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Rapports du physique et du moral de l’homme/Premier Mémoire

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RAPPORTS
DU
PHYSIQUE ET DU MORAL
DE L’HOMME.




PREMIER MÉMOIRE.


Considérations générales sur l’étude de l’homme, et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et morales.


INTRODUCTION.


C’est sans doute, citoyens, une belle et grande idée que celle qui considère toutes les sciences et tous les arts comme formant un ensemble, un tout indivisible, ou comme les rameaux d’un même tronc, unis par une origine commune, plus étroitement unis encore par le fruit qu’ils sont tous également destinés à produire, le perfectionnement et le bonheur de l’homme. Cette idée n’avoit pas échappé au génie des anciens ; toutes les parties de la science entroient pour eux dans l’étude de la sagesse. Ils ne cultivoient pas les arts seulement à cause des jouissances qu’ils procurent, ou des ressources directes que peut y trouver celui qui les pratique ; ils les cultivoient parce qu’aussi ils en regardoient la connoissance comme nécessaire à celle de l’homme et de la nature, et les procédés comme les vrais moyens d’agir sur l’un et sur l’autre avec une grande puissance.

Mais c’est au génie de Bacon qu’il était réservé d’esquisser le premier un tableau de tous les objets qu’embrasse l’intelligence humaine, de les enchaîner par leurs rapports, de les distinguer par leurs différences, de présenter ou les nouveaux points de communication qui pourroient s’établir entre eux dans la suite, ou les nouvelles divisions qu’une étude plus approfondie y rendroit sans doute indispensables.

Vers le milieu de ce siècle, une association paisible de philosophes, formée au sein de la France, s’est emparée et de cette idée et de ce tableau. Ils ont exécuté[1] ce que Bacon avoit conçu : ils ont distribué d’après un plan systématique, et réuni dans un seul corps d’ouvrage, les principes ou les collections des faits propres à toutes les sciences, à tous les arts. L’utilité de leurs travaux s’est étendue bien au-delà de l’objet qu’ils avoient embrassé, bien au-delà peut-être des espérances qu’ils avaient osé concevoir : en dissipant les préjugés qui corrompoient la source de toutes les vertus, ou qui leur donnoient des bases incertaines, ils ont préparé le règne de la vraie morale ; en brisant d’une main hardie toutes les chaînes de la pensée, ils ont préparé l’affranchissement du genre humain.

La postérité conservera le souvenir des travaux de ces hommes respectables, unis pour combattre le fanatisme, et pour affaiblir du moins les effets de toutes les tyrannies : elle bénira les efforts de ces courageux amis de l’humanité : elle honorera des noms consacrés par cette lutte continuelle contre l’erreur ; et parmi leurs bienfaits, peut-être comptera-t-elle l’établissement de l’institut national, dont ils semblent avoir fourni le plan. En effet, par la réunion de tous les talens et de tous les travaux, l’institut peut être considéré comme une véritable encyclopédie vivante ; et, secondé par l’influence du gouvernement républicain, sans doute il peut devenir facilement un foyer immortel de lumière et de liberté.

Elle est, dis-je, pleine de grandeur, cette idée qui réunit, distribue et organise en un seul tout, les différentes productions du génie. Elle est pleine de vérité : car leur examen nous offre par-tout les mêmes procédés et le même ordre de combinaisons. Elle est d’une grande utilité pratique : car les succès de l’homme dépendent sur-tout de l’application nouvelle des forces qu’il s’est créées dans tous les genres, aux travaux qu’il veut exécuter dans un seul ; et les facultés qui lui viennent immédiatement de la nature sont si bornées dans leurs premiers efforts, qu’il a besoin de connoître tous ses instrumens artificiels, pour n’être pas accablé du sentiment de son impuissance.

Mais quoique toutes les parties des sciences soient unies par des liens communs ; quoiqu’elles s’éclairent et se fortifient mutuellement, il en est dont les rapports sont plus directs, plus multipliés, qui se prêtent des secours, ou plus nécessaires, ou plus étendus : et quoiqu’aux yeux du philosophe, qui ne peut séparer entièrement les progrès de l’une de ceux des autres, elles soient toutes d’une utilité générale et constante, il en est cependant qui sont plus ou moins utiles, suivant le point de vue sous lequel on les considère. Ainsi, les sciences mathématiques s’appliquent plus immédiatement à la physique des masses, la chimie à la pratique des arts ; ainsi les découvertes qui perfectionnent les procédés généraux de l’industrie, les idées qui tendent à réformer les grandes machines sociales, influent plus directement sur les progrès de l’espèce humaine en général : tandis que le perfectionnement des pratiques particulières dans les arts manuels, et celui de la diététique et de la morale, contribuent davantage au bonheur des individus. Car le bonheur dépend moins de l’étendue de nos moyens, que du bon emploi de ceux qui sont le plus près de nous ; et tant qu’on ne fera pas marcher de front, l’art usuel de la vie avec ceux qui nous créent de nouvelles sources de jouissances, de nouveaux instrumens pour maîtriser la nature, tous les prodiges du génie n’auront rien fait pour le dernier et véritable but de tous ses travaux.

Dans la classification des différentes parties de la science, l’institut offre avec raison à côté les unes des autres, et sous un titre générique, celles qui s’occupent spécialement d’objets de philosophie et de morale. Mais il est aisé de sentir que la connoissance physique de l’homme en est la base commune ; que c’est le point d’où elles doivent toutes partir, pour ne pas élever un vain échafaudage étranger aux lois éternelles de la nature. L’institut national semble avoir voulu consacrer, en quelque sorte, cette vérité d’une manière plus particulière, en appelant des physiologistes dans la section de l’analyse, des idées : et votre choix même leur indique l’esprit dans lequel leurs efforts doivent être dirigés.

Permettez donc, citoyens, que je vous entretienne aujourd’hui des rapports de l’étude physique de l’homme avec celle des procédés de son intelligence ; de ceux du développement systématique de ses organes avec le développement analogue de ses sentimens et de ses passions : rapports d’où il résulte clairement que la physiologie, l’analyse des idées et la morale, ne sont que les trois branches d’une seule et même science, qui peut s’appeler, à juste titre, la science de l’homme[2].

Plein de l’objet principal de mes études, peut-être vous y ramenerai-je trop souvent : mais si vous daignez me prêter quelque attention, vous verrez sans peine que le point de vue sous lequel je considère la médecine, la fait rentrer à chaque instant dans le domaine des sciences morales.

§. I.

Nous sentons : et des impressions qu’éprouvent nos différens organes, dépendent à la fois, et nos besoins, et l’action des instrumens qui nous sont donnés pour les satisfaire. Ces besoins sont éveillés, ces instrumens sont mis en jeu dès le premier instant de la vie. Les faibles mouvemens du fœtus dans le ventre de sa mère doivent sans doute être regardés comme un simple prélude aux actes de la véritable vie animale, dont il ne jouit, à proprement parler, que lorsque l’ouvrage de sa nutrition s’accomplit en entier dans lui-même : mais ces mouvemens tiennent aux mêmes principes ; ils s’exécutent suivant les mêmes lois. Exposés à l’action continuelle des objets extérieurs, portant en nous les causes d’impressions non moins efficaces, nous sommes d’abord déterminés à agir sans nous être rendu compte des moyens que nous mettons en usage, sans nous être même fait une idée précise du but que nous voulons atteindre. Ce n’est qu’après des essais réitérés, que nous comparons, que nous jugeons, que nous faisons des choix. Cette marche est celle de la nature ; elle se retrouve par-tout. Nous commençons par agir ; ensuite nous soumettons à des règles nos motifs d’action : la dernière chose qui nous occupe est l’étude de nos facultés et de la manière dont elles s’exercent.

Ainsi, les hommes avoient exécuté beaucoup d’ouvrages ingénieux, avant de savoir se tracer des règles pour en exécuter de semblables, c’est-à-dire, avant d’avoir créé l’art qui s’y rapporte : ils avoient fait servir à leurs besoins, les lois de l’équilibre et du mouvement, long-tems avant d’avoir la plus légère notion des principes de la mécanique. Ainsi, pour marcher, pour entendre, pour voir, ils n’ont pas attendu de connoître les muscles des jambes, les organes de l’ouïe et de la vue. De même, pour raisonner, ils n’ont pas attendu que la formation de la pensée fût éclaircie, que l’artifice du raisonnement eût été soumis à l’analyse.

Cependant les voilà déjà bien loin des premières déterminations instinctives. Du moment que l’expérience et l’analyse leur servent de guide, du moment qu’ils exécutent et répètent quelques travaux réguliers, ils ont formé des jugemens, ils en ont tiré des axiomes. Mais leurs axiomes et leurs jugemens se bornent encore à des objets isolés, à des points d’une utilité pratique directe. Pressés par le besoin présent, ils ne portent point leur vue dans un avenir éloigné : leurs règles n’embrassent que quelques opérations partielles ; et les progrès importans sont réservés pour les époques où des règles plus générales embrasseront un art tout entier.

Tant que la subsistance des hommes n’est pas assurée, ils ont peu de temps pour réfléchir ; et leurs combinaisons, resserrées dans le cercle étroit de leurs premiers besoins, ne peuvent pas même être dirigées avec succès vers ce but essentiel. Mais si-tôt que, réunis en peuplades, les plus forts, et sur-tout les plus intelligens, ont su se procurer les moyens d’une existence régulière ; si-tôt qu’ils commencent à jouir de quelque loisir, ce loisir même leur pèse ; de nouveaux besoins se développent ; et leurs méditations se portent successivement, et sur les différens objets de la nature, et sur eux-mêmes.

Je crois nécessaire de considérer ici les faits d’une manière sommaire et rapide ; j’entends les faits relatifs aux progrès de la philosophie rationnelle. Sans entrer dans de grands détails, on peut voir que les hommes qui l’ont cultivée avec le plus de succès, étoient presque tous versés dans la physiologie, ou du moins que les progrès de ces deux sciences ont toujours marché de front.


§ II.


En revenant sur les premiers temps de l’histoire, et l’histoire ne remonte guère que jusqu’à l’établissement des peuples libres dans la Grèce[3] (au delà l’on ne rencontre qu’impostures ridicules, ou récits allégoriques) : en revenant, dis-je, sur ces premiers temps, nous voyons les hommes qui cultivoient la sagesse occupés particulièrement de trois objets principaux, directement relatifs au perfectionnement des facultés humaines, de la morale et du bonheur. 1°. Ils étudioient l’homme sain et malade, pour connoître les lois qui le régissent, pour apprendre à lui conserver, ou à lui rendre la santé ; 2°. Ils tâchoient de se tracer des règles pour diriger leur esprit dans la recherche des vérités utiles ; et leurs leçons rouloient, ou sur les méthodes particulières des arts, ou sur la philosophie rationnelle, dont les méthodes plus générales les embrassent tous ; 3°. Enfin ils observoient les rapports mutuels des hommes, rapports fondés sur leurs facultés physiques et morales, mais dans la détermination desquels ils faisoient entrer, comme données nécessaires, quelques circonstances plus mobiles, telles que celles des temps, des lieux, des gouvernemens, des religions : et de là, naissoient pour eux, tous les préceptes de conduite et tous les principes de morale[4].

