Aller au contenu

Ravensnest/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 36-49).

CHAPITRE IV.


La multitude. Parle, parle !
Un citoyen. Vous êtes tous résolus de mourir plutôt que d’être affamés !
La multitude. Résolus, résolus.
Un citoyen. Vous le savez, Caius Marcus est le principal ennemi du peuple.
La multitude. Nous le savons, nous le savons.
Un citoyen. Tuons-le, et nous aurons le blé au prix fixé par nous.


Le plus enthousiaste Manhattanese, s’il est quelque chose d’un homme du monde, doit avouer que New-York n’est, après tout, qu’une ville d’assez triste apparence. Je fus frappé de ce fait, même à cette heure de la soirée, alors que nous nous avancions en bronchant sur des trottoirs horriblement entretenus, constamment occupés à éviter les encombrements. Je ne pouvais m’empêcher de signaler les contrastes qui se rencontraient à chaque pas, les palais de marbre à côté de misérables constructions en bois, les abominables pavés, et surtout l’air villageois d’une cité de quatre cent mille âmes. Je sais bien que beaucoup de ses défauts doivent être attribués à l’accroissement rapide de la ville, qui lui donne une sorte d’aspect boiteux mais étant moi-même un Manhattanese de naissance, je pense qu’il vaut autant en faire une fois l’aveu, ne fût-ce que pour l’instruction d’une certaine portion de mes concitoyens, qui conservent encore à ce sujet de profondes illusions. Notre Manhattan, avec son prompt développement, est assurément une bette ville, à sa manière, un endroit merveilleux, sans pareil, je crois, sur la terre, comme témoignage de l’esprit d’entreprise et de l’accumulation des affaires et il n’est pas aisé de ridiculiser une telle ville par des calembours plus ou moins heureux, quoique rien ne soit plus facile, si elle a la prétention de s’afficher comme une sœur glorieuse de Londres, Paris, Vienne ou Saint-Pétersbourg. Non, non ; rappelons-nous le vieil adage : ne sulor ultrà crepidam. New-York est la reine du commerce ; mais elle n’est pas encore la reine du monde.

Quoique New-York soit décidément provinciale, et renferme les vices particuliers aux habitudes et aux opinions provinciales, il s’y rencontre cependant bien des hommes du monde, dont quelques-uns même n’ont jamais quitté leur coin de feu. Parmi ces derniers était le Jack Dunning, comme l’appelait l’oncte Ro, chez qui nous nous dirigions.

— Si nous allions ailleurs que chez Dunning, dit mon oncle, comme nous débouchions de Greenwich-Street, je n’aurais aucune crainte d’être reconnu des domestiques ; car personne ici ne songe à en garder un plus de six mois. Mais Dunning est de la vieille école et n’aime pas les nouvelles figures ; de sorte que nous ne rencontrerons à sa porte aucun Irlandais, comme c’est le cas aujourd’hui dans deux maisons sur trois.

Une minute après nous étions à la porte de Dunning, et je m’aperçus que mon oncle hésitait.

Parlez au suisse, m’écriai-je ; je parie dix contre un que c’est quelque nouveau débarqué.

— Non, non ce doit être le vieux nègre Garry ; Jack ne se serait jamais séparé de Garry.

Nous sonnâmes. Quoique les mots aristocrate et aristocratie soient dans toutes les bouches en Amérique, ainsi que ceux d’usages féodaux et de moyen âge, chaque fois qu’il s’agit de critiquer non-seulement les baux à long terme, mais encore les manières de vivre, il n’y a dans tout le pays qu’un seul portier, et il appartient à l’Hôtel de Ville à Washington. Je crains même que ce personnage, tout portier royal qu’il est, ne manque souvent à son poste ; et quand il s’y trouve, la réception n’est ni bienveillante ni princière. — Nous attendions depuis trois minutes, lorsque mon oncle Ro me dit :

— J’ai peur que Garry ne soit en train de faire un somme auprès du feu de la cuisine ; je vais tâcher de le réveiller.

