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Rapports du physique et du moral de l’homme/Huitième Mémoire

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RAPPORTS
DU
PHYSIQUE ET DU MORAL
DE L’HOMME.




HUITIÈME MÉMOIRE.

De l’influence du régime sur les dispositions et sur les habitudes morales.
INTRODUCTION.

Nous avons déjà suivi quelques-uns des chaînons qui unissent la nature morale à la nature physique.

Ces premiers apperçus nous ont mis à portée de résoudre plusieurs questions importantes : ils ont, en même temps, préparé la solution d’autres questions plus importantes encore, mais dont nous n’avons pas jugé convenable de nous occuper maintenant.

À mesure que nous avançons dans cet examen, nous avons occasion de nous assurer de plus en plus, que les deux grandes modifications de l’existence humaine se touchent et se confondent par une foule de points correspondans : ce qui nous reste à dire achevera de prouver avec la dernière évidence, que l’une et l’autre se rapportent à une base commune ; que les opérations désignées sous le nom de morales, résultent directement, comme celles qu’on appelle physiques, de l’action, soit de certains organes particuliers, soit de l’ensemble du système vivant ; et que tous les phénomènes de l’intelligence et de la volonté prennent leur source dans l’état primitif, ou accidentel de l’organisation, aussi bien que les autres fonctions vitales et les divers mouvemens dont elles se composent, ou qui sont leur résultat le plus prochain.

En simplifiant le système de l’homme, ces vues et ces conclusions l’éclaircissent beaucoup : elles écartent un grand nombre d’idées fausses ; elles montrent nettement au philosophe observateur, le véritable objet de ses recherches ; elles offrent à l’idéologiste, des points d’appui plus visibles, sur lesquels il peut, avec toute certitude, asseoir les résultats de ses analyses rationnelles ; enfin, elles indiquent au moraliste, les bases plus solides sur lesquelles il peut fonder toutes ses leçons : car en partant de l’organisation humaine, en déterminant les besoins et les facultés qu’elle fait naître, il peut rendre, pour ainsi dire, palpables les motifs de toutes les règles qu’il trace : il pourroit encore prouver et faire sentir d’une manière évidente, que l’accomplissement des devoirs les plus sévères, que les actes du plus généreux dévoûment sont étroitement liés, quand la raison les impose, à l’intérêt direct et au bonheur de celui qui les pratique ; et que les habitudes fortes et vertueuses en font alors, pour lui, un besoin non moins impérieux, que celui des vertus les plus paisibles de la vie commune et des plus doux sentimens de l’humanité.

Nous allons examiner aujourd’hui, l’influence du régime sur les fonctions des organes de la pensée, sur la détermination des penchans, sur la production des habitudes, en un mot, sur le système moral de l’homme.

§. i.

Mais, avant d’entrer en matière, je crois indispensable de bien déterminer ce que nous devons entendre par le mot régime. On peut attacher à ce mot, une signification, ou trop étendue, ou trop bornée : tâchons donc de fixer son véritable sens.

Par régime, quelques personnes entendent uniquement l’emploi systématique, ou fortuit, des alimens et des boissons. Cette signification est trop bornée.

Par le même mot, les anciens médecins entendoient l’usage de tout ce qu’ils appeloient si improprement, les choses non naturelles. Or, les alimens et les boissons n’étoient qu’une division particulière de ces choses. Ils comprenoient encore sous la même catégorie, l’air respiré, l’exercice et le repos, le sommeil et la veille, les travaux habituels, les affections de l’âme.

La dernière signification est évidemment trop étendue pour nous : car nous considérons ici les affections de l’âme, non point en tant qu’elles produisent des changemens dans l’état des organes, ce qu’en effet elles sont capables de faire, mais en tant qu’elles résultent elles-mêmes de ceux qu’ont déjà déterminés les habitudes physiques.

Ainsi, nous entendrons par régime, l’ensemble de ces habitudes, soit que les circonstances les nécessitent ; soit qu’elles aient été tracées par art, d’après des vues arbitraires, et qu’elles soient l’ouvrage du goût, ou du choix des individus.

Ce mot, une fois bien éclairci, nous sommes assurés de nous bien comprendre nous-mêmes, et de nous faire comprendre des autres : du moins la suite de nos raisonnemens ne peut plus être troublée, par cette incertitude qu’y répand toujours nécessairement l’indétermination du sujet.

§. II.

Tous les corps de l’univers peuvent agir les uns sur les autres : mais le caractère et le degré de cette action sont différens, suivant la nature des corps et suivant les circonstances où ils se trouvent placés. Les matières non organisées peuvent éprouver de la part de celles qui les avoisinent, une action mécanique, ou une action chimique. La première se borne à changer les rapports de situation, soit entre les différens corps, soit entre les parties qui les constituent : la seconde peut produire des êtres tout nouveaux, tantôt en opérant de simples décompositions, tantôt en faisant éclore des combinaisons qui n’existoient pas auparavant.

Mais les modifications que les corps organisés peuvent subir sont beaucoup plus variées ; quelques-unes présentent un caractère exclusivement propre à ces corps ; et toutes y sont d’une bien plus grande importance. En effet, outre les changemens mécaniques, ou chimiques qu’ils sont également eux-mêmes susceptibles d’éprouver ; outre le genre particulier de réaction qu’ils exercent sur les objets dont ils sentent l’influence, les corps organisés peuvent encore, sans aucune altération visible de leur nature, être profondément modifiés dans leurs dispositions intimes ; acquérir une aptitude toute nouvelle à recevoir certaines impressions, à exécuter certains mouvemens ; perdre même jusqu’à un certain point leurs dispositions originelles, ou celles qu’ils avaient contractées immédiatement, en vertu de leur organisation : en un mot, ils peuvent, non seulement obéir d’une manière qui leur est exclusivement propre, à l’action présente des corps extérieurs ; mais aussi contracter des manières d’être particulières, qui se perpétuent ensuite, ou se reproduisent, même en l’absence des causes dont elles dépendent : c’est-à-dire, qu’ils peuvent contracter des habitudes. Or, voilà ce qui les caractérise bien plus exclusivement encore.

Ainsi, l’on voit les plantes, maniées par un habile cultivateur, acquérir des qualités absolument nouvelles, imprimer à leurs produits un caractère qu’ils n’avaient pas primitivement. L’art a même su trouver les moyens de fixer ces modifications accidentelles et factices, tantôt en assujetissant à ses vues les procédés ordinaires de la génération ; tantôt en opérant des reproductions purement artificielles : monument précieux de son pouvoir sur la nature ! C’est encore ainsi que l’animal, travaillé par le climat et par toutes les autres circonstances physiques, reçoit une empreinte particulière, qui peut servir à constater et distinguer ces mêmes circonstances ; ou nourri, cultivé, dressé systématiquement par l’homme, il acquiert des dispositions nouvelles, et entre dans une nouvelle série d’habitudes. Mais ces habitudes ne se rapportent pas uniquement à la structure et aux opérations physiques des organes ; elles attestent encore que le système intelligent et moral, propre à chaque nature sensible, s’est développé par l’effet de cette culture ; qu’un certain ordre d’impressions a fait naître en lui certaines inclinations et certains sentimens : et ces dispositions acquises, qui paraissent chez l’animal, gravées en traits plus distincts et plus fermes que dans la plante, s’y perpétuent aussi plus sûrement de race en race, et montrent aux yeux les plus irréfléchis, combien le génie de l’observation et de l’expérience peut améliorer les choses autour de nous.

§. III.

Mais, de tous les animaux, l’homme est sans doute le plus soumis à l’influence des causes extérieures ; il est celui que l’application fortuite, ou raisonnée des différens corps de l’univers, peut modifier le plus fortement et le plus diversement. Sa sensibilité plus vive, plus délicate et plus étendue ; les sympathies multipliées et singulières des diverses parties éminemment sensibles de son corps ; son organisation mobile et souple qui se prête sans effort à toutes les manières d’être, et en même temps, cette ténacité de mémoire, pour ainsi dire physique, avec laquelle elle retient les habitudes, si facilement contractées : tout, en un mot, se réunit pour faire prendre constamment à l’homme un caractère et des formes analogues, ou correspondantes au caractère et aux formes des objets qui l’entourent, des corps qui peuvent agir sur lui. C’est en cela que consiste, à son égard, la grande puissance de l’éducation physique, d’où résulte immédiatement celle de l’éducation morale : c’est par-là, qu’il est indéfiniment perfectible, et qu’il devient, en quelque sorte, capable de tout.

Nous savons que nos idées, nos jugemens, nos désirs, dépendent des impressions que nous recevons de la part des objets externes, ou de celles que nous éprouvons à l’intérieur, soit par les extrémités sentantes des nerfs qui se distribuent aux viscères, soit dans le sein même du système nerveux ; ou enfin du concours des unes et des autres, qui paroît presque toujours nécessaire au complément des sensations. Nous savons, en conséquence, que les changemens survenus dans le caractère, dans l’ordre, ou dans le degré des impressions internes, peuvent modifier singulièrement celles qui nous viennent des objets extérieurs.

Pour démontrer l’influence du régime sur la formation des idées et des penchans, il suffiroit donc de faire voir qu’il est capable de modifier les impressions intérieures et les dispositions habituelles des organes qui les éprouvent. Mais, de plus, parmi les impressions qui viennent de l’extérieur, il en est un grand nombre qui sont immédiatement soumises à l’influence du régime, dans le sens que nous donnons à ce mot, qui nous viennent d’objets, ou qui dépendent de fonctions que le régime embrasse dans son domaine. Voyons encore si des observations plus directes ne constatent pas cette influence ; et fixons-nous d’après l’ensemble des faits, comparés avec soin et limités avec précision.

Dans toute circonstance donnée, c’est du concours de toutes les causes, ou de toutes les forces agissantes que résulte l’effet connu. Cette vérité, qu’il suffit d’énoncer pour la rendre sensible, ne souffre sans doute aucune exception : mais elle devient, en quelque sorte, plus frappante, et les conséquences qu’on peut en tirer sont bien plus dignes de remarque, dans l’observation des phénomènes de la vie. En effet, ces phénomènes, si compliqués et si variables, résultant toujours d’une foule de causes qui doivent agir simultanément et de concert, chacune d’elles influe sur l’action, non-seulement de chaque autre, mais de toutes, prises dans leur ensemble : chacune des autres, et toutes les autres réunies, influent, à leur tour, sur la première dont l’effet est toujours, ou complété, ou limité par le genre et le degré d’action de ces différentes forces, mises simultanément en jeu. En un mot, suivant l’expression d’Hippocrate, que nous avons déjà citée, tout concourt, tout conspire, tout consent. Ainsi donc, quand on étudie l’homme, il faut sans doute le considérer d’une vue générale et commune, qui embrasse, comme dans un point unique et sous un seul regard, toutes les propriétés et toutes les opérations qui constituent son existence, afin de saisir leurs rapports mutuels et l’action simultanée, dont résulte chacun des phénomènes qu’on veut soumettre à l’observation. Mais cela ne suffit pas. Après ce premier coup-d’œil, qui fixe l’objet tout entier dans son cadre, l’étude détaillée de chaque ordre de phénomènes, sans laquelle celle de leur ensemble systématique est nécessairement imparfaite, demande que l’observation l’isole et le considère à part. La sévérité des procédés analytiques est sur-tout nécessaire dans l’étude d’objets si diversifiés, si mobiles et si délicats.

§. IV.

Nous avons donc reconnu que l’expression générale régime, embrasse l’ensemble des habitudes physiques ; et nous savons, d’ailleurs, que ces habitudes sont capables de modifier et même de changer non-seulement le genre d’action des organes, mais encore leurs dispositions intimes et le caractère des déterminations du système vivant. En effet, il est notoire que le plan de vie, suivant qu’il est bon ou mauvais, peut améliorer considérablement la constitution physique, ou l’altérer, et même la détruire sans ressource. Par cette influence, chaque organe peut se fortifier ou s’affaiblir ; ses habitudes se perfectionner, ou se dégrader de jour en jour. Les impressions par lesquelles se reproduit l’ordre des mouvemens conservateurs, impressions qui tendent sans cesse à introduire de nouvelles séries de mouvemens, sont elles-mêmes susceptibles d’éprouver des changemens notables. Si, par l’effet avantageux ou nuisible du régime, les organes acquièrent de nouvelles manières d’être et d’agir, ils acquièrent également de nouvelles manières de sentir. Enfin, le changement primitif ne fût-il que circonscrit et local, ces modifications de la sensibilité sont le plus souvent imitées, en quelque sorte, par tout le système vivant.

Tel est le principe, ou la cause des grands effets, que les anciens attribuoient, avec raison, à la diététique en général, et en particulier à la gymnastique, dont ils avaient d’ailleurs eux-mêmes déjà si bien reconnu les inconvéniens[1]. Telles sont encore les données d’où partirent les différens fondateurs d’ordres religieux, qui, par des pratiques de régime plus ou moins heureusement combinées, s’efforcèrent d’approprier les esprits et les caractères au genre de vie dont ils avaient conçu le plan.

Puisque le régime influe sur la manière d’agir des organes, il doit en effet encore influer sur leur manière de sentir ; et puisqu’il influe sur le caractère des sensations, il est évidemment impossible qu’il n’influe pas sur celui des idées et des penchans. Car, sans parler encore ici des altérations profondes que l’usage de certaines substances peut porter dans toute l’économie animale, on n’a pas de peine à voir que l’état de force, ou de foiblesse, l’état d’inquiétude ou d’hilarité, les dispositions constantes d’organes, tous plus ou moins sympathiques, dont l’action est libre, vive, facile, entière, ou de ces mêmes organes quand leur action devient au contraire embarrassée, sourde, pénible, incomplète, ne peuvent éveiller, dans l’organe spécial de la pensée, qui partage directement leurs dispositions, ou qui les imite bientôt sympathiquement, le même degré d’attention, ni déterminer la même manière de considérer les impressions reçues des objets. Ainsi donc, nos appétits et nos désirs ne peuvent alors établir les mêmes rapports entre ces objets et nous : nos idées, nos jugemens et les déterminations qui en résultent, ne sauroient être les mêmes. Or, l’action de l’air, des alimens, des boissons, de l’exercice ou des travaux, du repos ou du sommeil, continuée pendant un long espace de temps, est-elle capable d’influer sur toutes les circonstances dont l’état physique se compose ? C’est assurément ce que personne n’entreprendra de nier.

Nous l’avons déjà dit, l’homme est un : tous les phénomènes qui font partie de son existence, se rapportent les uns aux autres ; et il s’établit entr’eux, des relations qui tantôt leur donnent plus d’intensité, tantôt les modifient, les compensent mutuellement, ou même les dénaturent d’une manière absolue. Quelquefois un effet très-foible en lui-même, ou déterminé par l’application fortuite et fugitive de sa cause à des organes de peu d’importance, acquiert secondairement une force considérable, ou fait naître dans d’autres organes, et même dans des organes essentiels, une série sympathique de nouveaux phénomènes très-frappans. Quelquefois, au contraire, un effet fortement prononcé dans l’origine, loin de transmettre au reste du système, l’agitation de l’organe primitivement affecté, s’affaiblit rapidement, à raison de la disposition des autres organes, et bientôt disparaît sans retour.

En général, tout mouvement introduit dans l’économie vivante, a besoin d’un concours de toutes les causes qui peuvent agir sur les différens organes, de toutes les circonstances qui peuvent modifier leurs intimes dispositions : et il n’est proportionnel à sa cause particulière, qu’autant que ces forces collatérales le secondent, suivant l’ordre de correspondance établi entr’elles par la nature, et qu’autant aussi que les dispositions organiques ne viennent apporter aucun changement dans les résultats de leur action.

§. V.

L’air peut agir sur le corps humain par différentes propriétés ; il peut y produire différens genres de modifications. Son degré de pesanteur ou de légèreté, de chaleur ou de froid, de sécheresse ou d’humidité ; le changement de proportion dans les gaz, dont la combinaison le constitue, ou son mélange avec d’autres gaz qui lui sont étrangers, et dont la présence le vicie essentiellement ; enfin, la nature et la quantité proportionnelle des matières qu’il tient en dissolution, apportent de notables changemens dans son action sur l’économie animale : la pratique de la médecine et l’observation journalière en fournissent des preuves multipliées ; et peut-être n’est-il personne qui n’ait observé fréquemment sur lui-même, plusieurs effets très-différens de ce fluide, dans lequel la vie a besoin de rallumer à chaque instant son flambeau.

L’air pèse continuellement sur nous d’un poids très-considérable ; il nous enveloppe de toutes parts ; il nous presse par tous les points de notre corps, comme l’eau dans laquelle nage le poisson, l’enveloppe et le presse en tout sens : mais avec cette différence que, par ses propres forces, le poisson peut, à volonté, s’élever à toutes les hauteurs du fluide qui forme son partage ; tandis que nous sommes attachés à la base terrestre sur laquelle viennent s’appuyer les portions inférieures de l’air, et qu’il nous est impossible, sans le secours de forces étrangères, de nous porter à de plus hautes régions. Cette pression étant dans l’ordre de la nature, paroît nécessaire au maintien de l’équilibre entre les solides vivans et les humeurs qui circulent, ou qui flottent dans leur sein : elle empêche l’expansion et la séparation des gaz qui entrent dans la composition des uns et des autres ; elle tend à perfectionner la mixtion des sucs réparateurs, en soutenant l’énergie et le ton des vaisseaux. Quand cette pression augmente, ou diminue beaucoup, et sur-tout brusquement, des changemens analogues ont lieu dans l’état et dans l’action des organes ; et leurs effets sont d’autant plus inévitables, que nous sommes ordinairement, comme on vient de le dire, dans l’impossibilité de les compenser, ou de les affoiblir, en nous plaçant, suivant le besoin, à différentes hauteurs du fluide. Si la pesanteur de l’air diminue jusqu’à un certain point, les hommes les plus vigoureux ressentent une diminution, en quelque sorte, proportionnelle de leurs forces : leur respiration n’est pas entièrement libre ; ils éprouvent un léger embarras dans la tête : et d’ailleurs, les sensations ne conservant plus la même vivacité, l’action de la pensée devient fatigante : ils ont une sorte de dégoût général. Les hommes plus foibles et plus mobiles, éprouvent de véritables anxiétés précordiales, de l’étouffement, des éblouissemens, des vertiges : ils deviennent incapables d’attention ; ils ne peuvent suivre ni les idées d’autrui, ni même les leurs propres ; ils tombent dans la langueur et le découragement. Si cet état est moins prononcé, tous les phénomènes ci-dessus sont eux-mêmes caractérisés plus foiblement. On observe alors quelques-uns de ceux qui sont particuliers aux affections vaporeuses et hypocondriaques : des peurs ridicules, des désordres singuliers d’imagination, des tremblemens nerveux, des spasmes convulsifs, &c. J’ai remarqué chez quelques femmes délicates, sur-tout à l’époque où, dans les temps voisins de leurs règles, une sorte d’altération de l’esprit et du caractère, que l’on pouvoit, en toute confiance, regarder comme l’annonce, ou des orages, ou des vents étouffans du midi, prêts à bouleverser l’atmosphère. Cette altération étoit, au reste, facile à distinguer, de celle que la peur du tonnerre occasionne quelquefois chez certains sujets pusillanimes. J’ai même souvent observé que, parmi les animaux, ceux qui sont naturellement peureux, le deviennent beaucoup plus dans les temps qu’on appelle lourds, par les vents du midi, ou du sud-ouest, et généralement toutes les fois que la chute du mercure annonce une diminution notable dans la pesanteur de l’air[2].

Quand cette pesanteur est augmentée, au contraire, le ton général du système augmente, pour ainsi dire, dans le même rapport : et, pourvu que le changement soit graduel et modéré, toutes les fonctions s’exercent plus librement ; les mouvemens sont plus faciles et plus forts ; un vif sentiment d’énergie, d’alacrité, de bien-être, fait courir au-devant des sensations, fait désirer l’action comme un plaisir, et la transforme en besoin. Les sensations elles-mêmes deviennent plus nettes et plus brillantes ; le travail de la pensée se fait avec plus d’aisance et d’une manière plus complète. Enfin, l’individu jouissant de toute la plénitude de son être, repousse ces impressions chagrines, quelquefois malveillantes, que produit la conscience habituelle de la foiblesse et de l’état d’anxiété ; et, par suite, il ne s’attache naturellement qu’à des idées d’espérance et de succès, qu’à des affections douces, élevées et généreuses.

Il peut arriver que l’augmentation de pesanteur de l’air soit trop forte, ou trop brusque, comme on l’observe quand les grands froids surviennent tout-à-coup. Dans ce cas, le ton excessif de tous les solides, et la compression, en quelque sorte, purement mécanique des vaisseaux et du tissu cellulaire externes, refoulent le sang et toutes les autres humeurs vers les viscères, notamment vers ceux qui résistent le moins. De-là, différens phénomènes sur lesquels nous reviendrons ci-après, quand il sera question des effets du froid. Je me borne à rappeler, en passant, que Gmelin vit en Sibérie, à l’apparition d’un froid soudain, les oiseaux tomber de toutes parts sur la terre, faisant de vains efforts pour s’élever dans l’air, quoiqu’ils agitassent leurs ailes librement et avec force ; ce que le célèbre Voyageur et Naturaliste attribue à la pesanteur et à l’extrême densité de l’air, dont ils étoient, en quelque sorte, accablés. Cependant il est vraisemblable que le froid agissoit ici directement et par lui-même, indépendamment des changemens particuliers qu’il pouvoit avoir produits dans la constitution de l’air. N’oublions point, en effet, que les êtres animés qui, dans tous les climats, conservent le degré de chaleur vitale propre à leur nature, doivent, pour cela même, en reproduire d’autant plus, que la température qui les environne, est plus froide. Or, en avançant vers les régions polaires, ou en entrant dans la saison des frimats, ils ne s’habituent que par degrés, à reproduire ce surcroît de chaleur ; comme en s’approchant des climats plus doux, ou en revenant vers la saison tempérée, ils ne perdent que par degrés aussi, l’habitude d’en reproduire trop pour ces climats et pour ces beaux jours. Ainsi, les oiseaux de Gmelin, saisis tout-à-coup par ce froid imprévu, n’avoient pas encore assez de chaleur propre pour contrebalancer l’action comprimante de l’air : la masse de leur corps, trop resserrée, ne pouvoit même peut-être occuper l’espace nécessaire pour s’élever librement dans ce fluide. Sans doute aussi, le froid avoit frappé leur poumon et leur cerveau, de ce reflux du sang et de cette stupeur dont nous venons de parler ; et très-vraisemblablement encore, les muscles de leurs ailes étoient privés dans ce moment, d’une partie considérable de leur vigueur.