Il est vrai que la plupart de ces sages se perdirent dans de vaines recherches sur les causes premières, sur les forces actives de la nature, qu’ils personnifioient dans des fables ingénieuses : mais les théogonies ne furent pour eux que des systèmes physiques ou métaphysiques, comme parmi nous les tourbillons et l’harmonie préétablie, qui seroient sans doute aussi devenus des divinités, si la place n’avoit pas été déjà prise. Ils s’en servoient pour captiver des imaginations sauvages et les plier aux habitudes sociales : et ces premiers bienfaiteurs de l’humanité paraissent avoir tous été convaincus qu’on peut tromper le peuple avec avantage pour lui-même ; maxime corruptrice, excusable sans doute, avant que tant de funestes expériences en eussent démontré la fausseté, mais qu’il ne doit plus être permis d’avouer dans un siècle de lumières.

Quelque sujet qu’on traite, c’est toujours cette ancienne Grèce qu’il faut citer. Tout ce qui peut arriver d’intéressant dans la société civile s’y rassemble, s’y presse, en quelque sorte, sous les regards, durant un court espace de temps, et sur le plus petit théâtre. La Grèce ne fut pas seulement la mère des arts et de la liberté : cette philosophie, dont les leçons universelles peuvent seules perfectionner l’homme et toutes ses institutions, y naquit aussi de toutes parts, comme par une espèce de prodige, avec la plus belle langue que les hommes aient parlée, et qui n’étoit pas moins digne de servir d’organe à la raison, que d’enchanter les imaginations, ou d’enflammer les ames par tous les miracles de l’éloquence et de la poésie. Quel plus beau spectacle que celui d’une classe entière d’hommes occupés sans cesse à chercher les moyens d’améliorer la destinée humaine, d’arracher les peuples à l’oppression, de fortifier le lien social, de porter dans les mœurs publiques cette énergie et cette élégance, dont l’union ne s’est rencontrée depuis nulle part au même degré ; et, lorsqu’ils désespéroient de pouvoir agir sur les polices générales, s’efforçant du moins, tantôt par les préceptes d’une philosophie forte et sévère, tantôt par des doctrines plus riantes et plus faciles, tantôt par une appréciation dédaigneuse de tout ce qui tourmente les foibles humains, s’efforçant, dis-je, de mettre le bonheur individuel à l’abri de la fureur des tyrans, de l’iniquité des lois, des caprices même de la nature !

Parmi ces bienfaiteurs du genre humain, dont les noms suffiroient pour consacrer le souvenir d’un peuple si justement célèbre à tant d’autres égards, quelques génies extraordinaires se font particulièrement remarquer. Pythagore, Démocrite, Hippocrate, Aristote et Épicure doivent être mis au premier rang. Quoiqu’Hippocrate soit plus spécialement célèbre par ses travaux et ses succès dans la théorie, la pratique et l’enseignement de son art, je le mets de ce nombre, parce qu’il transporta, comme il le dit lui-même, la philosophie dans la médecine, et la médecine dans la philosophie. Tous les cinq créèrent des méthodes et des systèmes rationnels ; ils y lièrent leurs principes de morale ; ils fondèrent ces principes, ces systèmes et ces méthodes sur la connoissance physique de l’homme. On ne peut douter que la grande influence qu’ils ont exercée sur leur siècle et sur les siècles suivans, ne soit due en grande partie, à cette réunion d’objets qui se renvoient mutuellement une si vive lumière, et qui sont si capables, par leurs résultats combinés, d’étendre, d’élever et de diriger les esprits.

C’est en vain qu’on chercheroit dans les monumens historiques, des notions précises sur les doctrines de Pythagore, sur les véritables progrès qu’il fit faire à la science humaine : ses écrits n’existent plus ; ses disciples, trop fidèles au mystère dont l’ignorance publique avoit peut-être fait une nécessité pour les philosophes, n’ont guère divulgué que la partie ridicule de ses opinions ; et les historiens de la philosophie sont presque entièrement réduits sur ce sujet, à des conjectures. Mais il est une autre manière de juger Pythagore : c’est par les faits. Or, son école, la plus grande et la plus belle institution dont un particulier ait jamais formé le plan, a fourni, pendant plusieurs siècles, des législateurs à toute l’ancienne Italie, des savans, soit géomètres, soit astronomes, soit médecins, à toute la Grèce, et des sages à l’univers. Je ne parlerai point de cette vue, si simple et si vraie, mais si pitoyablement défigurée par l’imagination d’un peuple encore enfant, touchant les éternelles transmutations de la matière ; je ne rappellerai pas sur-tout les découvertes qui sont attribuées à ce philosophe, en arithmétique, en géométrie, et même en astronomie, si l’on en croit quelques savans[5] : quoique propres sans doute à donner une haute idée de son génie, elles sont entièrement étrangères à notre objet. Mais je dois observer qu’il porta le premier le calcul, dans l’étude de l’homme ; qu’il voulut soumettre les phénomènes de la vie à des formules mécaniques ; qu’il aperçut entre les périodes des mouvemens fébriles, du développement ou de la décroissance des animaux, et certaines combinaisons, ou retours réguliers de nombres, des rapports que l’expérience des siècles paroît avoir confirmés, et dont l’exposition systématique constitue ce qu’on appelle en médecine, la doctrine des crises. De cette doctrine, découlent, non-seulement plusieurs indications utiles dans le traitement des maladies, mais aussi des considérations importantes sur l’hygiène et sur l’éducation physique des enfans. Il ne seroit peut-être pas même impossible d’en tirer encore quelques vues sur la manière de régler les travaux[6] de l’esprit, de saisir les momens où la disposition des organes lui donne plus de force et de lucidité, de lui conserver toute sa fraîcheur, en ne le fatiguant pas à contre-temps lorsque l’état de rémission lui commande le repos. Tout le monde peut observer sur soi-même ces alternatives d’activité et de langueur dans l’exercice de la pensée : mais ce qu’il y auroit de véritablement utile, seroit d’en ramener les périodes à des lois fixes, prises dans la nature, et d’où l’on pût tirer des règles de conduite applicables, moyennant certaines modifications particulières, aux diverses circonstances du climat, du tempérament, de l’âge, en un mot à tous les cas où les hommes peuvent se trouver[7]. Une partie des matériaux de ce travail existe : l’observation pourroit facilement fournir ce qui manque ; et la philosophie rattacheroit ainsi quelques idées de Pythagore, et l’une des plus précieuses découvertes de la physiologie ancienne, à l’art de la pensée, qui sans doute n’en doit étudier la formation que pour parvenir, par cette connoissance, à la rendre plus facile et plus parfaite[8].

On peut en dire autant de Démocrite que de Pythagore. Les particularités de ses doctrines n’ont point échappé aux ravages du temps ; on n’en connoît que les vues générales et sommaires. Mais ces vues suffisent pour caractériser son génie et marquer sa place. C’est lui qui le premier osa concevoir un système mécanique du monde, fondé sur les propriétés de la matière et sur les lois du mouvement ; système adopté dans la suite et développé par Épicure, et qui, par cela seul qu’il se trouvoit débarrassé de l’absurdité des théogonies, avoit conduit, comme par la main, ses sectateurs à ne chercher les principes de la morale que dans les facultés de l’homme et dans les rapports des individus entre eux.

Démocrite avoit senti que l’univers doit s’étudier dans lui-même, dans les faits évidens qu’il présente. Il avoit senti de plus que le cours ordinaire des choses ne nous dévoile pas tout ; que l’on peut forcer la nature à produire de nouveaux phénomènes, qui jettent de la lumière sur l’enchaînement de ceux que nous connoissons déjà, ou l’inviter, en quelque sorte, à présenter ces derniers sous des aspects nouveaux qui peuvent les faire connoître mieux encore. En un mot, il indiqua les expériences comme un nouveau moyen d’arriver à la vérité ; et seul parmi les anciens, il pratiqua constamment cet art qui, depuis, a fait presque tous les succès et la gloire des modernes.

Dans le temps que ses compatriotes le croyoient en démence, il étoit occupé de dissections d’animaux. Pour étudier les procédés de l’esprit, il avoit jugé nécessaire d’en examiner les instrumens. C’est dans l’organisation de l’homme, comparée avec les fonctions de la vie, avec les phénomènes moraux, qu’il cherchoit la solution des problêmes de méthaphysique : c’est sur les facultés et les besoins qu’il établissoit les devoirs ou les règles de conduite. Dans l’impossibilité de se procurer des cadavres humains, dont les préjugés publics eussent fait regarder les dissections comme d’horribles sacriléges, il cherchoit sur d’autres espèces, et par analogie, des connoissances qu’il ne lui étoit pas permis de puiser directement à leur source. Il jetoit ainsi les premiers fondemens des travaux qu’Erasistrate, Hérophile et Sérapion, secondés par de plus heureuses circonstances, poussèrent rapidement assez loin, quelque temps après, mais qui semblent avoir été tout-à-fait oubliés pendant plusieurs siècles, jusqu’à ce qu’enfin les modernes leur aient donné plus d’ensemble et de méthode.

Hippocrate, appelé par les Abdéritains, pour guérir Démocrite de sa prétendue folie, le trouva disséquant des cerveaux d’animaux, dans lesquels il s’efforçoit de démêler les mystères de la sensibilité physique, et de reconnoître les organes et les causes qui produisent la pensée. Ces deux sages s’entretinrent de l’ordre général de l’univers, et de celui du petit monde, ou de l’homme, dont l’un et l’autre étaient presque également occupés, quoique chacun le considérât plus particulièrement sous le point de vue qui se rapportoit le plus à son objet principal. Dans cette conversation[9]. Démocrite paroît avoir senti mieux encore les étroites connexions de l’état physique et de l’état moral : et le médecin, en se retirant, jugea que c’étoit aux Abdéritains, mais non point au prétendu malade, qu’il falloit administrer l’ellébore.

Sur quelques résultats qui tiennent à tout ; sur quelques vues isolées, mais qui supposent de grands ensembles ; sur le caractère, le nombre et la gloire de leurs élèves ou de leurs sectateurs, on peut juger que Pythagore et Démocrite furent des génies rares : mais, encore une fois, on ne connoît point, par le détail, leurs travaux et leurs opinions ; on ignore sur-tout quels progrès la philosophie rationnelle fit entre leurs mains. Une grande partie des ouvrages d’Hippocrate nous ayant été conservée, nous ne sommes pas tout-à-fait dans le même embarras à son égard. Comme la médecine et la philosophie, fondues ensemble dans ses écrits, y sont absolument inséparables, on ne peut écarter ce qui regarde l’une, quand on parle de l’autre. Je prie donc qu’on me permette quelques détails qui, je le redis encore, pourront paroître ici tenir par trop de points à la médecine, mais sans lesquels pourtant on ne sauroit faire entendre la méthode philosophique de ce grand homme[10].

Hippocrate n’eut pas seulement ses propres observations à mettre en ordre : il étoit le dix-septième médecin de sa race ; et de père en fils, les faits observés par des hommes pleins de sagacité, que la lecture des livres ne pouvoient distraire de l’étude de la nature, avoient été successivement recueillis, entassés et transmis comme un précieux héritage. Hippocrate avoit d’ailleurs voyagé dans tous les pays où quelque ombre de civilisation permettoit de pénétrer ; il avoit copié les histoires de maladies, suspendues aux colonnes des temples d’Esculape et d’Apollon ; il avoit profité des observations faites et des idées heureuses proposées par les ennemis même de sa famille et de son école, les maîtres de l’école de Cnide, qui ne savoient pas voir comme lui dans les faits, mais qui cependant avaient eu les occasions d’en rassembler un grand nombre sur presque toutes les parties de l’art.