Il frappa de nouveau, et après deux autres minutes d’attente, la porte s’ouvrit.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le suisse, avec un formidable accent irlandais.

Mon oncle tressaillit comme s’il eût rencontré un esprit ; enfin il demanda si M. Dunning y était.

— Précisément oui, monsieur.

— Est-il seul ou en compagnie ?

— Oui, précisément, monsieur.

— Mais précisément quoi ?

— Précisément comme vous le dites.

— Je demande s’il est seul ou en compagnie ?

— Comme vous le dites, monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer, et il sera charmé de vous voir. C’est un beau gentilhomme, que son honneur, et il y a plaisir à demeurer avec lui, j’en réponds.

— Depuis combien de temps, camarade, avez-vous quitté l’Irlande ?

— Oh ! c’est un fier long temps, vot’ honneur, répondit Barney en fermant la porte ; s’il n’y a treize semaines, il n’y a pas un jour.

— Eh bien, marchez devant et montrez-nous le chemin. Voici, Hughes, un fâcheux augure : Jack Dunning changer son domestique ! le bon, tranquille, paresseux, respectable vieux Garry le nègre, remplacé par ce coureur de marais qui grimpe cet escalier comme s’il n’était accoutumé qu’à des échelles !

Dunning était au second étage, dans sa bibliothèque, où il passait la plupart de ses soirées. Sa surprise fut égale à celle que venait de manifester mon oncle, lorsqu’il nous vit tous deux debout devant lui. Cependant, un geste significatif nous recommanda le silence, pendant qu’il serrait vivement la main de son ami et client, et aucun mot ne fut articulé jusqu’à ce que le suisse eût quitté la chambre, ce que le gaillard ne fit qu’avec répugnance, se tenant longtemps debout contre la porte entr’ouverte, d’une manière assez inconvenante, pour entendre les premiers mots de l’entrevue.

Enfin il nous délivra de sa présence, et la porte se ferma.

— Mes dernières lettres vous ont ramené au pays, Roger ? dit Jack aussitôt qu’il put parler, car l’émotion non moins que la prudence avait arrêté sa voix.

— Comme vous le dites. Il faut qu’il y ait de grands changements dans le pays, d’après ce que j’ai appris ; et un des plus fâcheux symptômes, c’est de voir que vous ayez congédié Garry pour mettre à sa place un Irlandais.

— Ah ! les vieux hommes doivent mourir aussi bien que les vieux principes. Mon pauvre nègre s’est en allé la semaine dernière dans une convulsion, et j’ai pris cet Irlandais comme un pis-aller. Après la perte de mon fidèle Garry, qui était né esclave dans la maison de mon père, je devins indifférent, et j’acceptai le premier venu.

— Nous devons prendre garde, Dunning, de ne pas nous décourager trop facilement. Mais venons à mon histoire, et puis parlons d’autre chose.

Alors mon oncle fit savoir son désir de rester incognito, et déduisit ses raisons. Dunning écouta attentivement ; ne sachant encore s’il devait blâmer ou approuver. Le sujet fut discuté brièvement, et remis à plus ample informé.

— Mais comment se gouverne ce grand renversement de tout principe, l’anti-rentisme ? Est-il sur le déclin, ou en progrès ?

— Sur le déclin, en apparence, peut-être ; mais en progrès au fond. La nécessité de conquérir des votes appelle les politiques de tous les partis à y prêter leur concours ; et il est fort à craindre maintenant que de funestes doctrines ne soient consacrées sous la forme de loi.

— En quoi donc la loi peut-elle intervenir dans des contrats existants ? La cour suprême des États-Unis nous fera rendre justice.

— C’est là, que je vous le dise, la dernière espérance des hommes honnêtes. Il y aurait folie à croire qu’un corps composé d’hommes tels que ceux qui sont envoyés à la législature pût résister à la tentation de gagner du pouvoir en se conciliant des voix. Des individus isolés pourront résister, mais la tendance du corps sera contre la minorité et en faveur du grand nombre, et la théorie de spoliation sera appuyée par tous les lieux communs du jargon démocratique. Déjà, pour commencer, il est question de taxer les rentes.

