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Ravensnest/Chapitre 27

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 310-323).

CHAPITRE XXVII.


Et sous cette physionomie calme comme un songe d’été, sons ces lèvres immobiles, sous ces joues paisibles, sommeille l’ouragan des émotions du cœur : l’amour, la haine, l’orgueil, l’espérance, la douleur, tout excepté la crainte.
Halleck.


Quelque chose de plus singulier encore que le grand âge de l’Indien et du Nègre, était le fait de leur association pendant près d’un siècle, et de leur union intime dans toutes les aventures de leur longue amitié. Je dis amitié, car le terme n’est pas en désaccord avec le sentiment qui attachait ensemble ces deux vieillards, quoiqu’il y eût dans leurs caractères si peu de points de contact. Tandis que l’Indien possédait toutes les qualités fières et viriles d’un guerrier des bois, d’un chef, d’un homme qui n’avait jamais reconnu de supérieur, l’autre se signalait nécessairement par beaucoup des défauts qu’entraîne l’état de servitude, conséquences amères d’une caste dégradée. Heureusement, tous deux étaient sobres, vertu assez rare parmi les hommes rouges qui fréquentent les blancs, quoique plus commune chez les noirs. Mais Susquesus était né parmi les Onondagoes, tribu remarquable par sa tempérance, et à aucune époque de sa longue existence, il n’avait voulu goûter de boisson fermentée ; Jaaf, de son côté, était essentiellement sobre, quoiqu’en sa qualité de nègre il eût un goût décidé pour le cidre piquant. Il est hors de doute que ces deux débris des temps passés et des générations presque oubliées, devaient leur force et leur santé à ces bonnes habitudes ajoutées à d’heureuses dispositions naturelles.

On avait toujours pensé que Jaaf était un peu plus âgé que l’Indien, quoique la différence entre eux ne pût pas être grande. Il est certain que l’homme rouge conservait le mieux ses forces corporelles, quoique depuis cinquante ans il les eût le moins exercées. Susquesus ne travaillait jamais, et ne voulait jamais travailler dans le sens ordinaire du mot. Il considérait le travail comme au-dessous de sa dignité de guerrier, et j’avais entendu dire que la nécessité seule aurait pu le décider à labourer ou à planter, même dans la force de l’âge. Tant que la forêt sans limites lui fournissait le daim, l’orignal, le castor, l’ours, et tous les autres animaux dont l’homme rouge fait sa nourriture, il se souciait peu des fruits de la terre, si ce n’est de ceux qui se produisaient d’eux-mêmes : la chasse avait été la dernière occupation régulière qu’il eût abandonnée. Il portait le fusil, et fouillait les bois avec une remarquable vigueur, lorsque déjà il avait vu cent hivers ; mais le gibier avait déserté devant les défrichements continuels, qui ne laissaient plus rien de la forêt primitive, si ce n’est les petites pièces de bois invariablement attachées à toute ferme américaine, et qui donnent au paysage un relief et une beauté qui souvent manquent dans les vues des contrées antiques de l’Europe.

Pour Jaaf, quoiqu’il eût un goût assez prononcé pour la forêt et la vie des bois, les choses, sous bien des rapports, étaient bien différentes. Accoutumé au travail dès son enfance, il ne pouvait s’en abstenir, même dans son extrême vieillesse. Toujours il avait en main soit la bêche, la pioche ou la houe, quoique les résultats de ses efforts fussent à peine sensibles. Le peu qu’il faisait n’avait pas pour but de chasser ses pensées, car il n’en eut jamais à chasser ; c’était simplement l’effet de l’habitude et le désir d’être toujours Jaaf et de continuer son train de sa vie ordinaire.