§. VI.

Mais les effets de l’air froid ou chaud, sont bien plus étendus et plus importans que ceux de l’air pesant, ou léger. La chaleur, en raréfiant ce fluide, le froid, en augmentant sa densité, doivent eux-mêmes souvent être regardés comme la cause véritable des phénomènes qui se rapportent directement aux variations survenues dans sa pesanteur : et le degré de cette dernière est trop constamment analogue, ou proportionnel à celui de sa température, pour qu’on ne puisse pas se permettre de considérer sous le même point de vue, l’influence de ces deux genres de modifications.

Brown, auteur d’un nouveau Système de Médecine qui mérite peu sa grande célébrité, a cependant eu raison de rejeter les idées trop généralement reçues, touchant l’action du froid et de la chaleur sur l’économie animale. On ne peut douter que la chaleur ne soit un excitant direct : et si le froid, sédatif et débilitant par sa nature, produit souvent des effets tout contraires, ces effets ne sont évidemment dus qu’à la réaction des organes vivans ; et ils se proportionnent toujours à l’énergie qui la caractérise dans chaque cas particulier.

Un certain degré de chaleur est nécessaire au développement des animaux, comme à celui des plantes[3] : un degré plus fort l’accélère et le précipite. Dans les pays chauds, les enfans sont hâtifs ; l’explosion de la puberté[4] se fait de bonne heure ; leurs idées et leurs passions éclosent avant le temps. Mais le développement des forces musculaires ne marche point, chez eux, du même pas que celui de la sensibilité, et de certaines fonctions qui lui sont plus spécialement soumises. Hommes par leurs penchans, et même, à beaucoup d’égards, par l’avancement prématuré de leur intelligence, ils sont encore enfans relativement à la force d’action, qui, dans le plan de la nature, est tout à la fois l’instrument nécessaire d’un système moral très-développé, et le contre-poids des forces sensitives exaltées par ce développement. De cette excitation précoce, qui agit particulièrement sur certains organes et sur certaines fonctions ; ou plutôt de ce défaut d’équilibre entre les diverses parties du système vivant, s’ensuivent des modifications singulières de toute l’existence morale. Dans l’ordre naturel, nos affections et nos penchans naissent et croissent avec les forces nécessaires pour en poursuivre avec fruit, et pour en subjuguer, ou s’en approprier les objets. Le temps lui-même, c’est-à-dire un espace de temps relatif à la durée totale de la vie, entre comme élément nécessaire dans l’établissement des vrais rapports de l’homme avec la nature et avec ses semblables. Ainsi, d’un côté, le mouvement précoce imprimé au système sensitif en général, et aux fonctions particulières qui semblent lui appartenir plus directement et plus spécialement ; de l’autre, ce défaut d’harmonie entre les diverses parties, ou les diverses opérations d’une machine, où tout doit être en rapport et s’exécuter de concert : telles sont les véritables, ou du moins les principales causes des dispositions convulsives qui se remarquent dans les affections morales, comme dans les maladies propres aux habitans des pays chauds. Sans doute l’application continuelle de la chaleur, dont l’effet, ainsi que celui de tout autre excitant quelconque, est d’énerver sans cesse de plus en plus les organes musculaires, doit aggraver aussi de plus en plus, et ces dispositions, et cette discordance. Enfin, le goût du repos et le genre de vie indolente, inspirés par le sentiment habituel de la foiblesse et par l’impossibilité d’agir sans une extrême fatigue, au milieu d’un air embrasé, viennent encore à l’appui de toutes les circonstances précédentes, pour en augmenter les effets : car s’ils rendent, d’un côté, l’économie animale plus sujette aux états spasmodiques ; de l’autre, ils nourrissent les penchans contemplatifs, et donnent naissance à tous les écarts des imaginations mélancoliques et passionnées.

Les observateurs de tous les siècles l’ont remarqué ; c’est dans les pays chauds que se rencontrent ces âmes vives et ardentes, livrées sans réserve à tous les transports de leurs désirs ; ces esprits, tout-à-la-fois profonds et bizarres, qui, par la puissance d’une méditation continuelle, sont conduits, tour-à-tour, aux idées les plus sublimes et aux plus déplorables visions : et l’on n’a pas de peine à voir que cela doit être ainsi. L’état habituel d’épanouissement des extrémités sentantes du système nerveux, et le bien-être dont nous avons dit ailleurs que cet épanouissement est la cause, ou le signe, donnent entrée aux impressions extérieures, en quelque sorte par tous les pores ; ils rendent ces impressions plus fortes ou plus vives ; ils font que cette plus grande force, ou cette plus grande vivacité, devient nécessaire à l’entretien et à la reproduction de tous les mouvemens vitaux. De-là, cette passion pour les boissons, ou pour les drogues stupéfiantes, qui se remarque sur-tout dans les hommes des pays chauds : de-là, cette espèce de fureur avec laquelle ils recherchent toutes les sensations voluptueuses, et qui les conduit si souvent à des goûts bizarres ou crapuleux, et brutaux : de-là, leur penchant pour l’exagération et le merveilleux ; enfin, de-là, leur talent pour l’éloquence, la poésie, et généralement pour tous les arts d’imagination.

§. VII.

L’homme physique des climats glacés ne ressemble point à celui des régions équatoriales : l’homme moral des uns n’est pas celui des autres. Mais, je le répète, les différences qui les distinguent, considérées dans leur ensemble, ne doivent pas sans doute être imputées au seul état de l’air. Cependant, comme ce n’est point ici le lieu d’examiner les autres causes qui peuvent y concourir, il nous suffit de reconnoître la réalité du fait, de limiter ainsi d’avance le sens de nos propres conclusions, et de les garantir, dans l’esprit du lecteur, d’une extension qu’elles ne doivent réellement point avoir.

Pour se faire une idée juste et complète des effets de l’air froid, ou, si l’on veut, du froid en général, sur les corps vivans, il faut nécessairement tenir compte, et de son degré d’intensité, et de la durée de son application : car, suivant que le froid est plus ou moins intense, et que son application est plus ou moins prolongée, ces effets sont très-différens. Un froid modéré, qui n’agit que passagèrement sur nous, produit un léger resserrement de tous les vaisseaux qui rampent à la superficie du corps et des bronches pulmonaires. Cette première impression est suivie d’une réaction prompte, qu’on peut facilement reconnoître au coloris plus brillant du visage, quelquefois même à la rougeur foncée, soit de toute la peau, soit uniquement de celle des parties spécialement frappées par le froid. Ainsi, d’un côté, le ton des solides est augmenté directement ; de l’autre, un vif sentiment de force se communique à toutes les divisions du système : et le principe des mouvemens agit avec un surcroît de vigueur et d’aisance, correspondant à celui que viennent de recevoir l’énergie tonique et le ressort des organes moteurs.

En même temps, l’air plus dense applique au poumon une quantité relativement plus grande de gaz oxigène ; il s’y produit immédiatement[5] une somme de chaleur plus considérable : tandis que, de leur côté, les viscères du bas-ventre, notamment ceux de la région épigastrique, dont on connoît l’influence étendue sur tout le système, se trouvent plus vivement sollicités par ce refoulement momentané des humeurs et des forces vers l’intérieur, et par les sympathies plus particulières qui lient cette région avec l’organe externe et le centre cérébral. Or, toutes ces circonstances réunies concourent au même but ; à produire cette augmentation de force et de liberté dans tous les mouvemens et dans toutes les fonctions, que nous avons dit être la suite de la première impression d’un froid qui n’est pas excessif.

Quand le froid est plus violent, et sur-tout quand il s’applique pendant un temps plus long soit au corps tout entier, soit à quelqu’une de ses parties, il paroît que son effet comprimant demeure renfermé dans les mêmes limites que ci-dessus. Mais la réaction n’a pas lieu de la même manière. Le froid exerce alors son action propre ; c’est-à-dire, qu’il agit comme un sédatif direct : il suffoque les mouvemens vitaux dans les parties exposées à son action, et frappe ces parties d’une espèce particulière de gangrène. Dans ces circonstances, les humeurs qui rencontrent des obstacles invincibles à leur cours régulier[6], sont contraintes de refluer vers les parties internes, sur-tout vers la poitrine et vers la tête. En conséquence, la gêne du cerveau ralentit le mouvement de la respiration ; la gêne du poumon engorge de plus en plus le cerveau : et si l’impression prolongée du froid est véritablement générale, l’individu tombe par degrés dans un sommeil que le plus souvent il trouve doux, mais, qu’au reste, il voudroit secouer en vain, et qui se termine bientôt par l’apoplexie et la mort.

Il est vrai qu’un exercice vigoureux peut soutenir long-temps la réaction vitale, même au sein du froid le plus vif : il peut souvent, au moyen d’une plus grande quantité de chaleur reproduite, prévenir les derniers effets que nous venons de retracer. Mais, pour cela, les organes épigastriques, centre et point d’appui des mouvemens musculaires, doivent être puissamment excités par des alimens abondans, ou difficiles à digérer, par des boissons fermentées très-fortes, par des esprits ardens. On peut aussi, quand le sommeil perfide dont il vient d’être question commence à se faire sentir, échapper à sa funeste douceur, par une vive et forte excitation de la volonté, par des mouvemens musculaires proportionnels au degré du froid : mais il faut s’y prendre à temps, et continuer avec courage ce grand exercice, tant que l’on reste soumis à la même température ; sans cela, l’on périt infailliblement, à moins qu’on ne se trouve avec des personnes qui conservent plus de vigueur et de volonté, et qui vous arrachent au danger du premier engourdissement.

Enfin, il est possible de remédier au genre particulier de gangrène, qui suit immédiatement la suffocation de la vie dans les organes frappés du froid ; mais le rappel du mouvement et de la chaleur doit être progressif : et s’il faut éviter qu’une chaleur extérieure ne saisisse tout-à-coup ces organes, et ne s’y recombine tumultueusement, comme dans une matière inanimée ; il ne faut pas moins craindre que l’action vitale, en se réveillant d’une manière soudaine, n’y cause elle-même une irréparable désorganisation.

L’effet d’un froid médiocre est donc d’imprimer une plus grande activité à tous les organes, et particulièrement aux organes musculaires ; d’exciter toutes les fonctions, sans en gêner aucune ; de donner un plus grand sentiment de force ; d’inviter au mouvement et à l’action. Dans les temps et dans les pays froids, on mange et l’on agit davantage. Il semble qu’à mesure qu’une plus grande somme d’alimens devient nécessaire, la nature trouve en elle-même plus de moyens de force pour assurer la subsistance de l’individu. Mais de cela seul, il résulte qu’une portion considérable de la vie est employée à des mouvemens extérieurs, ou même se perd dans des repas fréquens : or, la plus légère réflexion suffit pour déduire de cette circonstance, si simple en elle-même, plusieurs différences importantes entre les hommes du Nord et ceux du Midi. Les uns, sans cesse distraits par des mouvemens, ou par des besoins corporels, n’ont que peu de temps à donner à la méditation ; les autres vivant d’une petite quantité de grains et de fruits, que la nature verse en abondance autour d’eux, cherchent le repos par goût et par besoin, et, dans leur inaction musculaire, se trouvent incessamment ramenés à la méditation. Ainsi, quand toutes choses seroient égales d’ailleurs ; quand la nature et la vivacité des sensations seroient les mêmes dans les pays chauds et dans les pays froids, leurs habitans ne pourroient pas plus se ressembler par leurs habitudes morales, que par leur forme extérieure et par leur constitution[7].

Mais, à mesure que le froid devient plus vif, et que son application dure plus longtems, une action continuelle et forte devient elle-même plus nécessaire. On est forcé de manger plus souvent et davantage à la fois. Tout l’organe externe et toutes les fibres motrices contractent un certain degré de roideur. Les mouvemens conservent toute leur vigueur ; ils en acquièrent même une plus grande : mais ils commencent à perdre de leur aisance et de leur souplesse. Le cerveau, frappé souvent d’une légère stupeur, devient moins sensible à l’action des divers stimulans, soit naturels, soit artificiels.

Pour être réveillé, pour sentir, pour réagir sur les viscères et sur les organes moteurs, il a besoin d’excitations d’autant plus fortes, qu’il trouve plus de résistance dans la densité, considérablement accrue, des muscles, des vaisseaux et des divers tissus membraneux.

C’est ainsi que se forme la constitution robuste, mais peu sensible, de ces peuples dont Montesquieu dit, qu’il faut les écorcher pour les chatouiller. c’est pour cela que les derniers Navigateurs, auxquels on doit de si belles descriptions des côtes occidentales du nord de l’Amérique, ont observé chez les sauvages habitans de l’entrée de Cook[8], une insensibilité physique si grande, qu’elle est à peine égalée par la férocité de leurs habitudes morales. Ils les ont vus s’enfoncer dans la plante des pieds, ordinairement si sensible à cause des innombrables extrémités de nerfs qui la tapissent, de longs morceaux de bouteilles cassées, dont les blessures sont parmi nous si douloureuses, parce qu’elles déchirent plutôt qu’elles ne coupent : et ils faisoient cela, sans avoir l’air d’y donner la moindre attention. On les a même vus se taillader tout le corps, avec les mêmes morceaux de verre, pour toute réponse aux avis que les matelots vouloient leur donner à ce sujet.

Il faut donc joindre aux effets moraux que nous avons déjà notés, ceux que nécessite ce resserrement du cercle des sensations ; cette insensibilité physique, qui ne laisse, pour ainsi dire, aucune prise aux affections que le retour sur soi-même et la sympathie développent ; enfin, cette lutte continuelle contre des besoins grossiers, sans cesse renaissans, ou contre la sévérité d’une nature marâtre, qui n’offre par-tout aux créatures vivantes, reléguées dans de si mornes climats, que de pénibles et funestes impressions.

En parlant des moyens graduels, qu’il est nécessaire d’employer dans le traitement de la gangrène causée par le froid, et des fatales conséquences qu’a toujours alors l’application subite de la chaleur, j’ai voulu seulement offrir, sous un seul point de vue, une suite d’effets particuliers étroitement liés entr’eux : je n’ai point prétendu que chaque trait de ce tableau dût nous fournir une suite de conclusions directes, toutes également applicables à notre sujet. Cependant, il ne seroit peut-être pas hors de propos de s’arrêter ici, sur un fait assez remarquable : c’est que le corps peut passer brusquement d’une chaleur très-forte à un froid assez vif, sans éprouver les mêmes inconvéniens que dans le passage contraire ; du moins le danger est-il d’un autre genre : et quelques expériences bien constatées me font penser que ce danger est beaucoup moindre qu’on ne le croit pour l’ordinaire. Peut-être aussi trouverions-nous dans cette simple observation, la raison directe et spéciale de la profonde mélancolie qu’éprouvent les hommes et les animaux des pays très-froids, quand on les transporte dans les pays chauds, où l’on a, jusqu’ici vainement essayé de les acclimater ; et cette autre raison plus générale, qui fait que les races humaines, après avoir commencé par couvrir les zones tempérées de la terre, et s’être répandues également du côté des pôles et du côté de l’équateur, si-tôt qu’elles ont atteint les limites extrêmes du froid, et qu’elles s’y sont habituées, reviennent rarement et difficilement sur leurs pas : tandis que les habitans des zones brûlantes s’acclimatent sans peine dans les pays tempérés, et peuvent même se familiariser assez vîte avec les froids les plus rigoureux.

Quoi qu’il en soit, nous devons nous borner à des faits très-concluans, et ne tirer que des résultats absolument incontestables. En voilà déjà beaucoup sur ce point, puisque nous devons examiner ailleurs l’influence propre des climats.

§. VIII.

En général, les effets de l’air sec et de l’air humide peuvent se rapporter à ceux de l’accroissement et de la diminution de son ressort. Cependant, quelques circonstances particulières qui rentrent ici dans notre sujet, méritent encore d’être prises en considération. En effet, la grande sécheresse de l’air, lorsqu’elle se trouve associée, comme elle l’est ordinairement chez nous, à des vents du Nord, ou de l’Est, dont le souffle aigu l’augmente beaucoup directement ; cette grande sécheresse, après avoir d’abord favorisé la transpiration insensible, soit en la saisissant et l’enlevant à la surface du corps à mesure qu’elle s’y présente, soit en imprimant une action plus vive aux solides, finit par dessécher la peau, par la durcir, par boucher l’extrémité des vaisseaux exhalans : de sorte que le ton même des organes que cette résistance irrite encore, ne fait que rendre toutes les fonctions très-pénibles et très-embarrassées. De là résulte, sur-tout chez les sujets fort sensibles, un état de mal-aise et d’inquiétude, une disposition singulière à l’impatience et à l’emportement, une difficulté, plus ou moins grande, de fixer leur attention sur le même objet, et par suite, une mobilité fatigante d’esprit.

Dans certains pays, où la sécheresse de l’air et le vent du Nord règnent habituellement, quelques médecins instruits et bons observateurs ont regardé comme pouvant devenir utile à la santé des habitans, ce qui par-tout ailleurs, imprime à l’air un caractère constant et général d’insalubrité : je veux dire les amas d’eaux stagnantes, les cloaques boueux, les ordures humides dispersées dans les rues. Ces médecins ont vraisemblablement poussé trop loin leurs assertions à cet égard : mais ce qu’il y a de certain, c’est que dans les lieux auxquels se rapportent leurs observations, ni les exhalaisons des eaux stagnantes, ni celles des cloaques, ni celles même des matières les plus corrompues et les plus fétides, ne produisent leurs effets accoutumés. L’air, avide d’humidité, l’enlève et l’absorbe sans cesse ; il s’empare de toutes les matières susceptibles d’être dissoutes dans son sein ; il volatilise tout ; il dévore tout[9] : enfin son mouvement continuel a bientôt dissipé les miasmes dangereux, dont une humidité tiède peut seule exalter et développer tout le poison.

Dans les pays chauds, l’air est souvent très-sec : les vents brûlans le dessèchent encore[10]. Ces vents abattent et détruisent, en quelque sorte, toutes les forces physiques : les forces intellectuelles et morales tombent alors en même temps, dans la plus grande langueur. Mais ordinairement, l’effet est passager comme sa cause. L’air se trouve même purgé par-là, de toute émanation putride et dangereuse : et si le climat est sain d’ailleurs, les corps et les esprits y reprennent bientôt leur degré d’activité ordinaire.

L’humidité de l’air a, par elle-même, des effets débilitans ; elle n’est utile quelquefois que par cette propriété : c’est-à-dire que, dans certaines circonstances, en diminuant le ton excessif du système, elle peut ramener l’énergie des organes et l’impulsion motrice, à ce degré moyen qu’exigent, et la régularité des mouvemens, et l’aisance des fonctions. Mais le plus souvent, l’humidité de l’air est nuisible : combinée avec le froid, elle altère profondément les principales fonctions, et produit des affections scorbutiques, rhumatismales, lentes-muqueuses, &c. Or, à ces affections, sont liées, comme nous l’avons vu dans un précédent Mémoire, certaines dispositions morales correspondantes : l’inertie de l’intelligence et des désirs, les déterminations traînantes et incomplètes, les goûts paresseux et le découragement.

Unie à la chaleur, l’humidité de l’air débilite d’une manière plus profonde et plus radicale encore. La grande insalubrité du Bender-Abassi, des environs de Venise, des marais Pontins, de l’île Saint-Thomé, de la Guiane, de Porto-Belo, de Carthagène, etc., dont on peut voir les effrayans tableaux dans les Voyageurs et dans les Médecins, tient évidemment à cette combinaison fatale de la chaleur et de l’humidité. Une vieillesse précoce, des affections hypocondriaques désespérées, des éruptions éléphantiasiques et lépreuses, des fièvres intermittentes du plus mauvais caractère, des fièvres continues, nerveuses, malignes et pestilentielles, en sont les effets en quelque sorte inévitables[11] : et, dans ces pays malheureux, les personnes qui, par la force de leur constitution, ou par un régime très-attentif, trouvent le moyen d’échapper aux principaux dangers qui les environnent, n’en traînent pas moins habituellement, une vie languissante et timide, qui glace toutes leurs facultés et les décourage dans tous leurs travaux. Ainsi donc, comme on ne peut y demeurer que retenu par la verge du despotisme, ou par les fureurs de l’avarice et l’avidité forcenée du gain, il est aisé de concevoir que ces circonstances physiques doivent nécessairement produire à la longue, dans le moral, la plus dégoûtante dégradation.

