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Ravensnest/Chapitre 25

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 285-298).

CHAPITRE XXV.


C’est là une république pure ; pure mais forte, une vigoureuse démocratie, où tous obéissent à ce qu’ils ont eux mêmes voté, bon on mauvais : et à leurs lois qu’ils appellent lois bleues ; si elles étaient rouges, elles pourraient appartenir au code de Dracon.
Halleck.


Telle était ma précipitation en sortant de l’église, que je ne regardai ni à droite ni à gauche. Je voyais devant moi la taille fine et élégante de Mary Warren, qui s’avançait lentement au milieu des autres, comme si elle eût semblé attendre que je les eusse rejointes. Traversant la route et franchissant une petite barrière, je me trouvai en un instant dans la prairie environné de toutes ces demoiselles.

— Que signifie cette foule, Hughes ? me dit ma sœur en dirigeant ta pointe de son ombrelle vers la route.

— Cette foule ! je n’ai vu aucune foule, chacun avait quitté l’église avant moi, et tout s’était passé paisiblement. Ah ! par ma foi, cela ressemble effectivement à une foule réunie là-bas sur la route : on dirait même un meeting organisé. Oui, voilà le président assis sur une barrière, et celui qui tient un papier à la main est sans doute le secrétaire : c’est très-régulier et très-américain, tout cela ! Ils méditent quelque méchant projet, j’en réponds, sous la forme d’une manifestation de l’opinion publique. Voyez, il y a un gaillard qui pérore et gesticule avec beaucoup de vigueur.

Nous nous arrêtâmes tous un instant pour examiner les mouvements de cette foule qui avait tous les caractères d’un meeting public. Ces hommes étaient là, me dirent mes compagnes, depuis le moment où ils avaient quitté l’église, paraissant occupés de sérieuses délibérations. Le spectacle étant curieux et le temps très-beau, nous nous promenâmes tranquillement dans la prairie, nous arrêtant de temps en temps pour voir ce qui se passait derrière nous.

Nous avions de cette manière parcouru environ la moitié de la distance qui nous séparait de la maison, lorsqu’en nous retournant nous vîmes que la foule s’était dispersée, les uns s’en allant dans leurs wagons, les autres à cheval, d’autres à pied. Trois hommes cependant se dirigeaient vers nous en toute hâte, comme s’ils voulaient nous atteindre. Ils avaient déjà traversé la barrière, et suivaient le sentier de la prairie : c’était un chemin que prenaient seulement les personnes qui venaient habituellement à la maison. Dans cet état de choses, je résolus de m’arrêter et de les attendre, et je communiquai ma résolution aux jeunes personnes qui m’accompagnaient.

— Comme ces hommes viennent évidemment à ma rencontre, leur dis-je, veuillez, Mesdemoiselles, poursuivre votre marche vers la maison pendant que je les attends ici.

— Au fait, répondit Patt, ils ne peuvent avoir à te dire que des choses que nous désirons peu entendre, et tu nous rejoindras promptement. N’oublie pas, Hughes, que le dimanche nous dînons à deux heures, le service du soir commençant à quatre.

— Non, non s’écria vivement Mary Warren, nous ne devons pas, nous ne pouvons pas quitter M. Littlepage, ces hommes peuvent lui faire quelque mal.

Je fus enchanté de ce témoignage d’intérêt si naturellement exprimé, aussi bien que de l’air de résolution qui l’accompagnait. Mary elle-même ne put s’empêcher de rougir, mais elle n’en persista pas moins dans son projet.

— Mais de quelle utilité pouvons-nous être à Hughes, ma chère, répondit Patt, même en supposant qu’il y eût quelque danger ? Il vaut mieux que nous regagnions promptement la maison pour envoyer ici de l’aide, plutôt que d’y rester immobiles et sans utilité.

Profitant aussitôt de cet avertissement, mesdemoiselles Colebrooke et Marston, qui étaient déjà en avant, prirent leur course, sans doute pour mettre à exécution le projet de ma sœur ; mais Mary Warren resta ferme, et Patt ne voulut pas abandonner son amie, quelle que fût sa disposition à me traiter avec moins de cérémonie.