Ce fut donc après avoir fouillé dans tous les recueils, après s’être enrichis des dépouilles de ses prédécesseurs et de ses contemporains, qu’Hippocrate se mit à observer lui-même. Personne n’eut jamais plus de moyens de le faire avec succès, puisque, dans le cours d’une longue vie, il exerça constamment sa profession avec un éclat dont il y a peu d’exemples. Dans ses Épidémies, il nous fait connoître l’esprit qui dirigeoit ses observations, et sa manière d’en tirer des résultats généraux. Je ne considère point dans ce moment, cet ouvrage sous le point de vue médical ; mais il est un vrai modèle de méthode ; et c’est par-là qu’il se rapporte bien véritablement à notre sujet.

Il est aisé de faire voir combien la manière dont Hippocrate dirigeoit et exécutoit ses travaux, est parfaitement appropriée à leur nature et à leur but.

Ici, le but de ce grand homme étoit d’observer les maladies qui régnoient dans une ville, ou dans un territoire ; d’assigner ce qu’elles avaient de commun, et ce qui pouvoit les distinguer entre elles ; de voir s’il ne seroit pas possible de trouver la raison de leur dominance et de leurs retours, dans les circonstances de l’exposition du sol, de l’état de l’air, du caractère des différentes saisons. Il sentoit que toute vue générale qui n’est pas un résultat précis des faits, n’est qu’une pure hypothèse : il commença donc par étudier les faits.

Dans chaque malade, il se développe une série de phénomènes : ces phénomènes sont tout ce qu’il y a d’évident et de sensible dans les maladies. Hippocrate s’attache à les décrire par ces coups de pinceau frappans, ineffaçables, qui font mieux que reproduire la nature, car ils en rapprochent et distinguent fortement les traits caractéristiques. Chaque histoire forme un tableau particulier : le sexe, l’âge, le tempérament, le régime, la profession du malade, y sont notés avec soin. La situation du lieu, son exposition, la nature de ses productions, les travaux de ses habitans, sa température, le temps de l’année, les changemens que l’air a subis durant les saisons précédentes ; telles sont les circonstances accessoires qu’il rassemble autour de ses tableaux. De là, naissent des règles simples, sivant lesquelles les maladies se divisent en générales et en particulières : et l’influence de ces circonstances diverses sur leur production, déterminée par des rapprochemens et des combinaisons faciles, s’énonce par des déductions immédiates et directes.

Je le répète encore : la médecine est identifiée dans ses écrits avec les règles, ou la pratique de sa méthode ; on ne peut les séparer… Mais je parle à des hommes qui savent trop bien que dans les méthodes, se trouve renfermée, en quelque sorte, toute la philosophie rationnelle de chaque siècle et de chaque écrivain.

Les livres aphoristiques d’Hippocrate présentent des résultats plus généraux encore. Pour être exacts, il faut que ces résultats soient conformes, non-seulement aux observations d’Hippocrate, mais à celles de tous les siècles et de tous le pays : il faut que tous les faits qui sont, ou qui pourront être recueillis, les confirment et leur servent, pour ainsi dire, de commentaires. C’est là qu’il fondit ces immenses matériaux, qu’une tête aussi forte étoit seule en état d’arranger et de réduire dans des plans réguliers : et l’on voit clairement que ce ne sont pas ceux de ses écrits dont il attendoit le moins de gloire.

Mais Hippocrate ne se contenta point de pratiquer et d’écrire : il forma des élèves, il enseigna. La force et la grandeur du génie se développent mieux dans les livres : mais dans la perfection de l’enseignement, on voit mieux aussi peut-être l’excellence, la lumière et la sagesse de l’esprit. Pour instruire les autres, il ne suffit pas d’être fort instruit soi-même, il est nécessaire d’avoir beaucoup réfléchi sur le développement des idées, d’en bien connoître l’enchaînement naturel, afin de savoir dans quel ordre elles doivent être présentées, pour être saisies facilement et laisser des traces durables : on a besoin d’avoir étudié profondément l’art de les rendre, afin d’en simplifier et d’en perfectionner de plus en plus l’expression. Il semble qu’Hippocrate fût déjà initié à tous les secrets de la méthode analytique. Dans son école, les élèves étoient entourés de tous les objets de leurs études : c’est au lit des malades qu’ils étudioient les maladies ; c’est en voyant, en goûtant, en préparant sans cesse les remèdes, en observant les résultats de leurs différentes applications, qu’ils acquéroient des notions précises, et sur leurs qualités sensibles, et sur leurs effets dans le corps humain.

Ces premiers médecins avoient peu d’occasions de cultiver la mémoire qui puise dans les livres : à peine alors existoit-il quelques volumes. Mais, en revanche, ils exerçoient beaucoup celle qui est le résultat des sensations. Par-là, tous les objets de leurs études leur devenoient infiniment plus propres : ils en avoient des idées plus nettes ; et leur esprit, pensant plus par lui-même, devenoit aussi plus actif et plus fort.

Et qu’on ne s’imagine pas qu’Hippocrate, comme la plupart des hommes d’un grand talent, ait employé les procédés analytiques, sans savoir ce qu’il faisoit, poussé par la seule impulsion d’un génie heureux. La lecture attentive de plusieurs de ses ouvrages prouve qu’il avoit profondément médité sur les routes que l’esprit doit suivre dans ses recherches, sur l’ordre qu’il doit se tracer dans l’exposition de ses travaux.

Les reproches qu’il fait aux auteurs des maximes Cnidiennes, annoncent un homme à qui l’art d’enchaîner les vérités n’étoit pas moins familier que celui de les découvrir ; également en garde, et contre ces vues précipitées, qui généralisent sur des données insuffisantes, et contre cette impuissance de l’esprit qui, ne sachant pas appercevoir les rapports, se traîne éternellement sur des individualités sans résultats. Qui jamais mieux que lui sut appliquer aux différentes parties de son art, ces règles générales de raisonnement, cette métaphysique supérieure qui embrasse, et tous les arts, et toutes les sciences ? (car elle n’en existoit pas moins déjà pour ceux qui savoient la mettre en pratique, quoiqu’elle n’eût point encore de nom particulier.) Quel autre écrivain, sortant de la sphère de ses travaux, jeta plus souvent, ou sur les lois de la nature en elles-mêmes, ou sur les moyens par lesquels on peut les faire servir aux besoins de l’homme, quelques-uns de ces coup-d’œils qui rapprochent les objets les plus distans, parce qu’ils partent de haut et de loin ? Enfin ne semble-t-il pas avoir fait, en deux mots à sa manière, l’histoire de la pensée, dans cette phrase des Παραγγελιαι ? « Il faut déduire les règles de pratique, non d’une suite de raisonnemens antérieurs, quelque probables qu’ils puissent être, mais de l’expérience dirigée par la raison. Le jugement est une espèce de mémoire qui rassemble et met en ordre toutes les impressions reçues par les sens : car, avant que la pensée se produise, les sens ont éprouvé tout ce qui doit la former ; et ce sont eux qui en font parvenir les matériaux à l’entendement[11] ».

Le mot si répété par l’école des analystes modernes, il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait passé par les sens, est célèbre sans doute à juste titre : l’exactitude et la briéveté de l’expression n’en sont pas moins remarquables que l’idée elle-même, et l’époque dont elle date. Mais Aristote énonce un résultat[12], tandis qu’Hippocrate fait un tableau ; et ce tableau date d’une époque antérieure encore. Nous ne dirons cependant pas que l’un soit l’inventeur, et l’autre le copiste. Aristote fut sans doute un des esprits les plus éminens, une des têtes les plus fortes ; et ses créations métaphysiques, portent, il faut en convenir, un tout autre caractère que celles de ses prédécesseurs. C’est à lui qu’on doit la première analyse complète et régulière du raisonnement. Il entreprit d’en déterminer les procédés par des formules mécaniques en quelque sorte : et s’il était remonté jusqu’à la formation des signes[13], s’il avoit connu leur influence sur celle même des idées, peut-être auroit-il laissé peu de chose à faire à ses successeurs.

La manière heureuse et profonde dont il traça les règles de l’éloquence, de la poésie et des beaux arts en général, devoit donner beaucoup de poids à sa philosophie rationnelle : on en voyoit l’application faite à des objets où tout le monde pouvoit juger et sentir leur justesse. Il était difficile de ne pas s’apercevoir que, si l’artiste produit ce que le philosophe voudroit en vain répéter, le philosophe découvre souvent dans les travaux de l’artiste, ce que celui-ci n’y soupçonne pas. L’Histoire des animaux, dont Buffon lui-même n’a point fait oublier les admirables peintures, nous dévoile le secret de ce beau génie. On le sent avec évidence : c’est dans l’étude des faits physiques, qu’Aristote avoit acquis cette fermeté de vue qui le caractérise, et puisé ces notions fondamentales de l’économie vivante, sur lesquelles sont établies et sa méthaphysique et sa morale. Aucune partie des sciences naturelles ne lui étoit étrangère : mais l’anatomie et la physiologie, telles qu’elles existoient alors, l’avaient particulièrement occupé.

Épicure ressuscita la philosophie de Démocrite : il en développa les principes ; il en agrandit les vues ; et il fonda la morale sur la nature physique de l’homme. Mais le malheur qu’il eut de se servir d’un mot qui pouvoit être pris dans un mauvais sens, déshonora sa doctrine aux yeux de beaucoup de personnages plus estimables qu’éclairés, et l’altéra même, à la longue, dans l’esprit, et peut-être même dans la conduite de plusieurs de ses sectateurs.

Pour suivre les progrès de l’art du raisonnement, il faut passer tout d’un coup d’Aristote à Bacon. Après quelques beaux jours, qui n’étoient, à proprement parler, que l’aurore de la philosophie, les Grecs tombèrent dans des subtilités misérables. Aristote, malgré tout son génie, y contribua beaucoup ; Platon encore davantage. Les rêves de Platon, qui tendoient éminemment à l’enthousiasme, s’allioient mieux avec un fanatisme ignorant et sombre : aussi les premiers Nazaréens[14] se hâtèrent-ils de fondre leurs croyances avec le platonisme, qu’ils trouvoient établi presque par-tout. Le péripatétisme exigeoit des esprits plus cultivés. Pour devenir subtil, il faut y mettre un peu du sien : pour être enthousiaste, il suffit d’écouter et de croire.

Les doctrines d’Aristote ne reparurent que du temps des arabes, qui les portèrent en Espagne avec leurs livres ; de-là, elles se répandirent dans tout le reste de l’Europe.

Ce qu’Aristote contient de sage et d’utile, avoit disparu dans ses commentateurs. Son nom régnoit dans les écoles : mais sa philosophie, défigurée par l’obscurité dont il s’étoit enveloppé lui-même (et quelquefois à dessein), par les méprises des copistes, par les erreurs inévitables des premières traductions, par les absurdités que chaque nouveau maître ne manquoit guère d’y ajouter, étoit entièrement méconnoissable ; il n’en restoit que les divisions subtiles et les formes syllogistiques.