Buffon, dans ses admirables tableaux des caractères propres aux diverses températures, et des formes principales qu’elles impriment à la nature vivante, n’a pas manqué de recueillir les faits relatifs à l’influence des climats humides. Il a prouvé qu’ils détériorent en général, la constitution de tous les animaux terrestres, autres que les insectes et les reptiles ; mais que nul animal n’en éprouve au même degré que l’homme, les atteintes énervantes. Il observe que la puissance de reproduction, ainsi que le penchant au plaisir de l’amour, en sont particulièrement affaiblis : et ce génie, toujours éminemment philosophique dans ses vues, même lorsqu’il n’est pas assez réservé dans le choix de ses matériaux, en conclut, avec raison, que cette altération profonde d’un penchant sur lequel reposent presque tous les sentimens expansifs de la nature, suffit pour changer l’ordre des rapports sociaux, pour arrêter les progrès de la civilisation, pour empêcher le développement des facultés individuelles elles-mêmes ; en un mot, pour retenir les peuplades dans une espèce d’enfance. Qu’on me permette de rappeler, en passant, ce que nous avons vu plus en détail, dans le Mémoire sur les tempéramens, touchant l’influence des organes de la génération, et des fonctions qui s’y rapportent. Je prie le lecteur de ne pas oublier combien ces fonctions et ces organes exercent un empire étendu, non-seulement sur la production des penchans heureux de l’amour, de la bienveillance ; de la tendre et douce sociabilité, mais encore sur l’énergie et l’activité de tous les autres organes, particulièrement de l’organe pensant, ou du centre nerveux principal.

§. IX.

Parmi les émanations dont l’air atmosphérique se charge dans diverses circonstances, il faut compter d’abord les fluides aériformes, dont le mélange peut altérer considérablement ses caractères et ses effets. La chimie moderne, à l’aide de l’art expérimental qu’elle perfectionne chaque jour, est venue à bout de résoudre l’air dans ses élémens constitutifs ; de le faire de toutes pièces, pour me servir de l’expression d’un homme de génie[12] ; de le ramener à la condition des corps sur lesquels, en imitant la nature, l’homme exerce la puissance la plus étendue, celle, en quelque sorte, de créateur. Deux gaz élémentaires entrent dans la composition de l’air atmosphérique : leurs proportions sont déterminées ; et la combinaison n’est fixe et durable qu’autant que ces justes rapports s’y trouvent observés exactement. La surabondance de l’un, ou de l’autre gaz, n’y peut être que momentanée. Dans les mouvemens continuels de fluctuation qui l’agitent, l’air s’en débarrasse bientôt ; et par-tout, il est, à peu de chose près, homogène, à moins que des causes constantes ne lui fournissent incessamment ce surcroît de l’un de ses gaz constitutifs, ou de toute autre émanation volatile quelconque. Mais, comme cet aliment immédiat de la vie est à chaque instant, nécessaire à son maintien, les altérations de l’air, lors même qu’elles ne sont que passagères, agissent toujours d’une manière prompte sur la disposition des organes et sur la marche des fonctions.

L’addition d’une certaine quantité d’oxygène produit un plus grand sentiment de bien-être et de force : les systèmes nerveux et musculaire acquièrent plus d’activité : il se forme plus de chaleur animale : toutes les excitations intérieures deviennent plus vives ; tous les organes deviennent plus sensibles à l’action des stimulans extérieurs. Ce n’est pas que l’air, surchargé d’oxygène, fût habituellement plus salutaire que l’air atmosphérique commun : nous sommes, au contraire, bien fondés à penser qu’il introduiroit, dans l’économie vivante, une sensibilité vicieuse et une série d’excitations excessives ; et s’il conservoit long-temps le même degré d’action, il useroit prématurément la vie, comme le font tous les stimulans dont l’habitude n’affoiblit pas promptement les effets. Mais, par cela même qu’il useroit à la longue la vie, il l’exalte passagèrement ; et cette propriété, qui peut être utilement employée quelquefois, pour le traitement des maladies, produit, dans l’état de l’intelligence et des affections, tous les changemens analogues à ceux que les organes ont éprouvés.

Des changemens contraires résultent de la surabondance du gaz azote dans l’air atmosphérique. La gêne de la respiration, une langueur défaillante qui saisit la région précordiale, la lourdeur et l’étonnement de la tête, l’embarras des idées, l’impuissance et le dégoût de tout mouvement, s’emparent bientôt des personnes qui respirent un air surchargé de ce gaz malfaisant.

Par l’introduction du gaz acide carbonique, l’air contracte des altérations d’un autre genre, mais qui peuvent le rendre également nuisible et même mortel. Il paroît que ce fluide aériforme agit sur le poumon, comme un sédatif direct[13] ; qu’il le paralyse immédiatement ; et qu’impropre à l’objet spécial de la respiration, il engourdit en outre et suffoque les forces par lesquelles cette fonction s’entretient et se reproduit. Mais, loin d’éprouver des anxiétés, ou du mal-aise, les personnes qui se trouvent enveloppées d’une atmosphère de gaz acide carbonique, tombent par degrés dans un sommeil paisible, accompagné de sensations agréables : elles meurent sans avoir aucune conscience du danger de leur situation, et sur-tout sans tenter aucun effort pour s’y dérober.

Il faut observer que les gaz azote et carbonique doivent être mêlés à l’air dans des proportions fortes, pour produire sur l’économie animale, les effets qui leur sont particuliers. De plus, ces effets ne peuvent guère avoir lieu que dans des endroits clos : par-tout ailleurs, la légèreté proportionnelle du gaz azote, fait qu’il s’élève bientôt et se disperse dans l’atmosphère : et quoique le gaz acide carbonique soit plus pesant que l’air respirable, il paroît cependant qu’en s’y dissolvant d’une manière égale et rapide, il peut être facilement enlevé et chassé au loin, de même que l’humidité des vapeurs et des brouillards : ou si, retenu par son poids, il reste dans les basses régions atmosphériques, le moindre courant le balaie, et le distribue sur de vastes espaces ; et là, dans tous les momens, les végétaux et différentes espèces d’insectes le décomposent[14], pour s’en approprier la base, et la recombiner dans leurs sucs réparateurs.

Les gaz hydrogène sulfuré et hydrogène phosphoré ; le gaz muriatique, et sur-tout le muriatique oxygéné ; l’air commun surchargé d’acide sulfureux ; le même air imprégné de miasmes putrides, vénéneux, contagieux ; l’azote saturé d’émanations animales, corrompues, qu’il paroît propre à dissoudre en grande abondance, et qu’il exalte encore par sa combinaison avec elles : tous ces airs font subir aux organes, soit tout-à-coup, soit par degrés, des changemens dont plusieurs observateurs nous ont conservé des tableaux curieux. Mais ces effets, en tant qu’ils intéressent l’état moral, peuvent être rapportés à l’influence des maladies. Par exemple, s’il étoit vrai que les exhalaisons d’acide sulfureux pussent toujours produire, comme de bons esprits assurent l’avoir distinctement observé quelquefois, des engorgemens tuberculeux dans les poumons et dans les viscères du bas-ventre, ce seroit plutôt aux affections hypocondriaques qui surviennent alors secondairement, qu’à l’action directe des exhalaisons acides, qu’il faudroit imputer les idées délirantes et les penchans bizarres propres à ces affections[15].

§. X.

En établissant certaines règles relatives à l’action des différentes substances qui sont, ou qui peuvent être appliquées au corps de l’homme, n’oublions point que ces règles ne doivent jamais se prendre dans un sens trop absolu ; car alors les applications particulières seroient souvent très-fautives. L’organisation animale se modifie singulièrement par l’habitude : celle-ci peut, à la longue, rendre également nuls et les effets les plus utiles, et les effets les plus pernicieux. L’organisation de l’homme, dont nous avons déjà fait plusieurs fois remarquer l’extrême souplesse, est capable de se prêter à toutes manières d’être, de prendre toutes les formes. L’homme peut, à la lettre, se familiariser par degrés, avec les poisons : quelquefois même l’habitude lui rend à la fin nécessaires, des impressions qu’elle seule a pu lui rendre supportables ; et ce ne seroit pas toujours sans danger qu’on passeroit du plus mauvais régime, au régime le plus sage et le meilleur. Les habitans des pays malsains ne se trouvent pas toujours mieux d’un air plus pur : les asthmatiques, à qui les lieux aérés conviennent en général seuls, peuvent cependant quelquefois s’être fait une espèce de besoin de l’air épais et lourd auquel ils sont accoutumés ; alors, un air plus vif peut redoubler leurs accès et leur causer d’effrayantes suffocations. Enfin, l’on a vu des prisonniers, sortis sains et vigoureux des cachots infects où leurs crimes les avoient fait détenir long-temps, tomber malades, rester languissans au grand air, et ne recouvrer la santé que lorsque de nouveaux crimes les ramenoient dans leur ancien séjour, devenu pour eux une sorte de pays natal.

Au reste, ce qui est vrai par rapport à l’influence de l’atmosphère, l’est encore plus peut-être par rapport à celle des alimens et des boissons. Mais il ne s’ensuit pas de cette puissance de l’habitude, qui sans doute a ses limites comme toutes les autres, que les phénomènes dépendans du régime, ne présentent point un ordre général régulier et constant, ni qu’on ne puisse en conséquence, tracer des principes fixes de diététique : il s’ensuit uniquement que, dans l’observation de ces phénomènes et dans la détermination de ces principes, il faut tenir compte d’une quantité très-considérable d’exceptions, qui peuvent elles-mêmes être ramenées à des règles constantes. Et il en est ainsi de toutes les anomalies qui s’observent dans les faits naturels : ce qui arrive, ou peut arriver tous les jours, est nécessairement soumis à des lois.

§. XI.

L’influence des alimens sur l’économie animale, est donc très-étendue ; ses effets sont très-profonds et très-durables. Agissant tous les jours et par des impressions qui se renouvellent pour l’ordinaire, plus d’une fois dans les vingt-quatre heures, qui même chaque fois, se prolongent pendant un certain espace de temps ; cette influence seroit incalculable, si, comme nous venons de l’indiquer, elle ne s’affaiblissoit par la simple habitude, et si elle ne tendoit à s’affaiblir d’autant plus, que certaines circonstances particulières ont pu lui donner accidentellement plus de force et de vivacité.

Les alimens ne réparent point les corps des animaux par la seule quantité de sucs, propres à l’assimilation, qu’ils contiennent et fournissent : ils les réparent encore, et plus puissamment peut-être, par le mouvement général que l’action de l’estomac et du système épigastrique imprime et renouvelle. Aussi leur influence sur l’état de l’économie animale, paroît dépendre beaucoup moins de la nature de ces sucs, que du caractère et du degré de cette impulsion. Car, bien que plusieurs alimens, remarquables par certaines apparences extérieures, ou chimiques, tels que les farineux, les substances muqueuses, les graisses, ou les huiles, produisent certains effets constans, qu’on rapporte à leurs propriétés, il est prouvé, par des observations directes, qu’ils n’agissent pas toujours alors comme substances alibiles ; et lors même qu’ils agissent véritablement en cette qualité, ce n’est, la plupart du temps, que d’une manière secondaire, et par l’effet prolongé des impressions qu’ils ont fait ressentir aux organes de la digestion. Ce seroit, d’ailleurs, se faire une idée bien grossière de la réparation vitale, que de la considérer sous le simple rapport de l’addition journalière et de la juxtaposition des parties destinées à remplacer celles qu’enlèvent les différentes excrétions : elle consiste sur-tout dans l’excitation et l’entretien des différentes fonctions organiques, dont les excrétions elles-mêmes ne sont qu’un résultat secondaire, et, pour ainsi dire, accidentel.

L’homme est donc susceptible de s’habituer à toute espèce d’alimens, comme à toute température et à tout caractère de climat : mais tous les climats et tous les alimens ne lui sont pas également convenables, ou du moins ils n’éveillent et n’entretiennent pas en lui les mêmes facultés ; c’est-à-dire, que leur usage ne lui donne, ou ne lui laisse point une aptitude égale aux mêmes fonctions organiques, aux mêmes travaux. Il peut vivre de substances végétales, ou de substances animales : mais les unes et les autres ont sur lui des effets très-différens. Il faut en dire autant des boissons, que nous ne pouvons séparer ici des alimens, puisqu’elles en font presque toujours partie, et que même elles remplissent souvent les fonctions alimentaires, dans toute l’étendue du sens qu’on attache ordinairement à ce mot.

Les substances animales ont sur l’estomac une action beaucoup plus stimulante que les végétaux : à volume égal, elles réparent plus complètement et soutiennent plus constamment les forces. Il y a certainement une grande différence entre les hommes qui mangent de la chair, et ceux qui n’en mangent pas. Les premiers sont incomparablement plus actifs et plus forts. Toutes choses égales d’ailleurs, les peuples carnivores ont, dans tous les temps, été supérieurs aux peuples frugivores, dans les arts qui demandent beaucoup d’énergie et beaucoup d’impulsion. Non-seulement ils sont plus courageux à la guerre ; mais ils déploient en général, dans leurs entreprises, un caractère plus audacieux et plus obstiné. Il est vrai que la nature semble avoir voulu que, dans certains climats, les hommes se nourrissent préférablement de substances animales. Dans les climats opposés, les végétaux peuvent suffire seuls à la réparation journalière ; et peut-être, ils conviennent mieux. Sous les zones glaciales, il faut des alimens qui reproduisent beaucoup de chaleur, qui, par une digestion plus difficile et plus lente, entretiennent l’action vigoureuse de l’estomac, nécessaire pour élever le ton de tous les organes, au degré qu’exige la température et le ressort de l’air. Dans les pays chauds, il faut, au contraire, diminuer la reproduction de la chaleur, ménager la faiblesse de l’estomac, qu’énervent puissamment l’excitation non interrompue de l’organe extérieur, et l’excessive transpiration ; il faut prévenir les dégénérations putrides, auxquelles les viandes et les poissons ont beaucoup plus de tendance que les herbages, les fruits, les amandes, ou les grains. Cependant les hommes qui, dans ces derniers climats, usent modérément de substances animales, sont beaucoup plus forts que ceux qui n’en usent point du tout : et, pourvu qu’ils prennent d’ailleurs les précautions diététiques convenables, ils sont, non-seulement plus capables de supporter des travaux soutenus, mais ils sont, en outre, beaucoup plus sains ; ils se dérobent plus facilement au danger de cette vieillesse précoce qu’une excessive irritabilité produit si souvent dans ces mêmes climats. Or, cette irritabilité doit être regardée comme directement dépendante de la foiblesse musculaire habituelle : d’où il suit que certains excès ont pour cause véritable, la foiblesse et son sentiment habituel, ou plutôt les irritations trompeuses et les désirs qui en résultent. Le moral s’altère alors, en raison directe de l’altération des organes ; et l’état de ces derniers peut fournir à l’observateur la mesure des désordres de l’intelligence et du délire des penchans.

Plusieurs fondateurs d’ordres ont eu l’intention formelle d’affoiblir leurs religieux, en leur interdisant l’usage de la chair : ceux qui ont voulu les affoiblir davantage, leur ont interdit en même temps, celui du poisson. Quelques-uns de ces législateurs pieux sont allés plus loin : ils ont prescrit des saignées, plus ou moins fréquentes ; ils ont tracé les règles de leur administration. Cette pratique est ce qu’ils appellent, dans leur latin barbare, minutio monachi : et, suivant la température et l’état physique du pays, suivant le régime et les travaux habituels des communautés, suivant le tempérament et le caractère de chaque moine, ils ordonnent d’éloigner, ou de rapprocher les saignées, de les rendre plus, ou moins abondantes, en un mot, d’amoindrir le moine (minuere monachum), suivant l’exigeance des cas.

On a déjà remarqué que le régime appelé maigre, et sur-tout les jeûnes et les abstinences, remplissent mal le but d’éteindre les désirs amoureux, et de régler l’imagination, dont les désordres contribuent bien plus que les besoins physiques réels, à nourrir des passions profondes et funestes. Rien n’est assurément plus mal entendu. Mais ce but n’étoit pas le seul qu’eussent à remplir les fondateurs d’ordres : il n’étoit pas même à beaucoup près, le plus important pour eux. De quoi s’agissoit-il en effet ? De plier au joug une réunion d’hommes dans toute la force de l’âge, que la retraite et l’uniformité de leur vie ramenoient sans cesse aux mêmes impressions, et qui pesoient longuement sur leurs moindres circonstances ; à qui la méditation contemplative et l’inexpérience du monde, en leur offrant sans cesse des peintures chimériques de ce qu’ils avoient perdu, devoient nécessairement inspirer les idées les plus bizarres, les penchans les plus fougueux : il s’agissoit de ranger ces êtres dégradés, à des lois encore plus absurdes qu’eux-mêmes, à des lois qui violoient et fouloient aux pieds tous les droits et tous les sentimens de la nature humaine. Il falloit faire plus ; il falloit, s’il étoit possible, leur faire approuver et chérir la barbarie elle-même de ces lois.

Ces esprits ardens et mélancoliques, ces jeunes gens, dont les erreurs de l’imagination, l’inquiétude aventurière, des goûts singuliers, des espérances folles déçues, ou l’indolence et la fainéantise peuploient les cloîtres ; ces hommes dévoués au malheur, dont tout concouroit à troubler de plus en plus la tête, à faire fermenter les passions, avoient besoin d’être réprimés sans cesse, d’être rabaissés au-dessous d’eux-mêmes. Leur existence toute entière n’eût été qu’un tourment pour eux. Mais on peut juger, en outre, d’après les relations les plus exactes qui nous ont été transmises de la vie intérieure des cloîtres, que les séditions et les révoltes étaient toujours près d’éclater[16] dans ces lieux de désespoir, et que la sûreté des supérieurs leur paroissoit demander la diminution directe des forces physiques de leurs infortunés esclaves[17]. D’ailleurs, si les dispositions mélancoliques, le penchant à l’enthousiasme, les sentimens concentrés, les fureurs extatiques et amoureuses, étoient encore aggravés par la diète monastique ; d’un autre côté, les chaînes religieuses dont on vouloit charger ces imaginations affoiblies, en recevoient une nouvelle force. Il étoit plus facile de subjuguer des âmes avilies, de les environner de terreurs fantastiques, de sombres et décourageantes illusions. Ces tristes victimes devenoient sans doute plus malheureuses ; mais en même temps elles étoient plus soumises : et soit que le fondateur crût, ou ne crût point mieux assurer par-là, leur bonheur dans un autre monde, il avoit assuré la durée et la sécurité de son empire dans celui-ci : il avoit atteint son but principal[18].

Au reste, je n’entrerai point ici dans le détail des idées et des penchans bizarres, et même pervers, ou dangereux, que ce régime tend à faire naître. Quoique l’abstinence en général ou tel genre d’abstinence en particulier, puisse y contribuer beaucoup, cependant ces phénomènes sont, pour l’ordinaire, produits par un concours de circonstances qui mériteroient d’être examinées chacune à part.

Le lecteur peut consulter sur ce sujet le Traité de la Solitude, de Georges Zimmermann. Il y verra le tableau fidèle de la férocité stupide qui caractérisoit les moines d’Orient dans les premiers siècles de l’Église ; des folies inconcevables de ceux de la Thébaïde, dont un soleil brûlant allumoit le cerveau : enfin, de la fourberie, des mœurs abominables et du malheur profond de ceux d’Europe, qui, semblables aux armées de tous les despotes, ne servoient à tenir les peuples dans l’oppression, qu’en se rendant eux-mêmes très-infortunés.

Les habitudes particulières des peuples ichthyophages dépendent beaucoup moins de la nature de leur aliment habituel, que du caractère des travaux auxquels ils se livrent pour se le procurer, ou des impressions propres à l’élément qui le fournit, et dont ils bravent sans cesse les influences. Il en est de ces peuplades, comme de celles qui vivent de chasse. Les hordes de chasseurs (car ils ne peuvent former que des hordes), offrent par-tout, et toujours elles ont offert à-peu-près le même fond d’habitudes ; sauf toutefois les différences que doivent amener, ou celle du climat, ou le caractère des relations qui s’établissent entre ces hordes et les peuples voisins. Obligés de parcourir de grands espaces, pour se procurer la quantité de gibier nécessaire ; toujours en guerre avec quiconque voudroit venir partager avec eux les produits de leurs forêts ; poussés par le besoin, père de toute industrie, qui les force à se créer des armes, à imaginer des embûches, à faire une étude particulière des mœurs qui caractérisent chaque espèce de gibier ; enfin, toujours en butte aux intempéries de l’air : telles sont, en effet, les principales causes des habitudes qu’on observe chez les peuples chasseurs. C’est encore ainsi, je le répète, que la nécessité de vivre sans cesse sur des rivages humides, ou sur des eaux couvertes de brouillards, d’affronter les vagues et les vents, de faire de la pêche un art véritable, et d’en approprier les règles à toutes les circonstances, doit développer un certain genre d’idées, doit faire naître certains goûts et certaines passions. Or, dans les deux cas on observe que les effets se rapportent parfaitement à la nature de ces circonstances, et l’on obtient de cette manière, par une autre voie de raisonnement, la confirmation des résultats que l’observation directe a fournis.

Il faut donc attribuer particulièrement les mœurs des ichthyophages à l’influence de leurs travaux.

Cependant l’usage exclusif et long-temps continué du poisson pour nourriture, peut avoir des effets immédiats sur les habitudes du tempérament : il peut, en conséquence, agir médiatement par ses habitudes sur les opérations des organes de l’intelligence et de la volonté. Les poissons, en général, mais particulièrement ceux de la mer et des grands lacs, qui du reste peuvent seuls fournir la quantité d’alimens nécessaire pour une peuplade, contiennent une grande abondance de principes huileux et muqueux ; ils ont une tendance directe et rapide à la putréfaction. Ces principes introduits dans les humeurs, y portent un surcroît de nourriture, qui s’extravase dans les mailles du tissu cellulaire, et produit une corpulence inerte et froide, souvent fort incommode. De-là, résultent très-souvent aussi des obstructions opiniâtres dans tout le système glandulaire, des maladies cutanées, plus ou moins douloureuses, ou désagréables, mais qui toujours impriment au système nerveux, un mouvement habituel d’irritation. Or, cette irritation produit, à son tour, des appétits bizarres, quelquefois des penchans funestes et cruels.

