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Ravensnest/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 240-250).

CHAPITRE XXI.


Viens avec tes échos rustiques, cher compagnon de l’aurore pourprée ; fais-nous entendre le bourdonnement de l’abeille et le rondeau plaintif du coucou.
Campbell.


Enfin je passais une nuit sous mon propre toit, au milieu de ma famille. Quoique ma présence sur la propriété fût alors généralement connue de tous ceux qui y étaient intéressés, je ne puis dire que je songeasse beaucoup aux anti-rentistes ni aux risques qui pouvaient résulter de mon apparition. La lâcheté manifestée par les Indgiens en présence des hommes rouges, ne tendait pas à me faire beaucoup redouter les mécontents, et me disposait probablement à être bien plus indifférent sur leurs menaces que je ne l’eusse été en toute autre occasion. Au surplus, j’étais heureux avec Patt, Mary et la pupille de mon oncle, et je ne donnai pas une pensée aux désorganisateurs pendant toute la soirée. Cependant la manière mystérieuse avec laquelle John se mit à barricader les portes et les fenêtres, lorsque les dames se furent retirées, me frappa désagréablement et produisit le même effet sur mon oncle. Cette importante mesure étant prise, le fidèle maître d’hôtel, car telle était sa qualité, vint nous trouver mon oncle et moi dans la bibliothèque, armé comme Robinson Crusoé. Il nous apportait à chacun un fusil et un pistolet avec une quantité suffisante de munitions de guerre.

— Madame m’a ordonné, dit-il, de vous apporter ces armes, monsieur Hughes, et chacun de nous a son fusil et son pistolet semblables à ceux-ci ; elle en a encore dans la chambre pour elle


Illustration et mademoiselle Marthe ; les armes que voici étaient dans la chambre des servantes, mais elle a pensé qu’elles seraient beaucoup mieux entre vos mains. Elles sont toutes chargées et sont d’une fameuse qualité.

— Assurément il n’y a pas encore occasion d’avoir recours à ces moyens, s’écria mon oncle Ro.

— On ne sait pas, M. Roger, quand l’ennemi peut se présenter. Nous n’avons eu que trois alertes depuis que ces dames sont arrivées, et fort heureusement, il n’y a pas eu de sang répandu, quoique nous ayons fait feu sur l’ennemi, et que l’ennemi ait fait feu sur nous. Quand je dis qu’il n’y a pas eu de sang répandu, cela veut dire de notre côté ; car il n’y a pas moyen de savoir si les anti-rentistes ont souffert, et ils n’avaient pas de bonnes murailles de pierre pour les protéger.

— Grand Dieu je n’avais nulle connaissance de cela ! Hughes, le pays est dans un état plus cruel que je ne le soupçonnais ; nous ne devrions pas laisser les dames ici passé demain.

Comme les dames auxquelles se rapportait la pensée de mon oncle ne comprenaient pas Mary Warren, je ne partageai pas entièrement son opinion à cet égard. Rien de plus, toutefois, ne fut ajouté à ce sujet, et peu après chacun de nous prit ses armes et se retira dans sa chambre.

Il était plus de minuit lorsque j’entrai chez moi, mais je ne me sentais aucune disposition à dormir. Ce jour avait été pour moi très-important, plein d’émotions, et j’étais encore tellement sous l’influence de tous ses incidents, que je ne songeais guère à mon lit. Bientôt le bruit des portes et des allées et venues ayant entièrement cessé, il y eut dans la maison un profond silence ; et je me mis à la fenêtre pour contempler la scène extérieure. La lune dans tout son éclat répandait assez de clarté pour rendre visible tout le premier plan du paysage. Le côté de la maison où je me trouvais dominait la route voiturable, la ferme de Miller, l’église, le presbytère, demeure de Mary, et une longue suite de fermes répandues dans la vallée et sur le large flanc de la colline qui s’étendait à l’ouest.