Je regrette de dire qu’aucun de ces deux hommes ne connaissait ou ne comprenait les vérités du christianisme. On ne s’occupait guère, il y a cent ans, de donner des notions spirituelles aux nègres, et la difficulté de faire aucune impression à cet égard sur les Indiens est une vérité traditionnelle. Peut-être obtient-on plus de succès sous ce rapport lorsque le pieux missionnaire peut pénétrer dans les villages écartés, et répandre ses doctrines loin des misérables exemples qui les contredisent au milieu des habitations de l’homme civilisé. Il est probable que ces exemples avaient eu beaucoup d’effet sur Susquesus, qui avait passé un grand nombre de ses jeunes années avec les faces pâles, sur les flancs des armées, ou parmi des chasseurs, des coureurs et des batteurs d’estrades ; de tels compagnons ne devaient pas lui donner une haute idée des influences morales du christianisme. Néanmoins de longs et continuels efforts avaient été tentés pour éveiller chez le vieil Indien quelques notions sur la vie future des faces pâles et pour l’engager à se faire baptiser. Ma grand’mère, en particulier, s’était vouée à cette entreprise depuis plus de cinquante ans, mais sans succès. Les différents membres du clergé de toutes les sectes avaient plus ou moins fait de tentatives du même genre, mais sans mieux réussir. M. Warren, entre autres, n’avait pas négligé cette mission, mais il n’avait pas eu plus de succès que ceux qui l’avaient précédé. Et chose singulière pour certaines personnes, quoique je n’y visse rien que de naturel, Mary Warren s’était jointe à ces bienveillantes tentatives avec un zèle éclairé et un intérêt affectueux et tendre, qui promettait de produire plus d’effet que les leçons de tous les ministres pendant de si longues années. Ses visites à la cabane avaient été fréquentes, et Patt m’avait appris dans la matinée que, quoique Mary elle-même ne parlât jamais sur ce sujet, d’autres en avaient assez vu pour assurer que ses douces admonitions avaient au moins réussi à émouvoir à un certain degré le cœur de marbre de Sans-Traces.

Quant à Jaaf, ce fut peut-être un malheur pour lui d’être esclave dans une famille qui appartenait à l’Église épiscopale, dont les rites religieux sont si éloignés de toute exagération, qu’ils paraissent froids à tous ceux qui cherchent des excitants, et qui s’imaginent que le calme et la dignité sont incompatibles avec une foi vive. « Vos prêtres ne sont pas faits pour opérer des conversions parmi le peuple, me disait dernièrement le ministre enthousiaste d’une autre secte. Ils ne peuvent s’avancer parmi les ronces et les épines sans déchirer les robes et les surplis. » Il peut y avoir en cela un certain degré de vérité, quoique l’obstacle existe plutôt chez les gens à convertir que chez le missionnaire. Les esprits vulgaires aiment les excitations grossières, et se figurent qu’une profonde sensibilité spirituelle doit nécessairement éveiller une puissante sympathie physique. Pour de tels hommes, il faut des soupirs, des lamentations et des gémissements réels, bruyants et dramatiques, des pratiques grossières qui agissent plus sur les sens que sur l’esprit. Peut-être en était-il ainsi de Jaaf, qui n’était pas tombé entre les mains des exagérés durant cette période de la vie où l’on est le plus susceptible de recevoir les impressions extérieures.

Il ne faut pas oublier que Susquesus était de beaucoup supérieur au nègre, comme homme, dans le sens le plus élevé du mot. L’intelligence de Jaaf était flétrie par cette influence délétère qui semble s’appesantir sur l’esprit africain, quelle qu’en soit la cause ; tandis que celle de son compagnon avait toujours été douée des qualités d’une grande nature abandonnée à ses impulsions premières par les excitations d’une liberté sauvage et illimitée.