Je ne parle pas même dans ce moment de certaines lèpres causées par l’usage inconsidéré de quelques espèces de poissons, pris dans le temps du frai ; maladies terribles, qui portent le trouble dans toutes les fonctions, inspirent une espèce de fureur pour les plaisirs de l’amour, et peuvent, par l’état de mal-aise et par les excitations désordonnées qu’elles occasionnent, pousser leurs malheureuses victimes à des actes redoutables de désespoir. Ces faits étoient observés autrefois assez fréquemment dans différens pays : ils sont devenus beaucoup plus rares, à mesure que la police s’est perfectionnée, que l’aisance plus générale a permis de suivre, dans le système de vie, les règles d’une plus sage diététique, et que le goût de la propreté, soit sur les personnes, soit dans l’intérieur des maisons, est devenu plus général.

La manière dont agit une nourriture, composée uniquement de poissons gras et gélatineux, est analogue à celle dont agissent divers autres alimens grossiers et de difficile digestion. Par l’usage habituel des uns et des autres, les glandes s’engorgent fréquemment ; une grande quantité de bile se forme : des dégénérations putrides, ou des tendances prochaines à ces dégénérations, s’introduisent dans les humeurs. Tout le tissu graisseux et cellulaire s’empâte ; quelquefois même il s’endurcit au point de gêner toutes les fonctions.

Peu de temps avant la révolution, je fus consulté pour une femme chez laquelle cet empâtement et cet endurcissement général amenèrent bientôt par degrés la suffocation complète de la vie. Quand on lui parloit, il falloit le faire très-lentement. Elle ne répondoit qu’au bout de quelques minutes, et d’une manière plus lente encore. Son esprit sembloit hésiter et chanceler à chaque mot. Avant sa maladie, elle avoit eu beaucoup d’intelligence : quand je la vis, elle étoit dans un état d’imbécillité véritable. Elle avoit été fort vive : elle ne paraissoit presque plus capable de former le moindre désir ; elle ne montroit plus aucun sentiment de répugnance, ou d’affection.

L’effet des alimens grossiers, sur-tout lorsque des boissons analogues le secondent, est d’engourdir, à différens degrés, les sensations ; de ralentir, à des degrés correspondans, l’action des organes moteurs. L’effet est plus remarquable, il est même différent, à quelques égards, toutes les fois que les viscères du bas-ventre s’obstruent. C’est ce qu’Hippocrate avoit déjà remarqué de son temps. Enfin, cet effet est d’autant plus fort, que les cas où on l’observe, se rapprochent davantage de celui que je viens de citer.

Ainsi, dans certains pays, où la classe indigente vit presqu’uniquement de châtaignes, de bled-sarrazin, ou d’autres alimens grossiers, on remarque chez cette classe toute entière, un défaut d’intelligence presque absolu, une lenteur singulière dans les déterminations et les mouvemens. Les hommes y sont d’autant plus stupides et plus inertes, qu’ils vivent plus exclusivement de ces alimens : et les ministres du culte avoient souvent, dans l’ancien régime, observé que leurs efforts pour donner des idées de religion et de morale à ces hommes abrutis, étoient encore plus infructueux dans le temps où l’on mange la châtaigne verte. Le mélange de la viande, et sur-tout l’usage d’une quantité modérée de vins non acides, paroissent être les vrais moyens de diminuer ces effets : car la différence est plus grande encore entre les habitans des pays de bois châtaigniers, et ceux des pays de vignobles, qu’entre les premiers, et ceux des terres à bled les plus fertiles. En traversant les bois, plus on se rapproche des vignobles, plus aussi l’on voit diminuer cette différence, qui distingue leurs habitans respectifs.

Le lait, que je considère ici comme aliment, et non comme boisson, peut produire des effets très-divers, suivant le tempérament primitif, et l’état accidentel où peut se trouver l’économie animale, au moment où l’on en fait usage. Dans les changemens que le lait subit lui-même par des préparations artificielles, il devient susceptible d’agir d’une manière qui ne se rapporte plus du tout à sa nature propre. Le lait frais et pur agit sur tout le système comme un sédatif direct, non stupéfiant ; il modère la circulation des humeurs ; il porte dans les organes du sentiment un calme particulier ; il dispose les organes moteurs au repos. Par son influence, les idées semblent devenir plus nettes ; mais elles ont peu d’activité : les penchans sont paisibles et doux ; mais, en général, ils manquent d’énergie : et quoique cet aliment facile entretienne une force totale suffisante, il fait prédominer tous les goûts indolens ; l’on pense peu, l’on désire peu, l’on agit peu.

Tels sont les effets qu’ont observés sur elles-mêmes des personnes qui, pour cause de maladie, avoient passé tout-à-coup d’un genre de vie plus stimulant à la diète lactée pure, et qui, par conséquent, ont pu mieux reconnoître l’influence réelle de la dernière espèce de nourriture dans ce changement brusque et total. On peut croire que ces effets dépendent immédiatement de la foiblesse, ou de l’obscurité des impressions que le lait produit sur l’estomac, et de la moindre action de ce viscère et de tout le système digestif. Ils tiennent aussi peut-être, mais indirectement, et par une suite d’impressions plus éloignées, à la nature émulsive de cet aliment : car toutes les espèces de lait contiennent, suivant diverses proportions, l’huile, le simple mucilage et le gluten foiblement animalisé, unis dans un degré de combinaison suffisant pour les empêcher de subir tout à coup, aucune dégénération spéciale, mais trop incomplet pour les rendre susceptibles de la dégénération propre aux combinaisons plus intimes des mêmes principes.

Mais dans certains tempéramens et dans certains états de maladie, l’usage du lait produit des effets particuliers, très-différens de ceux que nous venons de lui reconnoître en général. Quelquefois, il cause directement des affections mélancoliques, qui, lorsqu’elles prennent un caractère de persistance, amènent bientôt à leur suite, tous les désordres de l’imagination et tous les écarts de la volonté, que nous avons dit tant de fois leur être propres. Plus souvent encore, il est suivi d’indigestions putrescentes, très-funestes, ou de dégénérations bilieuses, d’obstructions du foie, de la rate et de tout le système hypocondriaque ; lesquelles, à leur tour, entraînent la lésion profonde de plusieurs fonctions importantes.

Il n’est pas de mon sujet de spécifier ici, tous les divers effets du lait frais et pur, ni les circonstances où chacun de ces effets peut avoir lieu : je me contenterai d’observer que cet aliment, dont une pratique bannale fait le principal remède des maladies lentes de poitrine, y devient souvent très-pernicieux, et qu’il demande presque toujours, même lorsque son usage doit être utile, une grande circonspection dans le choix du moment et dans la manière de l’employer. J’ajouterai que, quoique d’une facile digestion, le lait réussit mieux, en général, aux personnes qui font un grand exercice, qu’à celles qui mènent une vie sédentaire. Il peut, d’ailleurs, devenir un véritable poison pour les sujets bilieux et pour ceux dont les hypocondres sont habituellement gonflés ; et il ne convient que rarement aux hommes dont le moral est très-actif, dont toutes les fonctions vitales se trouvent liées à de continuelles et vives sensations. Enfin, le lait, ainsi que les farineux, fournit une nourriture copieuse et réparatrice ; comme eux, il imprime des habitudes de lenteur aux mouvemens musculaires, dont il paroît propre à conserver la force organique : mais il n’émousse pas la sensibilité d’une manière aussi profonde et aussi durable ; il en modère seulement l’action, et se borne à rabaisser le ton du système sensitif.

Ce que je viens de dire de la manière dont je considère ici le lait, je le dirai de tous les autres alimens : mon dessein ne peut être d’en rechercher tous les effets, ni de tirer de leur observation, des règles diététiques, ou médicales. Un si vaste sujet, au lieu d’un court paragraphe, demanderoit un long mémoire. Il nous suffira d’avoir constaté par quelques faits généraux, l’influence des alimens sur l’état moral. C’est à l’hygiène, devenue plus philosophique entre les mains de médecins modernes, qu’il appartient de développer, par ordre, tous les faits de détail ; d’en circonstancier les modifications et les nuances ; de tracer, d’après cette étude approfondie, des préceptes plus détaillés eux-mêmes, applicables à tous les cas particuliers, et faits pour améliorer de plus en plus, les dispositions physiques de l’homme, et par suite, son intelligence, sa sagesse, son bonheur.

§. xi.

Avant de quitter les alimens, pour passer aux boissons, il me paroît convenable de dire un mot de certaines substances, qui ne peuvent être rangées ni dans l’une ni dans l’autre classe, mais qui cependant sont usuellement employées sous différentes formes, par plusieurs nations : je veux parler des substances narcotiques, ou stupéfiantes.

L’économie animale tombe souvent dans la langueur, ou par l’excès, ou par le défaut, ou par le caractère désordonné des sensations. De-là vient que le goût des stimulans est général. La plupart des animaux les recherchent avidement, aussi bien que l’homme. Quoique ce ne soient pas précisément les mêmes stimulans qui conviennent aux différentes espèces, peut-être n’est-il aucun de ceux que nous avons fait entrer dans l’usage commun, auquel on ne puisse accoutumer assez vite, presque tous les animaux qui vivent auprès de nous, dans l’état de domesticité. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’employés avec modération, ceux qu’ils adoptent par choix et librement, ne leur sont pas moins utiles qu’agréables. Les sensations, au moins momentanées, de force et d’alacrité qui résultent de cet emploi, leur donnent, comme à nous, une plus agréable conscience de la vie ; et chez eux, comme chez l’homme, cette conscience devient souvent nécessaire pour entretenir, ou renouveler les fonctions.

Quoique l’effet des narcotiques diffère de celui des purs stimulans, ces deux classes de substances ont cependant quelque analogie l’une avec l’autre. Il est aujourd’hui bien reconnu que les narcotiques sont doués d’une véritable action stimulante. Cette action n’est pas, à la vérité, simple ; ils produisent en même temps un autre effet dont la combinaison avec le premier, constitue leur vertu totale : mais c’est en cela même que consiste leur grande utilité dans le traitement de certaines maladies, leur danger dans le traitement de quelques autres, auxquelles on les avoit cru d’abord appropriés, les sensations délicieuses qu’ils procurent dans certaines circonstances, et la passion vive qu’ils inspirent bientôt aux personnes qui en font un usage familier.

Je crois nécessaire d’entrer, à cet égard, dans quelques explications.

L’économie animale forme sans doute un système où tout se correspond, où tout est lié d’une manière étroite : mais il s’en faut beaucoup que les fonctions s’exécutent et marchent toujours dans un rapport mutuel et proportionnel bien exact. Nous savons que la sensibilité de l’organe nerveux peut être vive et forte, tandis que la puissance de mouvement des fibres musculaires reste très-foible ; et réciproquement les forces motrices peuvent être fort énergiques, tandis que les sensations sont engourdies et comme suffoquées. Nous savons aussi que certains organes, ou certains systèmes d’organes peuvent prédominer sur les autres. Or, cette distribution vicieuse des forces, et cet exercice disproportionné des fonctions, produisent, suivant les circonstances, tantôt certains tempéramens généraux, tantôt différentes espèces de maladies, notamment plusieurs de celles qui se développent lentement, et par une suite de désordres successifs. Par exemple, les travaux de l’esprit exaltent singulièrement la sensibilité du système nerveux, et diminuent, en quelque sorte dans le même rapport, l’énergie tonique des fibres musculaires : les travaux du corps, au contraire, particulièrement ceux qui n’exigent que peu de combinaisons et de réflexions, rendent les muscles plus vigoureux, tandis que, d’autre part, ils émoussent la sensibilité. Nous observons, en outre, que certaines circonstances accidentelles, ou certaines pratiques de régime affoiblissent, ou fortifient certains organes particuliers. Enfin, des expériences nombreuses nous ont appris que parmi les substances qui peuvent être appliquées au corps vivant, il en est dont l’action s’exerce sur un genre particulier de forces, sur un, ou sur plusieurs organes spéciaux, sur un certain ordre de fonctions. Ainsi, l’impression de quelques miasmes contagieux détruit sur-le-champ, la sensibilité du système cérébral. Il en est d’autres dont l’action se porte directement sur les forces musculaires. La morsure du boïquira, ou serpent à sonnettes, fait tomber toutes les parties et toutes les humeurs dans un état de dissolution putride : la morsure du naïa, ou lunetier, produit des convulsions et une espèce de gangrène sèche dans la partie mordue : celle de l’aspic, ou vipère égyptienne, cause un profond sommeil. Ainsi, l’aloës, pris intérieurement, pousse en plus grande abondance, ou avec plus d’impétuosité, le sang vers les parties inférieures. Enfin, pour ne pas trop multiplier les exemples, les cantharides portent spécialement et directement leur action sur les voies urinaires et sur le système entier des organes de la génération.

Mais souvent, cet effet spécial dont nous parlons, se trouve joint à d’autres effets accessoires, ou plutôt il se compose de deux ou trois effets particuliers, qu’une seule cause produit en même temps. Par exemple, l’action que tous les observateurs ont reconnue dans les cantharides, prises intérieurement, est accompagnée d’une inflammation plus ou moins forte de la membrane interne de l’estomac ; inflammation qui, par les sympathies étendues de ce viscère, va, pour ainsi dire, retentir par-tout, notamment dans l’organe cérébral. Appliquées à l’extérieur, les cantharides peuvent affecter aussi la vessie et les reins : mais alors, l’affection, pour peu qu’elle soit profonde, passe rapidement, et par sympathie, des reins à l’estomac. Enfin, l’utilité, qu’on n’a pas moins unanimement reconnue dans les plantes crucifères, ou tétradynames, pour le traitement des maladies scorbutiques, dépend tout-à-la-fois, et de leur action stimulante directe sur les organes digestifs, et de leur propriété diurétique, et des principes d’assimilation plus parfaite, que leurs sucs portent dans le sang et dans les autres humeurs.

L’action des narcotiques est également complexe. Leur application produit deux effets distincts, très-remarquables : l’un de diminuer la sensibilité ; l’autre d’augmenter la force de la circulation, et par elle, ou, plus directement encore, par l’état du système nerveux, celle des organes moteurs. C’est uniquement à raison de ce dernier effet, que les narcotiques doivent être considérés comme stimulans. Ils en produisent néanmoins encore un autre, mais qui s’identifie si intimement avec chacun des deux premiers, qu’il ne paroît guère pouvoir en être séparé : je veux parler de la forte direction vers la tête, qu’il imprime au sang artériel. Aussi, pour accroître véritablement les forces musculaires, les narcotiques doivent être employés à doses modérées : car, à mesure qu’on augmente la dose, l’engourdissement des nerfs augmente lui-même ; et le cerveau, comprimé de plus en plus, par l’afflux extraordinaire du sang, transmet de moins en moins, et peut finir par cesser entièrement de transmettre aux muscles, les principes d’excitabilité.

D’après ce simple exposé, l’on pourroit, en quelque sorte, par la théorie, entrevoir quel genre de sensations et de perceptions doit occasionner l’emploi de ces substances. Dans le cours ordinaire de la vie, par l’effet des impressions souvent tumultueuses, et des travaux souvent mal ordonnés, dont elle se compose, de mauvaises répartitions des forces entre les divers organes, ont lieu presqu’inévitablement : des points de sensibilité vicieuse et de concentration d’énergie vitale, se forment dans diverses parties. Alors, l’équilibre se trouve rompu : et quoique cet état lui-même donne fréquemment au système nerveux, une plus grande aptitude à tel ou tel genre particulier d’opérations, il en résulte bientôt cependant, sur-tout lorsque l’attention du centre cérébral ne se trouve pas fortement subjuguée, des impressions de mal-aise qui se proportionnent à l’intensité des spasmes, et plus encore à l’importance des organes qui en sont le siège, ou les excitateurs. Or, les narcotiques dissipent ces spasmes ; ils les dissipent même d’une manière d’autant plus prompte et plus complète, que leur triple action concourt simultanément à cet effet. Car, 1°. il est constant que lorsque la sensibilité s’engourdit, c’est dans les points devenus accidentellement plus sensibles et sans cause locale persistante, que l’engourdissement se fait sentir d’abord, et qu’il est le plus marqué ; 2°. L’augmentation de force dans la circulation, contribue efficacement à la résolution des spasmes : elle peut même quelquefois les résoudre toute seule, comme cela se prouve par l’efficacité de l’exercice, de la fièvre, ou de certains stimulans employés dans les mêmes cas, et qui produisent des effets directs analogues. 3°. L’engorgement progressif de l’organe cérébral amène la détente générale ; et par une loi constante de l’économie animale, cette détente est d’autant plus entière, que l’état contraire étoit plus fortement prononcé.

Ces premières impressions font éprouver un grand sentiment de bien-être. Mais le bien-être devient bientôt beaucoup plus vif, par l’activité nouvelle qu’impriment au cerveau, l’accroissement d’énergie dans la circulation ; par sa direction vers de nouveaux objets, et par la conscience agréable d’une plus grande puissance musculaire générale. Enfin, la quantité plus considérable de sang qui se porte vers le cerveau, y sollicite de douces oscillations, mêlées d’un léger embarras ; d’où résulte cet état de rêverie vaporeuse, qui, joint à la conscience d’une plus grande force motrice, ainsi que je l’ai dit tout-à-l’heure, est celui qui donne le sentiment le plus heureux de l’existence. Et cet état se perpétue, tant que la quantité de sang, ou la véhémence avec laquelle il est poussé, ne passe pas certaines limites : car, si l’un ou l’autre va plus loin, le sommeil s’ensuit ; et si la progression continue, elle amène enfin l’apoplexie et la mort.

On regarde assez généralement les narcotiques, et sur-tout l’opium, comme des aphrodisiaques directs. Si cette opinion étoit fondée, elle pourroit servir à mieux rendre compte des agréables sensations qui suivent l’usage de ces substances. En effet, nous avons vu, dans un autre Mémoire, quelle grande influence les organes de la génération exercent sur tout le système, et combien leur excitation est vivement ressentie en particulier par le centre cérébral. Mais il est vraisemblable que les narcotiques n’agissent sur les organes de la génération que comme sur tous les autres ; c’est-à-dire, qu’ils les excitent, il est vrai, mais d’une manière proportionnelle à l’augmentation de force dans le cours du sang, et de ton dans les fibres musculaires, comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois. Il est encore vraisemblable que les impressions voluptueuses qu’ils procurent souvent, dépendent des circonstances dans lesquelles on a l’habitude de les employer, qu’elles se lient à d’autres impressions, ou à des idées particulières qui les réveillent. Si pour un sultan, couché sur son sopha, l’ivresse de l’opium est accompagnée de l’image des plus doux plaisirs ; si elle occasionne chez lui, cette douce et vive commotion que leur prélude fait naître dans tout le système nerveux : à cette même ivresse, sont liées dans la tête d’un janissaire, ou d’un spahi, des idées de sang et de carnage, des transports et des accès, dont la fureur barbare n’a sans doute aucun rapport avec les plus vives agitations de l’amour. Et c’est en vain qu’on allègue en preuve des vertus aphrodisiaques de l’opium, l’état d’érection dans lequel on trouve souvent les Turcs restés morts sur le champ de bataille. Cet état dépend sans doute du spasme violent et général, ou des mouvemens convulsifs dont le corps s’est trouvé saisi dans l’instant de la mort : mais voilà tout ce qu’on peut conclure de cette observation ; car on l’a faite aussi parmi nous, sur les cadavres de plusieurs pendus. Il paraît d’ailleurs que, dans les pays chauds, le même phénomène se présente quelquefois chez les personnes qui meurent de maladies convulsives ; et dans nos climats, on l’a observé chez quelques épileptiques morts, pendant un très-violent accès.

L’abus des narcotiques c’est-à-dire leur usage habituel, contribue beaucoup à hâter cette vieillesse précoce, si commune dans les pays chauds. On sait que des excitations réitérées suffisent seules pour affoiblir le système nerveux. Ces excitations ont un effet beaucoup plus dangereux, lorsqu’elles se trouvent combinées avec d’autres impressions qui émoussent directement la sensibilité : elles deviennent infiniment plus funestes encore dans le cas particulier dont nous parlons maintenant, par la direction plus forte du sang vers l’organe cérébral, dont les vaisseaux, naturellement foibles, se dilatent bientôt outre mesure, en cédant à son impulsion. L’usage habituel des narcotiques énerve donc avant le temps ; il dispose à l’apoplexie, à la paralysie ; il frappe le cerveau d’un engourdissement, qui, ne pouvant être dissipé que momentanément, et par le moyen même qui l’a produit, s’aggrave de jour en jour : enfin, cet usage débilite et détruit à la longue, toute espèce de faculté de penser, et nourrit des habitudes de rêverie vague, qui sont incontestablement ce qu’il y a de plus propre à frapper de stérilité les forces de l’esprit.

De toutes ces circonstances réunies[19], résultent des goûts d’indolence et d’apathie ; des penchans stupides et grossiers, sur lesquels la raison n’exerce nul empire ; des passions effrénées, souvent féroces et capables de produire les plus horribles attentats. On connoît la frénésie de ces nègres de l’Inde qui, du moment où le dégoût de la vie s’est emparé de leur âme, prennent de fortes doses d’extrait de chanvre et d’opium, mêlés ensemble, s’élancent avec fureur, le poignard à la main, dans les rues, et frappent sans distinction tout ce qu’ils rencontrent, jusqu’à ce qu’une foule armée se réunissant contr’eux, les extermine enfin comme des bêtes farouches.

Nous ramenons ici l’action des narcotiques en général, à certains effets qui leur sont communs à tous ; et véritablement ces substances ont toutes entr’elles plusieurs points de ressemblance. Cependant, si l’on traitoit expressément de leurs propriétés, il faudroit sans doute, pour une entière exactitude, distinguer et classer leurs différences qui sont nombreuses et remarquables. Ainsi, l’on trouveroit que les uns paroissent agir plus directement sur l’estomac, et ne causer des vertiges qu’en soulevant ce viscère ; que d’autres occasionnent une constriction, une sécheresse, une ardeur de gorge particulières. Il en est dont l’action est très-durable ; il en est qui n’agissent que d’une manière fugitive. Quelques-uns ont un effet stimulant plus marqué ; quelques autres, au contraire, ne paroissent guère opérer que comme stupéfians.