— Il est vrai, reprit la première, que nous ne serions pas capables d’assister M. Littlepage si l’on avait recours à la violence mais la violence est peut-être ce qui est le moins à craindre. Ces misérables gens respectent si peu la vérité, et ils sont trois contre un si votre frère reste seul, qu’il nous vaut mieux rester et entendre ce qui sera dit, afin que nous puissions témoigner des faits, si ces hommes voulaient les travestir, comme il arrive trop souvent.

Je fus frappé de la prudence et de la sagacité de cette réflexion, et Patt alors s’approcha de la barrière sur laquelle je m’étais assis avec un air aussi calme et aussi résolu que Mary Warren. En ce moment les trois envoyés se trouvaient près de nous ; deux d’entre eux étaient de mes tenanciers ; ils se nommaient Bunce et Mowatt. Je les connaissais fort peu, mais c’étaient d’ardents anti-rentistes. Le troisième m’était complétement inconnu ; c’était un démagogue ambulant qui avait été l’un des meneurs les plus actifs du dernier meeting, et se servait des deux autres comme d’aveugles instruments. Ils s’avancèrent tous trois vers moi avec un air de grande importance. Bunce prit le premier la parole.

— Monsieur Littlepage, dit-il, il y a eu ce matin un meeting public dans lequel ont été adoptées diverses motions ; nous avons été délégués pour vous en présenter une copie, et notre mission est accomplie en vous remettant ce papier.

— Et qui vous dit, répondis-je, que je juge à propos de le recevoir ?

— Je ne pense pas qu’aucun homme, dans un pays libre, se refuse à recevoir une série de motions adoptées dans un meeting de ses concitoyens.

— Cela dépend des circonstances, et en particulier du caractère des motions. C’est précisément cette même liberté du pays qui donne à un homme le droit de dire qu’il se soucie peu de vos motions, aussi bien qu’à vous le droit de les voter.

— Mais vous n’avez pas encore vu ces motions, monsieur, et tant que vous ne les connaîtrez pas, vous ne pouvez pas savoir si elles vous conviennent.

— C’est très-vrai ; mais j’en ai vu les porteurs, j’ai vu leurs manières, et je n’admets pas que la première réunion venue d’hommes connus ou inconnus puisse m’adresser des motions, sans savoir si cela me convient ou non.

Cette déclaration sembla frapper d’étonnement les délégués. L’idée qu’un homme seul pût hésiter à se soumettre au joug imposé par une centaine, était quelque chose de si nouveau, de si inconcevable pour des gens accoutumés à considérer la majorité comme la seule expression du vrai, qu’ils ne savaient comment se rendre compte de tant de hardiesse. D’abord ils semblèrent ouvertement disposés à relever l’injure ; puis vint la réflexion, qui leur disait probablement que ce serait une mauvaise voie à suivre, enfin ils se résolurent à mener les choses plus doucement.

— Dois-je donc conclure, monsieur Littlepage, que vous refusez d’accepter les motions d’un meeting public ?

— Oui ; d’une demi-douzaine de meetings publics mis ensemble, si ces motions sont injurieuses, ou sont présentées d’une manière injurieuse.

— Quant aux motions, vous ne pouvez rien en savoir, ne les ayant pas vues. Quant au droit qui appartient à des hommes assemblés de voter telles motions qu’ils jugent convenables, je présume qu’il ne peut y avoir question.

— Ce droit même, Monsieur, peut être mis en question, ainsi que nous avons pu le voir dans plusieurs de nos cours. Mais alors que le droit existerait dans toute l’étendue que vous lui supposez, cela ne vous donnerait pas le droit de m’imposer ces motions.

— J’ai donc à dire au peuple que vous refusez même de lire ses résolutions, monsieur Littlepage.

— Vous lui direz ce que vous voudrez, monsieur. Je ne reconnais de peuple que dans le sens légal du mot, et avec les pouvoirs limités qu’il exerce en vertu de la loi. Quant à ce pouvoir nouveau qui s’élève dans le pays, et qui a l’effronterie de s’appeler le peuple, quoique composé d’hommes réunis par l’intrigue et égarés par le mensonge ; il ne me cause ni respect ni crainte, et comme je ne le considère qu’avec mépris, je le traiterai avec mépris, chaque fois que je le rencontrerai sur ma route.

— J’ai donc à dire au peuple de Ravensnest, Monsieur, que vous le considérez avec mépris.