Toutes choses, de près et de loin, paraissaient ensevelies dans le calme d’une profonde nuit. John avait placé la lampe dans mon cabinet de toilette et fermé les volets intérieurs ; mais je m’étais assis à une fenêtre de la chambre à coucher, hors des rayons, de la lumière, et n’étant éclairé que par la lune qui était sur le point de se coucher. J’étais là depuis une demi-heure au plus, songeant aux événements de la journée, lorsque je crus apercevoir un objet en mouvement sur un sentier qui conduisait au village, mais qui était tout à fait séparé de la grande route. Ce sentier était fort isolé et s’étendait pendant un mille à travers mes terres, borné de chaque côté par un treillage élevé, et serpentant ensuite au milieu des taillis et des bosquets de la pelouse. Il avait été tracé afin de permettre à mon grand-père de parcourir à cheval ses champs, sans être arrêté par les barrières ; en pénétrant dans le petit bois déjà décrit, il le traversait par un petit coude qui nous conduisait au village en abrégeant considérablement la distance. Ce sentier servait souvent à ceux qui venaient à Ravensnest ou qui en sortaient à cheval, mais rarement à d’autres qu’aux personnes appartenant à la famille.

Je pouvais voir toute la ligne de ce sentier, à l’exception de quelques intervalles cachés par les arbres et les taillis. Je ne me trompais pas. À cette heure tardive, quelqu’un s’avançait en galopant dans le sentier, tantôt complétement à découvert, tantôt caché par les treillages. Le sentier conduisait à la pelouse à travers un joli ravin boisé ; le cavalier mystérieux s’y précipita, et je portai aussitôt mes yeux vers l’endroit où il devait reparaître en sortant du couvert.

En deçà du ravin, le sentier restait dans l’ombre pendant environ cinquante pas, après quoi il serpentait sur la pelouse en pleine lumière de la lune. À l’endroit où finissait l’ombre, un chêne antique s’élevait solitaire, et sous ses vastes branches était un siège souvent fréquenté par les dames dans les chaleurs de l’été. Mes regards se promenaient de ce point où commençait la lumière à celui où le sentier sortait du ravin. Vers ce dernier endroit, je pus distinguer un objet en mouvement, et bientôt je vis plus clairement la personne que je surveillais. Le cheval était toujours au galop, et conserva cette allure jusque auprès du chêne. Là, à ma profonde surprise, je vis une femme s’élancer de la selle avec une grande vivacité et attacher son cheval à l’ombre-de l’arbre. Après quoi elle marcha rapidement vers la maison. Craignant de déranger le repos de la famille, je sortis de ma chambre et descendis sans lumière, la lune pénétrant à travers les passages de manière à diriger mes pas. Mais quelque prompts qu’eussent été mes mouvements, ils avaient été prévenus. À ma grande surprise, lorsque j’arrivai à la petite porte vers laquelle aboutissait le sentier, je vis une femme, la main posée sur la serrure et paraissant prête à tourner la clef, et mon étonnement redoubla, lorsqu’en m’approchant je reconnus Mary Warren.

— Vous l’avez donc vue aussi, monsieur Littlepage ? dit Mary d’une voix basse. Quelle affaire peut donc l’appeler ici à une telle heure ?

— Vous savez donc qui c’est, miss Warren ? répondis-je, en éprouvant un plaisir inexprimable à l’idée que cette charmante personne, encore tout habillée comme lorsqu’elle avait quitté le salon, avait dû, ainsi que moi, contempler en silence les rayons de la lune : ses méditations romantiques prouvaient au moins entre nous une similitude de goûts, sinon une secrète sympathie.

— Certainement, répliqua Mary avec calme. Je ne puis m’être trompée sur la personne. C’est Opportunité Newcome.

Ma main était sur la clef ; j’ouvris la porte, et la personne désignée entra aussitôt. Elle manifesta quelque surprise en voyant quels étaient ses portiers, mais se hâta d’entrer, regardant avec inquiétude derrière elle, comme si elle craignait d’avoir été vue ou poursuivie. Les conduisant toutes deux vers la bibliothèque, j’allumai la lampe, et me tournai vers mes deux compagnes silencieuses, comme pour demander une explication.

Opportunité était une jeune personne de vingt-six ans nullement dépourvue de charmes personnels. L’exercice qu’elle venait de faire, et probablement l’émotion, avait relevé l’éclat de ses joues, et lui donnait un aspect fort attrayant. Néanmoins Opportunité n’était pas de ces femmes à éveiller en moi aucune passion sérieuse, quoiqu’elle l’eût longtemps essayé. Je soupçonnai, je l’avoue, que sa visite actuelle avait quelque rapport avec ses sentiments passés, et je me préparai à l’écouter avec méfiance. Quant à elle, elle hésitait à parler ; mais les premiers mots qu’elle proféra ne trahissaient pas une grande délicatesse de sentiments.