De tous les narcotiques, l’opium, quand son usage reste renfermé dans certaines bornes, est celui qui affoiblit et hébète le moins : l’extrait de chanvre est celui qui affoiblit le plus. Le stramonium, lorsque son effet n’est pas mortel, laisse après lui, pour l’ordinaire, une incurable stupidité. Mais ces détails sont étrangers à notre but : nous devons nous borner à leur simple indication.

§. xii.

En traitant des effets produits par les boissons, il est également impossible, ou de se renfermer dans de simples généralités, ou de particulariser assez les observations, pour évaluer toutes les circonstances qui peuvent, à cet égard, modifier les résultats. Afin d’éviter, et le vague de la première méthode, et les longueurs interminables de la seconde, je crois qu’on peut ranger tous les faits essentiels, sous les chefs suivans ; c’est-à-dire, les rapporter à l’action,

1°. De l’eau, dans les différens états, où la nature la présente ;

2°. Des boissons fermentées ;

3°. Ddes esprits ardens ;

4°. De certaines infusions, ou dissolutions, faites, soit par l’intermède de l’eau, soit par celui des liqueurs fermentées, ou des esprits ardens, et dont l’usage est généralement établi chez différens peuples.

Il y a long-temps qu’Hippocrate avoit remarqué la grande influence des eaux, sur les fonctions, de l’économie animale, et l’influence directe de ces fonctions, sur les habitudes de l’intelligence, sur les affections, sur les penchans. Les eaux saumâtres, chargées de dissolutions végétales putrides, de substances terreuses, ou d’une quantité considérable de sulfate de chaux, agissent d’une manière très-pernicieuse, sur l’estomac et sur tous les autres organes de la digestion. Leur usage produit différentes espèces de maladies, tant aiguës, que chroniques, toutes accompagnées d’un état d’atonie remarquable, et d’une grande débilité du système nerveux. Or, cette atonie, ou cette débilité, se caractérise à son tour, par des affections vaporeuses désolantes, qui tiennent l’esprit dans un état continuel d’agitation et d’abattement ; ou par l’anéantissement presqu’absolu des fonctions, par un véritable état d’imbécillité. Les eaux dites dures et crues, c’est-à-dire, celles qui tiennent une trèsquantité de sulfate de chaux en dissolution, et une quantité proportionnelle moindre d’oxigène[20], ou plutôt d’air atmosphérique, font passer rapidement l’énervation funeste de l’estomac et des entrailles, à tout le système des glandes et des vaisseaux absorbans : elles engorgent les glandes, dénaturent la lymphe et gênent les différentes absorptions. De l’engorgement des glandes et de l’altération de la lymphe, naissent des maladies, dont l’effet est quelquefois, je l’avoue, d’augmenter l’activité du cerveau, mais plus souvent, de l’obstruer lui-même ; maladies qui peuvent finir par lui laisser à peine ce foible degré d’action, indispensable pour entretenir les mouvemens vitaux. De la gêne des différentes absorptions, s’ensuivent encore de nouvelles altérations des organes et des facultés, qui tendent toutes à dégrader, de plus en plus, le ton des fibres et la vie du système nerveux. Ces effets sont le dernier terme de ceux que peuvent produire les eaux dures et crues ; et pour avoir complètement lieu, ils ont vraisemblablement besoin du concours de quelques autres circonstances, que l’observation n’a pas encore déterminées avec assez d’exactitude. Mais, lors même que les maladies produites par la gêne du système absorbant, sont caractérisées d’une manière plus foible, et qu’elles se bornent à l’engorgement opiniâtre de différens viscères du bas-ventre, il en résulte encore des affections hypocondriaques et mélancoliques, dont les effets moraux sont suffisamment connus.

L’eau froide, prise intérieurement, a, pour l’ordinaire, une action tonique. On sait que les bains froids ont la même vertu : mais ce n’est pas uniquement à cause de la réaction que le froid détermine, dans l’une et dans l’autre circonstance. Plusieurs observations, dont je ne puis donner encore les résultats, m’autorisent à penser qu’il s’opère soit dans l’intérieur, soit à la surface du corps, une décomposition du fluide, qui cède une portion considérable de son oxigène, et presque tout son hydrogène en nature. De-là vient aussi, vraisemblablement, que les bains tièdes eux-mêmes agissent souvent comme des toniques directs[21]. Et si les boissons chaudes ont besoin d’être imprégnées de substances étrangères, pour ne pas produire l’énervation des forces générales, c’est que, d’une part, l’estomac, par une disposition particulière, aime et recherche, si l’on peut parler ainsi, les sensations du froid ; et que, de l’autre, sa débilitation, de quelque manière qu’elle soit produite, s’étend rapidement à tous les autres organes et à toutes les fonctions.

Du reste, les effets de l’eau, prise intérieurement, dépendent de la nature et de la quantité des matières étrangères qu’elle contient. Ainsi, lorsqu’elle contient du cuivre, elle fait vomir et purge avec violence ; ou même elle peut tuer dans ce cas, presque immédiatement. Les eaux purement salines, celles, par exemple, qui tiennent en dissolution du muriate ou du sulfate de soude, du sulfate ou du muriate de chaux et de magnésie, du nitrate de soude, de chaux, &c., agissent à la manière des substances dont elles sont chargées. Les sels contenus dans l’eau, paroissent même quelquefois avoir d’autant plus d’action, qu’ils se trouvent étendus dans une plus abondante quantité de fluide : c’est du moins ce que tous les médecins peuvent avoir observé sur les eaux salines purgatives, soit naturelles, soit artificielles. On observe également tous les jours, que l’eau qui contient du fer, ou sous forme de sulfate, ou sous celle de carbonate, ou dissous, sans combinaison intime et complète, par le gaz acide carbonique, par le gaz hydrogène-sulfuré, &c., développe plus fortement, à plusieurs égards, son caractère tonique : ainsi des autres substances métalliques, salines, &c. Or, pour déterminer, dans les diverses modifications que ces substances étrangères lui font subir, les effets de l’eau, sur l’organe cérébral et sur ses fonctions, il faut, avec Hippocrate, observer et savoir évaluer son action sur les viscères du bas-ventre, et l’impression secondaire que celle-ci produit à son tour, sur le système nerveux en général.

L’ivresse, occasionnée par des quantités trop considérables des boissons fermentées, a quelque analogie avec celle qui suit l’emploi des substances narcotiques et stupéfiantes : mais elle en diffère cependant par certains résultats essentiels. D’abord, elle est plus fugitive, et ne laisse après elle, que des traces foibles et momentanées de débilité dans le système nerveux. En second lieu, ces boissons ne sont pas seulement des stimulans modérés, qui s’appliquent immédiatement à l’estomac : ce sont encore des toniques doux, imprégnés, pour l’ordinaire, de substances extractives, qui tempèrent à-la-fois et prolongent leur action. Peut-être même, suivant l’opinion de plusieurs célèbres médecins, agissent-elles encore comme des antiseptiques directs, capables de prévenir les dégénérations putrides des alimens et des sucs réparateurs.

On n’observe point des effets parfaitement semblables, dans l’emploi des différentes liqueurs fermentées. Quand la partie sucrée et fermentescible se trouve unie à des principes aromatiques très-forts, comme dans les boissons que retirent quelques peuples sauvages de diverses épiceries écrasées et mêlées au suc qui découle de certaines espèces d’arbres, ou qui s’exprime de certains fruits, leur action est plus profonde et plus durable : elle présente le caractère tenace des huiles essentielles brûlantes, qui nagent dans ces préparations ; et leur usage, copieux ou prolongé, ne manquent guère de détruire les forces de l’estomac, en les excitant violemment et sans relâche. De-là s’ensuivent différentes maladies chroniques, accompagnées d’éruptions hideuses, d’une extrême maigreur, et de l’affaiblissement marqué de tout le système cérébral.

Les boissons qui se retirent des graines céréales fermentées, ont une action plus douce et plus passagère : mais la quantité de matière nutritive qu’elles contiennent, exige un travail plus ou moins considérable de la part de l’estomac et des autres organes assimilateurs. Aussi, prises trop largement, elles peuvent causer des indigestions pénibles ; et leur usage prolongé, quoiqu’à dose moins forte, empâte souvent les viscères du bas-ventre, et inonde les chairs d’un mucus incomplètement élaboré.

Les plus saines, comme les plus agréables des boissons fermentées, sont sans doute celles que fournissent directement les fruits abondans en principe sucré ; et parmi ces dernières, le vin de raisin l’emporte de beaucoup à tous égards.

Par l’habitude des impressions heureuses qu’il occasionne ; par une douce excitation du cerveau ; par un sentiment vif d’accroissement dans les forces musculaires, l’usage du vin nourrit et renouvelle la gaîté, maintient l’esprit dans une activité facile et constante, fait naître et développe les penchans bienveillans, la confiance, la cordialité. Dans les pays de vignobles, les hommes sont en général plus gais, plus spirituels, plus sociables ; ils ont des manières plus ouvertes et plus prévenantes. Leurs querelles sont caractérisées par une violence prompte : mais leurs ressentimens n’ont rien de profond, leurs vengeances rien de perfide et de noir.

L’abus du vin, comme celui des autres stimulans, peut sans doute détruire les forces du système nerveux, affaiblir l’intelligence, abrutir tout à la fois le physique et le moral de l’homme : mais pour produire de tels effets, il faut que cet abus soit porté jusqu’au dernier terme ; il est même rare qu’il le produise, sans le concours des esprits ardens, auxquels les grands buveurs finissent presque toujours par recourir, quand le vin n’agit plus assez vivement sur leur palais et sur leur cerveau. J’ai connu beaucoup de vieillards qui, toute leur vie, avaient usé largement du vin, et qui, dans l’âge le plus avancé, conservoient encore toute la force de leur esprit, et presque toute celle de leur corps. Peut-être même les pays où le vin est assez commun, pour faire partie du régime journalier, sont-ils ceux où, proportion gardée, on trouve le plus d’octogénaires et de nonagénaires actifs, vigoureux et jouissant pleinement de la vie.

Quoique les différentes espèces de vins aient toutes des effets très-analogues, leur manière d’agir sur l’estomac et sur le système nerveux, présente cependant des nuances et des modifications dignes de remarque. Pour en concevoir la cause, il suffit d’observer : 1°. que les différens vins ne contiennent pas la même quantité proportionnelle d’esprit, de matière extractive et de fluide aqueux ; 2°. que le principe fermentescible s’y trouve inégalement développé, ou altéré ; 3°. que les sels tartareux y sont eux-mêmes dans divers états, ou dans diverses proportions. Ainsi, par exemple, les vins spiritueux ont une action rapide et forte ; ceux qui sont chargés de partie extractive, ont une action douce et durable ; ceux dont la fermentation ne s’est faite qu’incomplètement, et qui contiennent beaucoup de gaz acide carbonique non combiné, ont une action vive, mais passagère ; ceux enfin où le principe fermentescible conserve encore une grande partie de ses qualités de corps sucré, ont une action tout-à-la-fois puissante et durable. Les vins cuits en général, et particulièrement ceux des pays méridionaux, séjournent long-temps dans l’estomac : ce qui fait qu’ils réparent énergiquement les forces, mais qu’on ne peut en prendre que de faibles quantités à-la-fois.

Des observateurs philosophes ont affirmé que tous les peuples des pays de vignobles avaient un caractère analogue à celui de leurs vins. Quelques-uns d’entr’eux ont cru voir, dans l’excellence et dans la force des vins de la Grèce, la cause de sa prompte civilisation, et du talent particulier pour la poésie, pour l’éloquence et pour les arts, qui distingua jadis, et qui distingueroit encore ses habitans, s’ils vivoient sous un gouvernement sensé. Il en est qui n’ont pas fait difficulté d’attribuer à la violence de quelques-uns de ces mêmes vins, les fureurs érotiques de leurs femmes ; fureurs qui se développoient avec le dernier degré d’emportement, dans les mystères de Bacchus. Peut-être ces philosophes sont-ils allés trop loin, en rapportant à des causes purement physiques, et sur-tout à certaines causes physiques isolées, un ensemble d’effets moraux, auxquels beaucoup de circonstances diverses ont pu concourir ; mais ils ont eu raison de penser qu’un ordre d’impressions fortes et renouvelées fréquemment, ne pouvoit manquer d’influer sur les habitudes des esprits et sur les mœurs.

Nous aurons peu de choses à dire touchant les esprits ardens. Dans les pays froids, sur-tout dans ceux de ces pays où l’on fait un grand usage d’alimens gras, on boit impunément de grandes quantités d’eau-de-vie et d’autres liqueurs spiritueuses. Elles n’y font point, sur les papilles nerveuses de la bouche et de l’estomac, la même impression que dans nos climats plus tempérés. Pour produire l’ivresse, il faut, à Pétersbourg, plusieurs fois autant de ces liqueurs, qu’à Paris et même qu’à Londres, où les hommes de la classe ouvrière sont plus familiarisés à leur abus : il en faut aussi beaucoup plus pour les naturels du pays, que pour les méridionaux qui ne font qu’y passer.

Les liqueurs spiritueuses paroissent utiles dans les pays froids. Dans les pays chauds, elles sont quelquefois nécessaires pour soutenir les forces, et pour stimuler en particulier celles de l’estomac : car l’excitation continuelle de l’organe extérieur, et la tendance des mouvemens vers la circonférence, énervent de plus en plus le ton de ce viscère. On remarque même que sous les zones brûlantes, comme sous les zones glaciales, ces liqueurs usent moins la vie, que dans nos climats plus doux, sur-tout lorsqu’on les emploie dans le temps des grandes sueurs, et par doses faibles et réitérées. Leur usage prudent peut donc encore avoir son utilité dans les pays, où l’action stimulante d’une atmosphère embrasée force l’homme à combattre, par des excitations internes vives, cette distraction habituelle des forces qui se portent toujours au dehors. Mais dans nos climats, elles devroient être réservées exclusivement aux hommes de guerre, qui bravent jour et nuit toutes les intempéries des saisons, et aux ouvriers que le genre de leurs travaux soumet aux mêmes influences : encore les uns et les autres ont-ils besoin d’en user modérément. Du reste, hors quelques cas de débilité soudaine, qu’il est nécessaire de dissiper par une secousse vive, et ceux des maladies lentes, muqueuses, dont le traitement exige que la nature soit fortement stimulée ; enfin, hors quelques dispositions habituelles du tempérament inerte, où la vie devient languissante aussitôt qu’elle n’est plus soutenue par des stimulans artificiels : hors ces cas, bien moins communs qu’on ne le pense ordinairement, l’usage des liqueurs spiritueuses est toujours inutile, souvent nuisible, quelquefois tout-à-fait pernicieux. En effet, l’observation prouve que leur abus dégrade le système sensitif, autant que l’abus des narcotiques eux-mêmes. Il hébète également les fonctions de l’organe cérébral, il diminue plus directement encore la sensibilité des extrémités sentantes, en fronçant et durcissant les parties solides dont elles sont entourées et recouvertes[22] : et la gêne où cette circonstance retient toutes les fonctions, porte un état d’inquiétude habituelle dans l’économie animale. En même temps, l’excitation contre nature, causée par l’énergie extrême de ces stimulans, entretient une sorte de fièvre continuelle. Ainsi, les boissons spiritueuses ne frappent pas seulement, comme les narcotiques, le cerveau d’une stupeur profonde, elles changent encore l’état mécanique de toutes les parties contractiles ; elles y déterminent un surcroît de mouvement : et par la résistance qu’opposent ces parties, il se forme une suite de sensations mixtes, où le sentiment de la force accrue est couvert, en quelque sorte, et rendu pénible par celui de l’embarras et de l’hésitation des efforts vitaux. Aussi remarque-t-on que l’habitude de ce genre d’ivresse occasionne tout-à-la-fois, la débilité des fonctions intellectuelles, l’inquiétude habituelle de l’humeur, et le penchant à la violence. Son résultat extrême est la férocité, jointe[23] à la stupidité.

Qui ne connoît la grande influence qu’ont eue sur le sort de l’Europe, la découverte de la route des grandes-Indes par le cap de Bonne-Espérance, celle des îles et du continent de l’Amérique, et l’établissement des nouveaux rapports politiques et commerciaux qui furent la suite de ces deux grands événemens ? On sait que les premières idées saines et les premières lueurs de vraie liberté chez les modernes, datent de cette époque. Ce fut alors que le commerce, devenu plus général, créa, sur divers points de l’ancien continent, des foyers actifs d’industrie, et que rendant ainsi le pauvre et le foible moins dépendans du riche et du fort, il prépara de loin le règne de la véritable égalité sociale. Ce fut aussi vers la même époque, à-peu-près, que l’esprit humain secoua en partie, la plus pesante et la plus humiliante de ses chaînes[24] ; que la raison commença cette lutte hardie qui doit infailliblement remettre un jour dans ses mains, toutes les forces du monde moral ; qu’enfin, des yeux libres et fermes osèrent envisager sans crainte, les fantômes les plus redoutés jusqu’alors. L’histoire et les progrès de ces grands changemens appartiennent à celle de l’esprit humain : et c’est depuis ce moment, sur-tout, qu’on voit agir avec une énergie constante, deux ressorts tout-puissans (les lumières et l’industrie) qui tendent à détruire de plus en plus, dans le système social, la domination arbitraire de certains individus et de certaines opinions.

Mais les relations commerciales avec les deux Indes amenèrent dans le régime des peuples de l’Europe, d’autres changemens très-remarquables. Les différentes productions étrangères que l’on commençoit dès-lors à connoître, ou qui chaque jour devenoient plus communes, par la diminution des frais de transport, devoient nécessairement introduire de nouvelles habitudes, et ces habitudes, améliorer, ou dégrader la constitution physique et le moral des individus.

Il y a long-temps que les médecins anglais ont attribué la diminution des maladies scorbutiques et éléphantiasiques, à l’usage général du sucre. Ces maladies sont, dans nos derniers temps, devenues de plus en plus rares. Le fait est certain : mais sans doute il ne peut dépendre d’une seule cause. Les progrès de la civilisation, et particulièrement ceux de la police, ont contribué beaucoup, comme nous l’avons dit ailleurs, à faire disparaître ces maladies produites par l’insalubrité des villes, par la malpropreté des habitations, par la qualité pernicieuse des denrées de première nécessité. Cependant il est aujourd’hui reconnu que le sucre fournit un aliment très-sain. Les animaux qui en ont déjà goûté, le recherchent avec passion : il est également salutaire à presque tous. Employé comme simple assaisonnement, le sucre ne se borne pas à rendre agréables d’autres alimens qui ne le seroient point sans lui ; il les rend encore plus sains, et facilite leur dissolution dans les estomacs débiles. Son usage abondant et journalier dégoûte d’ailleurs, de différentes saveurs plus fortes ; il donne un peu d’éloignement pour le vin ; il fait qu’on désire moins les liqueurs spiritueuses ; en tout, il paroît inspirer des goûts doux et délicats comme lui-même : et s’il contribuoit à diminuer, par degrés, l’abus que certaines nations font encore des stimulans solides ou liquides, les plus âcres, il conserveroit beaucoup d’hommes, et peut-être aussi, comme on l’a prétendu, influeroit-il, par les goûts qu’il feroit prédominer, sur le progrès des habitudes sociales les plus heureuses.

Il existe une grande analogie entre le principe sucré et la matière alibile, particulièrement réparatrice. C’est ce qu’on voit avec évidence dans quelques maladies consomptives, où ce principe s’échappe sous sa forme naturelle. Dans le véritable diabétès, des urines abondantes, épaisses, présentent quelquefois la consistance, souvent la couleur, toujours la saveur du miel. Dans la plupart des phthisies idiopathiques du poumon, le mal, qui au début s’annonce par des crachats salés, devient de plus en plus grave, sitôt que les crachats commencent à paroître doux et sucrés au malade. La première observation est de Mead ; la seconde avoit été déjà faite par Hippocrate : la pratique journalière les confirme également toutes deux.

On a dit beaucoup trop de mal des épiceries, et de leur usage comme assaisonnemens. Les médecins ont répété mille fois contr’elles, des anathèmes dont l’expérience ne confirme nullement la justesse ; et les mêmes hommes qui ordonnoient à grandes doses, le girofle, la canelle, la muscade, rapprochés dans un petit volume d’opiate ou d’électuaire, se faisoient un devoir d’en proscrire les plus petites quantités, étendues dans un volume considérable d’alimens. C’est encore avec la même déraison, que plusieurs praticiens se sont long-temps obstinés à regarder le sucre comme un aliment dangereux. Mais tandis qu’ils l’interdisoient en substance, ils ne faisoient pas difficulté de l’ordonner largement dans leurs syrops et dans leurs condits.

Il est sans doute très-facile de pousser l’usage des épiceries à l’excès. Alors, elles produisent l’effet de tous les vifs stimulans dont on abuse : elles émoussent la sensibilité générale du système ; elles énervent sur-tout, d’une manière directe, les forces de l’estomac. Mais cet abus, qui produit quelquefois dans les humeurs, certaines altérations dépendantes de l’excès d’activité des organes et de l’atonie qui lui succède ; cet abus ne laisse après lui, ni l’hébétation de l’organe nerveux qu’occasionnent les narcotiques, ni l’endurcissement des fibres et des membranes que l’usage immodéré des esprits ardens ajoute à cette hébétation. Employées avec réserve, les épiceries soutiennent la digestion stomachique, animent la circulation générale, renouvellent l’énergie des organes musculaires, maintiennent le système nerveux dans un état continuel et moyen d’excitation : toutes circonstances propres à multiplier les impressions, soit internes, soit externes, à faciliter les opérations de l’organe pensant, à rendre plus souples, plus libres, plus promptes toutes les opérations de la volonté ; en un mot, à donner un plus grand sentiment d’existence, et à soutenir, dans un degré constant, le ton des organes et toutes les fonctions de la vie.