— Je ne vous autorise à rien dire de ma part au peuple de Ravensnest ; car je ne sais si le peuple de Ravensnest vous a donné aucune mission. Si vous voulez me demander respectueusement, comme sollicitant une faveur plutôt que réclamant un droit, de lire le contenu du papier que vous tenez à la main, je serais disposé à vous écouter. Ce que je n’admets pas, c’est qu’une poignée d’hommes se réunisse, se donne le nom de peuple, prétende ainsi à l’autorité, et s’arroge le droit d’imposer ses motions aux autres.

Les trois délégués firent quelques pas en arrière, et se consultèrent ensemble pendant deux ou trois minutes. Pendant qu’ils étaient ainsi occupés, j’entendis la douce voix de Mary Warren, qui me disait tout bas : — Prenez leurs motions, monsieur Littlepage, et débarrassez-vous d’eux. Je ne doute pas qu’elles ne contiennent une foule d’absurdités mais tout sera fini en prenant le papier.

Ceci était un conseil de femme, prompte à la concession, quand ses craintes sont éveillées ; mais je me vis épargner la douleur de repousser sa demande, par le changement de ton du trio qui s’avança de nouveau vers nous.

— Monsieur Hughes Roger Littlepage, junior, dit Bunce d’une voix solennelle, comme s’il faisait une sommation légale de la plus haute importance, je vous demande maintenant, de la manière la plus respectueuse, si vous consentez à recevoir ce papier. Il contient certaines résolutions prises avec une grande unanimité par le peuple de Ravensnest, et qui ne sont pas sans intérêt pour vous. Je suis chargé de vous demander respectueusement si vous voulez accepter cette copie desdites résolutions.

Je coupai court aux paroles de l’orateur en recevant le papier qui m’était offert, et il me sembla que les trois dignes ambassadeurs en étaient tant soit peu contrariés. Cela donna une nouvelle tournure à mes idées, et s’ils eussent alors redemandé la copie de leurs résolutions, je ne l’aurais certainement pas rendue. Je crois que pendant un moment, Bunce voulut tenter l’expérience. Lui et ses compagnons eussent été enchantés de pouvoir crier à travers le pays que le propriétaire aristocrate, le jeune Littlepage, considérait le peuple avec mépris, et refusait même d’accepter les résolutions qu’il lui avait plu dans sa majesté de voter. Quoi qu’il en soit, j’avais suffisamment rabattu la présomption de ces prétendus apôtres de la liberté, j’évitais toutes les conséquences de leurs clameurs, et je trouvais l’occasion de satisfaire ma curiosité sur le contenu de ce formidable papier que m’adressait le meeting. Je pliai donc cette pièce importante, et la mettant dans ma poche, je saluai les délégués en leur disant :

— C’est bien, Messieurs ; si les résolutions du meeting méritent qu’on en tienne compte, je saurai comment agir. Des meetings publics tenus un dimanche sont une chose si rare dans cette partie du monde, qu’ils peuvent avoir quelque intérêt pour cette petite portion de l’État qui ne dépend pas de Ravensnest.

Les délégués parurent un peu confus mais l’étranger ou le démagogue ambulant répondit au moment où je m’en allais avec Patt et Mary :

— Aux jours saints, les actions saintes. Le sujet a rapport au sabbat, et il n’y a pas de meilleur temps que le sabbat pour s’en occuper.

J’avoue que je mourais de curiosité de jeter un coup d’œil sur les motions ; mais ma dignité m’empêcha de me satisfaire, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un endroit où le sentier conduisait à travers un taillis qui nous cachait aux regards. Une fois sous le couvert, je retirai vivement le papier de ma poche, et mes deux compagnes s’approchèrent pour écouter, avec une vivacité d’intérêt égale à la mienne.

— Ici vous pouvez voir d’un coup d’œil, m’écriai-je en déployant cette pièce, comment le peuple a l’initiative de ses résolutions. Toute cette écriture est soignée, et a été faite certainement à main posée ; une si belle copie n’a pu être improvisée sur la grande route. Cela prouve que la besogne a été apportée toute taillée au peuple souverain, auquel, comme aux autres monarques, on a la bonté d’épargner le travail et la peine.

