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Ravensnest/Chapitre 30

La bibliothèque libre.
Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 345-357).

CHAPITRE XXX.


Un sens profond, un vif sentiment, de grandes passions, la haine du tyran et du fripon, l’amour du bien, le mépris du mal, du lâche et de l’esclave.
Halleck.


Quoique l’expérience eût démontré dans ce mouvement anti-rentiste, que la présence du shérif ne fut pas toujours l’annonce d’un protecteur de la loi, dans cette occasion nous fûmes plus heureux. Il fut bientôt évident, pour les hommes déguisés, que le magistrat était décidé à faire son devoir. Une des plus grosses absurdités de la démocratie, car la démocratie n’est pas plus infaillible que les individus démocrates, est d’avoir rendu éfectifs les officiers de la milice et les shérifs des comtés. Il en résulte que la milice est devenue une véritable farce, et que l’exécution des lois dans chaque comté dépend de la disposition où se trouve le comté de s’y soumettre ou non. C’est un excellent arrangement, par exemple, pour le débiteur résident, dans le cas où les créanciers sont absents ; mais tout cela n’est pas de grande importance, puisque les théories en vogue sur les lois et les gouvernements sont actuellement de nature à rendre tout à fait inutiles les lois et les gouvernements. Des restrictions d’une nature quelconque sont injurieuses quand on les impose à la perfection !

Au moment où la collision était menaçante, et où les dames étaient rentrées, j’avais conduit dans la bibliothèque Sénèque et son complice ; il ne me semblait pas loyal de laisser des prisonniers exposés au danger. De retour immédiatement sous le portique, je restai témoin de tout ce qui se passa.

Ainsi que je l’ai dit, le shérif était connu pour être opposé au mouvement anti-rentiste, et personne ne supposant qu’il se présentât sans être appuyé, les Indgiens reculèrent, évitant ainsi le danger d’une collision immédiate. J’appris même depuis que quelques-uns d’entre eux, après le discours de Vol-d’Aigle, furent réellement honteux de voir qu’un Peau-Rouge eût un plus vif sentiment de la justice que les hommes blancs.

L’apparition inattendue de Dunning produisit son effet ; car ceux qui étaient derrière le rideau croyaient difficilement que cet agent détesté osât se montrer à Ravensnest sans être suffisamment appuyé. Ceux qui pensaient ainsi, néanmoins, ne connaissaient pas Jack Dunning. Il ne se souciait pas, il est vrai, d’être goudronné et emplumé mais quand il devenait nécessaire de s’exposer, personne ne le faisait avec plus de courage. Voici l’explication de son arrivée soudaine.

Inquiet de notre départ pour Ravensnest, ce digne ami, après un jour ou deux d’attente, résolut de nous suivre. En atteignant le comté, il avait appris l’incendie de la grange, la tentative faite sur la maison ; et, sans plus tarder, il était allé chercher le shérif. Comme son principal but était de mettre promptement les dames à l’abri du danger, il n’avait pas attendu les sommations légales mais louant une douzaine d’hommes déterminés, il les fit armer, et se mit en route avec eux. À un mille ou deux de la maison, le bruit lui vint que nous étions assiégés, et il devenait nécessaire d’avoir recours à quelques manœuvres pour introduire du secours dans la place. Dunning était familier avec tous les détours et toutes les issues de la maison, ayant passé bien des mois à Ravensnest avec mon oncle et mon père ; il connaissait la situation exacte de la colline, de la cour et des autres particularités de l’endroit. Parmi les arrangements qui avaient été faits dans les dernières années, on avait ouvert une porte à l’extrémité de la longue galerie qui conduisait à travers une des ailes, et l’on avait construit contre les rochers un escalier, au moyen duquel on pouvait atteindre les sentiers qui serpentaient dans les prairies, en suivant les contours des eaux. Dunning résolut de s’introduire par ce côté, espérant se faire entendre de quelques personnes de l’intérieur, s’il trouvait la porte fermée. Toutes choses réussirent à souhait ; la cuisinière étant seule à son poste, l’aperçut au moment où il se présentait sur le haut des marches ; et Jack Dunning était si bien connu chez nous, que l’excellente femme n’hésita pas à l’admettre. Il pénétra ainsi dans les bâtiments, suivi de tous ses compagnons. Ces derniers furent cachés dans les chambres, tandis que lui-même et le shérif descendirent vers la porte, d’où il entendit la plus grande partie du discours de Vol-d’Aigle. Le lecteur sait le reste.