Tels étaient les caractères des deux hommes extraordinaires que nous nous apprêtions à revoir. Au moment où nous sortions sur la pelouse, ils s’avançaient tranquillement vers le portique, ayant déjà atteint les bocages qui l’environnent et répandent leurs parfums jusque dans la maison. L’Indien marchait devant, comme il convenait à son caractère et à son rang ; car Jaaf n’avait jamais profité de ses années et de nos bontés pour oublier sa condition. Il était né esclave, il avait vécu esclave, et il voulait mourir esclave ; et cela en dépit de la loi d’émancipation qui l’avait libéré bien avant qu’il eût atteint sa centième année. J’avais entendu dire que quand mon père lui annonça que lui et toute sa progéniture, qui était très-nombreuse, étaient libres et maîtres de faire ce qu’ils voulaient et d’aller où ils voulaient, le vieux nègre avait été fort mécontent. « Quel bien tout cela fera-t-il, maître Malbone avait-il dit. Pourquoi ne pas me laisser tranquille ? Le nègre est nègre et l’homme blanc est blanc. Je m’attends maintenant que la pauvreté et les disgrâces vont tomber sur mes enfants. Nous avons toujours été nègres d’un bon gentilhomme, pourquoi ne pas nous laisser nègres tant que nous voulons ? Le vieux Sus a eu liberté toute sa vie, et quel bien cela lui a-t-il fait ? Ce n’est rien qu’un pauvre sauvage rouge, pour tout ça, et ne peut être rien de plus. S’il pouvait être le sauvage d’un gentilhomme, ce serait quelque chose. Mais non, trop fier pour cela. Aussi il n’est rien que son propre sauvage.

L’Onondago était en grand costume, beaucoup plus brillant même que la première fois qu’il reçut les Indiens de la prairie. La peinture dont il s’était orné donnait un nouveau feu à ses yeux que l’âge avait certainement obscurcis, quoiqu’ils n’eussent pas éteint leur éclat ; et quelque sauvage que fût sa toilette, elle dissimulait avec avantage les ravages du temps. Que le rouge soit la couleur favorite des Peaux-Rouges, c’est peut-être aussi naturel que de voir nos dames se servir de cosmétiques qui imitent les lis et les roses qui leur manquent. L’Onondago, cependant, visait surtout à se donner un aspect terrible ; son but étant pour le moment de paraître devant ses hôtes avec tous les attributs du guerrier. Il est inutile de décrire en détail les médailles et le wampum et les plumes et le manteau et les mocassins ornés de pointes de porc-épic, teints de diverses couleurs, et le tomahawk poli jusqu’à imiter l’argent. On a tant dit, tant écrit, tant vu depuis quelque temps, à ce sujet, que tout le monde sait aujourd’hui comment apparaît le guerrier américain, lorsqu’il se montre dans son appareil.

Jaaf n’avait rien négligé non plus pour faire honneur à la fête qui était un hommage particulier rendu à son ami. Son costume était ce qu’on peut appeler de la vieille école du nègre. L’habit était écarlate avec des boutons de nacre de la largeur d’un demi-dollar ; les culottes bleu de ciel ; le gilet vert ; les bas rayés de bleu et blanc, et les jambes ne présentant aucune particularité, si ce n’est que ce qui restait des mollets s’était logé sur le tibia, et que la partie postérieure du pied semblait de moitié plus longue que la partie attachée aux orteils. Les souliers, par exemple, étaient une des parties les plus remarquables du vêtement, ayant une longueur, une largeur et des proportions qui auraient justifié un naturaliste dans la supposition qu’ils n’avaient jamais été destinés à un être humain. Mais la tête et le chapeau résumaient dans la pensée de Jaaf la véritable gloire de sa toilette et de sa personne. Le chapeau a cornes était orné de broderies, ayant formé une partie de l’uniforme de mon grand-père le général Cornelius Littlepage, tandis que les cheveux laineux qui s’échappaient dessous, étaient blancs comme la neige des montagnes. Ce genre d’habillement a depuis longtemps disparu chez les nègres de même que parmi les blancs ; mais on en voyait encore des vestiges, me disait mon oncle, dans son jeune temps, surtout au jour particulier consacré à la fête des nègres. Malgré les excentricités de son costume, le vieux Yop faisait bonne figure en cette occasion, quoique son grand âge et celui de l’Onondago, fût la circonstance qui s’accordait le moins avec leur magnificence extérieure.