Me préparant alors à lire le contenu de ce papier, je vis qu’il avait été soigneusement préparé pour la publication ; et sans doute il devait bientôt figurer dans quelques-uns des journaux. Heureusement, ces menées deviennent si fréquentes, on en a tant abusé, et il se tient tant de meetings qui se contredisent l’un l’autre, quoique tous veuillent représenter l’opinion publique, que toutes ces jongleries sont tombées dans le mépris. Tout homme intelligent sait parfaitement aujourd’hui que les manifestations les plus actives et les plus bruyantes sont les moins sincères, les moins éclairées, et il ne daigne pas leur accorder son attention. Il en est de même de la presse en général : elle est tombée dans un tel discrédit, que non-seulement son influence pour faire le mal est beaucoup amoindrie, mais qu’elle a perdu aussi presque tout moyen de faire le bien.

Enfin, je lus tout haut les résolutions du meeting. J’en donne ici le texte :

« À un meeting des citoyens de Ravensnest, spontanément assemblé le 22 juin 1845, sur la grande route, après le service divin dans la maison épiscopale, accompli suivant les formes de l’Église établie en Angleterre, Onésiphore Hayden a été nommé président et Puloski Todd secrétaire. Après une éloquente et lumineuse exposition sur le sujet du meeting, et quelques considérations remarquables sur l’aristocratie et les droits de l’homme, développées par Démosthène Hewett et John Smith, les manifestations suivantes du sentiment public ont été adoptées à l’unanimité :

« Résolu, qu’une manifestation modérée de l’opinion publique est utile aux droits des hommes libres, et est un des plus précieux priviléges de la liberté, de cette liberté qui nous a été transmise par nos ancêtres qui combattirent pour obtenir des institutions libres ;

« Résolu, que nous apprécions ce privilége, et que nous en maintiendrons toujours l’exercice avec constance comme le prix de notre liberté ;

« Résolu, que comme tous les hommes sont égaux aux yeux de la loi, ils le sont encore plus aux yeux de Dieu ;

« Résolu, que les maisons de prière sont des endroits destinés aux réunions du peuple, et qu’on ne doit y admettre rien qui soit opposé au sentiment public, ou qui puisse le blesser ;

« Résolu, que dans notre jugement le siège qui est bon pour un homme est bon pour un autre ; que nous ne reconnaissons aucune distinction de famille ou de race, et que les bancs doivent être construits sur des principes d’égalité, aussi bien que les lois ;

« Résolu, que les dais sont des distinctions royales tout à fait étrangères aux républicains, et surtout aux maisons de prière républicaines ;

« Résolu, que la religion doit être conforme aux institutions d’un pays, et qu’une forme républicaine de gouvernement demande une forme républicaine de religion, et que des sièges privilégiés dans la maison de Dieu sont contraires aux principes de la liberté ;

« Résolu, qu’en plaçant un dais au-dessus de son banc dans la maison de prière de Saint-André, le général Cornelius Littlepage s’est conformé à l’esprit des temps passés, plutôt qu’à l’esprit du siècle présent, et que nous regardons le maintien de ce dais comme une prétention aristocratique à une supériorité qui est opposée au caractère du gouvernement, aux principes de la liberté, et qui est d’un exemple dangereux ;

« Résolu, que nous voyons une connexité évidente entre les têtes couronnées, les patentes de noblesse, les bancs surmontés de dais, les distinctions personnelles, les tenures à bail, les propriétaires de domaines, les redevances de volailles, les baux sur trois têtes et la rente ;

« Résolu, que lorsque les propriétaires de granges veulent les détruire, pour quelque raison que ce soit, nous sommes d’avis qu’il y a des moyens moins alarmants pour le voisinage que d’y mettre le feu, et de donner ainsi naissance à mille faux bruits et accusations qui blessent la vérité ;

« Résolu, qu’une copie sera faite de toutes ces résolutions, afin d’être délivrée à un Hughes Roger Littlepage, citoyen de Ravensnest, dans le comté de Washington, et que Pierre Bunce, John Mowatt et Hezekiah Prott sont délégués pour accomplir cet acte.

« Sur quoi, le meeting s’est ajourné sine die. Signé Onésiphore Hayden président, Puloski Todd secrétaire. »

— Que signifie cette dernière résolution, monsieur Littlepage ? demanda Mary Warren avec anxiété, celle qui concerne la grange ?

— Assurément il y a là un sens caché qui n’est pas sans perfidie. Les misérables veulent-ils insinuer que c’est moi qui ai fait mettre le feu à la grange ?