Je dois en même temps ajouter qu’Opportunité qui, de sa place dans la bibliothèque, avait vu entrer Dunning et ses hommes, ne se trouva pas plus tôt seule avec les prisonniers, qu’elle les débarrassa de leurs liens, et les fit échapper par la même voie. Au moins telle fut ma supposition ; car la sœur ne fut jamais interrogée à ce sujet. Sénèque et son complice disparurent, et on ne les a plus revus dans cette partie de la contrée. Par suite de leur absence, personne n’a porté plainte sur la tentative d’incendie.

Lorsque je regagnai le portique, après avoir placé Sénèque dans la bibliothèque, les Indgiens, comme je l’ai dit, s’étaient retirés en arrière tandis que les hommes rouges se tenaient immobiles, la main sur leurs armes et prêts à s’élancer, mais maintenus par le calme avec lequel leurs chefs suivaient la marche des événements. Le shérif alors somma les premiers de se disperser, comme violateurs de la loi, les menaçant de toutes les peines prévues, d’une voix assez distincte pour se faire entendre de tous. Pendant un moment, les Indgiens parurent indécis. Mais tout à coup le corps entier de ces vertueux citoyens qui cachaient leur honte sous des masques de calicot, se mit en retraite, d’abord avec quelque ordre, puis avec tous les symptômes de l’épouvante, jusqu’à ce que leur mouvement dégénéra en une véritable fuite. Le fait est que les hommes de Dunning commençaient à se montrer aux fenêtres, armés de leurs fusils dont ils menaçaient les rebelles, qui se croyaient déjà foudroyés par des ennemis invisibles.

Bientôt le dernier d’entre eux disparut, et nous eûmes le loisir de nous occuper des Indiens. Ces guerriers contemplaient avec un silencieux mépris ceux qui avaient cherché à imiter leurs manières et Feu-de-la-Prairie qui parlait un peu anglais, me dit avec emphase : — Pauvre Indien, pauvre tribu, se sauvent au bruit qu’ils font eux-mêmes. Voilà toutes les paroles que les hommes de la prairie daignèrent faire entendre sur le compte de ces perturbateurs de la paix publique, ces agents de convoitise, qui rôdent la nuit, comme des loups, prêts à saisir l’agneau isolé, mais prompts à se sauver devant les grognements du mâtin. On ne saurait s’exprimer en termes assez sévères sur ces misérables, qui, dans aucun cas, n’ont montré une étincelle solitaire du véritable esprit de liberté ; s’humiliant toujours devant l’autorité quand elle a voulu faire acte de pouvoir, et la bravant avec audace quand leur nombre les préservait de tout danger.

Le vieux Susquesus avait été tranquille spectateur de tout ce qui s’était passé. Il connaissait la nature de la querelle, et comprenait tout ce qui avait rapport au mouvement anti-rentiste. Dès que l’ordre fut rétabli sous le portique, il se leva encore une fois pour s’adresser à ses hôtes.

— Mes enfants dit-il solennellement, vous entendez ma voix pour la dernière fois. Le rossignol lui-même ne peut chanter toujours. Les ailes de l’aigle se fatiguent enfin. Je cesserai bientôt de parler. Lorsque j’atteindrai les heureuses terres de chasse des Onondagoes, je raconterai votre visite aux guerriers que j’y rencontrerai. Vos pères sauront que leurs fils aiment la justice. Que les Faces-Pâles signent des papiers, et s’en moquent ensuite. La promesse d’un homme rouge est sa loi. S’il est fait prisonnier, et que ses vainqueurs veuillent le torturer, ils sont trop généreux pour le faire sans le laisser retourner à sa tribu pour prendre congé de ses amis. Quand le temps est accompli, il revient. S’il promet des peaux, il les apporte, quoique aucune loi ne puisse le suivre dans les bois pour l’y contraindre. La promesse va avec lui ; la promesse est plus forte que des chaînes ; elle le ramène.