Comme les hommes de la prairie n’avaient pas encore paru, nous allâmes au-devant des deux vieillards qui s’avançaient vers nous. Chacun de nous, y compris les demoiselles, donna une poignée de main à Susquesus en lui souhaitant le bonjour. Il connaissait ma grand’mère, et montra une certaine émotion en lui serrant la main. Il connaissait Patt et lui fit un signe de tête bienveillant en réponse à sa politesse. Il connaissait Mary Warren aussi, et retint sa main pendant un certain temps, en la considérant tout le temps d’un air attentif. Mon oncle Ro et moi nous fûmes aussi reconnus, et son regard s’attacha sur moi fixe et sérieux. Les deux autres demoiselles furent accueillies avec courtoisie, mais elles semblèrent ne lui inspirer que peu d’intérêt. Une chaise fut apportée sur la pelouse pour Susquesus, et il s’y assit. Quant à Jaaf, il s’avança lentement vers nous, ôta son chapeau, mais refusa respectueusement le siège qu’on lui offrait. Se trouvant ainsi salué le dernier, il fut le premier auquel ma grand’mère adressa la parole.

— C’est un spectacle agréable, Jaaf, de vous voir encore une fois avec votre vieil ami Susquesus, sur la pelouse de la vieille maison.

— Pas tant vieille maison, miss Dus, après tout, murmura le nègre. Je m’en souviens assez bien, bâtie seulement l’autre jour.

— Voilà soixante ans qu’elle est bâtie ; si vous appelez cela l’autre jour… J’étais alors jeune moi-même, heureuse au delà de mes mérites. Hélas ! combien les choses sont changées depuis ce moment !

— Oui ; vous êtes prodigieusement changée ; je dois dire ça pour vous, miss Dus. Je suis souvent surpris moi-même qu’une si jeune dame change aussi vite.

— Ah ! Jaaf, quoique le temps puisse vous sembler court à vous qui êtes bien plus âgé que moi, quatre-vingts ans sont un lourd fardeau à porter. J’ai pour mon âge une excellente santé ; mais le temps fera bientôt sentir sa puissance.

— Je me souviens de vous, miss Dus, lorsque vous étiez comme cette jeune demoiselle-là (indiquant Patt). Maintenant vous semblez prodigieusement changée. Le vieux Sus, aussi terriblement changé depuis peu, peut pas aller loin, je pense. Mais l’Indien n’a jamais une grande vigueur réelle en lui.

— Et vous, ami, dit ma grand’mère en se tournant vers Susquesus qui était resté immobile pendant qu’elle parlait à Jaaf, voyez-vous aussi un grand changement en moi ? J’ai connu Jaaf, et vos souvenirs de moi doivent remonter presque jusqu’à mon enfance, lorsque je demeurais d’abord dans les bois, en compagnie de mon cher et excellent oncle, le porte-chaîne.

— Pourquoi Susquesus oublierait-il la petite fauvette ? sa chanson est encore dans mon oreille. Aucun changement du tout chez la petite fauvette, aux yeux de Susquesus.

— Ceci est au moins galant et digne d’un chef Onondago. Mais, mon digne ami, le temps laisse sa marque même sur les arbres, et nous ne pouvons espérer d’être toujours épargnés.

— Non ; l’écorce est tendre sur jeune arbre ; dure sur vieil arbre. Jamais oublier porte-chaîne. Même âge que Susquesus, plus vieux même. Brave guerrier ; homme bon. Le connaître quand il était jeune chasseur. Il était là quand cela est arrivé.

— Quand quoi est arrivé, Susquesus ? J’ai longtemps désiré savoir ce qui vous a séparé de votre peuple, et pourquoi vous, homme rouge de cœur et d’habitudes jusqu’à vos dernières années, vous avez vécu si longtemps parmi nous autres faces pâles, loin de votre tribu. Je comprends pourquoi vous nous aimez, pourquoi vous voulez passer le reste de vos jours au milieu de cette famille ; car je connais toutes les traverses que nous avons subies ensemble, et vos liaisons avec mon beau-père et avec son beau-père aussi. Mais la raison qui vous a fait quitter votre peuple si jeune, et vous a fait vivre pendant près de cent ans loin de lui, voilà ce que je voudrais connaître avant que l’ange de la mort me fasse entendre sa voix.