— Ce ne serait guère que ce qu’ils ont essayé de faire avec tous les propriétaires qu’ils ont essayé de voter, répliqua Patt avec vivacité. La calomnie semble l’arme naturelle de ceux qui ne gagnent du pouvoir qu’en faisant appel au nombre.

— C’est assez naturel, ma chère sœur, puisque le préjugé et la passion sont des agents aussi actifs que la raison et les faits. Mais ceci est une calomnie qui mérite d’être poursuivie. Si je vois que ces hommes veuillent réellement faire croire que j’ai ordonné l’incendie de ma grange… Mais bah ! ce sont après tout des niaiseries. N’avons-nous pas ici Newcome et son complice, emprisonnés pour avoir essayé d’incendier ma maison ?

— Ne soyez pas trop confiant, monsieur Littlepage, dit Mary avec une anxiété si marquée, que je ne pus m’empêcher d’en être flatté ; cette histoire même peut être imaginée exprès pour jeter de la méfiance sur vos propres accusations contre les deux incendiaires. Rappelez-vous combien les faits dépendront de votre propre témoignage.

— Vous serez là pour l’appuyer, mademoiselle Warren, et il n’y a pas de juré qui hésitât à croire ce que vous témoignerez. Mais nous approchons de la maison ; nous ne dirons plus rien sur ce sujet, de peur de tourmenter ma grand’mère.

Tout était tranquille chez nous ; il n’y avait rien de nouveau du côté des hommes rouges. Le dimanche était pour eux comme un autre jour ; seulement, par déférence pour nos habitudes, ils le respectaient jusqu’à un certain point en notre présence. Quelques écrivains ont prétendu que les aborigènes de l’Amérique sont des tribus perdues d’Israël mais il me semble qu’un tel peuple vivant à part, hors de toute influence étrangère, aurait nécessairement conservé quelque tradition sur le sabbat hébraïque.

À la porte de la maison nous rencontrâmes John, qui nous rassura sur la situation intérieure et extérieure.

— Ils en ont eu assez hier soir, dit-il, et ils ont pu se convaincre qu’il vaut mieux faire du feu dans son propre four, que de venir l’allumer dans la cuisine d’un autre. Je n’avais jamais entendu dire que les Américains fussent plus Irlandais qu’Anglais ; mais ils me semblent devenir de jour en jour semblables aux sauvages irlandais, dont on nous parlait si souvent à Londres. Votre honoré père, monsieur Hughes, n’aurait jamais pu croire que sa maison serait envahie la nuit par des hommes qui sont ses propres voisins, qui agissent comme des brigands, comme de véritables oiseaux de Newgate[1]. Comment ! ce M. Newcome est un avocat, et souvent il a dîné à la maison. Je lui ai servi cinquante fois sa soupe, son poisson et son vin, comme s’il avait été un gentleman, et à sa sœur aussi, mademoiselle Opportunité et ils viennent tous deux, à minuit, mettre le feu à la maison !

— Vous êtes injuste envers mademoiselle Opportunité, John, car elle n’a aucunement trempé dans cette affaire.

— Eh bien, Monsieur, on ne sait trop que penser dans ces jours-ci. Je déclare que mes yeux deviennent faibles, ou voilà précisément la jeune personne elle-même.

— Quelle jeune personne ? vous ne voulez pas dire, assurément, mademoiselle Opportunité ?

— Si fait, Monsieur, et c’est certes bien elle. Si ce n’est pas mademoiselle Opportunité, le prisonnier que tiennent les sauvages dans la ferme n’est pas son frère.

John avait raison ; Opportunité était là, debout dans le sentier et à l’endroit même où je l’avais vue la nuit précédente disparaître à mes yeux. C’était au point où le sentier plongeait dans le ravin boisé, et la descente cachait une partie de sa personne, de sorte que nous ne pouvions voir que sa tête et la partie supérieure de son corps. Elle s’était montrée de manière à attirer mon attention, et lorsqu’elle eut réussi, elle descendit quelques pas jusqu’à ce qu’on ne pût plus la voir. Recommandant à John de ne rien dire, je m’élançai dans la direction du ravin, bien persuadé que j’étais attendu, et redoutant que cette visite ne présageât de nouvelles catastrophes.