— Eh bien, je le déclare, s’écria-t-elle, je ne m’attendais pas à vous trouver tous deux seuls à cette heure de la nuit !

Je lui aurais volontiers tordu la langue pour sa méchante remarque ; mais l’intérêt que m’inspirait Mary Warren m’engagea à me tourner vers elle d’un air inquiet. Jamais ne se manifesta d’une manière plus sensible le calme que donne l’innocence, cette innocence que ne peut troubler la malignité.

— Nous étions tous retirés, répondit-elle, et tout le monde du côté où je suis était couché et endormi, je crois ; mais je ne me sentais aucun sommeil, et j’étais assise à la fenêtre, contemplant ce beau clair de lune, lorsque je vous vis sortir du bois et suivre le sentier. Auprès du chêne, je vous reconnus, Opportunité, et je descendis pour vous ouvrir ; car j’étais certaine que quelque chose d’extraordinaire devait vous amener ici à cette heure avancée.

— Oh ! rien d’extraordinaire, du tout, s’écria Opportunité d’un air dégagé. J’aime le clair de lune ainsi que vous, Mary, et vous savez que je suis grand amateur d’équitation. Je pensai qu’il y aurait quelque chose de romantique à galoper jusqu’à Ravensnest, et à m’en retourner à une ou deux heures du matin. Voilà tout, je vous assure.

Le calme avec lequel furent dits ces mots ne me surprit pas peu, quoique je ne fusse pas assez simple pour en croire une syllabe. Opportunité avait en elle, il est vrai, beaucoup de sentimentalisme vulgaire, que bien des jeunes filles prennent pour du raffinement ; mais cela n’allait pas jusqu’à voyager à travers champs, à minuit et seule, sans quelque objet spécial. Il me vint à l’idée que sa démarche se rapportait à son frère, et que naturellement elle désirait me faire cette communication en particulier. Nous avions pris nos sièges devant la table qui était au centre de la chambre, Mary et moi rapprochés l’un de l’autre, Opportunité à un angle éloigné. J’écrivis sur un morceau de papier un petit mot où je priais Mary de nous laisser seuls, et je le plaçai sous ses yeux, sans qu’Opportunité le vît, l’occupant de mille questions sur elle, sur sa promenade, sur le temps et le clair de lune. Pendant que nous discourions ainsi, mademoiselle Warren se leva, et sortit en silence. À peine Opportunité s’en aperçut-elle.

— Vous avez chassé Mary Warren, dis-je, mademoiselle Opportunité, par votre remarque sur ce que nous nous trouvions seuls.

— Mon Dieu, il n’y a pourtant pas grand mal à cela. Je suis accoutumée à me trouver seule avec des messieurs, et je n’y pense pas. Mais sommes-nous maintenant bien seuls, monsieur Hughes ?

— Tout à fait, comme vous voyez. Nous deux et Mary sommes, je crois, les seules personnes dans la maison hors du lit. Elle nous a quittés un peu blessée, je crois, et nous sommes complètement seuls.

— Oh ! quant aux sentiments de Mary Warren, je ne m’en soucie pas beaucoup, monsieur Hughes. C’est une bonne créature, indulgente d’ailleurs comme la religion. Au surplus, ce n’est que la fille d’un ministre épiscopal ; et si votre famille n’y était pas, cette dénomination disparaîtrait promptement de Ravensnest, je vous assure.

— Je suis enchanté en ce cas que ma famille y soit encore ; car c’est une dénomination que j’aime et que j’honore. Tant que l’esprit avide et novateur du siècle laissera quelque chose aux Littlepage, une bonne portion de ce qu’ils possèdent sera donnée pour soutenir cette congrégation. Quant à mademoiselle Warren, je suis charmé d’apprendre que son caractère soit si doux.

— Je sais bien cela, et je n’ai pas parlé pour obtenir aucun changement dans vos vues, monsieur Hughes. Mary Warren, cependant ne pensera plus à ma remarque demain, et je ne crois pas que ce soir elle y ait pensé la moitié autant que je l’eusse fait, si j’avais été à sa place.

