, mais on sent que, le jour où il devrait agir pour lui-même, il serait à la hauteur d’un grand rôle. Dans Narcisse, Racine a peint avec une vérité effrayante le scélérat de cour, le lago tragique. Il a éclairé d’une lumière hardie les replis de cette âme tortueuse. Moitié observation, moitié divination, il a étalé sur la scène tout ce que l’égoïsme et l’ambition, joints à la méchanceté et à la servilité, peuvent produire chez les familiers des rois.

Enfin, comme s’il tenait à donner vraiment une raison d’être aux confidents, il leur confie souvent ce récit final, le récit du « messager », que la tragédie française avait emprunté à la tragédie grecque. Lorsque, l’action finie, il faut conclure et remplacer l’émotion épuisée ou escomptée par le plaisir d’art, sans autre but que lui-même, Théramène paraît et raconte longuement. Par sa bouche, le poète fait valoir le meilleur de son talent descriptif et offre au spectateur, avant de le renvoyer, un exemple de sa virtuosité. Une telle convention offre des avantages et des inconvénients. Ceux-ci, Racine les a le plus souvent évités ; parfois aussi il a trop sacrifié à la rhétorique, comme dans le récit de Phèdre, chef-d’œuvre et condamnation du genre.