Bacon vient tout-à-coup, au milieu des ténèbres et des cris barbares de l’école, ouvrir de nouvelles routes à l’esprit humain : il indique de nouveaux moyens d’arracher ses secrets à la nature ; il trouve de nouvelles méthodes pour développer, fortifier et diriger l’entendement. Sa tête vaste avoit embrassé toutes les parties des sciences. Il connoissoit les faits sur lesquels elles reposent, et que la suite des siècles avoit recueillis : il fut assez heureux pour grossir lui-même ce recueil, d’un assez grand nombre d’expériences entièrement neuves. Mais il s’occupa, d’une manière particulière, de la physique animale. Dans le petit écrit intitulé, Historia vitae et mortis, on rencontre une foule d’observations profondes qui lui appartiennent ; et dans le grand ouvrage de Augmentis scientiarum, il y a quelques chapitres sur la médecine, qui contiennent peut- être ce qu’on a dit de meilleur sur sa réforme et son perfectionnement.

Une constitution délicate lui avoit donné les moyens d’observer plus en détail, et de sentir plus directement les relations intimes du physique et du moral. Il ne s’occupe pas avec moins de soin, de l’art de prolonger la vie, de conserver la santé, de donner aux organes cette sensibilité fine, qui multiplie les impressions, et de maintenir entre eux cet équilibre qui règle les idées, que de perfectionner ces mêmes idées par les moyens moraux de l’instruction et des habitudes. En même temps qu’il assigne et classe les sources de nos erreurs, qu’il enseigne comment il faut passer des faits particuliers aux résultats généraux, appliquer ces résultats à de nouveaux faits, pour aller à des généralités plus étendues encore ; en même temps qu’il fait voir pourquoi les formes syllogistiques ne conduisent point à la vérité, si les mots dont on se sert n’ont pas une détermination précise, et qu’il crée, comme il le dit lui-même, un nouvel instrument pour les opérations intellectuelles, on le voit sans cesse occupé de diététique et de médecine, sous le rapport de l’influence que les maladies et la santé, tel genre d’alimens, ou tel état des organes, peuvent avoir sur les idées et sur les passions.

Les erreurs de Descartes ne doivent pas faire oublier les immortels services qu’il a rendus aux sciences et à la raison humaine. Il n’a pas toujours atteint le but ; mais il a souvent tracé la route. Personne n’ignore qu’en appliquant l’algèbre au calcul des courbes, il a fait changer de face à la géométrie : et ses écrits, purement philosophiques ou moraux, sont pleins de vues d’une grande justesse, autant que d’une grande profondeur. On sait aussi qu’il passa une partie de sa vie à disséquer. Il croyoit que le secret de la pensée étoit caché dans l’organisation des nerfs et du cerveau ; il osa même, et sans doute il eut tort en cela, déterminer le siége de l’ame : mais il était persuadé que les observations physiologiques peuvent seules faire connoître les lois qui la régissent ; et, sur ce dernier point, il avoit bien raison. « Si l’espèce humaine peut être perfectionnée, c’est, dit-il, dans la médecine qu’il faut en chercher les moyens. »

On peut regarder Hobbes comme l’élève de Bacon. Mais Hobbes avoit plus médité que lu : il étoit entièrement étranger à plusieurs parties des sciences, et ne paroissoit guère pouvoir suivre son maître que dans les matières de pur raisonnement. Mais par une classification extrêmement méthodique, et une précision de langage que peut-être aucun écrivain n’a jamais égalée, il rendit plus sensibles et plus correctes, il agrandit même et lia par de nouveaux rapports, les idées qu’il avoit empruntées de lui. Sans doute l’un des plus grands sujets d’étonnement, est de voir à quels sophismes misérables sur les plus grandes questions politiques, cette forte tête put se laisser entraîner, en partant de principes si solides et se servant d’un instrument si parfait : et cet exemple du trouble et de l’incertitude que l’aspect des grandes calamités publiques peut faire naître dans les meilleurs esprits, devroit bien n’être pas perdu pour nous dans ce moment.

Depuis Bacon jusqu’à Locke, la théorie de l’entendement n’avoit donc pas fait tous les progrès qu’on pouvoit attendre. Mais Locke s’empare de l’axiome d’Aristote, des idées de Bacon sur le syllogisme. Il remonte à la véritable source des idées ; il la trouve dans les sensations : il remonte à la véritable source des erreurs ; il la trouve dans l’emploi vicieux des mots. Sentir avec attention ; représenter ce qu’on a senti par des expressions bien déterminées ; enchaîner dans leur ordre naturel, les résultats des sensations : tel est, en peu de mots, son art de penser. Il faut observer que Locke étoit médecin ; et c’est par l’étude de l’homme physique, qu’il avoit préludé à ses découvertes dans la métaphysique, la morale et l’art social.

Parmi ses successeurs, ses admirateurs, ses disciples, celui qui paroît avoir eu le plus de force de tête, quoiqu’il n’ait pas été l’esprit le plus lumineux, quoique même on puisse lui reprocher des erreurs, Charles Bonnet fut un grand naturaliste autant qu’un grand métaphysicien. Il a fait plusieurs applications directes de ses connoissances anatomiques à la psychologie ; et si, dans ces applications, il n’a pas été toujours également heureux, il a du moins fait sentir plus nettement cette étroite connexion entre les connoissances relatives à la structure des organes, et celles qui se rapportent aux opérations les plus nobles qu’ils exécutent.

Enfin notre admiration pour l’esprit sage, étendu, profond d’Helvétius, pour la raison lumineuse et la méthode parfaite de Condillac, ne nous empêchera pas de reconnoître qu’ils ont manqué l’un et l’autre de connoissances physiologiques, dont leurs ouvrages auroient pu profiter utilement. S’ils eussent mieux connu l’économie animale, le premier auroit-il pu soutenir le système de l’égalité des esprits ? Le second n’auroit-il pas senti que l’ame, telle qu’il l’envisage, est une faculté, mais non pas un être ; et que, si c’est un être, à ce titre elle ne sauroit avoir plusieurs des qualités qu’il lui attribue ?

Tel est le tableau rapide des progrès de l’analyse rationnelle. On y voit déjà clairement un rapport bien remarquable entre les progrès des sciences philosophiques et morales, et ceux de la physiologie, ou de la science physique de l’homme : mais ce rapport se retrouve encore bien mieux dans la nature même des choses.

§. III.

La sensibilité physique est le dernier terme auquel on arrive dans l’étude des phénomènes de la vie, et dans la recherche méthodique de leur véritable enchaînement : c’est aussi le dernier résultat, ou, suivant la manière commune de parler, le principe le plus général que fournit l’analyse des facultés intellectuelles et des affections de l’ame. Ainsi donc, le physique et le moral se confondent à leur source ; ou, pour mieux dire, le moral n’est que le physique, considéré sous certains points de vue plus particuliers.

Si l’on croyoit que cette proposition demande plus de développement, il suffiroit d’observer que la vie est une suite de mouvemens qui s’exécutent en vertu des impressions reçues par les différens organes ; que les opérations de l’ame ou de l’esprit résultent aussi des mouvemens exécutés par l’organe cérébral ; et ses mouvemens d’impressions, ou reçues et transmises par les extrémités sentantes des nerfs dans les différentes parties, ou réveillées dans cet organe, par des moyens qui paraissent agir immédiatement sur lui.

Sans la sensibilité, nous ne serions point avertis de la présence des objets extérieurs ; nous n’aurions même aucun moyen d’appercevoir notre propre existence, ou plutôt nous n’existerions pas. Mais du moment que nous sentons, nous sommes. Et lorsque, par les sensations comparées qu’un même objet fait éprouver à nos différens organes ou plutôt par les résistances qu’il oppose à notre volonté, nous avons pu nous assurer que la cause de ces sensations réside hors de nous, déjà nous avons une idée de ce qui n’est point nous-mêmes : c’est là notre premier pas dans l’étude de la nature.

Si nous n’éprouvions qu’une seule sensation, nous n’aurions qu’une seule idée ; et si à cette sensation, étoit liée une détermination de la volonté, dont l’effet fût empêché par une résistance, nous saurions qu’indépendamment de nous, il existe quelque chose ; nous ne pourrions savoir rien de plus. Mais comme nos sensations diffèrent entre elles, et qu’en outre les différences de celles reçues dans un organe, correspondent, suivant des lois constantes, aux différences de celles reçues dans un autre, ou dans plusieurs autres ; nous sommes assurés qu’il règne entre les causes extérieures, du moins relativement à nous, la même diversité qu’entre nos sensations : je dis relativement à nous ; car puisque nos idées ne sont que le résultat de nos sensations comparées, il ne peut y avoir que des vérités relatives à la manière générale de sentir de la nature humaine ; et la prétention de connoître l’essence même des choses est d’une absurdité que la plus légère attention fait appercevoir avec évidence. Pour le dire en passant, il s’ensuit encore de-là, qu’il n’existe pour nous de causes extérieures que celles qui peuvent agir sur nos sens, et que tout objet auquel nous ne saurions appliquer notre facultés de sentir, doit être exclu de ceux de nos recherches.

Mais les impressions que font sur nous les mêmes objets, n’ont pas toujours le même degré d’intensité, ne sont pas toujours aussi durables. Tantôt elles glissent sans presque exciter l’attention ; tantôt elles la captivent avec une force irrésistible, et laissent après elles des traces profondes. Certainement les hommes ne se ressemblent point par la manière de sentir : l’âge, le sexe, le tempérament, les maladies, mettent entre eux de notables différences ; et dans le même homme, les diverses impressions ont, suivant leur nature et suivant beaucoup d’autres circonstances accessoires, un degré très-inégal de force, ou de vivacité. Cela posé, l’on voit que certaines idées doivent tour-à-tour, ou ne pas naître, ou devenir dominantes : qu’une personne peut être frappée, saisie, maîtrisée par des impressions que l’autre remarque à peine, ou ne sent même pas : que l’image des objets disparoît quelquefois au premier souffle, comme les figures tracées sur le sable, d’autres fois acquiert un caractère de persistance, et, pour ainsi dire, d’obstination, qui peut aller jusqu’à rendre sa présence dans la mémoire incommode et pénible : que de ces impressions, si peu semblables chez les divers individus, doivent résulter des tournures très-diverses d’esprit et d’ame : et que de l’association, ou de la comparaison chez le même homme, d’impressions inégales dans les diverses circonstances, doivent résulter également des idées, des raisonnemens, des déterminations très-variables, qui ne permettent pas de leur assigner de type fixe ou constant, et sur-tout de type commun à tout le genre humain.

Non-seulement la manière de sentir est différente chez les hommes, à raison de leur organisation primitive et des autres circonstances de l’âge et du sexe, exclusivement dépendantes de la nature : mais elle est modifiée puissamment par le climat, dont l’homme n’est pas toujours dans l’impossibilité de diriger l’influence ; elle l’est aussi par le régime, le caractère, ou l’ordre des travaux ; en un mot, par l’ensemble des habitudes physiques, qui le plus souvent peuvent être soumises à des plans raisonnés : et la médecine, en faisant connoître les maladies qui changent particulièrement l’état de la sensibilité, et déterminant quels sont les remèdes dont l’action peut la ramener à l’ordre naturel, fournit un grand moyen de plus, d’agir sur l’origine même des sensations.