Cela me semblait assez vrai, Mary Warren ayant entendu cette insinuation avec une conscience pure et tranquille, tandis que mademoiselle Opportunité se serait retranchée dans une pruderie que ses habitudes rendaient nécessaire.

— Vous n’avez pas fait cette longue course, mademoiselle Opportunité, seulement pour admirer la lune, repris-je d’un air calme pour amener les choses à une conclusion. Si vous voulez m’en faire connaître le sujet véritable, je serais charmé de l’apprendre.

— Mais si par hasard Mary écoutait à la porte, dit-elle avec cette méfiance qui appartient à un esprit vulgaire. Je ne voudrais pas pour un monceau d’argent qu’elle entendît ce que j’ai à vous dire.

— Il n’y a pas de danger à cela, répliquai-je en me levant et en ouvrant la porte. Vous voyez qu’il n’y a personne ici, et que vous pouvez parler en sûreté.

Opportunité ne fut pas si aisément rassurée. D’une nature curieuse et bavarde, elle ne s’imaginait pas aisément que tout autre ne lui ressemblât pas. Se levant donc à son tour, elle alla sur la pointe des pieds dans le passage, et l’explora elle-même. Convaincue enfin que nous n’étions pas surveillés, elle rentra, ferma soigneusement la porte, me fit signe de m’asseoir, et sembla disposée à entrer en matière.

— Nous avons eu une terrible journée, monsieur Hughes, dit-elle. Qui aurait pu penser que le musicien ambulant fût vous, et ce vieux colporteur allemand, M. Roger ? Je déclare que le monde semble renversé, et personne ne sait s’il est à sa place.

— C’était peut-être une aventure ridicule mais cela nous a fait connaître d’importants secrets.

— C’est justement là le point délicat. Je vous défends tant que je peux, et je dis à mes frères que vous n’avez rien fait qu’ils ne fissent s’il s’agissait pour eux de la moitié d’une ferme, tandis que pour vous il s’agissait de plus de cent.

— Vos frères alors se plaignent que j’aie paru déguisé parmi les anti-rentistes ?

— Ils s’en plaignent terriblement, monsieur Hughes, et sont tout à fait montés. Ils disent que ce n’était pas généreux à vous de venir de cette manière dans votre propre pays, leur voler leurs secrets. Je dis tout ce que je peux en votre faveur, mais les mots ne peuvent calmer les hommes en pareille circonstance. Vous savez, monsieur Hughes, que j’ai toujours été votre amie, depuis les jours de notre enfance, m’étant même souvent mise dans l’embarras pour vous en tirer.

Les derniers mots étaient tant soit peu exagérés : néanmoins en faisant cette déclaration, Opportunité soupira doucement, baissa les yeux, et prit un air de confusion qui ne me semblait pas être beaucoup dans sa nature. Il ne m’appartenait pas de montrer en ce moment une pruderie de mauvais goût, et je ne craignis pas de prendre la main de la jeune personne et de la serrer d’un air sentimental.

— Vous êtes seulement trop bonne, Opportunité, lui dis-je. Oui, j’ai toujours compté sur vous comme sur une amie, et je n’ai jamais douté de votre empressement à me défendre, lorsque je ne serai pas là pour me défendre moi-même.

Je laissai alors aller sa main, craignant, si je n’arrêtais son élan, de la voir se pencher sur mon épaule pour verser des larmes dans mon sein. Elle manifesta une contrariété visible en voyant ma discrétion.

— Oui, reprit-elle, Seneky surtout est dans un état terrible, et pour l’apaiser, j’ai consenti à venir ici moi-même, à cette heure de la nuit, pour vous avertir de ce qui se prépare.

— C’est très-bien à vous, Opportunité, et comme il est si tard, ne feriez-vous pas mieux de me raconter de suite ce qui se passe, et puis de vous retirer dans une de nos chambres pour vous y reposer après une aussi pénible course ?

— Vous raconter ce qui se passe, je vais le faire ; car il est grand temps que vous l’appreniez ; quant au reste, il faut que je me remette promptement en selle et que je reprenne ma route dès que la lune sera couchée. Certainement Mary Warren et vous, vous garderez tous deux le silence sur ma visite, puisqu’elle a été faite pour votre bien.