Mais parmi les productions exotiques, dont le commerce a rendu l’usage commun, celle contre laquelle une médecine minutieuse, ignorante ou prévenue s’est élevée avec le plus de fureur et avec le moins de fondement, c’est le café. Sans doute aussi, puisqu’il est capable de produire des effets marqués et constans, le café peut être habituellement nuisible à quelques personnes, ou le devenir dans quelques états de maladie : mais il est notoire qu’on brave chaque jour plus impunément, les arrêts doctoraux lancés contre lui. Chacun peut reconnoître sur soi-même, que le plaisir de prendre du café n’est rien en comparaison du bien-être que l’on ressent après l’avoir pris : et comme toutes les fois qu’il nuit véritablement, c’est par des excitations directes, qui peuvent en effet, ou rappeler certains désordres nerveux, ou se diriger et s’accumuler vicieusement sur des organes trop sensibles, ou enfin renouveler des spasmes artériels inflammatoires ; le mal se fait sentir immédiatement, et des impressions agréables ne le déguisent presque jamais.

Ce n’est pas sans raison que quelques écrivains ont appelé le café une boisson intellectuelle. L’usage, pour ainsi dire général, qu’en font les gens de lettres, les savans, les artistes, en un mot, toutes les personnes dont les travaux exigent une activité particulière de l’organe pensant ; cet usage ne s’est établi que d’après des observations multipliées, et des expériences très-sûres. Rien n’est plus propre, en effet, à faire cesser les angoisses d’une digestion pénible. L’action stimulante de cette boisson, qui se porte également sur les forces sensitives et sur les forces motrices, loin de rompre leur équilibre naturel, le complète et le rend plus parfait. Les sensations sont, à-la-fois, plus vives et plus distinctes, les idées plus actives et plus nettes : et non-seulement le café n’a pas les inconvéniens des narcotiques, des esprits ardens, ni même du vin ; il est, au contraire, le moyen le plus efficace de combattre leurs effets pernicieux.

Je crois inutile d’entrer dans de plus longs détails pour prouver la grande influence morale du régime nouveau que les heureux efforts du commerce ont introduit en Europe. Cette influence est d’autant plus étendue, que ce n’est point à quelques particuliers isolés que ces jouissances sont aujourd’hui réservées exclusivement : elles deviennent par degrés, une richesse commune : et lorsque les saines idées d’égalité, pénétrant plus avant dans les lois et dans les mœurs, auront amené parmi les hommes une plus équitable répartition des jouissances, on ne comptera plus ceux qui pourront se procurer ces doux fruits de l’industrie humaine ; on comptera plutôt ceux qui ne le pourront pas ; et cette amélioration elle-même réagira sur les productions ultérieures du génie et sur ses nobles travaux.

Dans le dernier siècle, la grande découverte de la circulation du sang vint jeter une vive lumière sur plusieurs phénomènes de l’économie animale ; mais elle fit éclore en même temps plusieurs théories absurdes de médecine. On ne fut plus occupé que des moyens de tenir le sang assez fluide pour le faire pénétrer facilement dans les petits vaisseaux, et les vaisseaux assez souples et assez libres, pour qu’ils fussent toujours disposés à le recevoir. De-là, cet effrayant abus des saignées[25] et des boissons tièdes relâchantes, que quelques praticiens ordonnoient avec une espèce de frénésie. Ce fut sur-tout en Hollande qu’on porta le délire à son comble. Bontekoë, par sa dissertation sur le thé, n’y contribua pas médiocrement. Ce fut aussi chez les Hollandais, que le thé prit d’abord faveur[26]. Dans les premiers temps, on le regardoit comme un simple remède : il est devenu depuis, chez plusieurs peuples, une boisson de première nécessité.

Bontekoë et ses adhérens avoient beaucoup trop célébré les grandes vertus de cette boisson : des médecins modernes ont, de leur côté, je crois, exagéré beaucoup ses inconvéniens. Assurément, le thé ne produit point les miracles que, dans l’origine, une admiration sincère, ou feinte, attribuoit à son usage ; mais il ne produit pas non plus tous les mauvais effets dont on l’accuse. Comme eau chaude, le thé débilite l’estomac, et par conséquent aussi le système nerveux, qui partage si rapidement les impressions reçues par ce viscère : mais cependant la matière extractive astringente, qui s’y trouve fortement concentrée, tempère beaucoup cet effet. Dans les pays où son usage est général, on ne remarque point que les personnes qui s’en abstiennent, toutes choses égales d’ailleurs, se portent mieux que les autres. Il paroît qu’outre la matière astringente et le principe aromatique, combinés dans sa feuille, le thé contient encore quelques particules narcotiques ou sédatives : et c’est peut-être à cause de cette triple combinaison, que chez quelques personnes il agit comme un calmant direct ; tandis que chez d’autres, il produit des agitations ou des anxiétés parfaitement analogues à celles qui suivent souvent l’usage de l’opium.

§. xiii.

L’influence des mouvemens corporels sur les dispositions et sur les habitudes morales, s’exerce de trois manières : 1°. par les impressions immédiates qu’ils produisent et par l’état dans lequel ils mettent directement les organes ; 2°. par les modifications successives qu’ils peuvent déterminer, soit dans la structure organique elle-même des diverses parties du corps, soit dans le caractère de leurs fonctions ; 3°. par la tournure particulière que les déterminations prennent à la longue, en vertu de ces impressions et de ces modifications.

Dans tous les siècles, les observateurs ont reconnu la grande utilité de l’exercice, pour la conservation de la santé. En effet, les mouvemens corporels, en portant à l’extérieur les forces qui, pendant l’état de repos, tendent presque toujours à se concentrer, soit dans le cerveau, soit dans les viscères du bas-ventre, en font une plus exacte répartition : ils rétablissent ou maintiennent l’équilibre ; ils animent la circulation, provoquent la perspiration insensible, attisent, en quelque sorte, le foyer de la chaleur vitale ; et par le surcroît de ton qu’ils donnent aux fibres musculaires, ils empêchent la prédominance vicieuse du système sensitif. Mais l’exercice n’est pas également utile dans tous les climats ; et son emploi demande d’importantes modifications, suivant les tempéramens, et suivant les divers états où le même individu peut se trouver. Dans les pays chauds, la chaleur, en appelant les forces à la circonférence, le supplée à plusieurs égard ; et les sueurs débilitantes, qu’elle n’excite déjà que trop sans lui, peuvent le rendre souvent pernicieux. Chez les sujets à fibres molles, dont les vaisseaux étroits et foibles, se trouvent noyés dans la graisse, l’exercice a besoin d’être fort modéré pour ne pas user radicalement des forces musculaires dépourvues d’une énergie primitive réelle. S’il est très-violent, ou s’il dure un temps trop long, il peut alors quelquefois occasionner des inflammations adipeuses dans les viscères hypocondriaques[27]. Enfin, sans compter les maladies aiguës, pendant lesquelles l’action musculaire est toujours nuisible, il est différens états du corps où l’utilité de l’exercice est fort douteuse ; il en est même où, par la nature de ses effets directs, il ne peut faire que du mal. Par exemple, je l’ai toujours trouvé nuisible dans les diathèses inflammatoires chroniques du poumon, sur-tout lorsqu’elles sont combinées avec la foiblesse originelle des vaisseaux : et quoique dans ce cas, qui demande beaucoup de tact et de sagacité de la part du médecin, l’on ne puisse terminer et compléter la cure que par des toniques, dont l’exercice lui-même fait partie, ou dont il seconde éminemment l’action, il faut cependant commencer par des moyens tout contraires ; et tant que la vraie diathèse inflammatoire dure, prescrire un repos presqu’absolu.

L’effet direct de l’exercice est donc d’attirer les forces, et, si je puis m’exprimer ainsi, l’attention vitale dans les organes musculaires ; de faire sentir plus vivement à l’individu, et d’accroître l’énergie de ces organes ; de multiplier les impressions extérieures, et d’en occuper tous les sens à-la-fois ; de changer l’ordre des impressions internes, et de suspendre le cours des habitudes, contractées pendant le repos. Ainsi, l’exercice, sur-tout l’exercice pris en plein air, à l’aspect d’objets nouveaux et variés, n’est point favorable à la réflexion[28], à la méditation, aux travaux qui demandent qu’on rassemble et concentre toutes les forces de son esprit sur un sujet particulier ; à moins que le rappel et la combinaison des idées ne se trouvent liés par l’habitude, à certaines séries de mouvemens musculaires. Encore même, remarque-t-on que les esprits ainsi disposés, s’occupent plutôt, en général, d’objets d’imagination et de sentiment, que de ceux qui demandent une grande force d’attention. C’est en l’absence des impressions extérieures, qu’on devient le plus capable de saisir beaucoup de rapports, et de suivre une longue chaîne de raisonnemens, purement abstraits.

Nous avons déjà remarqué, dans un des précédens Mémoires, que l’exercice de la force musculaire émousse la sensibilité du système nerveux ; que le sentiment de cette même force imprime des déterminations, qui, transportant sans cesse l’homme hors de lui-même, ne lui permettent guère de peser sur les impressions transmises à son cerveau. Si ces impressions se trouvent encore multipliées par des circonstances, capables de produire une vive distraction des forces vers l’extérieur, combien la difficulté de les démêler et de s’arrêter convenablement sur chacune, n’augmente-t-elle pas ! Combien l’action de l’organe cérébral n’est-elle pas alors, dépendante des nouvelles sensations reçues à l’instant même ! Combien la multitude des jugemens n’altère-t-elle point leurs résultats ! Enfin, par cela seul que les impressions ne sont plus les mêmes ; que l’ordre, et peut-être à plusieurs égards, le caractère et la direction des mouvemens organiques sont changés, le système nerveux pourroit-il ne point partager ces divers changemens ? En effet, il est démontré que, dans plusieurs cas, les impressions ne modifient l’état de certains organes particuliers, différens de celui qui les a reçues, qu’après avoir été transmises au centre cérébral, et par la réaction qu’elles le forcent d’exercer sur eux : et quoiqu’il y ait différens centres de réaction ; quoiqu’il puisse même y en avoir un nombre indéfini dans les diverses branches du système nerveux, et qu’ils soient tous relatifs à tel, ou tel genre particulier d’impressions et de mouvemens, cependant l’entretien de la sensibilité générale, et même l’influence de ces centres secondaires, dans l’état naturel du corps vivant, n’en sont pas moins subordonnés à la communication de toutes les divisions du système nerveux avec le centre cérébral commun.

Nous devons observer que la force radicale et constante des organes a besoin d’être en rapport avec celle de la sensibilité, pour que le cerveau soit capable d’une attention forte : la prédominance du système sensitif sur le système moteur, quand elle passe certaines bornes, empêche que les fonctions de la pensée s’exercent pleinement et avec un degré d’énergie soutenu. Mais il n’en est pas moins vrai que la vivacité des sensations, la facilité de leurs combinaisons, la concentration des mouvemens dans l’organe cérébral, toutes circonstances nécessaires aux travaux de l’esprit, ne sont plus les mêmes quand les organes extérieurs se trouvent dans un état continuel de force sentie et d’action. Ainsi donc, le régime athlétique, qui d’ailleurs n’augmente que les forces les plus grossières du corps vivant, et qui diminue même les probabilités d’une longue vie, soit en déterminant vers les muscles, une partie considérable de la puissance d’action destinée au système nerveux ; soit en exposant le corps à de nouvelles causes de destruction : le régime athlétique ne convient point aux hommes qui cultivent les sciences, les lettres, ou les beaux-arts. Et si les exercices corporels leur sont éminemment utiles, en empêchant que la concentration des forces et des mouvemens ne devienne excessive ; en conservant dans les organes moteurs, le degré de ton nécessaire à l’action du cerveau ; enfin, en ne laissant point tomber dans une langueur funeste les mouvemens réparateurs : d’autre part, ces exercices ne doivent être ni trop forts, ni trop long-temps continués ; il est sur-tout convenable de ne les employer que dans les intervalles du repos de l’esprit. En effet, rien ne dégrade plus directement et plus radicalement les forces vitales, que de puissans efforts simultanés en sens contraires : car ces tiraillemens non-naturels, consomment une beaucoup plus grande quantité de forces, que n’en exige chaque mouvement particulier ; et d’ailleurs, toute tentative incomplète, inefficace, lors même qu’elle n’emploie que peu de forces, fatigue plus la nature, que de très-grands efforts, quand ils ont un plein succès.

En augmentant la vigueur radicale et le ton des parties musculaires, l’exercice diminue, à la longue, la mobilité nerveuse. Ainsi donc, quand l’impuissance des fonctions intellectuelles tient à cette mobilité trop vive, l’exercice contribue efficacement à leur donner plus de stabilité d’énergie. Quelquefois l’action des organes musculaires mis en mouvement, se trouve liée, par quelque dépendance directe, avec des déterminations internes et des idées, dont elles sont, en quelque sorte, la manifestation extérieure : quelquefois aussi, comme nous l’avons dit ci-dessus, on a contracté l’habitude de penser en agissant ; et alors le mouvement corporel est devenu, pour ainsi dire, nécessaire à ce travail du cerveau, qui constitue l’attention et la méditation. Mais on peut établir en thèse générale, que les exercices forts et long-temps continués, diminuent la sensibilité du système nerveux ; qu’ils affoiblissent son action, à-peu-près dans le même rapport qu’ils augmentent celle du système musculaire ; qu’enfin, par le sentiment et les habitudes de la force continuellement active, ils tendent, à la longue, à développer dans le moral les penchans à la violence, et l’habitude de l’irréflexion[29].

Tels sont, en général, les effets directs des exercices du corps ; tels sont aussi leurs principaux effets éloignés.

§. xiv.

Il est facile de concevoir que le repos doit avoir des résultats tout contraires à ceux de l’exercice. En laissant dans l’inertie une partie considérable des fibres musculaires, le repos les affoiblit directement ; en ne sollicitant point les forces qui leur sont attribuées, il permet à ces forces de suivre la tendance centrale qui les ramène naturellement vers le système nerveux. Par-là, toutes les fonctions, plus directement dépendantes de la sensibilité, acquièrent une prédominance notable sur celle qui ne sont, à proprement parler, qu’une suite de mouvemens. Aussi, remarque-t-on que, toutes choses égales d’ailleurs, la tête est plus active chez les hommes qui vivent dans l’inaction, à moins que leur repos ne soit coupé par des intervalles d’activité très-grande. Les sentimens, tout ensemble vifs et profonds, appartiennent encore aux personnes que les impressions et les mouvemens extérieurs ne tirent pas sans cesse hors d’elles-mêmes. Cependant le repos, ou plutôt le sommeil, qu’on peut en considérer à plusieurs égards, comme le dernier terme, produit souvent des effets tout opposés. Quand le sommeil est habituellement trop long, il engourdit le système nerveux ; il peut même finir par hébéter entièrement les fonctions du cerveau. On verra sans peine que cela doit être ainsi, si l’on veut faire attention que le sommeil suspend une grande partie des opérations de la sensibilité, notamment celles qui paraissent plus particulièrement destinées à les exciter toutes : puisque c’est d’elles que viennent les plus importantes impressions ; et que, par l’effet de ces impressions même, dont la pensée tire ses plus indispensables matériaux, elles dirigent, étendent et fortifient le plus grand nombre des fonctions sensitives, et réagissent sympathiquement sur les autres : je veux parler ici des opérations des sens proprement dits.

Dans l’état de repos, l’action du système nerveux est entretenue par différens genres d’impressions, dont l’influence dépend des habitudes particulières du sujet. Chez les personnes accoutumées à des travaux manuels très-forts, les organes de la digestion sont ceux qui paraissent agir le plus directement sur le cerveau. Ce n’est pas seulement, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, par les sucs réparateurs qu’ils y font parvenir ; c’est encore, et c’est sur-tout par les mouvemens sympathiques qui s’y reproduisent durant leur action, que ces organes raniment et soutiennent celle de la sensibilité, renouvellent les sources même de la vie, et déterminent les opérations intellectuelles. De-là vient que ces personnes, quand on les force à garder le repos, sans maladie capable d’énerver directement l’estomac, ont besoin de manger beaucoup pour sentir leur existence : en sorte que, malgré la diminution de puissance digestive, qui, dans ce cas, a lieu chez elles, comme chez tout autre individu dans l’état naturel, elles mangent souvent beaucoup plus que pendant le temps de leurs plus violens travaux. Cet excès de nourriture est alors pour elles, le seul moyen de se donner une partie des sensations fortes que l’habitude leur a rendu nécessaires, et de tirer un cerveau naturellement inerte de son engourdissement et de sa langueur.

Chez les hommes étrangers aux grands mouvemens musculaires, et dont la sensibilité plus développée par la prédominance du système nerveux, n’a besoin, pour ainsi dire, que d’elle-même pour s’entretenir, pour se réveiller, et pour renouer à chaque instant, la chaîne de ses fonctions, le repos augmente encore la foiblesse habituelle de l’estomac ; il rend la sobriété plus nécessaire. Ici, les opérations de l’organe pensant se lient aux impressions reçues dans le sein du système nerveux, ou dans certaines parties très-sensibles, telles que les organes de la génération, ou les plexus mésentériques. Et l’on peut observer à ce sujet que la grande activité de l’organe pensant est souvent entretenue par les spasmes des viscères du bas-ventre, ou par des points de sensibilité vicieuse établis dans leur région ; d’où l’on peut, ce semble, conclure qu’un état physique maladif est souvent très-propre au développement brillant et rapide de l’intelligence, comme à celui des affections morales les plus délicates et les plus pures : d’où il suit encore, et comme conséquence ultérieure, qu’en rétablissant l’équilibre entre les diverses fonctions, l’on peut sans doute être assuré que la santé et le bien-être de l’individu ne sauroient qu’y gagner ; mais on ne l’est pas toujours, à beaucoup près, de ne point altérer l’éclat de ses talens, sur-tout de ceux qui se rapportent aux travaux de l’imagination. Enfin, quoique les impressions pénibles attachées à l’état de maladie, fassent souvent éclore des sentimens et des passions contraires à la bienveillance sympathique[30], base de toutes les vertus, quelquefois cependant, je le répète, l’élévation, la délicatesse, la pureté des penchans moraux[31]

dépend de certaines émotions vives et profondes, qui tiennent à l’exaltation de la

sensibilité générale, ou à sa concentration dans certains organes particuliers ; deux circonstances, dans lesquelles n’existe plus le balancement des fonctions qui caractérise l’état sain[32].

Nous avons indiqué les effets du sommeil les plus généraux et les plus constans : ce que nous venons de dire de ceux du repos, est applicable au sommeil, avec plus d’étendue encore. Dans les diverses circonstances, le sommeil peut agir très-différemment sur tous les organes, mais particulièrement sur le cerveau. Sans doute on guérit plus facilement un grand nombre de maladies, lorsqu’on parvient à procurer du sommeil ; il en est même quelques-unes dont on peut le regarder comme le seul et véritable remède : mais il est aussi des maladies qu’il aggrave ; et quelquefois il peut leur faire prendre un cours entièrement fatal. On le voit également, tour-à-tour, ou redonner une vie nouvelle à l’organe pensant, et rendre toutes ses opérations plus parfaites ; ou l’affoiblir, l’engourdir, et faire tomber toutes les fonctions intellectuelles dans la langueur.

Par exemple, les hommes très-sensibles et qui reçoivent beaucoup d’impressions, ont, en général, besoin de beaucoup de sommeil. Les veilles prolongées font éprouver à leur intelligence, le même affoiblissement et la même altération qu’éprouvent toujours en pareil cas, les forces musculaires. Mais quand l’excessive sensibilité dépend de l’inertie de l’estomac, alors le sommeil, en augmentant cette inertie, affoiblit directement tout l’organe cérébral, et par conséquent dérange toutes les opérations de la pensée et de la volonté. Aussi dans certaines maladies nerveuses, les accès paroissent-ils ordinairement au réveil : quand ils restent long-temps au lit, les malades sentent leur état devenir de jour en jour, plus grave ; et pour les guérir, il suffit quelquefois de les laisser moins dormir. Mais ces cas sont encore de ceux qui, pour être déterminés avec certitude, demandent beaucoup de sagacité de la part du médecin. Car la foiblesse et l’inertie de l’estomac ne sont quelquefois qu’apparentes ; elles peuvent tenir à son extrême sensibilité primitive, ou accidentelle : or, dans cette dernière circonstance, c’est au contraire par un plus long sommeil, sur-tout par celui qui succède aux repas, que l’on combat efficacement le vice des digestions, et les désordres nerveux qu’il peut avoir occasionnés.

Pour faire sentir combien il est important de tracer de bonnes règles d’hygiène, relativement à l’emploi du sommeil, et combien il est nécessaire de se faire des idées justes de ses effets, soit qu’on le considère comme un restaurant journalier et nécessaire des forces ; soit qu’on veuille le ranger parmi les moyens médicaux, et l’approprier au traitement de certaines maladies : je me borne aux observations suivantes ; et je les énonce sommairement, sans entrer dans aucun détail touchant les nombreuses conséquences pratiques qu’on peut en tirer ; ces conséquences ne tenant à notre sujet, qu’indirectement et de loin.

1°. Le sommeil n’est point un état purement passif : c’est une fonction particulière du cerveau, qui n’a lieu qu’autant que, dans cet organe, il s’établit une série de mouvemens particuliers : et leur cessation ramène la veille ; ou les causes extérieures du réveil le produisent immédiatement.