La distance était si courte, que je fus bientôt sur le bord du ravin ; mais lorsque je l’eus atteint, Opportunité avait disparu. D’après la disposition du taillis, elle pouvait aisément être cachée, même à quelques pas de moi, et je m’avançai pour l’atteindre. Un éclair de défiance, je l’avoue, traversa mon esprit pendant que je suivais la descente ; mais cette pensée fut bientôt dissipée par la curiosité qu’éveilla la prompte rencontre d’Opportunité. Elle s’était placée près d’un banc rustique qui se trouvait dans le plus épais du taillis, mais si près du sentier, qu’elle put me faire connaître où elle était en m’appelant doucement par mon nom. En un instant, je fus auprès d’elle. Elle se laissa aussitôt tomber sur le banc, soit par coquetterie, soit qu’elle fût réellement émue.

— Oh ! monsieur Hughes, s’écria-t-elle en me regardant avec une anxiété sérieuse qui se voyait rarement sur sa figure ; Sen, mon pauvre frère Sen ! Qu’ai-je fait ! qu’ai-je fait !

— Voulez-vous me répondre avec franchise à une ou deux questions, mademoiselle Opportunité ? Je vous donne d’avance ma parole que vos répliques ne seront jamais invoquées ni contre vous ni contre les vôtres. Ceci est une affaire très-sérieuse, et doit être traitée avec une parfaite franchise.

— Je vous répondrai à vous, dit-elle, quelque question que vous m’adressiez, quand même je devrais rougir de le faire ; mais, ajouta-t-elle en appuyant sa main familièrement pour ne pas dire tendrement sur mon bras, pourquoi serions-nous l’un pour l’autre monsieur Hughes et mademoiselle Opportunité, quand nous avons été si longtemps Hughes et Op. Appelez-moi Op encore, et je verrai que l’honneur de ma famille et le bonheur du pauvre Sen sont, après tout, entre les mains d’un véritable ami.

— Personne n’est plus que moi disposé à conserver de bons souvenirs, et je consens volontiers à être Hughes encore. Mais vous savez tout ce qui s’est passé.

— Je le sais oui, les terribles nouvelles sont venues nous trouver, et ma mère ne m’a pas laissé un moment de repos, jusqu’à ce que je vinsse encore une fois vous trouver.

— Encore une fois ! Votre mère était-elle donc informée de la visite d’hier soir ?

— Oui, oui, elle la connaissait et l’a conseillée.

— Votre mère est une femme très-prévoyante et très-prudente, répondis-je en me mordant les lèvres, et je saurai désormais combien je lui ai d’obligation. Quant à vous, Opportunité, je vous dois la conservation de ma maison, et peut-être le salut de tous ceux qui me sont le plus chers.

— Eh bien, c’est quelque chose ; il n’y a aucun chagrin qui n’ait son soulagement. Mais vous devez savoir, Hughes, que je n’aurais jamais supposé que Sen lui-même fût assez faible pour se mêler en personne à une telle entreprise. Je savais parfaitement que, dans les temps anti-rentistes, le feu et l’épée font la loi ; mais Sen est en général prudent et habile. Je me serais coupé la langue avant que d’entraîner mon propre frère dans un tel abîme. Non, non, ne me jugez pas assez mal, pour croire que je venais dénoncer Sen !

— Il me suffit de savoir combien vous vous êtes donné de peine pour m’avertir du danger. Il est inutile pour moi de vous considérer sous un autre point de vue que sous celui d’une amie.

— Ah ! Hughes, que nous étions tous heureux et gais, il y a quelques années ! C’était avant que vos demoiselles Colebrooke ou Marston ou Mary Warren fussent dans le pays. Alors nous avions de la joie, et j’espère que ces beaux jours reviendront. Si mademoiselle Marthe voulait se tenir aux anciennes amies au lieu de courir après de nouvelles, Ravensnest serait encore ce qu’il était.

— Vous ne devez pas blâmer ma sœur de préférer les amies de son choix. N’oubliez pas qu’elle est de beaucoup plus jeune que nous, et se trouvait à peine, il y a six ans, en âge d’être notre compagne.

Opportunité ne put s’empêcher de rougir un peu, car elle ne s’était servie de Patt que comme d’un manteau pour diriger ses attaques sur moi, et elle savait aussi bien que moi que ma sœur avait bien sept ans de moins qu’elle. Ce sentiment, toutefois, ne fut que momentané, et elle revint au sujet véritable de sa visite.