Je promis pour Mary comme pour moi, et je pressai ma compagne de ne pas tarder plus longtemps à me donner les renseignements qui avaient occasionné une si longue course. Son affaire fut promptement racontée, et elle était d’une nature suffisamment alarmante. Une partie des faits me fut racontée par Opportunité elle-même, tandis que d’autres me vinrent plus tard de différentes sources.

Voici le résumé de toute l’affaire. Lorsque Sénèque suivit la bande des Indgiens et ses anti-rentistes dans leur retraite précipitée, ses révélations produisirent une consternation générale. On apprit que le jeune dissipateur de Paris était sur sa propriété ; qu’il s’était mêlé aux mécontents, avait appris beaucoup de leurs secrets, et avait probablement pris des notes sur quelques-uns des tenanciers dont les baux étaient sur le point d’expirer. Les coupables étaient à sa merci, et il y avait assez de bon sens parmi les conspirateurs pour comprendre qu’un homme qui voit qu’on veut lui dérober sa propriété ne serait pas disposé à une grande indulgence. Il fut en conséquence décidé, dans un conclave des chefs, qu’une plainte serait déposée contre mon oncle et moi devant un juge de paix anti-rentiste pour avoir paru déguisés et armés, en violation de la loi nouvelle. C’était un moyen de prévenir notre propre plainte contre les vrais coupables. Il est vrai que nous ne portions pas de masques ; mais nos déguisements étaient assez complets pour rentrer dans l’esprit de la loi, si nous avions été armés. Quant à cette dernière circonstance, nous avions eu bien soin de nous en abstenir ; mais un serment ne coûte rien à des hommes tels que ceux qui étaient engagés dans ces complots. Les serments avaient donc été faits et reçus, et le mandat signé par le magistrat. Seulement l’exécution en avait été suspendue à la requête de Sénèque, qui voulait arriver à un compromis. Il ne parut pas suffisant, toutefois, de menacer mon oncle et moi d’une poursuite de cette nature ; une intimidation d’une autre sorte devait être tentée, une mesure qui devait nous montrer que nos adversaires nous faisaient une guerre sérieuse. Opportunité s’était convaincue qu’une tentative désespérée était projetée, et elle croyait que c’était pour cette nuit même, quoiqu’elle ne sût pas précisément ce que c’était, ou que, le sachant, elle ne voulût pas le dire.

L’objet de sa visite était donc de faire des conditions pour son frère ou ses frères ; de m’avertir de quelque danger inconnu mais prochain, et d’obtenir sur moi toute l’influence que devait donner un service aussi éminent. Assurément, j’étais heureux de rencontrer une amie dans le camp des ennemis ; mais l’expérience passée m’avait appris à me précautionner contre mon malheureux et trop sensible cœur, et à ne pas me laisser prendre dans des filets qui avaient été si souvent jetés sur moi.

Quand Opportunité, avec sa volubilité ordinaire, eut achevé son récit, je lui répondis :

— Je reconnais toute l’importance des services que vous m’avez rendus, et j’en serai toujours reconnaissant. Quant à faire aucun arrangement direct avec votre frère Sénèque, je ne le puis en aucune façon ; ce serait transiger avec la félonie et mériter moi-même un châtiment ; mais je puis être passif, et vos désirs seront auprès de moi d’un grand poids. Le projet d’arrêter mon oncle et moi, si on l’accomplissait, ne me donne aucune inquiétude. Il est très-douteux que nous fussions déguisés dans le sens de la loi, et il est certain que nous n’étions pas armés. Une telle poursuite tombe donc d’elle-même, à moins que le parjure…

— Ah ! dit Opportunité d’un air significatif, dans les temps de l’anti-rentisme il se fait de terribles serments.

— Je sais cela. Le témoignage humain est en général fragile, et souvent il faut s’en méfier ; mais dans des moments d’excitation, de passion et de cupidité, il n’est que trop fréquent de le trouver corrompu. La plus importante chose actuellement est de connaître précisément la nature du mal qu’ils méditent contre nous.

— Je voudrais pouvoir vous le dire, monsieur Hughes, reprit-elle, mais je ne puis dire que ce que je sais. Quelque tentative sera faite cette nuit, j’en suis certaine ; mais quelle sera cette tentative, voilà ce que je ne sais pas. Il faut maintenant que je parte, car la lune sera bientôt couchée ; et il ne ferait pas bon pour moi si j’étais vue par quelques-uns des anti-rentistes. Le peu que j’ai déjà dit en faveur des Littlepage m’a fait des ennemis ; mais on ne me pardonnerait jamais si cette démarche était connue.