C’est sous ce point de vue que l’étude physique de l’homme est principalement intéressante : c’est là que le philosophe, le moraliste, le législateur, doivent fixer leurs regards, et qu’ils peuvent trouver à-la-fois, et des lumières nouvelles sur la nature humaine, et des vues fondamentales sur son perfectionnement.

Attachés sans relâche à l’observation de la nature, les anciens remarquèrent bientôt cette correspondance de certains états physiques avec certaines tournures d’idées, avec certains penchans du caractère. Galien, dans sa Classification des tempéramens, voulut en rapporter les lois à des points fixes. Hippocrate en avoit déjà donné le premier apperçu par sa doctrine des élémens. Dans le Traité des eaux, des airs et des lieux, il avoit examiné l’influence de ces trois causes réunies sur le naturel des individus et sur les mœurs des nations : il l’avoit fait en philosophe autant qu’en médecin. Les modernes qui ont traité les mêmes sujets, se sont presque bornés à copier ces deux grands hommes. Ce qu’ils ont hasardé relativement au point de vue moral de la diététique, porte plutôt l’empreinte de l’esprit d’hypothèse que celle d’une sage observation. Mais il n’en reste pas moins évident que les anciens nous avoient mis sur la route de la vérité : et s’ils ne l’ont pas toujours dégagée des obscurités, ou des erreurs qui l’embarrassent, c’est qu’ils manquoient des faits nécessaires pour cela.

Pour prendre un exemple, suivons-les dans leur tableau des tempéramens.

§. iv.

Les anciens, dis-je, avoient remarqué qu’à telles apparences extérieures, c’est-à-dire, à telle physionomie, taille, proportion des membres, couleur de la peau, habitude du corps, état des vaisseaux sanguins, correspondoient assez constamment telles dispositions de l’esprit, ou telles passions particulières. Je me borne aux traits principaux, me réservant de traiter ailleurs ce sujet plus en détail, et d’après des considérations qui me paroissent plus exactes.

Dans l’esquisse suivante, les trois tableaux, 1°. de l’état physique, 2°. du caratère des idées, 3°. des affections et des penchans, vont toujours marcher de front et se rapporter les uns aux autres, suivant certaines lois fixes. C’est par-là que la doctrine des tempéramens est étroitement liée à toutes les études psychologiques.

Ainsi donc, les anciens avaient vu que les hommes d’une taille et d’un embonpoint médiocre, avec des membres bien proportionnés, un visage riant et fleuri, des yeux vifs, des cheveux châtains, une peau souple et molle, un pouls ondoyant et facile, des mouvemens libres, lestes, déterminés, mais sans violence, jouissent, dans les opérations intérieures de leur esprit, de la même aisance, de la même liberté ; que leurs affections, aimables et riantes comme leur physionomie, en font des hommes de plaisir et d’un commerce agréable. Dans ces sujets, des nerfs toujours épanouis rendent les impressions vives et rapides : mais cette promptitude même, et la facilité singulière avec laquelle toutes les parties du système communiquent entre elles, font que les mouvemens se calment aussi facilement qu’ils sont excités. Il y a donc peu de constance et de suite dans les déterminations physiques ; il n’y en a pas davantage dans les sensations dont elles dépendent. Par la même raison, les maladies ont chez eux le même caractère d’instabilité : elles se forment et se montrent tout-à-coup ; elles se terminent promptement. Leurs maladies morales, leurs passions, leurs chagrins, n’ont pas des racines plus profondes. Leurs passions sont vives, instantanées, quelquefois impétueuses ; mais bientôt elles s’appaisent et s’éteignent. Le chagrin, auquel l’habitude du plaisir et du bonheur les rend plus sensibles, et que, pour cela même, ils écartent avec grand soin, s’empare vivement de leurs ames mobiles : mais ses traces y sont peu durables. On peut compter sur une bienveillance habituelle de leur part : il ne faut pas en attendre des procédés suivis et constans, un système de conduite que les occasions de plaisir ne puissent jamais distraire, que les obstacles ne rebutent pas. Ils sont propres aux travaux d’imagination, sur-tout à ceux qui ne demandent que des impressions heureuses, et ce degré d’attention à leurs circonstances et à leurs effets, qui devient un plaisir de plus. Tout ce qui exige une grande et forte méditation, beaucoup de soin et d’opiniâtreté, ne sauroit leur convenir ; ils en sont entièrement incapables.

D’autres hommes, avec une physionomie plus hardie et plus prononcée, des yeux étincelans, un visage sec et souvent jaune, des cheveux d’un noir de jais, quelquefois crépus, une charpente forte, mais sans embonpoint ; des muscles vigoureux, mais d’une apparence grêle ; en tout, un corps maigre et des os saillans ; un pouls fort, brusque, dur : ces hommes, dis-je, montrent une grande capacité de conception, reçoivent et combinent avec promptitude beaucoup d’impressions diverses, sont entraînés incessamment par le torrent de leur imagination, ou de leurs passions. Des talens rares, de grands travaux, de grandes erreurs, de grandes fautes, quelquefois de grands crimes : tel est l’apanage de ces êtres ou sublimes, ou dangereux. Ils veulent tout emporter par la force, la violence, l’impétuosité : mais leur imagination, qui les promène sans cesse d’objets en objets, de plans en plans, ne leur permet guère d’exécuter avec patience et dans le détail, ce qu’ils conçoivent avec audace et dans l’ensemble. Ils ne sont pas incapables d’opiniâtreté ; mais ils ne la montrent que lorsqu’il s’agit de vaincre de grandes et fortes résistances. D’ailleurs, aussi mobiles que les précédens, ils le paroissent davantage : leurs changemens brusques ont en effet quelque chose de bien plus frappant ; car leur vie entière étant un état de passion, ce qu’ils rebutent aujourd’hui avec dégoût, ils l’avoient embrassé hier avec transport. Ils sont ordinairement grands mangeurs et portés à tous les excès. Leurs maladies ont un caractère singulier de véhémence : elles se rapportent presque toutes à la classe des plus aiguës, changent brusquement de face, et se terminent ou par une mort prompte, ou par des crises précipitées.

Il est au contraire des hommes dont la complexion lâche et molle, la physionomie tranquille et presque insignifiante, les cheveux plats et sans couleur, les yeux ternes, les muscles foibles, quoique volumineux, le corps chargé d’embonpoint, les mouvemens tardifs et mesurés, le pouls lent, petit, incertain, disparoissant sous le doigt, annoncent des dispositions physiques entièrement opposées à celles que nous venons de décrire. Leurs sensations sont peu vives et peu profondes ; leurs idées peu nombreuses et peu rapides, mais, par cette raison même, assez nettes ; leurs affections paisibles et douces, mais sans énergie. Ils mangent peu, digèrent lentement, dorment beaucoup, ne cherchent que le repos. Leurs maladies sont catarrales et muqueuses. Ordinairement la nature n’y fait que des efforts incomplets ; et l’on n’y rencontre point de vraies solutions critiques. Le même génie semble présider aux travaux de ces hommes. Ceux qui demandent de l’activité, de la hardiesse, de la promptitude, de grands efforts, les effraient et les rebutent : ils se plaisent et réussissent à ceux qui peuvent se faire à loisir et tranquillement, où l’attention et la patience tiennent lieu de tout. Leurs qualités morales répondent à leur constitution, à leurs habitudes physiques, à leurs penchans directs. Ils ont un esprit sage, un caractère sûr, une conduite modérée, des opinions et des goûts qui se plient facilement à ceux d’autrui. En un mot, leurs idées, leurs sentimens, leurs vertus, leurs vices, ont un caractère de médiocrité qui, malgré l’indolence naturelle de ces individus, les rend extrêmement propres aux affaires de la vie : de sorte que, sans se donner beaucoup de mouvement pour rechercher les hommes, ils en deviennent bientôt naturellement les guides, les conseils, et finissent souvent par les gouverner avec une autorité que des qualités plus brillantes, ou plus prononcées donnent quelquefois, mais ne permettent guère de conserver long-temps.

Enfin, il est des hommes qui semblent presque également étrangers aux différentes formes extérieures et aux habitudes dont nous venons de marquer les traits distinctifs. Leur physionomie est triste, leur visage pâle, leurs yeux enfoncés et pleins d’un feu sombre, leurs cheveux noirs et plats, leur taille haute, mais grêle, leur corps maigre et presque décharné, leurs extrémités longues. Ils ont le pouls petit, tardif, dur : ils sont sujets à des maladies opiniâtres, dont les crises se font avec peine, après de longs tâtonnemens de la nature. Tous leurs mouvemens portent un caractère de lenteur et de circonspection. Ils marchent courbés et à petits pas, qu’ils ont l’air d’étudier soigneusement ; leur regard a quelque chose d’inquiet ou de timide. Ils fuient les hommes, dont la présence agit sur eux d’une manière incommode : ils cherchent la solitude, qui les soulage de ces impressions pénibles. Cependant leur physionomie porte l’empreinte d’une sensibilité qui intéresse ; et leurs manières ont un certain charme, auquel, peut-être, je ne sais quel commencement de compassion donne encore plus d’empire.

Ces hommes, dont l’aspect est celui de la foiblesse, sont d’une force de corps remarquable : ils supportent les travaux les plus longs et les plus fatiguans ; ils y mettent une patience, une opiniâtreté sans égales. Leurs impressions ne sont, en général, ni multipliées, ni rapides : mais elles ont une profondeur, une ténacité, qui font qu’ils ne peuvent s’y soustraire ; et voilà pourquoi elles deviennent confuses, importunes, pour peu qu’elles se pressent et se multiplient ; voilà pourquoi ils veulent toujours se retirer à l’écart, pour s’en occuper tranquillement, pour les méditer en liberté : de-là, vient aussi cette force singulière de mémoire qui leur est propre.

Leurs idées sont l’ouvrage de la méditation ; elles en portent l’empreinte. Ils retournent un sujet de toutes les manières, et finissent par y trouver ou des faits, ou des rapports nouveaux : mais ils en trouvent souvent de chimériques ; c’est parmi eux que sont les plus grands visionnaires ; et comme ils ont médité soigneusement, ils ont beaucoup de peine à revenir de leurs erreurs. Leur langage est plein de force et d’imagination ; c’est celui d’hommes persuadés : ils y portent souvent des expressions neuves et des formes originales. Ils sont propres à beaucoup de choses, mais rarement à ce qui demande de la promptitude et de la détermination dans l’esprit ; d’ailleurs d’une défiance d’eux-mêmes, qui ne nuit pas seulement à leurs succès dans le monde, mais encore à la perfection même, et sur-tout à l’utilité de leurs travaux.

Quant à leurs passions, elles ont un caractère de durée, et, pour ainsi dire, d’éternité, qui les rend tour-à-tour très-intéressans, et très-redoutables. Amis constans, ils sont implacables ennemis. Leur timidité naturelle les rend soupçonneux ; leur défiance d’eux-mêmes les rend jaloux. Ces deux dispositions se trouvent singulièrement agravées par une imagination qui retient obstinément et combine sans cesse les impressions les plus légères en apparence, et pour qui les moindres choses sont des événemens : et lorsque la réflexion, qui les porte aux habitudes d’ordre et de règle, ne donne pas une bonne direction à leur sensibilité, ne les rend pas et meilleurs, et plus moraux, elle en fait souvent des êtres d’autant plus dangereux, que la nature leur a donné de grands moyens d’agir sur les hommes, notamment cette persévérance opiniâtre avec laquelle ils usent, pour ainsi dire, les résistances que la force tenteroit vainement de briser.