« Mes enfants, n’oubliez jamais ceci vous n’êtes pas des Faces-Pâles pour dire une chose et en faire une autre. Ce que vous dites, vous le faites. Quand vous faites une loi, vous l’observez ; cela est bien. Aucun homme rouge ne demande le wigwam d’un autre. S’il veut un wigwam, il en bâtit un lui-même ; il n’en est pas ainsi des Faces-Pâtes : l’homme qui n’a pas de wigwam cherche à prendre celui de son voisin. Pendant qu’il agit ainsi, il lit sa bible et va à l’église. J’ai quelquefois pensé que plus il lisait ou priait, plus il essayait d’entrer dans le wigwam de son voisin. C’est ce qui semble du moins à l’Indien mais peut-être qu’il n’en est pas ainsi. »

« Mes enfants, l’homme rouge est son propre maître ; il va et vient comme il lui plaît. Si les jeunes gens ouvrent le sentier de guerre, il peut l’ouvrir aussi. Il peut aller sur le sentier de guerre, ou chasser, ou rester dans son wigwam. Tout ce qu’il doit faire est de garder sa promesse, ne pas voler, et ne pas s’introduire furtivement dans le wigwam d’un autre homme rouge. Il est son propre maître. Il ne le dit pas, mais il l’est. Comment en est-il avec les Faces-Pâles ? Ils disent qu’ils sont libres quand le soleil se lève ; ils disent qu’ils sont libres quand le soleil est au-dessus de leurs têtes ; ils disent qu’ils sont libres quand le soleil descend derrière les montagnes. Ils ne cessent jamais de dire qu’ils sont leurs propres maîtres. Ils parlent de cela plus qu’ils ne lisent leur bible. J’ai vécu près de cent ans au milieu d’eux, et je sais ce qu’ils sont. Ils font cela et puis ils prennent le wigwam d’un autre. Ils parlent de liberté, et puis ils disent : Vous aurez cette ferme, vous n’aurez pas celle-là. Ils parlent de liberté, et s’appellent l’un l’autre pour mettre des masques de calicot, et pour que cinquante hommes en maltraitent un seul. Ils parlent de liberté, et veulent tout avoir à leur fantaisie. »

« Mes enfants, ces Faces-Pâles devraient retourner avec vous dans les prairies, et apprendre ce qui est juste. Je ne suis pas étonné qu’ils cachent leurs figures dans des sacs ; ils doivent se sentir honteux. »

« Mes enfants, c’est la dernière fois que vous entendez ma voix. La langue d’un vieillard ne peut se mouvoir à jamais. Voici mon conseil : faites ce qui est bien. Le Grand Esprit vous dira ce que c’est. Que ce soit fait. Ce que mon fils a raconté de moi est vrai. C’était cruel à faire ; la passion me disait de faire autrement, mais ce ne fut pas fait. En peu de temps, la paix revint à mon esprit ; et je fus satisfait. Je ne pouvais pas retourner au milieu de mon peuple ; car je craignais de faire ce qui était mal. Je restai parmi les Faces-Pâles, et je m’y fis des amis. Adieu, mes enfants ; faites ce qui est bien, et vous serez plus heureux que le plus riche Face-Pâle qui fait mal.

Susquesus reprit son siége et, au même instant chacun des hommes rouges s’avança et lui prit la main. Les indiens font peu de démonstrations, mais ils laissent leurs actes parler pour eux. Pas une syllabe ne fut articulée par ces rudes guerriers, quand ils prirent congé de Susquesus. Chacun d’eux payait volontiers son tribut à un homme dont la justice et le désintéressement étaient célébrés dans leurs traditions, et, après avoir accompli ce devoir, il s’en allait satisfait sinon heureux. Chacun d’eux aussi vint tendre la main à ceux qui se trouvaient sous le portique, et ils nous exprimèrent leurs remerciements pour notre amicale réception. Mon oncle Ro avait distribué parmi eux le reste de ses bijoux, et ils nous quittèrent avec les sentiments les plus affectueux. Cependant il n’y avait rien de dramatique dans leur départ ; il fut simple comme leur arrivée. Ils étaient venus pour voir l’intègre Onondago ; ils avaient rempli leur mission ; ils étaient prêts à partir. Ils partirent en effet, et en les voyant en ligne serpenter sur la route, l’épisode de cette visite me faisait plus l’effet d’un rêve que d’une réalité. Aucun incident n’interrompit leur marche ; et, une demi-heure après qu’ils eurent quitté le portique, nous les vîmes gravir la colline à la descente de laquelle nous les avions d’abord rencontrés.