Pendant que ma grand’mère interrogeait, pour la première fois de sa vie, l’Onondago sur ce sujet, l’œil du guerrier ne se détachait pas du sien. Il parut d’abord surpris, puis son regard se chargea de tristesse, et courbant la tête, il demeura quelque temps silencieux, comme s’il méditait sur le passé. Le sujet avait évidemment réveillé les plus fortes sensations du vieillard, retraçant des images de choses des longtemps passées et dont le souvenir était accompagné de douleur. Il resta dans cette position pendant environ une minute.

— Porte-chaîne ne l’a jamais dit ? demanda-t-il enfin en relevant la tête. Le vieux chef aussi savait ; jamais dit, eh ?

— Jamais. J’ai entendu mon oncle et mon beau-père dire qu’ils connaissaient la raison qui vous a fait quitter votre peuple, il y a de si longues années, et que cette raison vous faisait honneur ; mais ils n’en ont pas dit davantage. On assure ici que ces hommes rouges qui sont venus de si loin pour vous voir, le savent aussi, et que c’est une des causes qui les ont fait détourner de leur chemin pour vous rendre une visite.

Susquesus écoutait attentivement, quoique aucune partie de sa physionomie ne trahît d’émotion, excepté ses yeux. Tout le reste de sa personne semblait fait de quelque substance entièrement privée de sensibilité ; mais ses yeux vifs, mobiles, pénétrants, prouvaient que l’esprit intérieur était beaucoup plus jeune que l’enveloppe qui le renfermait. Cependant, il ne fit aucune révélation, et notre curiosité qui devenait de plus en plus vive, fut complétement déjouée. Il se passa même quelque temps avant que l’Indien prononçât une autre parole. Quand il jugea à propos de parler, ce fut simplement pour dire :

— Bon. Porte-chaîne chef sage ; général sage aussi. Bon dans le camp, bon devant le feu du conseil. Savoir quand il faut parler ; savoir quoi il faut dire.

Je ne sais si ma grand’mère se disposait à poursuivre le sujet ; car à ce moment même, nous vîmes les peaux-rouges sortir de leurs quartiers, s’avançant de la vieille ferme vers la pelouse, pour rendre leurs derniers hommages à Sans-Traces avant de reprendre leur long voyage vers les prairies. Ma grand’mère fit donc quelques pas en arrière, et mon oncle conduisit Susquesus vers l’arbre où avaient été disposés les bancs pour les chefs, pendant que par derrière je portais sa chaise. Chacun suivit, même les domestiques de la maison qui pouvaient s’abstenir des occupations ordinaires. L’Indien et le nègre étaient tous deux assis, et des chaises ayant été apportées pour tous les membres de la famille, nous prîmes nos places auprès d’eux, mais assez en arrière pour ne gêner en aucune façon.

Les Indiens des prairies s’avancèrent selon leur habitude sur un seul homme de file. Mille-Langues marchait en tête, suivi par Feu-de-la-Prairie ; Cœur-de-Pierre et Vol-d’Aigle venaient ensuite, et les autres suivaient dans un ordre parfait. À notre grande surprise, toutefois, ils amenaient avec eux les deux prisonniers, attachés avec une habileté sauvage, de manière à rendre toute évasion impossible.

Il est inutile d’insister sur l’attitude de ces étrangers quand ils prirent leurs places sur les bancs, tout se passant absolument de même qu’à leur première visite. Le même intérêt cependant se trahissait dans leurs manières, et leur curiosité et leur respect ne semblaient pas le moins du monde diminués, quoiqu’ils eussent passé un ou deux jours dans le voisinage immédiat de l’homme qu’ils honoraient. Ces sentiments leur étaient inspirés sans doute, en grande partie, par la gravité et l’expérience étendue de Sans-Traces ; mais je ne pouvais m’ôter de l’idée qu’il y avait encore derrière cela quelque chose d’inusité que la tradition rendait familier à ces enfants du sol, et que nous ne pouvions pas saisir.