Les anciens, dont l’esprit méditatif cherchoit à systématiser toutes les connoissances, avoient cru voir dans le corps humain quatre humeurs primitives, qui, par leur mélange, forment toutes les autres, et, par leur dominance respective, déterminent particulièrement l’état et les habitudes des différens organes. Ils rapportoient chacun des tempéramens principaux à l’une de ces humeurs. Ils avaient cru voir aussi des analogies frappantes entre chacune d’elles et chacune des quatre saisons de l’année, et, par suite, entre les saisons et les tempéramens. Enfin, ils avoient constaté que certains tempéramens sont plus communs, ou plus rares dans certains climats : et pour rendre leur système plus brillant et plus complet, ils avoient pensé que les différens âges pouvoient venir s’y ranger dans le même ordre, chacun à côté de l’humeur ou du tempérament qui lui correspond ; ce qui faisoit, en quelque sorte, passer successivement tous les individus par les diverses habitudes physiques, en même temps que par les diverses époques de la vie[15].

Voilà, sur ce sujet, leur doctrine en peu de mots. On sent bien qu’elle demande beaucoup d’explications et de modifications : ils le sentoient eux-mêmes. Ils n’ont pas prétendu tracer des modèles dont l’observation journalière offrît les copies exactes. Dans la nature, les tempéramens se combinent et se mitigent de cent manières différentes. On n’en rencontre presque point qui soient exempts de mélange. Les anciens l’ont reconnu, l’ont déclaré formellement ; ils ont même tracé les caractères des genres principaux qui devoient naître de ces combinaisons. Ils appeloient tempérament tempéré par excellence, celui qui se forme des quatre, mêlés, pour ainsi dire, à parties égales. C’est le meilleur de tous ; rien n’y domine : mais c’est encore un type abstrait qui n’existe pas dans la nature. Les autres tempéramens tempérés, les seuls véritablement existans, sont d’autant plus parfaits, qu’ils se rapprochent davantage de celui-là. Les hommes les plus sages et les plus excellens appartiennent à cette grande classe.

Mais il faut convenir qu’en quittant les généralités, les anciens se sont ici perdus dans des visions.

§. v.

Les modernes ont ajouté quelque chose à cette doctrine ; ils en ont écarté des vues erronées ; ils ont entrevu qu’il étoit possible de lui donner des bases plus solides et plus conformes à l’état actuel des lumières.

Qu’on me permette quelques réflexions à cet égard : elles sont nécessaires à la suite et à l’ordre des idées que nous parcourons.

D’abord, on a dit que cette division des tempéramens primitifs en quatre, étoit absolument arbitraire ; qu’il pouvoit y en avoir, qu’il y en avoit même quelques-uns de plus dans la nature. Par exemple, les sujets musculeux et robustes (musculosi quadrati), chez qui les forces sensitives et les forces motrices sont plus parfaitement en équilibre, chez qui nulle espèce d’habitude physique n’est dominante, ne paraissent guère pouvoir se rapporter à aucun chef de l’ancienne classification : ils forment véritablement une classe à part. C’est Haller qui a fait cette observation ; elle est juste.

En second lieu, on a révoqué fortement en doute cette dominance de certaines humeurs dans les différentes constitutions : on est allé même jusqu’à nier l’existence de l’une de ces humeurs, dont l’anatomie n’a jamais pu découvrir la source, et qui, ne se montrant que dans les états de maladie, semble être plutôt le résultat d’une dégénération, qu’une production régulière de la nature.

Troisièmement, en revenant sur l’histoire des maladies et des penchans propres à chaque âge, on a vu clairement que ce n’étoit pas dans l’absence, ou la présence de telle ou de telle humeur, dans sa prépondérance, ou sa subordination relativement aux autres, qu’on pouvoit trouver la raison de ces divers phénomènes et de leur ordre de succession. Mais la proportion des fluides et des solides n’est pas uniforme dans l’enfance et dans l’âge mûr, dans l’âge mûr et dans la vieillesse : or, comme la même différence se rencontre dans les divers tempéramens, il est naturel de penser que cette circonstance y joue un rôle principal.

On n’a pas eu de peine à remarquer en outre, que, dans chaque âge, les humeurs ont une direction particulière ; que les mouvemens tendent spécialement vers tel, ou tel organe ; que non-seulement les organes ne se développent pas tous aux mêmes époques, mais qu’à développement d’ailleurs égal, ils deviennent successivement des centres particuliers de sensibilité, des foyers nouveaux d’action et de réaction ; et que les phénomènes qui accompagnent et caractérisent ces déplacemens successifs des forces sensitives, ont lieu dans un ordre qui se rapporte entièrement à celui des idées, des sentimens, des habitudes, en un mot à l’état des facultés intellectuelles et morales.

Cette considération devoit conduire directement à une autre vue, qui n’a cependant encore été que soupçonnée.

Quelques observateurs se sont apperçus que les différens organes, ou les différens systèmes d’organes n’ont pas le même degré de force, ou d’influence chez les divers sujets : chaque personne a son organe fort et son organe foible. Chez les uns, le système musculaire semble tout attirer à lui : chez d’autres, le système cérébral et nerveux joue le principal rôle ; c’est-à-dire, que les forces sensitives et les forces motrices ne sont pas toujours dans les mêmes rapports. De-là, résultent des différences notables dans les dispositions purement physiques ; de-là résultent aussi des différences analogues dans l’état moral. Les médecins penseurs, à qui cette remarque appartient, se sont hâtés d’en faire l’application à la pratique de leur art : mais ils n’ont pas négligé totalement les inductions que la philosophie rationnelle et la morale peuvent en tirer. Zimmermann a traité la partie médicale de ce sujet, avec quelque étendue, dans son ouvrage, Von der Erfahrung in Arzney-kunst (De l’Expérience en Médecine). Il a fait voir que la connoissance de cette force, ou de cette foiblesse relative des organes étoit extrêmement importante pour la détermination des plans de traitement : et il a tracé des règles pour arriver à cette connoissance, par des signes évidens et sensibles, ou par des faits qui s’offrent d’eux-mêmes à l’observation.

Je trouve dans des notes isolées, que j’ai recueillies sous Dubreuil, en suivant avec lui ses malades, un passage qui me semble se rapporter parfaitement au sujet que nous examinons. C’est Dubreuil qui parle.

« Cette justesse de raison, cette sagacité froide qui, d’après l’ensemble des données, sait tirer les résultats avec précision, ne suffit pas au médecin : il lui faut encore cette espèce d’instinct qui devine dans un malade la manière dont il est affecté. Je ne parle pas seulement du degré de sensibilité, d’irritabilité, de mobilité du sujet qu'on traite, degré qui détermine la dose et le choix des remèdes ; mais encore des divers centres de sensibilité, des différens rapports entre les organes, qui s’observent dans tel ou tel individu.

» Ainsi, par exemple, de trois personnes qui se présentent à moi, ayant des nerfs délicats, des connoissances, une existence morale bien développée, l'une a une sensibilité profonde, un caractère sérieux, un esprit sage, une conduite régulière ; et elle rapporte toutes ses douleurs habituelles au diaphragme et à la région précordiale.

» Le second malade, plein de vivacité et d’idées, qui succèdent rapidement les unes aux autres, violent dans ses desirs, inconstant dans sa conduïte, formant tous les jour de nouveaux projets, sent que, dans tous ses maux, la tête est la première affectée, que le sang s’y porte avec violence.

»Le troisième, triste et mélancolique, opiniâtre dans ses sentimens, bizarre dans ses goûts, ami de la solitude, a les hypocondres engorgés, quelquefois gonflés, tendus, un peu douloureux. Ses digestions sont imparfaites : il est tourmenté de vents ; il ne s’occupe que de ses maux.

» On ne sera pas étonné que je ne parle ici que des personnes qui ont une existence morale bien développée : c’est chez elles sur-tout que les différens degrés et les divers centres de sensibilité sont faciles à reconnoître ».

Ce qui suit dans cette note, est relatif aux considérations particuIières qu’exige le traitement de la même fièvre aiguë dans ces trois sujets : les vues en sont purement médicales, et je ne crois pas devoir les rapporter.

Voilà ce que pensoit un homme qui réunissoit à toutes les lumières de son art, la plus haute philosophie et l’esprit d’observation le plus exact : homme précieux sous tous les rapports, qui, enlevé subitement, au milieu de sa carrière, à la science, à ses amis, à l’humanité, n’avoit eu, dans le cours d’une pratique immense, le temps de rien écrire, et dont la gloire n’existe que dans le souvenir des hommes qui l’ont connu, et des malades qui doivent la vie à ses soins.

Ces idées, dis-je, et celles de Zimmermann, devoient mener immédiatement à une autre vue, qui paroît n’avoir pas été tout-à-fait étrangère à Bordeu : c’est que la différence des tempéramens dépend sur-tout de celle des centres de sensibilité, des rapports de force, ou de foiblesse, et des communications sympathiques de divers organes. On sent bien que je ne puis qu’indiquer ici cette vue importante, qui se lie à tous les principes fondamentaux de l’économie animale, et par conséquent doit faire partie de la science de l’homme ; mais on sent aussi qu’elle mérite d’être développée ailleurs plus en détail[16].

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de l’état physique sain. Mais les maladies y portent de grands changemens ; et leur effet se remarque aussi-tôt dans la tournure, ou la marche des idées ; dans le caractère, ou le différent degré des affections de l’âme. Quand cet effet est léger, il ne frappe, il est vrai, que les observateurs extrêmement attentifs : cependant il n’en est pas pour cela moins réel alors. Mais si-tôt qu’il devient plus grave, il se manifeste par des bouleversemens sensibles à tous les yeux : c’est déjà ce qu’on appelle délire. Si le désordre est encore plus grand, c’est la manie, la folie complète, soit paisible, soit furieuse. Ici, les phénomènes moraux peuvent être facilement soumis à l’observation raisonnée ; et les dispositions organiques correspondantes, ont nécessairement des caractères moins fugitifs.

La théorie des délires, ou de la folie, et la comparaison de tous les faits que cette théorie embrasse, doivent donc jeter beaucoup de jour sur les rapports de l’état physique avec l’état moral, sur la formation même de la pensée, et des affections de l’âme.

§ v i.

Ici, pour diriger utilement les recherches, il falloit d’abord savoir quels sont les organes particuliers du sentiment ; et si, dans les lésions des facultés intellectuelles, ces organes sont les seuls affectés, ou s’ils le sont avec d’autres, et seulement d’une manière plus spéciale.

Des expériences directes, dont il est inutile de rendre compte, ont prouvé que le cerveau, la moelle allongée, la moelle épinière et les nerfs, sont les véritables, ou du moins les principaux organes du sentiment. Les nerfs, confondus à leur origine, et formés de la même substance que le cerveau, sont déjà séparés en faisceaux à leur sortie du crâne et de la cavité vertébrale : les gros troncs contiennent, sous une enveloppe commune, des troncs plus petits, qui contiennent, à leur tour, de nouvelles divisions ; et ainsi de suite, sans qu’on ait jamais pu trouver un nerf, quelque fin qu’il parût à l’œil, dont l’enveloppe n’en renfermât encore un grand nombre de plus petits. Tous ces nerfs, si déliés, vont se distribuer aux différentes parties du corps : de sorte que chaque point sentant a le sien, et communique, par son entremise, avec le centre cérébral.