Opportunité alors se leva, et me faisant un gracieux sourire, de même qu’un corsaire ferait la bordée d’adieu pour faire durer aussi longtemps que possible le souvenir de sa présence, elle se retira en toute hâte. Je l’accompagnai jusqu’au chêne et l’aidai à se remettre en selle. Pendant tous ces mouvements, il y eut chez elle un jeu continuel de coquetterie ; et elle montrait une répugnance manifeste à partir, quoiqu’elle eût dit être très-pressée. La lune n’était pas encore tout à fait couchée, et cette circonstance servit de prétexte à ses délais ; de mon côté je m’imaginais qu’elle pouvait avoir quelque chose à me communiquer.

— Cette démarche de votre part, chère Opportunité, lui dis-je en plaçant ma main sur la sienne, est tellement bienveillante, tellement d’accord avec les jours d’autrefois, que je ne sais comment vous remercier. Mais nous vivrons pour voir renaître le bon vieux temps, quand la même intimité pourra revenir parmi nous. C’étaient d’heureux jours, lorsque nous allions tous ensemble galopant à travers les montagnes, en véritables enfants, il est vrai, mais en enfants heureux et contents.

— Ah ! c’est bien vrai, et je voudrais les voir revivre. C’est égal, Hughes, vous viendrez à bout de vos ennemis, et alors vous vous établirez et vous vous marierez. Vous comptez vous marier, sans doute ?

C’était là une attaque assez directe ; mais j’y étais accoutumé, et un danger connu est à moitié évité. Je pressai doucement la main que je tenais, puis l’abandonnant, je dis d’un ton un peu mélancolique :

— Eh bien, je ne vous demande plus quel est le genre d’attaque que je dois redouter cette nuit. Un frère passe avant un ami, je le sais, et je puis apprécier votre embarras.

Opportunité avait déjà lâché les rênes de sa monture et était sur le point de s’élancer, quand ces dernières paroles touchèrent son cœur. Se penchant en avant, et baissant la tête jusqu’à ce que nos figures fussent presque l’une contre l’autre, elle dit d’une voix basse :

— Le feu est un bon serviteur et un mauvais maître. Un seau d’eau jeté à temps eût empêché le dernier incendie de New-York.

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que l’audacieuse jeune fille donna à son cheval un vigoureux coup de fouet, et partit comme une flèche à travers la pelouse. Je la suivis des yeux jusqu’à ce qu’elle descendît dans le ravin, et quand je me trouvai seul, je réfléchis sérieusement sur ce qui venait de m’être annoncé.

Le feu ! C’était là en effet un mot effrayant. C’est l’instrument du lâche, et c’est un péril contre lequel il est difficile de se défendre. On y avait déjà eu recours depuis les troubles anti-rentistes, et le mot de « brûleur de granges » était devenu assez commun parmi nous. Il était d’ailleurs d’une grande importance pour certaines personnes à Ravensnest d’arrêter par la terreur les plaintes que nous pourrions faire. Je me décidai donc à ne pas me coucher cette nuit, jusqu’à ce que je fusse assuré que le danger était passé.

La lune était alors couchée, et les étoiles versaient leurs rayons scintillants sur le paysage obscur. Je ne fus pas fâché de ce changement, car il me permettait de faire tous mes mouvements sans crainte d’être vu. La première chose à faire était de chercher des auxiliaires pour m’aider dans ma surveillance, et je résolus de les prendre parmi mes hôtes, les Indiens.

Sans rentrer à la maison, je me dirigeai de suite vers le quartier des hommes rouges. Familier avec toutes les localités, je me tins dans l’ombre, et je traversai la pelouse et les champs par des chemins si cachés, que je ne courais pas grand risque d’être vu, quand même il y eût eu des ennemis dans les environs. La distance n’était pas grande, et je fus bientôt au pied de la colline sur laquelle s’élevait la vieille ferme, protégé par une haie épaisse de vieux groseilliers qui bordaient un jardin abandonné. Ici, je m’arrêtai pour regarder autour de moi et pour prendre quelques moments de réflexion.