— Eh bien, Hodge, dit Jack Dunning deux ou trois heures après, que décidez-vous ? Restez-vous ici, ou bien retournez-vous dans votre propre maison dans le Westchester ?

— Je resterai ici jusqu’à ce qu’il nous plaise de partir ; alors nous tâcherons d’être libres comme des Indiens, et d’aller où il nous plaira, pourvu que nous n’entrions pas dans le wigwam du voisin contre sa volonté.

Jack Dunning sourit, et il fit un ou deux tours dans la bibliothèque avant de reprendre.

— On m’a dit, aussitôt que je suis arrivé dans le comté, que vous et tous ceux qui vous appartenaient, vous vous prépariez à vous retirer dans la matinée qui suivit la tentative d’incendie.

— C’est encore un de ces aimables mensonges qui rehaussent la moralité de toute l’affaire. Ce que les hommes désirent, ils l’inventent, et ce qu’ils inventent, ils le disent. Les demoiselles elles-mêmes protestent qu’elles ne voudraient pas quitter la maison tant qu’elle aurait un toit pour couvrir leur tête. Mais, Jack, d’où vient cette rumeur ?

— Je crois que c’est la dernière question que peut faire un homme au courant des choses, reprit Dunning en riant. D’où elle vient, c’est très-clair. Elle vient du diable et a tous les caractères de son œuvre. En premier lieu, l’amour de l’argent ou la convoitise en est la racine. Ensuite, le mensonge est son agent. Son premier mensonge est le mot de liberté, dont chaque principe est foulé aux pieds. Puis viennent les cinquante auxiliaires sous forme de petites inventions, la négation des faits en ce qui concerne les premiers établissements dans le pays, la fausseté des assertions touchant leurs progrès, et un audacieux défi jeté à toute vérité ; il n’y a pas à se tromper sur l’origine de toutes ces menées, ou bien tout ce qui nous a été appris sur le bien et le mal n’est qu’une fiction. Réellement, Hodge, je m’étonne que vous me fassiez une telle question.

— Peut-être avez-vous raison, Jack ; mais où cela nous conduira-t-il ?

— Ah ! la réponse n’est pas facile. Les événements récents dans le Delaware ont enfin réveillé les bons sentiments du pays, et l’on ne sait pas encore ce que cela produira. Une chose cependant est pour moi certaine ; le mauvais esprit qui a soulevé cette affaire doit être comprimé entièrement, d’une manière efficace et complète, ou nous sommes perdus. Qu’il soit une fois avéré dans le pays que les hommes peuvent contrôler leurs propres obligations, qu’ils peuvent, par des complots ou des associations, réviser leurs contrats, et le pandémonium sera bientôt un paradis en comparaison de New-York.

— Le résultat est encore inconnu. Le mauvais esprit peut être dompté, entièrement étouffé, de manière à écraser le serpent et non à l’écorcher ; ou bien on peut ne lui opposer que des demi-mesures, et dans ce cas, il restera comme une maladie dans le système social, toujours existante, toujours sujette aux rechutes, pour devenir peut-être l’agent de la destruction définitive du corps.