D’autres expériences ont fait voir que la sensation, ou du moins sa perception, ne se fait pas à l’extrémité du nerf et dans l’organe auquel la cause qui la détermine est appliquée ; mais dans les centres, dont tous les nerfs tirent leur source, où les impressions vont se réunir. On a vu même que, dans plusieurs cas, les mouvemens occasionnés dans une partie, tiennent aux impressions reçues dans une autre, dont les nerfs ne communiquent avec ceux de la première que par l’entremise du cerveau : or, on sait que tout mouvement régulier suppose l’influence nerveuse sur le muscle qui l’exécute, et cette influence, la communication libre des nerfs avec leur origine commune. Ainsi donc ce sont bien véritablement les nerfs qui sentent ; et c’est dans le cerveau, dans la moelle alongée, et vraisemblablement aussi dans la moelle épinière, que l’individu perçoit les sensations.

Ce premier point bien déterminé, l’on a dû rechercher si, dans les délires aigus ou chroniques de toute espèce, le système cérébral et les nerfs se trouvoient dans des états particuliers ; si ces états étoient constamment les mêmes, ou s’ils étoient variés comme les phénomènes des différens délires ; enfin, si l’on pouvoit y rapporter ces phénomènes, en les distinguant et les classant avec exactitude.

Mais d’abord on a vu que souvent ni le cerveau, ni les nerfs n’offroient aucun vestige d’altération ; ou que les changemens qui s’y faisoient remarquer étoient communs à d’autres maladies que la folie n’accompagne pas toujours.

Ce second point étant encore bien reconnu, l’attention et les recherches se sont dirigées ailleurs. Les viscères contenus dans la poitrine ont été considérés avec soin : ils n’ont fourni presque aucune lumière. Mais il n’en a pas été de même de ceux du bas-ventre. Une grande quantité de dissections comparées ont fait voir que leurs maladies correspondent fréquemment avec les altérations des facultés morales. Par une autre comparaison de cet état organique avec les crises au moyen desquelles la nature, ou l’art a quelquefois guéri la folie, on s’est assuré que son siége, ou sa cause étoit en effet alors dans les viscères abdominaux : et de-là résulte une importante conclusion ; savoir, que puisqu’ils influent directement par leurs désordres sur ceux de la pensée, ils contribuent donc également, et leur concours est nécessaire, dans l’état naturel, à sa formation régulière : conclusion qui se confirme encore, et même acquiert une nouvelle étendue, par l’histoire des sexes, où l’on voit, à des époques déterminées, le développement de certains organes produire un changement subit et général dans les idées et dans les penchans de l’individu.

En revenant encore, et à plusieurs reprises, sur les dissections des sujets morts dans l’état de folie ; en ne se lassant point d’examiner leur cerveau, des anatomistes exacts sont cependant enfin parvenus, touchant les divers états de ce viscère, à quelques résultats assez généraux et constans. Ils ont trouvé, par exemple, le cerveau d’une mollesse extraordinaire chez des imbécilles ; d’une fermeté contre nature chez des fous furieux ; d’une consistance très-inégale, c’est-à-dire, sec et dur dans un endroit, humide et mou dans un autre, chez des personnes attaquées de délires moins violens[17]. Il est aisé de voir que, dans le premier état, le système cérébral manque du ton nécessaire pour exercer ses fonctions avec l’énergie convenable ; que, dans le second, au contraire, le ton, et par conséquent l’action, doivent être excessifs ; que, dans le troisième, il y a discordance entre les impressions, puisque les parties qui les reçoivent se trouvent dans des dispositions si différentes, et que, par suite, les comparaisons portant sur de fausses bases, les jugemens doivent nécessairement être erronés. On pourroit croire, d’après les observations de Morgagni, que, même chez les fous furieux, cette inégalité de consistance dans la pulpe du cerveau, non-seulement n’est pas rare, mais qu’elle forme le caractère organique le plus constant de la folie, du moins de celle qui tient directement aux altérations du système nerveux. Il semble même que l’inflammation des meninges et des anfractuosités cérébrales peut se rapporter au même vice, puisque, toute inflammation entraîne, ou suppose surcroît d’énergie et d’action vitale dans le système artériel, et une diminution proportionnelle de cette action dans les autres systèmes généraux.

Ces observations jettent beaucoup de jour sur la théorie du sommeil : elles servent à mieux entendre le délire vague par lequel il commence d’ordinaire, et les songes qui l’accompagnent assez souvent : et réciproquement, elles tirent une nouvelle force de l’histoire de ces phénomènes, lesquels s’y rapportent d’une manière sensible.

Quelques autres particularités, relatives à l’influence des maladies sur le caractère des idées et les passions, méritent également toute l’attention du philosophe : telles sont, par exemple, les habitudes morales propres aux affections hypocondriaques et mélancoliques, les penchans singuliers que développe le virus de la rage, &c.

L’histoire des affections hypocondriaques n’a jamais été traité dans cet esprit ; mais pour peu qu’on soit au fait des singularités que ces maladies présentent, il est facile de sentir que rien ne met plus à nu l’artifice physique de la pensée. Et quant à la rage, je me borne, pour ce moment, à la remarque de Lister, qui dit avoir vu souvent les hommes mordus par des chiens attaqués de cette maladie, prendre, en quelque sorte, leur instinct, marcher à quatre pattes, aboyer, et se cacher sous les bancs et sous les lits. Cette remarque avoit été faite long-temps avant Lister : mais il l’a confirmée de son témoignage et de l’autorité de plusieurs excellens observateurs. Nous avons eu dans mon département[18], une occasion bien funeste de la vérifier. Soixante personnes avoient été mordues par un loup, ou par des chiens, des vaches, des cochons, qui l’avoient été eux-mêmes par ce loup enragé. Un grand nombre de ces personnes imitoient, dans la violence de leurs accès, les cris et les attitudes de l’animal qui les avoit mordues ; et elles en manifestoient, à plusieurs égards, les inclinations[19].

Concluons.

Il est donc certain que la connoissance de l’organisation humaine et des modifications que le tempérament, l’âge, le sexe, le climat, les maladies, peuvent apporter dans les dispositions physiques, éclaircit singulièrement la formation des idées ; que sans cette connoissance il est impossible de se faire des notions complètement justes de la manière dont les instrumens de la pensée agissent pour la produire, dont les passions et les volontés se développent ; enfin, qu’elle suffit pour dissiper, à cet égard, une foule de préjugés également ridicules et dangereux.

Mais c’est peu que la physique de l’homme fournisse les bases de la philosophie rationnelle ; il faut qu’elle fournisse encore celles de la morale : la saine raison ne peut les chercher ailleurs.

Les lois de la morale découlent des rapports mutuels et nécessaires des hommes en société, ces rapports de leurs besoins. Leurs besoins peuvent, même sans nous écarter des idées reçues, se diviser en deux classes ; en physiques et moraux.

Il n’y a point de doute que les besoins physiques ne dépendent immédiatement de l’organisation : mais les besoins moraux n’en dépendent-ils pas également, quoique d’une manière moins directe, ou moins sensible ?

L’homme, par la raison qu’il est doué de la faculté de sentir, jouit aussi de celle de distinguer et de comparer ses sensations. On ne distingue les sensations, qu’en leur attachant des signes qui les représentent et les caractérisent : on ne les compare, qu’en représentant et caractérisant également par des signes, ou leurs rapports, ou leurs différences. Voilà ce qui fait dire à Condillac qu’on ne pense point sans le secours des langues, et que les langues sont des méthodes analytiques : mais il faut ici donner au mot langue, le sens le plus étendu. Pour que la proposition de Condillac soit parfaitement juste, ce mot doit exprimer le système méthodique des signes par lesquels on fixe ses propres sensations. Un enfant, avant d’entendre et de parler la langue de ses pères, a sans doute des signes particuliers qui lui servent à se représenter les objets de ses besoins, de ses plaisirs, de ses douleurs ; il a sa langue. On peut penser, sans se servir d’aucun idiome connu ; et sans doute il y a des chiffres pour la pensée comme pour l’écriture.

Mais, je le répète, sans signes il n’existe ni pensée, ni peut-être même, à proprement parler, de véritable sensation, c’est-à-dire, de sensation nettement apperçue et distinguée de toute autre[20]. Nous avons dit que l’usage des signes étoit de fixer les sensations et les pensées. Ils les retracent, et par conséquent ils les rappellent : c’est là-dessus qu’est fondé l’artifice de la mémoire, dont la force et la netteté tiennent toujours à l’attention avec laquelle nous avons senti, à l’ordre que nous avons mis dans la manière de nous rendre compte des opérations de nos sens, ou dans cette suite de comparaisons et de jugemens qu’on appelle les opérations de l’esprit.

Les signes rappellent donc les sensations ; ils nous font sentir de nouveau. Il en est qui restent, pour ainsi dire, cachés dans l’intérieur, ils sont pour l’individu lui seul. Il en est qui se manifestent au dehors ; ils lui servent à communiquer avec autrui. Parmi ces derniers, ceux qui sont communs à toute la nature vivante, par exemple, ceux du plaisir et de la douleur, qui se remarquent dans les traits, dans l’attitude, dans les cris des différens êtres animés, nous font sentir avec eux, compatir à leurs joies et à leurs souffrances, pourvu que d’autres sensations plus fortes ne tournent pas ailleurs notre attention. Si nous sommes susceptibles de partager les affections de toutes les espèces animées, à plus forte raison partageons-nous celles de nos semblables, qui sont organisés pour sentir, à peu de chose près, comme nous, et dont les gestes, la voix, les regards, la physionomie, nous rappellent plus distinctement ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. Je parle d’abord des signes pantomimiques, parce que ce sont les premiers de tous, les seuls communs à toute la race humaine. C’est la véritable langue universelle : et, antérieurement à la connoissance de toute langue parlée, ils font courir l’enfant vers l’enfant ; ils le font sourire à ceux qui lui sourient ; ils lui font partager les affections simples dont il a pu prendre connoissance jusqu’alors. À mesure que nos moyens de communication augmentent, cette faculté se développe de plus en plus : d’autres langues se forment ; et bientôt nous n’existons guère moins dans les autres, que dans nous-mêmes.

Telle est, en peu de mots, l’origine et la nature d’une faculté qui joue le rôle le plus important dans le système moral de l’homme, et que plusieurs philosophes ont cru dépendante d’un sixième sens. Ils l’ont désignée sous le nom de sympathie, lequel exprime en effet très-bien les phénomènes qu’elle produit et qui la caractérisent.

Cette faculté, n’en doutons pas, est l’un des plus grands ressorts de la sociabilité : elle tempère ce que celui des besoins physiques directs a de trop sec et de trop dur ; elle empêche que ces besoins, qui, bien raisonnés, tendent également sans doute à rapprocher les hommes, n’agissent plus souvent en sens contraire pour les désunir : c’est elle qui nous procure les jouissances les plus pures et les plus douces : enfin, comme d’elle seule dérive la faculté d’imitation, d’où dépend toute la perfectibilité humaine, l’étude attentive de sa formation et de son développement fournit des principes également féconds, et pour la philosophie rationnelle, et pour la morale.