Le sauvage américain a un grand avantage sur l’homme civilisé des mêmes contrées. Les traditions sont ordinairement vraies, tandis que les moyens multipliés que nous avons de transmettre les événements ont engagé une si grande multitude de prétendants à se ranger parmi les sages et les savants, qu’il est trois fois heureux celui dont l’esprit échappe à la contagion des faussetés et des préjugés. Les hommes devraient se souvenir plus souvent que les facilités mêmes qui existent pour faire circuler la vérité sont autant de facilités pour faire circuler le mensonge ; et que celui qui croit la moitié de ce qu’il lit dans le récit des événements passés, est aussi disposé à apporter tout autant de crédulité lorsqu’il s’agit de faits qui n’ont jamais existé ou qui ont été tellement mutilés que les témoins oculaires seraient les derniers à les reconnaître. Le silence habituel succéda à l’arrivée des visiteurs ; puis, Vol-d’Aigle prit une pipe faite de pierre tendre curieusement sculptée et l’alluma de manière à ce qu’elle ne pût pas facilement s’éteindre. Se levant ensuite, il s’avança d’une manière respectueuse et la présenta à Susquesus qui la prit et la fuma pendant quelques secondes, après quoi il la rendit à celui de qui il l’avait reçue. Ce fut un signal pour allumer d’autres pipes ; on en offrit une à mon oncle et à moi, que nous rendîmes après une ou deux bouffées ; même John et les autres domestiques mâles ne furent pas oubliés. Feu-de-la-Prairie alla lui-même faire cet hommage à Jaaf. Le nègre avait examiné ce qui se passait, et avait trouvé très-mauvais cette lésinerie qui contraignait de rendre la pipe si promptement. Il ne chercha pas à dissimuler à cet égard sa pensée, comme on le vit bientôt lorsqu’on lui offrit la pipe. Le cidre et la pipe avaient été de temps immémorial les deux grands délices de la vie du nègre, et en voyant quelqu’un debout devant lui prêt à reprendre la pipe après une ou deux bouffées, éprouvait le même sentiment qu’aurait fait naître en lui l’acte de lui enlever la cruche de sa bouche après une ou deux gorgées.

— Pas besoin d’attendre là, murmura-t-il, quand j’aurai fini, vous rendre la pipe ayez pas peur. Maître Corny, ou maître Malbone, ou maître Hughes… mon Dieu ! je ne sais lesquels sont vivants, lesquels morts, je deviens si vieux ! N’importe, je puis fumer encore, et je n’aime pas la mode indienne de donner les choses ; c’est donner pour retirer. Nègre est nègre, et Indien est Indien ; mais nègre vaut mieux. N’attends pas, Indien, quand j’ai fini ; tu auras ta pipe, je te dis. Conseille pas de mettre le vieux Jaaf en colère car il est terrible.

Quoiqu’il fût probable que Feu-de-la-Prairie ne comprit pas la moitié des paroles du nègre, il comprit qu’il désirait finir sa pipe avant de la rendre. C’était contre toutes les règles, et une dérogation aux usages indiens ; mais l’homme rouge se conduisit avec la courtoisie d’un homme élevé dans la haute société, et s’en alla aussi tranquillement que si tout se passait dans les formes. Dans ces occasions, le sentiment des convenances est toujours remarquable chez un Indien. Il serait impossible de saisir dans son air, dans son attitude, un mouvement d’épaules, un sourire mal dissimulé, un regard d’intelligence, rien enfin de ces signes ou de ces communications mystérieuses qu’on regarde en bonne compagnie comme un témoignage de mauvaise éducation. En toutes choses il conserve son calme et sa dignité, soit que ce soit un effet de sa froideur, ou un résultat de son éducation.

L’action de fumer devint alors générale, mais seulement en manière de cérémonie, Jaaf seul s’attachant à finir régulièrement sa pipe. Son opinion sur la supériorité de sa race comparée à celle des hommes rouges était aussi opiniâtre que la conscience de son infériorité vis-à-vis des blancs, et il suffisait que la coutume d’épargner ainsi le tabac fût une mode indienne, pour qu’il ne l’adoptât pas. Les pipes furent bientôt déposées, et il se fit une pause silencieuse. Alors Feu-de-ta-Prairie se leva et parla ainsi :