Mon oncle, néanmoins, tint parole, et resta dans le comté, où il est encore. Notre établissement, d’ailleurs, a reçu un autre renfort, et peu de temps après notre collision avec les Indgiens, il s’est opéré un changement dans la politique des anti-rentistes. Ces deux circonstances nous ont donné une sécurité qui auparavant nous manquait. Le renfort nous était venu de la présence de certains jeunes gens qui étaient accourus des eaux, et qui furent bientôt d’aimables hôtes à Ravensnest. C’étaient de mes anciennes connaissances, presque tous mes camarades de collége, et aussi grands admirateurs des dames. Chacune des pupilles de mon oncle, mesdemoiselles Colebrooke et Marston, a un adorateur avoué, ce qui faisait disparaître les obstacles que j’aurais pu rencontrer dans mes sentiments pour Mary Warren. J’ai trouvé dans Patt un puissant allié ; car elle aime cette chère enfant presque autant que moi, et elle m’a été d’une grande utilité dans cette affaire de cœur. Je suis conditionnellement accepté, quoique le consentement de M. Warren n’ait pas encore été demandé. En vérité, je ne sais pas si le bon recteur a le moindre soupçon de ce qui est en l’air. Quant à mon oncle Ro, il était parfaitement au courant, quoique je ne lui eusse pas dit un mot à ce sujet. Heureusement il est satisfait des choix faits par ses deux pupilles, et cela a quelque peu adouci son désappointement.

Mon oncle n’est pas le moins du monde intéressé, et l’absence de toute fortune chez Mary Warren ne lui donne aucun souci. Il est, à la vérité, si riche lui-même, qu’il sait qu’il est en son pouvoir de faire une addition raisonnable à ma fortune, et de me placer, s’il est nécessaire, au-dessus des dangers de l’anti-rentisme. La conversation suivante est un échantillon de sa belle humeur et de sa manière de faire les choses quand il est bien disposé. Nous étions un matin dans la bibliothèque, huit jours environ après que les Indgiens avaient été chassés du champ de bataille par les Indiens, car tel était le véritable secret de leur disparition de notre contrée ; nous étions donc ensemble, ma grand’mère, mon oncle, Patt et moi, causant de différentes matières, lorsque mon oncle s’écria tout à coup :

— À propos, Hughes, j’ai d’importantes nouvelles à te communiquer, des nouvelles qui concernent tes intérêts jusqu’à concurrence de cinquante mille dollars.

— Aucun danger anti-rentiste, j’espère, Roger, dit ma grand’mère avec inquiétude.

— Hughes a peu de chose à craindre de ce côté actuellement. La cour suprême des États-Unis sera son bouclier, et il est assez large pour couvrir tout son corps. Quant à ses baux futurs s’il veut suivre mon conseil, il n’en accordera pas pour un terme plus long que cinq années, et alors ses tenanciers deviendront de bruyants pétitionnaires auprès de la législature, pour qu’il leur soit permis de faire leurs propres marchés. La honte ramènera probablement les hommes égarés, et il viendra un temps où les amis superfins de la liberté commenceront à voir que c’est une triste liberté que celle qui ne permet pas à un riche propriétaire de céder ses fermes pour une longue période, ou à un pauvre laboureur de conclure le marché qui lui est le plus favorable. Non, non, Hughes n’a rien à craindre de ce côté, quant à présent du moins, quelque chose qui arrive par la suite. La perte à laquelle je fais allusion est plus certaine, et va, je le répète, jusqu’à concurrence de cinquante mille dollars.

— C’est beaucoup d’argent à perdre pour moi, répondis-je, quoique je fusse assez peu troublé de cette nouvelle, et je pourrais être embarrassé de recueillir immédiatement une si grosse somme. Cependant j’avoue que je n’ai pas grande inquiétude à ce sujet, malgré votre affirmation. Je n’ai pas de dettes, et les titres de mes propriétés sont inattaquables, à moins qu’on ne décide qu’une concession royale ne doit pas être tolérée par des républicains.

— Tout cela est bel et bon, maître Hughes ; mais tu oublies que tu es l’héritier naturel de mes domaines. Patt sait qu’elle en doit avoir un morceau à son mariage ; et je suis maintenant sur le point de faire une disposition en faveur d’une jeune personne, pour lui constituer une dot.

— Roger ! s’écria ma grand’mère, tu ne parles pas sérieusement ? Une disposition semblable !

— Une disposition d’une somme égale, ma chère mère. Il m’a pris une fantaisie pour une jeune personne, et comme je ne peux pas l’épouser moi-même, je suis décidé à faire d’elle un bon parti pour un autre sous le rapport de l’argent.