§. vii.

En appliquant la nature à la nature, l’art, qui n’est, dans chaque genre, que le système des règles relatives à cette application, modifie puissamment les effets qu’amène le cours ordinaire des choses : il peut même quelquefois en produire qui sont entièrement nouveaux, et dans lesquels les lois de l’univers paroissent obéir aux besoins, aux passions, aux caprices de l’homme.

Si notre première étude est celle des instrumens que nous avons reçus immédiatement de la nature ; la seconde est celle des moyens qui peuvent modifier, corriger, perfectionner ces instrumens. Il ne suffit pas qu’un ouvrier connoisse les premiers outils de son art ; il faut qu’il connoisse également les outils nouveaux qui peuvent en agrandir, en perfectionner l’usage, et les méthodes d’après lesquelles ils peuvent être employés avec plus de fruit.

La nature produit l’homme avec des organes et des facultés déterminées : mais l’art peut accroître ces facultés, changer ou diriger leur emploi, créer en quelque sorte de nouveaux organes. C’est là l’ouvrage de l’éducation, qui n’est, à proprement parler, que l’art des impressions et des habitudes.

L’éducation se divise naturellement en deux : celle qui agit directement sur le physique, et celle qui s’occupe plus particulièrement des habitudes morales. Nous ne parlons ici que de la première.

On sait qu’une bonne éducation physique fortifie le corps, guérit plusieurs maladies, fait acquérir aux organes une plus grande aptitude à exécuter les mouvemens commandés par nos besoins. De-là, plus de puissance et d’étendue dans les facultés de l’esprit, plus d’équilibre dans les sensations : de-là, ces idées plus justes et ces passions plus élevées, qui tiennent au sentiment habituel et à l’exercice régulier d’une plus grande force. Dans l’éducation physique, il faut comprendre sans doute le régime ; et non-seulement le régime propre aux enfans, mais encore celui qui convient à toutes les époques de la vie : comme, sous le titre d’éducation morale, il faut comprendre également l’ensemble des moyens qui peuvent agir et sur l’esprit, et sur le caractère de l’homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Car l’homme, environné d’objets qui font sans cesse sur lui de nouvelles impressions, ne discontinue pas un seul instant son éducation.

Le régime est certainement une partie importante de la science de la vie : et quand on le considère sous le rapport de son influence sur les facultés intellectuelles et sur les passions, on n’est pas étonné du soin particulier qu’y donnoient les anciens ; on doit seulement l’être beaucoup de voir combien, dans toutes les institutions modernes, on a négligé cette partie essentielle de toute bonne éducation, et par conséquent aussi de toute sage législation.

Quoique les médecins aient dit plusieurs choses hasardées, touchant l’effet des substances alimentaires sur les organes de la pensée, ou sur les principes physiques de nos penchans, il n’en est pas moins certain que les différentes causes que nous appliquons journellement à nos corps, pour en renouveler les mouvemens, agissent avec une grande efficacité sur nos dispositions morales. On se rend plus propre aux travaux de l’esprit, par certaines précautions de régime, par l’usage, ou la suppression de certains alimens. Quelques personnes ont été guéries de violens accès de colère, auxquels elles étoient sujettes, par la seule diète pythagorique : et dans le cas même où des délires furieux troublent toutes les facultés de l’âme, l’emploi journalier de certaines nourritures, ou de certaines boissons, l’impression d’une certaine température de l’air, l’aspect de certains objets, en un mot, un système diététique particulier, suffit souvent pour y ramener le calme, pour faire tout rentrer dans l’ordre primitif.

Ici, comme on voit, le régime se confond avec la médecine ; et c’est effectivement à celle-ci qu’il appartient de le tracer. Mais la médecine proprement dite, exerce une action, et produit, sous le même rapport, des effets avantageux qui ne méritent pas moins d’être notés. Elle agit en intervertissant l’ordre des mouvemens établis : c’est pour les remettre dans une voie plus conforme aux plans originels de la nature : et quand cet art, qui touche à de grandes réformes, aura porté dans ses méthodes, la précision dont elles sont susceptibles, il ne sera plus permis de mettre en doute ses immédiates connexions avec toutes les parties de la philosophie et de l’art social.

Enfin, si l’on considère que les dispositions physiques se propagent par la génération ; que toutes les analogies et plusieurs faits importans, recueillis par d’excellens observateurs, semblent prouver, comme le remarque très-bien Condorcet, qu’il en est de même, à plusieurs égards, des dispositions de l’esprit et des penchans, ou des affections : il sera facile de sentir combien les progrès de la science de l’homme physique peuvent contribuer au perfectionnement général de l’espèce humaine.


CONCLUSION.


Ainsi, les objets de cette science qui sont relatifs à celles dont s’occupe particulièrement la seconde classe de l’institut, se trouvent compris dans les chefs principaux que je viens de parcourir sommairement : ils peuvent être traités en détail, dans l’ordre qui suit.

Histoire physiologique des sensations ;

Influence,

1°. Des âges,

2°. Des sexes,

3°. Des tempéramens,

4°. Des maladies,

5°. Du régime,

6°. Du climat,

Sur la formation des idées et des affections morales ;

Considérations sur la vie animale, l’instinct, la sympathie, le sommeil et le délire ;

Influence, ou réaction du moral sur le physique ;

Tempéramens acquis.

Si ce programme étoit rempli d’une manière digne des grands objets qu’il présente, l’on auroit, je pense, touchant l’homme physique, toutes les notions qui peuvent être, ou devenir un jour, d’une application directe, aux recherches et aux travaux du philosophe, du moraliste et du législateur.

Tel est, citoyens, le plan de travail que je me propose d’exécuter : il me semble propre à dissiper les derniers restes de plusieurs préjugés nuisibles ; et j’ose croire qu’il peut donner une base solide, et prise dans la nature même, à des principes sacrés qui, pour beaucoup d’esprits éclairés d’ailleurs, ne reposent encore, s’il est permis de parler ainsi, que sur des nuages.


  1. L’Encyclopédie anglaise existoit déjà ; mais cet ouvrage n’est qu’un croquis informe du plan vaste de Bacon.
  2. C’est ce que les Allemands appellent l’Anthropologie ; et sous ce titre, ils comprennent en effet les trois objets principaux dont nous parlons.
  3. Quand la démocratie commença à prendre un caractère plus régulier, et que les rois furent soumis à certains principes plus fixes dans l’exercice de leur autorité ; c’est-à-dire, environ cent cinquante, ou deux cents ans après l’époque où l’on place le siége de Troie.
  4. Je ne parle point de la physique, de la géométrie, ni de l’astronomie, qui les occupoient cependant d’une manière particulière, l’astronomie sur-tout : leurs travaux dans ces sciences, et les idées qu’ils firent naître, se rapportent de trop loin au sujet qui fixe maintenant notre attention.
  5. On lui doit, comme chacun sait, l’ingénieuse table de multiplication que les anciens nous ont transmise : il démontra le premier, du moins chez les Grecs, que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés du triangle rectangle : enfin, il enseignoit que le soleil est immobile au centre du monde planétaire ; vérité long-temps méconnue, et dont la démonstration a fait, chez les modernes, la gloire de Copernic.
  6. Je veux parler ici de ces états périodiques et alternatifs d’activité plus grande, et de repos, souvent absolu du cerveau, qui s’observent chez différens individus. Comme ils tiennent aux dispositions de tous les autres organes sympathiques, et qu’ils résultent de mouvemens analogues à ceux des crises dans les maladies, il n’est pas impossible de les gouverner, jusqu’à un certain point, par le régime physique et moral, peut-être même de les produire artificiellement, pour donner une force momentanée, plus grande aux facultés intellectuelles, ou pour leur imprimer une nouvelle direction.
  7. Il faudrait pouvoir indiquer, en même temps, les moyens d’arrêter, de changer, de diriger ces mouvemens, quand l’ordre n’en est pas conforme à nos besoins.
  8. En traçant un nouveau plan d’hygiène, Moreau de la Sarthe, qui paroît avoir bien senti toute l’étendue de son sujet, a remarqué particulièrement ce point de vue qui s’y présente : ce que le public connoît de son travail et de son talent, dont l’auteur a d’ailleurs donné l’idée la plus favorable, fait juger qu’il doit avoir poussé loin cette importante branche de la médecine.
  9. Les lettres d’Hippocrate et de Démocrite sont évidemment supposées ; mais leur entrevue, attestée par un grand nombre d’écrivains anciens, ne peut guère être révoquée en doute.
  10. C’est à mon célèbre ami et confrère Thouret, directeur et professeur de l’école de médecine, à nous développer la doctrine d’Hippocrate, et à nous en bien faire connoître la philosophie, la sage hardiesse et l’imposante simplicité.
  11. L’auteur de ce mémoire a cité le même passage dans un écrit intitulé : Du degré de certitude de la Médecine.
  12. Encore ce résultat ne se trouve-t-il point en toute lettre, dans ses écrits.
  13. Au reste, il n’auroit pu expliquer la formation des signes, sans remonter à celle même des idées.
  14. Secte de chrétiens-juifs, dont Cérinthe, le même qui joue un rôle si singulier dans Pérégrinus de Wieland, étoit le chef.
  15. Voyez sur les tempéramens, Haller, Cullen et nos deux célèbres professeurs Pinel et Hallé ; voyez aussi la Physiologie de Richerand, jeune médecin de la plus haute espérance, qui déjà se place à côté des maîtres de l’art.
  16. Nous reviendrons, dans un autre Mémoire, sur les tempéramens et sur leurs effets moraux.
  17. Il faut convenir que cette observation est fort loin d’être applicable à tous les cas de folie ; Pinel n’a souvent rien trouvé de semblable : mais les faits recueillis par Morgagni, et par quelques autres, doivent être regardés comme certains ; et l’on peut, avec la réserve convenable, en tirer quelques conclusions.
  18. La Corrèze.
  19. Ce fait est consigné dans un excellent Mémoire du citoyen Rebière l’aîné, habile praticien de la commune de Brive, et aujourd’hui sous-préfet de l’arrondissement. Je dois ajouter que son frère, chirurgien distingué de la même commune, avoit concouru au traitement des personnes mordues, et avoit suivi, sans quitter presque ces malades, les observations rapportées dans le Mémoire dont je parle en ce moment.
  20. Pour distinguer une sensation, il faut la comparer avec une sensation différente : or, leur rapport ne peut être exprimé dans notre esprit, que par un signe artificiel, puisque ce n’est pas une sensation directe. Il ne s’ensuit point de-là que les signes précédent les idées ; les matériaux des idées existent bien certainement, au contraire, avant les signes : mais, pour devenir idées, il faut que les sensations, ou plutôt leurs rapports, se revêtent de signes. On voit que j’attache au mot signe un sens bien plus étendu que les analystes ne l’ont fait jusqu’à présent.

    Au reste, ce n’est ici qu’une pure question de mots. Appelle-t-on la sensation perçue, idée ? alors il est évident que les idées sont bien antérieures à tout signe : mais ne regarde-t-on comme idée, que la perception des rapports qui peuvent se trouver entre deux, ou plusieurs sensations ? le jugement qu’on en porte n’étant perçu que par le moyen d’un signe artificiel, il est évident que, suivant cette manière de voir, sans signes il n’y auroit point d’idées.