— Père, nous allons vous quitter. Nos squaws et nos papooses dans les prairies désirent nous revoir ; il est temps que nous partions. Leurs yeux se portent vers le grand lac salé pour nous voir ; nos yeux se portent vers les grands lacs d’eau douce pour les voir. Là le soleil se couche, ici il se lève ; la distance est grande, et bien des tribus de faces pâles demeurent le long du sentier. Notre voyage a été une promenade de paix. Nous n’avons pas chassé ; nous n’avons pas pris de scalps ; mais nous avons vu notre grand-père, oncle Sam, et nous avons vu notre grand-père Susquesus ; nous retournerons satisfaits vers le soleil couchant. Père, nos traditions sont vraies elles ne mentent jamais. Une tradition menteuse est pire qu’un Indien menteur. Ce que dit un Indien menteur trompe ses amis, sa femme, ses enfants ; ce que dit une tradition menteuse trompe une tribu. Nos traditions sont vraies elles parlent de l’intègre Onondago. Toutes les tribus dans les prairies ont entendu cette tradition, et elles sont satisfaites. Il est bon d’entendre parler de justice ; il est mauvais d’entendre parler d’injustice. Sans la justice, l’Indien ne vaut pas mieux qu’un loup. Non ; il n’y a pas une langue parlée dans les prairies qui ne raconte cette bonne tradition. Nous ne pouvions pas passer près du wigwam de notre père sans nous tourner de côté pour le voir. Nos squaws et nos papooses désirent nous voir, mais ils nous eussent dit de revenir sur nos pas, et de nous tourner pour voir notre père, si nous avions oublié de le faire. — Pourquoi mon père a-t-il vu tant d’hivers ? C’est la volonté du Manitou. Le Grand Esprit veut le garder ici plus longtemps. Il est comme ces pierres entassées pour dire aux chasseurs où se trouvent les sentiers agréables. Tous les hommes rouges qui le voient pensent au bien. Non ; le Grand Esprit ne peut pas encore retirer mon père du monde, de peur que les hommes rouges n’oublient ce qui est bien. Il est comme des pierres entassées.

Ici Feu-de-la-Prairie se tut et s’assit au milieu d’un murmure d’applaudissements. Il avait exprimé les sentiments de tous ; cela suffisait pour son succès. Susquesus avait tout entendu, tout compris, tout senti, quoiqu’en cette occasion il trahît moins d’émotion qu’à la première entrevue. Alors, sans doute, la nouveauté de la scène contribuait à influer sur ses sentiments. Une pause suivit ce discours d’ouverture, et nous attendions avec impatience que l’orateur renommé, Vol-d’Aigle, prit la parole, lorsque nous vîmes se lever un guerrier beaucoup plus jeune. Nous apprîmes que son nom était Pied-de-Biche, et qu’il le devait à la rapidité de sa course. À notre grande surprise, il s’adressa à Jaal, la politesse indienne exigeant qu’il fût dit quelque chose à l’ami constant et au compagnon dévoué de Sans-Traces. Pied-de-Biche fit entendre les paroles suivantes :