— Que dois-je dire à ma mère, Hughes ? Vous relâcherez Sen, n’est-ce pas ?

Je réfléchis, pour la première fois, sur les difficultés de ma position mais j’éprouvais une forte répugnance à laisser échapper des incendiaires.

— Les faits doivent être bientôt connus par toute la ville, répliquai-je.

— Sans doute ; on les connaît même probablement déjà. Les nouvelles vont vite à Ravensnest, il faut en convenir.

— Eh bien, votre frère ne peut guère rester ici, après tout ce qui s’est passé.

— Mon Dieu ! comme vous parlez ! Si la loi veut le laisser tranquille, qui l’inquiéterait pour cela ? Il y a trop peu de temps que vous êtes de retour pour savoir que, dans ces jours d’anti-rentisme, on ne s’inquiète pas plus d’un incendie qu’on ne se serait inquiété autrefois d’une offense vénielle : l’anti-rentisme change toutes les dispositions.

Combien c’était matheureusement vrai Et nous avons parmi nous des jeunes gens qui ont passé de leur dixième à leur vingtième année dans une condition de société presque entièrement abandonnée à l’influence corruptrice des plus mauvaises passions. Il n’est pas étonnant que les hommes regardent l’incendie comme une offense vénielle, lorsque dès leur jeunesse ils ont été élevés au milieu de notions aussi contraires à l’ordre et à la justice.

— Mais la loi, répondis-je, n’est pas aussi complaisante que les gens ; elle ne permettrait guère à des incendiaires de s’échapper, et votre frère serait obligé de quitter le pays.

— Qu’importe ? Combien de gens s’en vont et reviennent bientôt ! Je n’ai pas peur que Sénèque soit pendu, car le temps n’est guère à la pendaison aujourd’hui ; mais c’est une disgrâce pour une famille que de voir un de ses membres dans la prison d’État. Quant à une punition de longue durée, vous pouvez voir ce qu’il en est, aussi bien que moi. Il y a eu des hommes assassinés dans les mouvements anti-rentistes ; eh bien, les sénateurs et les représentants feront tant de bruit, si l’on propose de punir les coupables, que bientôt, pour peu que les choses continuent, on trouvera plus honorable d’être mis en prison pour avoir tué un officier de paix, que de rester libre pour ne l’avoir pas fait. Les paroles font tout ; et si l’on se met en tête de faire qu’un acte quelconque soit considéré comme honorable, il suffit de le dire et de le répéter souvent pour que cela soit admis.

Telles étaient les notions de mademoiselle Opportunité Newcome au sujet de la morale moderne, et l’on ne peut dire qu’elle fût très-loin de la vérité. Je ne pouvais m’empêcher de sourire de la manière dont elle traitait les choses, quoiqu’il y eût chez elle un certain sens pratique qui ne manquait pas d’habileté ; elle voyait les choses comme elles étaient, et c’est toujours un moyen de réussir. Quant à moi, j’étais assez disposé à venir en aide à Opportunité dans cette malheureuse affaire ; car c’eût été une chose cruelle qu’elle pût croire avoir contribué à la condamnation de son frère. Il est vrai qu’il n’y a pas grand danger aujourd’hui à voir pendre un fripon, et Sénèque n’était pas assez gentilhomme, quoique très-jaloux de ce titre, pour mettre en danger son cou. Eût-il été propriétaire et surpris dans l’acte d’incendier la cuisine de son tenancier, l’État n’aurait pas eu assez de chanvre pour son exécution ; mais c’est bien différent de surprendre un tenancier à cette œuvre.

Les résultats de mon entrevue avec Opportunité furent ceux-ci : Premièrement, je conservai mon cœur à l’état où il se trouvait, quoique je ne sois pas certain qu’il fût véritablement libre ; secondement, la jeune personne me quitta très-rassurée sur le sort de son frère, quoique j’eusse eu bien soin de ne prendre aucun engagement ; troisièmement, je l’invitai à venir ouvertement à la maison dans la soirée, comme le meilleur moyen d’obtenir quelque chose en faveur de Sénèque ; enfin, nous nous séparâmes aussi bons amis qu’auparavant, et conservant chacun de notre côté les mêmes dispositions l’un à l’égard de l’autre. Quelles étaient-elles ? ce ne serait peut-être pas très-modeste à moi de le faire savoir.

  1. Lieu d’exécution à Londres.