— Mais pourquoi ne pas l’épouser vous-même ? demandai-je des hommes plus âgés que vous se marient tous les jours.

— Oui sans doute, des veufs, j’en conviens ; ceux-là se marieraient jusqu’à l’âge de mille ans ; mais il n’en est pas de même de nous autres vieux garçons. Qu’un célibataire passe la quarantaine, et il ne deviendra pas aisé de le décider au sacrifice. La présence de Jack Dunning ici est un coup de fortune, et je l’ai mis à l’œuvre pour rédiger l’acte en faveur de la jeune personne dont je parle, sans aucun droit pour son futur époux, quel qu’il puisse être.

— C’est Mary Warren, s’écria ma sœur d’un ton joyeux.

Mon oncle sourit et tâcha de faire un mouvement négatif ; mais je ne puis dire qu’il réussit fort bien.

— C’est elle, c’est elle, c’est Mary Warren, ajouta Patt, en bondissant à travers la chambre comme une jeune biche, et en se jetant sur les genoux de son tuteur qu’elle couvrait de baisers, comme si elle n’était encore qu’une enfant. Oui, c’est Mary Warren, et l’oncle Ro est un délicieux vieillard, non un délicieux jeune homme, et s’il avait trente ans de moins, il n’aurait pas d’autre épouse que son héritière elle-même. Bon, cher, généreux oncle. C’est digne de son noble cœur avec ses mécomptes car je sais, Hughes, qu’il tenait beaucoup à te voir épouser Henriette.

— Et mon mariage avec Henriette ou mon non-mariage, qu’a-t-il de commun avec cette donation de cinquante mille dollars en faveur de mademoiselle Warren ? les jeunes personnes ne sont en aucune façon alliées, j’imagine ?

— Oh, tu sais comment s’arrangent de pareilles affaires, dit Patt riant et rougissant de ses allusions au mariage, même pour une autre. Mary Warren ne restera pas toujours Mary Warren.

Qui deviendra-t-elle donc ? demanda vivement mon oncle.

— Mais Patt était trop fidèle aux droits et aux priviléges de son sexe pour rien dire qui pût trahir son amie. Elle caressa les joues de son oncle, rougit davantage, me regarda d’un air significatif, puis détourna les yeux, comme si elle eût trahi un secret, et alla s’asseoir avec gravité, comme si le sujet était des plus sérieux.

— Mais, est-ce bien vrai ce que tu nous dis, Roger ? reprit ma grand’mère avec plus d’intérêt que je ne lui en aurais supposé en un pareil sujet. Ce projet de donation n’est-il pas une fiction ?

— C’est aussi vrai que l’Évangile, ma chère mère.

— Et Marthe a-t-elle raison ? Mary Warren est-elle vraiment la jeune personne favorisée ?

— Pour une fois, par hasard, Patt a raison.

— Mary Warren connaît-elle votre intention ? son père a-t-il été consulté ?

— Tous deux le savent ; nous avons arrangé tout cela hier soir, et M. Warren donne son consentement.

— À quoi ? m’écriai-je en bondissant sur ma chaise.

— À recevoir pour son gendre Hughes-Roger Littlepage ; remarque que ce sont mes noms et, bien mieux, la jeune personne accepte de son côté.

— Hughes-Roger Littlepage que voici, s’écria Patt en passant son bras autour de mon cou ; et non Hughes-Roger Littlepage que voilà. Ajoutez cela, cher, cher oncle, et je vous embrasserai pendant une heure.

— Excuse-moi, mon enfant, je t’en fais quitte pour le quart de ce temps. Je crois que tu as raison cependant, car je ne pense pas que le dernier Hughes-Roger ait rien à faire, si ce n’est de donner son argent. Je ne conteste aucune de tes assertions.

Au moment même, la porte de la bibliothèque s’ouvrit lentement, et Mary Warren se montra. Lorsqu’elle nous vit tous réunis, elle voulut se retirer ; mais ma grand’mère lui dit affectueusement d’entrer.

— Je craignais de déranger une réunion de famille, madame, répondit timidement Mary.