— Le Grand Esprit voit toutes choses ; il fait toutes choses. À ses yeux la couleur n’est rien. Quoiqu’il ait créé des enfants qu’il aime d’une couleur rouge, il a aussi créé des enfants qu’il aime avec des faces pâles. Il ne s’est pas arrêté là. Non ; il a dit : Je veux voir des hommes et des guerriers avec des faces plus noires que la peau de l’ours. Je veux avoir des guerriers qui effraient leurs ennemis par leur aspect. Il a fait les hommes noirs. Mon père est noir ; sa peau n’est ni rouge comme la peau de Susquesus, ni blanche comme la peau du jeune chef de Ravensnest. Elle est maintenant grise, parce que le soleil a brillé sur elle pendant un grand nombre d’étés ; mais elle était autrefois de la couleur du corbeau. Alors il devait être agréable de la regarder. Mon père noir est bien vieux. On me dit qu’il est même plus vieux que l’Intègre Onondago. Le Manitou doit être content de lui pour ne l’avoir pas appelé plus tôt. Il l’a laissé dans son wigwam, afin que tous les hommes noirs puissent voir celui qui aime leur Grand Esprit. — Voici la tradition que nous racontent nos pères. Les hommes pâles viennent du soleil levant, et ils étaient nés avant que la chaleur brûlât les peaux. Les hommes noirs vinrent sous le soleil à midi, et leurs faces furent noircies pendant qu’ils levaient leurs têtes pour admirer la chaleur qui mûrissait leurs fruits. Les hommes rouges naquirent au soleil couchant, et leurs faces furent colorées par les rayons du soir. L’homme rouge est né ici ; l’homme pâle est né au delà du lac salé ; l’homme noir vient d’un pays à lui, où le soleil est toujours au-dessus de sa tête. Qu’importe ? nous sommes frères. La Lèvre-Épaisse (tel est le nom que les Indiens donnaient à Jaaf) est ami de Susquesus. Ils ont vécu dans le même wigwam pendant tant d’années que leur venaison a le même goût. Ils s’aiment l’un l’autre. Tout ce qu’aime, tout ce qu’honore Susquesus, les Indiens l’aiment et l’honorent. J’ai dit.

Il est très-certain que Jaaf n’aurait pas compris une syllabe de ce qui lui était adressé, si Mille-Langues ne l’eût d’abord averti que c’était à lui en particulier qu’était destinée l’allocution, de Pied-de-Biche, et si de plus il n’avait traduit le discours de l’orateur, mot par mot et avec beaucoup d’exactitude, à mesure que chaque phrase se terminait. Ces précautions mêmes n’eussent peut-être pas suffi pour donner au nègre la conscience de ce qui se passait, si Patt ne s’était approchée de lui et ne lui eût recommandé de faire attention à ce qui allait être dit, et de tâcher de répondre lorsque l’orateur aurait fini. Jaaf était tellement accoutumé à ma sœur, et si profondément convaincu de la nécessité de lui obéir, qu’elle réussit parfaitement à réveiller son attention et il nous étonna tous par la promptitude avec laquelle il se mit au courant de son rôle. Il est probable aussi qu’il lui restait quelques souvenirs de scènes semblables auxquelles il avait assisté dans ses jeunes années, dans les différents conseils tenus par les tribus de New-York, auprès desquelles mon grand-père, le général Mordaunt Littlepage, avait été plus d’une fois envoyé en commission.

— Eh bien ! dit Jaaf d’un ton brusque, suppose que le nègre doit dire quelque chose. Pas grand parleur, cependant, car il n’est pas un Indien : nègre travaille trop pour parler beaucoup. Ce que vous avez dit de l’endroit d’où vient le nègre n’est pas vrai, il vient de l’Afrique, il y a long longtemps. Hélas comme je deviens vieux ! Quelquefois je pense que le pauvre homme noir ne pourra jamais se coucher pour prendre son repos. Je vois que tout le monde prend son repos, excepté le vieux Sus et moi. Je suis encore très-fort, et je deviens tous les jours de plus fort en plus fort, quoique terriblement fatigué ; mais lui devient chaque jour de plus faible en plus faible. Il ne peut pas aller longtemps maintenant, le pauvre Sus ; chacun doit mourir un jour. Les vieux vieux maître et maîtresse, ils sont d’abord morts ; puis maître Corny ; ensuite est venu le tour de maître Mordaunt et de maître Malbone, et maintenant il y a un autre maître Hughes. Eh bien, ils sont tous à peu près les mêmes pour moi ; je les aime tous et tous m’aiment. Ensuite mademoiselle Dus compte pour quelque chose, mais elle vit encore. Un jour elle devra mourir, mais ne paraît pas disposée. Hélas ! comme je deviens vieux ! Ah ! voici encore ces démons d’Indgiens, et cette fois il faut que nous nous en débarrassions. Prends ton fusil, Sus ; prends ton fusil, mon garçon, et n’oublie pas que le vieux Jaaf est à tes côtés.

C’était vrai en effet, une troupe nombreuse d’Indgiens s’avançait ; mais je réserve le récit de ce qui se passa pour le commencement d’un autre chapitre.