2°. Un certain degré de lassitude, ou de foiblesse des fibres musculaires, semble favoriser le sommeil : le sentiment de force et d’activité qui sollicite ces fibres au mouvement, est en effet par lui-même un stimulant direct pour le système nerveux. Mais, quand cette lassitude et cette foiblesse passent certaines limites, le sommeil ne peut plus avoir lieu : et des faits très-multipliés et très-concluans, ont fait voir aux médecins que, pour le produire, il faut alors employer des moyens tout contraires à ceux qui réussissent ordinairement ; c’est-à-dire, substituer aux relâchans et aux sédatifs directs, des stimulans actifs et des toniques vigoureux.

3°. Dans l’état sain, le sommeil ne répare pas les forces, seulement par le repos complet qu’il procure à certains organes, et par la diminution d’activité de tous ; c’est sur-tout en transmettant du centre cérébral, à toutes les parties du système, une nouvelle provision d’excitabilité, qu’il produit ses effets salutaires. Car, lorsqu’il se borne à suspendre les sensations et les mouvemens extérieurs, son efficacité restaurante n’est plus la même : et dans quelques états de maladie, où l’organe nerveux ne se trouve plus capable de reproduire la somme d’excitabilité qui s’épuise sans cesse dans son propre sein, le sommeil fatigue les membres, au lieu de les reposer ; il use les forces musculaires, au lieu de les réparer.

4°. L’afflux plus considérable du sang vers la tête, que le sommeil détermine, ou qui produit le sommeil, ne peut manquer d’affoiblir beaucoup, sur-tout lorsque celui-ci dure long-temps, des vaisseaux formés de tuniques naturellement débiles et dépourvues de points d’appui qui les soutiennent : leur distension va toujours alors en croissant ; elle finit par comprimer, d’une manière funeste, les fibrilles pulpeuses ; et tôt ou tard alors, elle y suffoque le principe de tout mouvement.

5°. Le sommeil, mettant le cerveau dans un état actif, il s’ensuit que sa répétition trop fréquente, et sur-tout son excessive prolongation, doivent énerver cet organe, comme le fait toute autre fonction quelconque, à l’égard de celui, ou de ceux qui lui sont propres, lorsque sa durée, ou son énergie va au-delà des forces qui doivent l’exécuter. Ainsi, le trop de sommeil n’engourdit et n’oppresse pas seulement le centre cérébral, comme nous l’avons observé déjà plusieurs fois : il le débilite encore d’une manière directe ; il use immédiatement et radicalement les ressorts vitaux.

6°. Tous les organes dont le sommeil fait cesser l’action, ne s’endorment point à-la-fois. L’organe de l’ouïe veille encore, par exemple, long-temps après que celui de la vue ne reçoit plus de sensations. Dans les états comateux, l’on voit quelquefois l’odorat, mais plus souvent le goût, ou le tact, sentir vivement encore, quand la vue et l’ouïe ne donnent plus aucun signe de sensibilité. Il en est de même des différentes parties, dont le sommeil ne fait que rallentir les fonctions et modérer l’activité propre : les poumons, l’estomac, le foie, les organes de la génération ne s’endorment, ni en même temps, ni au même degré. On peut en dire encore autant des fibres musculaires elles-mêmes : certains mouvemens continuent à s’exécuter dans les premiers temps du sommeil ; certaines contractions acquièrent même plus de force, à mesure qu’il devient plus profond[33]. Si dans le sommeil régulier, la force tonique persistante des muscles s’endort pour l’ordinaire, avec celle de contraction ; dans quelques affections soporeuses maladives, où les mouvemens musculaires ne s’exécutent point spontanément, les fibres retiennent avec une force tonique très-durable, le degré de contraction que les assistans veulent leur donner. Observons, en outre, que les impressions qui peuvent être reçues alors, soit par les extrémités sentantes internes et externes, soit par les fibres pulpeuses elles-mêmes, et dans le sein du système nerveux, sont capables d’éveiller sympathiquement certaines parties correspondantes du cerveau, et de rendre par-là, le sommeil incomplet. En effet, telle est la véritable cause des rêves : et c’est aussi dans une discordance analogue d’action, entre les diverses parties du cerveau, qu’il faut chercher la cause des différens délires.

Mais cette influence réciproque du cerveau et des autres organes, pendant le sommeil, n’est la même, ni chez tous les individus, ni dans toutes les circonstances : les effets ne s’en manifestent, ni au même degré, ni dans le même ordre de succession. Il faut donc observer ces effets à part, chez chaque individu, et dans chaque circonstance particulière : et cette étude, faite suivant l’esprit qui doit la diriger, ne fournit pas seulement des règles plus sûres touchant l’emploi du sommeil ; elle peut encore éclaircir beaucoup le caractère distinctif de certains tempéramens et de certaines maladies ; elle jette même un jour tout nouveau sur des phénomènes, regardés comme inexplicables jusqu’aujourd’hui.

§. xv.

Les observateurs de tous les siècles, ont considéré le travail, non-seulement comme le conservateur des forces corporelles et de la santé, comme la source de toutes les richesses particulières, ou publiques ; mais aussi comme le principe du bon sens et des bonnes mœurs, comme le véritable régulateur de la nature morale. Les hommes laborieux se distinguent par les habitudes de la raison, de l’ordre, de la probité. Celui qui peut se procurer une ample subsistance, ou même de la richesse, par des moyens dont l’emploi le fait honorer de ses semblables, ne va point recourir à des moyens répréhensibles, qui le mettroient nécessairement en état de guerre avec la société, et dont l’emploi devient toujours périlleux : celui dont le temps et les forces sont consacrés à des occupations régulières, n’a plus assez d’activité pour tourner son imagination et ses désirs vers des objets dont la poursuite trouble l’ordre public : enfin, celui dont l’esprit s’exerce à des combinaisons, ou à l’invention de procédés qui ne peuvent devenir profitables, qu’autant qu’ils sont sagement conçus, ne peut manquer de faire prendre à son esprit, une direction constante vers la raison et vers la vérité. Chez le même peuple, les personnes habituellement occupées, se distinguent sans peine de celles qui ne le sont pas. Entre les différens peuples, ceux qui croupissent dans l’indolence, semblent à peine appartenir à la même espèce, que ceux dont l’industrie développée anime et met en mouvement un grand nombre d’individus : et la supériorité de ces derniers est toujours en raison directe de l’étendue et de l’importance de leurs travaux. Il faut cependant observer que, de même qu’une activité vagabonde n’est pas le véritable amour et le véritable esprit du travail, chez les particuliers ; de même aussi le caractère remuant et hasardeux n’est pas celui de la véritable industrie, chez les nations : et si de mauvaises lois peuvent altérer les fruits des plus utiles travaux, dans le sein d’un peuple ; certains vices dans les rapports commerciaux, ou politiques des peuples différens, peuvent produire divers genres de corruption nationale, dont le bon sens et le caractère moral des individus ne tardent pas eux-mêmes à se ressentir.

Vivre n’est autre chose que recevoir des impressions, et exécuter les mouvemens que ces impressions sollicitent : l’exercice de chacune des facultés qui nous sont données pour satisfaire nos besoins, est une condition sans laquelle l’existence demeure toujours plus, ou moins incomplète : enfin chaque mouvement devient, à son tour, le principe, ou l’occasion d’impressions nouvelles, dont la répétition fréquente et le caractère varié doivent agrandir de plus en plus le cercle de nos jugemens, ou tendre sans cesse à les rectifier. Il s’ensuit de-là, que le travail, en donnant à ce mot sa signification la plus générale, ne peut manquer d’avoir une influence infiniment utile sur les habitudes de l’intelligence, et par conséquent aussi sur celles de la volonté. Et si l’on étoit dans l’usage de considérer les idées et les désirs, sous leur véritable point de vue, c’est-à-dire comme le produit de certaines opérations organiques particulières, parfaitement analogues à celles des fonctions propres aux autres organes, sans en excepter même les mouvemens musculaires les plus grossiers : la distinction reçue entre les travaux de l’esprit et ceux du corps, ne s’offriroit point à nous dans ce moment ; nous les embrasserions également tous sous le même mot ; et l’influence dont je viens de parler, n’en seroit que plus étendue encore à nos yeux. Mais alors, comme je l’ai fait remarquer ailleurs, en cherchant à déterminer le sens du mot régime, elle le seroit trop pour l’objet qui nous occupe dans ce moment : nous aurions dit plus que cet objet ne demande ; et par la trop grande généralité de de nos preuves, nous n’aurions prouvé réellement que ce qui ne sauroit être contesté.

En effet, si toutes les opérations intellectuelles étaient comprises sous ce nom commun de travaux, il ne seroit pas sans doute nécessaire de faire voir que les travaux influent sur les dispositions et sur les habitudes morales. Aussi, n’est-ce point là, ce que nous prétendons établir. Nous restreignons donc ici le sens du mot travail : nous ne désignons par ce mot, que la partie manuelle et mécanique des occupations de l’homme, dans les divers états de société. Car en traitant des effets du régime, c’est sur-tout, c’est même uniquement de cette classe de travaux qu’il importe dans ce moment, de reconnoître l’influence sur l’état moral. Et quant à l’utilité générale du travail, dont il vient d’être question, elle n’a pas non plus besoin de nouvelles preuves. Qui pourroit n’en être pas convaincu ?

Mais les différens travaux particuliers ont, suivant leur nature, des effets moraux très-remarquables ; et ces effets, ordinairement utiles, peuvent cependant quelquefois être pernicieux. Or, voilà ce qu’il seroit essentiel de bien déterminer, non-seulement afin d’accumuler les exemples qui constatent ces rapports continuels du physique et du moral ; mais encore, et principalement, afin d’indiquer un nouveau sujet de recherches et de méditations au moraliste philosophe, dont les découvertes doivent toujours éclairer et diriger le législateur.

On peut, dans la distinction des travaux, considérer d’abord, ceux qui s’exécutent en plein air, et ceux qui s’exécutent dans les lieux clos : ensuite, ceux qu’on appelle sédentaires, parce que l’ouvrier est assis : enfin, ceux qui, soit en plein air, soit dans des lieux clos, demandent que l’ouvrier reste habituellement debout. Mais la principale distinction semble établie par la nature elle-même, entre les travaux pénibles, auxquels il faut appliquer des forces musculaires considérables, et les occupations plus douces, qui n’exigent que de foibles mouvemens. Il est vrai qu’en même temps, pour se faire une idée complète des effets que les différens travaux peuvent produire à la longue, sur les habitudes, il faut encore tenir compte, 1°. de la nature des instrumens qu’ils exigent ; 2°. de celle des matériaux qu’ils façonnent ; 3°. du caractère des objets dont les personnes qui s’y livrent, sont ordinairement environnées.

Dans les ateliers clos, sur-tout dans ceux où l’air se renouvelle avec difficulté, les forces musculaires diminuent rapidement ; la reproduction de la chaleur animale languit ; et les hommes de la constitution la plus robuste, contractent le tempérament mobile et capricieux des femmes. Loin de l’influence de cet air actif et de cette vive lumière, dont on jouit sous la voûte du ciel, le corps s’étiole, en quelque sorte, comme une plante privée d’air et de jour ; le système nerveux peut tomber dans la stupeur ; trop souvent, il n’en sort que par des excitations irrégulières. D’ailleurs, la monotonie des impressions qui lui sont transmises, ne peut manquer de rétrécir singulièrement le cercle de ses opérations. Ajoutez que si le nombre des ouvriers est un peu considérable, l’altération progressive de l’air agit d’une manière directe et pernicieuse, d’abord sur les poumons, dont le sang reçoit son caractère vital, et bientôt sur le cerveau lui-même, organe immédiat de la pensée. Ainsi donc, sans parler des émanations malfaisantes que les matières manufacturées, ou celles qu’on emploie dans leurs préparations, exhalent souvent, presque toutes les circonstances se réunissent pour rendre ces ateliers également mal-sains au physique et au moral.

On sait combien facilement presque tous les genres de corruption se répandent parmi des personnes renfermées et entassées. Mais cet effet est généralement regardé comme purement moral : prétendre le rapporter, en grande partie, à des causes physiques, ce seroit risquer de soulever contre soi, des oppositions qu’il est sur-tout nécessaire d’éviter dans des recherches de la nature de celles qui nous occupent. Je ne m’arrêterai donc pas à quelques vues, qui naissent pourtant d’une manière bien naturelle de l’ensemble des observations recueillies dans ces mémoires. Je dirai seulement qu’on n’a pas moins de peine à corriger par le renouvellement de l’air, par l’introduction libre de la lumière, et l’exacte observation de la propreté, les inconvéniens physiques des ateliers clos, qu’à prévenir les désordres moraux qui s’y développent, par des réglemens sévères, et par la prompte répression des abus.

Il y a cependant plusieurs avantages notables, attachés aux travaux qui s’exécutent dans des lieux fermés et couverts. D’abord, les ouvriers y sont à l’abri de plusieurs maladies produites par l’intempérie des saisons, et sur-tout par les alternatives brusques de température de l’atmosphère. On sent que cette circonstance seule a, dans ses conséquences, une étendue analogue au nombre et à l’importance de ces maladies. Mais en outre, par l’effet plus direct des travaux qui permettent qu’on abrite les ateliers, la sensibilité du système nerveux augmente ; l’individu devient sensible à des impressions plus délicates ; et toutes choses égales d’ailleurs, les dispositions physiques particulières, dont paroît dépendre immédiatement l’instinct social, acquièrent plus de développement et d’intensité.

Les travaux exécutés en plein air, ont des effets utiles d’un autre genre. Ils impriment un plus grand sentiment de vie et de force aux organes moteurs ; ils multiplient les objets, et diversifient considérablement le caractère des impressions ; ils trempent le corps, et fournissent souvent une plus ample matière aux opérations de l’intelligence et s’ils n’entretiennent point dans le système nerveux, une sensibilité trop vive et pour ainsi dire, minutieuse ; ils le tiennent du moins dans un éveil constant, par des sensations dont la variété même attire et fixe nécessairement son attention[34].

Aussi, les hommes voués à ces travaux, diffèrent-ils des précédens, par plus de courage, plus de détermination, plus de fermeté ; par une tournure de caractère et d’esprit, qui se prête mieux aux diverses circonstances ; par plus d’aptitude à trouver des expédiens dans toutes les situations ; par plus d’indépendance et de fierté. Mais il est des réflexions que le sentiment et l’exercice habituel de la force empêchent de naître, des connoissances morales qu’ils nous empêchent d’acquérir. En général, ces hommes ne feront point ces réflexions ; ils n’ acquerront point ces connoissances : on leur trouvera de l’âpreté dans les manières, de la grossièreté dans les goûts ; et, tout demeurant égal d’ailleurs, leurs dispositions et leurs penchans auront quelque chose de moins social.

Mais, je le répète, une différence bien plus importante entre les divers travaux, est celle qui se tire du degré de force nécessaire pour chacun d’eux. C’est par-là sur-tout, qu’ils modifient puissamment les habitudes des organes. Les travaux qui demandent de grands mouvemens, s’exécutant tous debout, ou dans des attitudes forcées, dirigent vers l’ensemble du système musculaire, ou vers certaines divisions particulières des muscles, une plus grande somme de forces vivantes. Ainsi, l’équilibre entre l’organe sentant et les organes moteurs, se trouve rompu. D’ailleurs, l’épuisement matériel ressenti par les derniers, exigeant une plus fréquente et plus ample réparation, l’activité de l’estomac et de tous les organes qui concourent à l’assimilation des alimens, se trouve considérablement accrue : et dès-lors, celle du centre cérébral diminue dans la même proportion.

Les travaux qui ne demandent, au contraire, que de foibles mouvemens ; ceux en particulier que l’on exécute assis, énervent promptement, faute d’exercice, les forces des muscles. En conséquence, la sensibilité du système nerveux devient plus vive ; ordinairement même elle devient irrégulière. Il s’ensuit donc, tantôt des impressions multipliées, sur-tout du genre de celles qui viennent des extrémités sentantes internes, ou qui naissent dans le sein même de l’organe nerveux ; tantôt des désordres hypocondriaques et spasmodiques, maladies propres aux hommes sédentaires, et qu’on pourroit presque toujours rapporter à l’inaction du corps, ou plutôt à des occupations, où les organes internes agissent seuls, et qui ne sont accompagnées d’aucun mouvement extérieur. Or, dans ces deux circonstances, qui du reste se réunissent ordinairement et se confondent, toutes les dispositions morales sont changées : et bientôt il se forme des habitudes particulières, qui présentent différentes séries de phénomènes, quelquefois très-étonnans, souvent singuliers, toujours curieux.

En établissant ainsi l’extrême prédominance du système musculaire dans le premier cas, et celle du système nerveux dans le second, nous supposons que les travaux corporels violens ne sont point interrompus par des intervalles réguliers de méditation sédentaire ; ni les travaux sédentaires, qui ne demandent que peu de forces motrices, par des exercices violens suffisamment répétés et prolongés. Dans cette hypothèse, qui se trouve réellement conforme au plus grand nombre de cas particuliers, on peut observer encore que le temps matériel nécessaire pour la réflexion, manque aux personnes occupées des premiers travaux, et qu’ordinairement ils sont du nombre de ceux pour lesquels elle est moins indispensable ; tandis que les seconds, au contraire, lui laissent toujours un certain espace de temps, et que souvent même ils la provoquent et la cultivent directement.

Au reste, nous ne croyons pas devoir entreprendre l’histoire circonstanciée des changemens divers, qui peuvent survenir dans l’état moral, en vertu de ce genre particulier de causes : ce seroit se perdre dans des détails, précieux sans doute, mais dont l’exposition complète appartient à d’autres sujets. Il nous suffit de prouver qu’ici des changemens ont, et doivent avoir lieu ; que ces changemens ont, et doivent avoir un certain caractère général ; et que les moyens de les prévenir, ou de les seconder, ne peuvent être cherchés ailleurs, que dans l’étude attentive et réfléchie de cette même cause qui leur a donné naissance.

Enfin, la circonstance qui paroît modifier le plus profondément l’effet moral direct des différens travaux, est celle qui se rapporte au caractère des instrumens qu’ils employent, et à la nature des objets qu’ils présentent habituellement aux sens. On a remarqué dans tous les pays, que les hommes livrés aux métiers les plus dégoûtans de la société, contractent bientôt des mœurs analogues aux sensations qui leur sont familières ; que ceux qui pratiquent des arts périlleux, associent presque toujours à l’audace, ou à l’insouciance, dont ils ont besoin dans tous les momens, tantôt des idées superstitieuses habituelles, tantôt des systèmes de conduite peu réfléchis, et souvent les unes et les autres à-la-fois. Les hommes qui manient continuellement les armes, pourroient-ils manquer de prendre des habitudes de commandement et de despotisme ? Le sentiment et l’exercice d’une force puissante ne doivent-ils pas y faire rapporter toutes les idées et toutes les passions, même les idées de justice, et les passions qui n’ont que le bien pour objet ? Les hommes employés par état à verser le sang des animaux, et qui le voyent chaque jour, couler à flots sous leurs yeux, se font remarquer en général[35], par des mœurs dures, impitoyables, féroces. L’on sait qu’il y a des pays où, pour différens actes sociaux, la législation les sépare, en quelque sorte, des autres citoyens.

La manière dont les chasseurs se servent des armes meurtrières, est sans doute très-différente ; aussi, leurs habitudes et leurs penchans ne sont-ils pas ceux des bouchers : mais leur genre de vie, particulièrement l’habitude de donner la mort, les endurcit nécessairement, jusqu’à un certain point : et les fatigues qu’ils supportent ordinairement, ainsi que les dangers qu’ils bravent quelquefois, peuvent être, pour les hommes qui se destinent à la guerre, un excellent apprentissage, qui les prépare à d’autres fatigues et à des dangers plus grands.

Les peuples chasseurs, indépendamment des difficultés qu’ils éprouvent à se procurer leur subsistance, puisent, dans l’usage habituel des armes, et dans leur état non interrompu de guerre avec les autres animaux, ces penchans cruels, qui se développent ensuite si facilement, dans l’occasion, contre les hommes eux-mêmes[36]. Mais comme leurs chasses ne consistent pas seulement dans des attaques de vive force ; qu’ils employent aussi pour saisir les animaux, toute sorte d’embûches et de pièges : leur caractère se compose des habitudes de l’audace et de celles de la ruse ; leurs mœurs présentent la réunion de la perfidie et de la cruauté.

La nature sombre et farouche qui s’offre sans cesse aux regards de ces peuples, contribue sans doute beaucoup à confirmer la dureté de leurs penchans. Quelles douces impressions l’homme pourroit-il recueillir au sein de ces forêts ténébreuses, couvertes de neiges, au milieu de ces brouillards presqu’éternels ? dans ces marais fétides, qu’enveloppent de meurtrières exhalaisons ? à l’aspect de ces rocs hérissés, dont les torrens furieux rongent et minent les bases ? La présence continuelle de ces tableaux de destruction ; la lutte contre les animaux féroces, qui viennent sans cesse disputer à l’homme, l’empire de ces lieux désolés ; enfin, les intempéries d’un ciel âpre et rigoureux, et des saisons qui ne se succèdent que pour amener de nouveaux désastres : tout, en un mot, n’y concourt-il point à nourrir dans le cœur, des sentimens malheureux et des projets sanguinaires ? à l’endurcir contre la pitié, comme contre la peur ? à étouffer et à glacer presque toutes les émotions sympathiques de l’humanité ?

On observe des habitudes et des penchans analogues chez les peuples pêcheurs, sur-tout chez ceux qui bordent les côtes des mers glaciales : et cela doit être encore ainsi. Peut-être même le caractère furieux de l’élément dont ils tirent leur principale nourriture, les dangers qu’ils affrontent pour la conquérir, les objets funestes qu’ils ont sans cesse sous les yeux, l’austérité du froid et les impressions pénibles de tout genre, doivent-ils les rendre plus sauvages et plus féroces encore. Quant à leur intelligence, quoique les travaux habituels auxquels ils sont livrés, exigent beaucoup de combinaisons, elle ne paroît cependant pas aussi développée, toutes choses d’ailleurs égales, que celle des peuples pasteurs : ce qui peut tenir, en écartant les causes directement morales, dont nous ne devons pas tenir compte ici, tantôt à la trop grande facilité de se procurer leur subsistance ; tantôt à certaines maladies particulières que sa nature fait éclore, ou développe ; tantôt, enfin, au climat ; c’est-à-dire, au concours de toutes les circonstances physiques, qui caractérisent le local où sont fixées leurs habitations.