Patt s’élança vers Mary, passa son bras autour de sa taille, l’entraîna au milieu de la chambre, et ferma la porte à clef avec une affectation qui voulait être remarquée. Nous étions tous souriants, excepté Mary qui paraissait à moitié satisfaite, à moitié effrayée.

— C’est effectivement une réunion de famille, dit Patt en embrassant sa future sœur, et personne d’autre n’y sera admis, à moins que le bon M. Warren ne vienne y réclamer sa place. L’oncle Ro nous a tout dit, nous savons tout.

Mary cacha sa figure dans le sein de Patt, mais elle en fut bientôt détachée pour recevoir les embrassements de ma grand’mère, puis de mon oncle et enfin de Patt. Après quoi tous les assistants, excepté Mary, sortirent silencieusement de la chambre, et alors, oui, alors ce fut mon tour.

Nous ne sommes pas encore mariés, mais le jour est fixé. Il en est de même pour les deux pupilles, et je dois ajouter que souvent Patt rougit et ma grand’mère sourit, lorsqu’on parle de personnes qui voyagent actuellement en Égypte. Les dernières lettres du jeune Beckman annoncent qu’il se trouve dans ce pays. Les trois mariages doivent avoir lieu dans l’égtise de Saint-André, M. Warren s’étant engagé à officier.

Le lecteur sera surpris d’apprendre deux choses : Mon union avec la fille d’un pauvre recteur a produit un grand scandale parmi les anti-rentistes. Eux qui déclament si hautement contre l’aristocratie, prétendent que c’est un mariage mal assorti sous le rapport de l’égalité. L’égalité qui est la conséquence des positions sociales, de l’éducation, de la similitude des goûts, des pensées, et, si l’on veut, des préjugés, n’est pas comprise par de telles gens ; mais ils comprennent bien que le propriétaire d’un beau domaine est plus riche que l’héritière d’un pauvre ministre, qui peut à peine recueillir cinq cents dollars par an. Je les laisse grogner, sachant bien qu’ils trouveront toujours à redire à tout ce qui me concerne, jusqu’à ce qu’ils aient mes terres, ou qu’ils soient bien convaincus qu’ils ne pourront pas les avoir. Quant à Opportunité, on m’assure qu’elle menace de me poursuivre pour violation d’une « promesse de mariage, » et je ne serais pas étonné qu’elle en fît la tentative. Quand une personne porte toutes ses vues vers un objet particulier, il arrive souvent qu’elle imagine des circonstances favorables à ses vues qui n’ont jamais existé, et Opportunité peut croire que ce que j’ai entendu a été proféré par moi.

Jaaf déchoit terriblement. Le vieux noir fait de temps à autre entendre ses sentiments sur les événements passés et sur l’état du pays. Un anti-rentiste est par lui regardé comme un voleur, et il ne se gêne pas pour le dire. Quelquefois il murmure quelque bonne remarque sur ce sujet, et pas plus tard que hier, il faisait quelques réflexions qui méritent d’être rapportées.

— Que veulent ces gens, maître Hughes ? disait-il. Ils ont une moitié de leur fermes, et maintenant ils veulent avoir l’autre moitié. Supposez que j’aie en association une vache ou un mouton, quel droit aurais-je de dire que je veux l’avoir en entier ? Dieu ! il n’y avait pas de telles lois dans le vieux temps. Et puis, qui a jamais vu de si tristes Indgiens ? Peau-Rouge assez désagréable, mais on en fait quelque chose ; au lieu que ces Indgiens si désagréables qu’on n’en peut rien faire. Oh ! comme je deviens vieux ! Je crois que le vieux Sus ne durera pas longtemps non plus.

Le vieux Susquesus vit encore cependant, mais il est l’objet de la haine de tous les anti-rentistes.

Le système Indgien a cessé, au moins momentanément ; mais l’esprit qui l’a créé survit toujours sous le nom hypocrite de « droits de l’homme. » L’intègre Onondago a peu de souci des mauvais sentiments qui règnent contre lui, et il est probable que la plupart de ceux qui les éprouvent ne savent pas s’en rendre compte eux-mêmes. Le fait est simplement que c’est un homme qui a respecté la loi qu’il avait faite, et qui a mieux aimé souffrir que de se rendre coupable d’un acte d’injustice.