Certaines traditions, prétendues historiques, les fictions des poètes, les rêveries même de quelques philosophes ont représenté la vie pastorale comme le modèle des vertus et du bonheur. Mais ces brillans tableaux ne sont que des illusions, démenties par tous les faits. Les peuples purement pasteurs n’ont été de tout temps, et ne sont encore aujourd’hui, que des hordes de brigands et de pillards. Dans leur vie vagabonde, ils regardent tous les fruits de la terre comme leur appartenant de droit : ils n’ont aucune idée de la propriété territoriale, dont les lois primitives sont la base, ou la source de presque toutes les lois civiles ; ils ignorent sur-tout ces conventions postérieures, qui sont venues bientôt dans les sociétés agricoles et commerçantes, consacrer indistinctement et d’une manière égale, tous les genres de propriété. Dans leur séparation forcée des autres peuples, les peuples pasteurs s’habituent à traiter en ennemi, tout ce qui leur est étranger. Cette haine générale et constante de leurs semblables fomente nécessairement dans leurs cœurs, des sentimens iniques, cruels et malheureux. C’est uniquement sur quelques coins de terre favorisés de la nature, et d’ailleurs très-bien cultivés ; c’est au sein de quelques fortunés vallons, que des bergers riches et tranquilles ont pu donner des soins particuliers à l’éducation de leurs troupeaux ; c’est uniquement là, que l’aisance de la vie pastorale, et les doux loisirs qu’elle procure, tournant les esprits vers la culture de la poésie, ou vers l’observation des astres, ont pu réellement imprimer aux goûts de l’homme social plus d’élégance, peut-être même donner à ses mœurs plus de pureté. Mais, en faisant ces concessions, qui pourroient encore être facilement contestées, ajoutons qu’il faut retrancher des images sous lesquelles on aime à se représenter les pasteurs babyloniens, et ceux de l’Arcadie, ou de la Sicile, tout ce que l’enthousiasme des poètes bucoliques n’a pas craint d’ajouter à la vérité de la nature, et tout ce que l’imagination des lecteurs ajoute encore elle-même ordinairement, aux inventions de ces poètes. Peut-être alors, ces charmantes peintures pourroient-elles se rapporter à quelques objets réels. Mais, au reste, ce n’est point de cette manière, qu’il faut aujourd’hui louer la campagne : la vie pastorale n’est pas la vie qu’on y retrouve, n’est pas celle qu’on doit vouloir y retrouver ; et de faux tableaux ne peuvent qu’en faire méconnoître les véritables charmes à ses habitans.

Les peuples agriculteurs, dont la subsistance est mieux assurée, jouissent d’un état social plus stable ; et chez eux, on trouve plus de bon sens et plus de vertus. Ils sont donc, même dès les premiers temps de leur existence, les peuples les plus heureux. Bientôt le commerce vient effacer peu à peu les préjugés, et multiplier les lumières : son influence active vient éveiller tous les talens, en offrant à l’homme industrieux de nouvelles sources de richesses, à l’homme riche de nouveaux moyens de jouissance : et rendant, enfin, le premier tous les jours plus indépendant du second, il fait naître et développe toutes les idées, tous les sentimens, toutes les habitudes de la liberté. C’est alors, que la nature humaine voit s’ouvrir devant elle, une belle et vaste carrière d’améliorations, de bonheur véritable : alors, il ne reste plus au philanthrope qu’un vœu à former ; c’est que la consolidation d’un gouvernement soumis à l’influence de la raison publique, fasse toujours passer immédiatement dans les lois, tous les progrès réels des idées ; que les législateurs et les premiers magistrats de la nation soient toujours aussi soigneux à recueillir les fruits des lumières, et à les propager elles-mêmes de plus en plus, que les despotes et les charlatans le sont à les étouffer, à les calomnier. Et, pour le dire en passant, cette seule considération suffit pour montrer quels sont les avantages d’un système de gouvernement fondé sur l’égalité et la liberté : c’est donc bien en vain que les tyrans, et les déclamateurs qu’ils tiennent à leurs gages, s’efforcent de renverser, ou de flétrir ces principes éternels.

Sans doute, dans les différens états de société, les causes morales s’entremêlent toujours aux causes physiques, pour produire les effets remarqués par les observateurs : mais la nature des travaux déterminant celle des habitudes journalières, ils sont par conséquent du nombre des circonstances qui méritent ici le plus d’attention. Au reste, il nous a suffi de prouver qu’ils exercent leur part d’influence sur les dispositions morales des individus, et, par une suite nécessaire, sur celles des nations.

Mais il est temps de terminer ce long Mémoire. Je regarde d’ailleurs, comme inutile d’entrer dans aucune particularité touchant certains travaux, dont on peut à chaque instant, observer les effets. Tels sont, par exemple, ceux qui s’exécutent au sein des bois ou des montagnes, et dans l’éloignement de toute habitation. On sait que leur pratique, long-temps prolongée, imprime aux idées et aux mœurs un caractère grossier, dur, sauvage. Tels sont encore ceux des verreries et des forges, qui tout-à-la-fois, exigent de puissans mouvemens musculaires, et mettent le cerveau dans une espèce de bouillonnement continuel. Car de cette dernière circonstance, s’ensuivent la plupart des effets de l’ivresse fréquente[37], combinés avec ce caractère violent, que fait naître le sentiment ou l’usage d’une grande force corporelle. Tels sont, enfin, ceux qui donnent directement naissance à certaines maladies, lesquelles, à leur tour, ont le pouvoir de changer entièrement l’état moral. On peut citer pour exemple de ce genre, les travaux qui nécessitent le maniement et l’emploi journalier du mercure, des chaux de plomb, du cobalt, &c.

Encore moins croirai-je devoir insister sur l’influence morale des différens travaux, en tant qu’elle résulte du caractère des objets qu’ils offrent le plus habituellement aux sens.

Ce n’est pas sans doute la même chose d’être retenu par la nature de ces occupations, au sein des grandes villes, ou dans le fond des solitudes[38] ; d’habiter sur les rocs qui bordent une mer agitée, ou parmi des plaines riches et tranquilles ; dans des souterrains obscurs, ou sous les doux rayons du jour et du soleil ; au centre des déserts brûlans de l’Afrique, ou sur les glaces du Spitzberg et du Groenland. Dans des circonstances si diverses, ni les objets, ni les impressions qu’ils font sur nous, ni le résultat de ces impressions ne peuvent se ressembler : on ne peut ni s’occuper du même genre d’idées, ni se livrer aux mêmes penchans, ni contracter les mêmes habitudes. Cette vérité si simple, doit être sensible, je pense, sans plus d’explications : et quoique le tableau de ces différens effets pût nous présenter encore plusieurs remarques intéressantes, nous abandonnerons à la sagacité du lecteur, ce nouvel examen, sans doute maintenant superflu pour notre objet.

CONCLUSION.

Ainsi donc, le régime, c’est-à-dire l’usage journalier de l’air, des alimens, des boissons, de la veille, du sommeil et des divers travaux, exerce une influence très-étendue sur les idées, sur les passions, sur les habitudes, en un mot, sur l’état moral.

Par conséquent, il importe beaucoup que l’hygiène en détermine et circonstancie les effets ; qu’elle tire de leur observation raisonnée des règles applicables à toutes les circonstances, et propres à perfectionner la vie humaine ; qu’enfin, la vraie philosophie montre nettement la liaison de ces effets, avec ceux qu’on appelle purement moraux, pour les faire concourir plus sûrement les uns et les autres, au seul but raisonnable de toutes les recherches et de tous les travaux ; à l’amélioration de l’homme, à l’accroissement de son bonheur.




  1. Hérodicus avoit voulu l’appliquer au traitement des maladies aiguës : Hippocrate fit voir que l’exercice y est toujours nuisible, et même que dans plusieurs maladies chroniques, il peut souvent faire beaucoup de mal, quand il n’est pas très-doux, très-sagement gradué.
  2. Le mercure peut descendre très-bas, quoiqu’il fasse beau, et que le ressort de l’air ne paroisse point diminué : mais ce cas est assez rare. Je ne l’ai guère observé que pendant les grandes chaleurs, et pendant les froids très-vifs.
  3. Il paroît que tout changement chimique dans l’état des corps, en exige, on en produit un autre analogue dans leur température. Presque toujours, la tendance aux combinaisons nouvelles, ou l’acte même de ces combinaisons s’annonce par une augmentation de chaleur. Cette augmentation est sensible dans la fermentation, la putréfaction, le mélange des acides minéraux avec différens fluides, &c. La production de l’eau et le rétablissement d’équilibre du fluide électrique ne paroissent point avoir lieu sans quelque degré de chaleur, &c.
  4. Il est si vrai que cette apparition précoce de la puberté dépend de la chaleur, que dans les pays froids, lorsque les filles se tiennent continuellement auprès des poëles, l’éruption des règles est aussi prématurée que sur les bords du Gange. Mais alors même, plusieurs autres effets analogues ne peuvent avoir lieu, à raison de l’absence de différentes causes qui agissent concurremment dans les pays chauds. D’ailleurs, l’application, même fugitive, du froid donne toujours, en se répétant, plus de consistance et de ton à tous les organes musculaires. Or, il est impossible, dans les pays ou l’hiver est rigoureux, de se dérober entièrement à son influence.
  5. Toute la chaleur du corps ne se forme pas dans le poumon : mais l’action de ce viscère en développe une portion considérable. Ce n’est pas, au reste, ici le lieu de rechercher quelles sont les autres circonstances, dont le concours influe sur la production d’un phénomène si important dans l’économie animale.

    Je renvoie encore à la Physiologie de l’illustre professeur Dumas, qui, si jeune, a déjà pris une place si distinguée dans le monde savant.

  6. Il ne faut pas considérer la circulation des hu- meurs, comme exclusivement dépendante de la force centrale du cœur et des gros troncs artériels, qui lui donnent la première impulsion : les puissances qui l’entretiennent, sont répandues dans tout le système des artères et des autres vaisseaux ; elles agissent simultanément sur tous les points de leurs parois. Ainsi, la gangrène qui la suffoque n’agit pas comme un obstacle purement mécanique ; et ce n’est pas uniquement en vertu des lois de l’équilibre, que les humeurs sont refoulées alors vers les viscères internes, sur-tout vers ceux dont les vaisseaux sont le plus foibles : ces lois y concourent sans doute ; mais cet effet résulte principalement de l’action augmentée des vaisseaux restés libres, et qui conservent toute leur énergie vitale ; action qui s’accroît d’autant plus, que les organes auxquels ils appartiennent, remplissent des fonctions plus importantes, et qu’une certaine foiblesse relative de structure rend leur mobilité plus grande.
  7. Des travaux, ou des exercices de corps continuels suffisent le plus souvent pour empêcher la réflexion de naître, et même pour en effacer les habitudes déjà prises. La réflexion se produit par une action paisible et continue du cerveau. Pour que cette action soit complète, il font que celle des autres organes, particulièrement des organes musculaires, n’opère point une diversion de forces trop grande, ou trop durable ; il faut aussi que des sensations exterieures variées ne créent pas sans cesse, une foule de tableaux nouveaux et fugitifs, dans le sein de l’organe pensant.
  8. Voyez les Voyages de Meares, de Dixon, de Vancouvers, &c.
  9. De-là, vient que les habitans de Madrid donnent au vent du nord, le nom d’un mal rongeant, Las Bubas del ayre.
  10. En Égypte, ils empêchent la putréfaction des corps des chameaux, et les réduisent en momies. Ils incommodent beaucoup les hommes, par la grande quantité de sable fin que leur souffle puissant promène dans l’air, et qui pénètre jusques dans les appartemens les mieux termes. Ce sable paroît influer sur la production des ophtalmies, qui y sont si communes, comme on le dit assez maintenant : mais il n’en est pas, à beaucoup près, la seule cause ; il n’est pas même la principale : car on sait également que cette maladie dépend sur-tout, ainsi que l’avoit observé dans son temps, Prosper Alpin, des alternatives d’un air sec et brûlant pendant le jour, humide et froid pendant la huit. (Voyez sur-tout l’exact et très-philosophique voyage de Volney.)
  11. Je ne parle pas même ici de ces vents pestiférés, qui souillent sur les bords du golfe Persique, depuis le 15 juin jusqu’au 15 d’août, et qui tuent presque subitement, les voyageurs enveloppés dans leurs tourbillons, en laissant les cadavres dans un état de gangrène sèche générale. (Voyez Chardin : Voyage eu Perse.)
  12. Rouelle l’ainé
  13. C’est par cette propriété, qu’il paroît avoir produit d’heureux effets dans certaines consomptions pulmonaires. En admettant les observations attestées par quelques auteurs, comme vraies, on peut croire que la consomption se trouvoit alors particulièrement entretenue par l’excessive irritabilité de l’organe, et cette excessive irritabilité par une quantité d’oxygène relativement trop considérable dans l’air commun. Au reste, les résultats de toutes ces expériences ont encore besoin d’être confirmés par des observateurs moins prévenus. Nous avons lieu de croire que celles du citoyen Burdin jetteront plus de jour sur cette matière, et en général sur l’emploi des différens gaz comme médicamens.
  14. Peut-être encore, comme le pensoit Spallanzani, les eaux contribuent-elles à sa décomposition.
  15. Les exhalaisons sulfureuses produisent des effets très-différens, suivant le degré de combustion que le soufre a subi ; c’est-à-dire, suivant la quantité d’oxygène dont il s’est emparé : mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ces détails, très-intéressans d’ailleurs pour l’hygiène, et sur-tout pour la médecine pratique.
  16. Les personnes au fait de l’intérieur des couvens, sur tout de ceux d’ordres très-sévères, savent que la guerre y régnoit continuellement entre les particuliers, et que les supérieurs étoient souvent menacés du fer, ou du poison.
  17. Dans les coutumes d’un des généraux des Chartreux, appelé Guigues, on trouve à l’article de la saignée, on de minutione : Minuimur in anno quinquies. Sans cela, ces malheureux tomboient dans de violens délires, ou le couvent étoit en proie aux scandales et aux mêmes fureurs qui éclatent dans les bagnes et dans les prisons.

    Ce Guigues gouverna depuis 1109, jusqu’à 1136. Voyez les Annales de l’ordre des Chartreux, par dom Masson, qui dit que de son temps, c’est-à-dire dans le 17e siècle, on saignoit les moines avec plus de réserve.

  18. Je sais (et je ne veux pas le taire) que dans l’origine, quelques ordres religieux ont rendu des services à l’agriculture ; que d’autres en ont rendu plus constamment encore aux lettres. À certaines époques malheureuses, les philosophes n’avoient guère d’autre asyle contre la tyrannie, que les cloîtres : par-tout ailleurs, il étoit impossible de penser et de vivre en paix. J’ajouterai même qu’il y a divers genres de travaux pour lesquels des associations d’hommes, soumis volontairement à des règles, à un système géneral de vie, pourroient être d’une grande utilité. Mais les institutions monastiques n’en ont pas moins été de grands fléaux. Il seroit à désirer que leur histoire fût écrite impartialement par des esprits philosophiques, qui les eussent bien observées dans leur régime intérieur : ils nous apprendroient peut-être s’il est possible, encore aujourd’hui, d’en emprunter quelques vues pour la création d’institutions nouvelles, appropriées à l’état des lumières, et comment il faudroit s’y prendre pour cela.
  19. Il faut cependant observer que l’opium, quand on l’employe à dose foible, conserve long-temps une action stimulante pure. J’ai connu un vieillard qui s’en servoit pour prévenir des assoupissemens léthargiques, auxquels il étoit enclin. J’en ai fait usage avec succès moi-même, pour remplir le même but, chez un autre vieillard que la répercussion subite de la transpiration avoit fait tomber dans un état comateux. Mais j’avois cru, dans ce dernier cas, devoir associer des cordiaux à l’opium.
  20. La quantité proportionnelle d’oxigène, qui entre dans la combinaison de l’eau, est à-peu-près de 85 parties sur 15 d’hydrogène ; c’est-à-dire, presque de . Mais dans certaines circonstances, l’eau comme l’air, peut dissoudre une quantité additionnelle de l’un ou de l’autre de ses principes constituans.

    Une plus grande quantité d’oxigène rend, en général, l’eau pesante et difficile à digérer.

  21. Les relâchans, en rendant plus de liberté aux fonctions, peuvent produire des effets parfaitement semblables à ceux des toniques : mais on voit assez qu’ils n’agissent alors ainsi, que d’une manière indirecte.
  22. La tension des parties solides augmente souyent la sensibilité : mais ici, se trouvant jointe à l’engourdissement du systême nerveux, elle produit un effet tout contraire. D’ailleurs, quand la tension passe certaines bornes, elle oblitère tout, et empêche le jeu de la vie.
  23. Presque tous les grands scélérats sont des hommes d’une structure organique vigoureuse, remarquables par la fermeté et la ténacité de leurs fibres musculaires. Presque tous s’endurcissent encore, tant au physique qu’au moral, par l’abus des esprits ardens et des stimulans âcres de toutes sortes.
  24. La réformation.
  25. Le piémontais Botal, médecin de Henri iii, avoit déjà donné beaucoup de vogue à la saignée, long-temps avant que la doctrine de la circulation fût admise dans les écoles : mais on ne se mit à verser des flots de sang, d’une manière vraiment systématique, que lorsqu’on eut rapporté presque toutes les maladies à son épaississement et à l’obstruction des vaisseaux.
  26. Cette faveur ne fut pas de pur enthousiasme ; il y entra beaucoup de calcul. Les Hollandais, par leurs relations avec le Japon, pouvoient faire alors, le commerce exclusif du thé. Aussi, les États récompensèrent-ils libéralement Bontekoë de sa dissertation.
  27. C’est ce qu’on appelle gras-fondu, chez les animaux.
  28. En général, l’exercice donne un surcroît d’activité au cerveau ; c’est ce que Pline le jeune, avoit observé sur lui-même : Mirum est ut animas agitatione motuque excitetur. Montagne avoit fait la même observation sur lui-même, comme Pline. Mais, pour l’ordinaire, le mouvement et les impressions variées qui en résultent, font passer rapidement l’esprit d’une idée à l’autre, et l’empêchent d’en méditer aucune profondément.
  29. Le sentiment pénible de la foiblesse peut aussi produire des dispositions à la colère et à l’impatience : mais les habitudes inquiètes, dépendantes de ce sentiment, n’ont aucun rapport avec les habitudes violentes que fait naître la conscience et l’exercice habituel d’une grande force.
  30. L’état de maladie, en repliant l’individu sur lai-même, le rend souvent égoïste et personnel.
  31. J’ai connu des personnes qui devenoient excellentes dans l’état de maladie, et qui ne l’étoient pas du tout dans celui de santé. Pline le jeune dit : Optimos nos esse dum infirmi sumus. L’axiome est trop général : mais il est souvent d’une grande vérité. Toute cette lettre, que Pline adresse à Maxime, mérite d’être lue.
  32. Encore une fois, ce balancement doit être relatif à la force primitive et proportionnelle des organes et aux habitudes de l’individu.
  33. Celles, par exemple, des muscles fléchisseurs des jambes et des bras. C’est Richerand qui en a le premier donné la raison.
  34. Adam Smith remarque qu’un ouvrier agricole a beaucoup plus d’idées qu’un artisan de ville, parce qu’il a l’habitude de considérer une plus grande variété d’objets. (Voyez L. 1, chap. 10, partie 2, à la suite du morceau sur l’apprentissage.) C’est par la même raison, que la grande division du travail, si favorable au perfectionnement des arts, rétrécit de plus en plus l’intelligence des ouvriers.
  35. Je suis loin de nier les exceptions particulières qu’on peut opposer à celle règle : mais la règle n’en est pas moins constante ; elle est même reconnue pour telle, chez tous les peuples civilisés.
  36. Les peuples chasseurs deviennent facilement anthropophages. Quelques voyageurs prétendent qu’il est peu de sauvages d’Amérique qui n’ayent souvent mangé de la chair humaine. Au reste, l’essai de cette espèce d’aliment paroît dénaturer tous les penchans primitifs. L’anthropophage inspire, dans les pays peu fertiles en gibier, une terreur générale. On voit dans le Voyage de Héarne, que les habitans des bords de la baie d’Hudson, et, en général, tous ceux de la partie polaire de l’Amérique, se défient de l’homme qui a goûté une fois de la chair humaine, comme d’une bête féroce. Il suffit qu’un sauvage ait la réputation d’avoir été poussé par la faim, à cette fatale extrémité ; il devient bientôt l’objet d’une espèce de poursuite générale : et il ne peut manquer de périr misérablement.
  37. Je fais même ici, totalement abstraction du goût vif que ces travaux inspirent pour les boissons fermentées et les esprits ardens, dont ils transforment bientôt l’usage en besoin très-impérieux.
  38. Georges Zimmermann, en traitant des effets de la Solitude, a très-bien déterminé ses avantages et ses inconvéniens. Il a fait voir que, suivant les circonstances, elle pouvoit développer des talens et des vertus sublimes ; ou produire une folie, tantôt stupide, tantôt furieuse ; ou nourrir des sentimens atroces et destructeurs ; en un mot, créer des grands hommes, ou des scélérats ; et verser sur les plaies du malheureux, le baume consolateur de la mélancolie, ou livrer des cœurs passionnés à tous les tourmens de l’enfer.