— Cela serait un procédé des plus iniques, et justifierait la résistance à aussi bon droit que fut justifiée la résistance de nos ancêtres contre les taxes de la Grande-Bretagne.

— À meilleur droit encore ; car ici nous avons un contrat écrit pour égaliser la taxe. Le propriétaire paie déjà une taxe sur chacune de ses fermes, laquelle est déduite de la rente dans l’acte original fait avec le tenancier ; maintenant on veut taxer la rente elle-même, et ce n’est pas pour accroître le revenu public, car de l’aveu de tous il n’en est pas besoin ; c’est simplement pour mieux engager le propriétaire à se défaire de sa propriété. Si l’on obtient ce premier point, les ventes devront se faire d’après ce principe que nul autre que le tenancier ne pourra être acquéreur. Alors nous verrons un étrange phénomène : les propriétaires contraints de se défaire de leurs propriétés par la clameur populaire encouragée par la loi, et les acquéreurs ayant le monopole du prix, et tout cela dans un pays professant un amour jaloux pour la liberté, et où les plus influents et les plus nombreux parmi les hommes politiques prêchent partout la liberté du commerce.

— Il n’y a aucun terme à ces contradictions parmi les politiques.

— Il n’y a aucun terme à la friponnerie, lorsque les hommes obéissent plutôt à des subterfuges qu’à des principes.

— Mais le projet de taxation réussira-t-il ? Cela, au surplus, ne nous regarde pas personnellement ; car, nos baux sont sur trois têtes successives.

— Oh ! cela ne fait rien ; dans ce cas on a en vue une loi qui défendra, dans l’avenir, de louer la terre pour une période plus longue que cinq ans. Les baux de Hughes sont sur le point d’expirer, et alors il ne pourra faire d’un homme un esclave pendant plus de cinq ans.

— Certes, m’écriai-je en riant, personne ne sera assez niais pour voter une telle loi dans l’intention de détruire l’aristocratie et de faire profiter le tenancier.

— Oui, oui, vous pouvez rire, jeune homme, reprit Jack Dunning, mais tel est le projet des législateurs. Je sais très-bien quelles seront vos réflexions. Vous direz que plus le bail est long, plus il est profitable au client, si le contrat n’est pas onéreux, et, dans ce pays, les propriétaires ne peuvent pas demander, pour la location de leurs terres, plus qu’elles ne valent, car il y a plus de terres que d’hommes pour les cultiver. Par conséquent, contraindre le tenancier à prendre un bail pour aussi peu de temps que cinq ans, vous semble pour lui un désavantage ; c’est le placer sous la dépendance du propriétaire, à cause de la répugnance qu’il devra avoir à subir les ennuis et les frais d’un déménagement, et parce qu’il aura naturellement le désir de recueillir ce qu’il a semé et de profiter entièrement des engrais qu’il aura fournis. Je vois comme vous raisonnez, jeune homme ; mais vous êtes en arrière du siècle, terriblement en arrière.

— En ce cas, le siècle est bien étrange. Par tout le monde il est cru que les longs baux sont des faveurs, des avantages accordés aux tenanciers, et rien ne saurait faire qu’il en soit autrement. Et puis quel bien produira cette taxe projetée, après avoir violé le droit et la justice sinon la loi positive ? Sur cent dollars de rentes, j’aurais à payer cinquante-cinq cents[1] comme j’y suis obligé pour d’autres choses à Ravensnest ; mais qui donc supposera qu’à cause d’une pareille imposition, j’irai me défaire d’un domaine qui a été dans ma famille depuis cinq générations ?

— Fort bien, Monsieur, fort bien ! C’est bien dit ; mais je vous conseille de ne pas du tout parler de vos ancêtres. Les propriétaires ne peuvent de nos jours invoquer leurs ancêtres avec impunité.

— Je ne parle des miens que comme argument, afin que l’on respecte mes droits sur des terres paternelles.

— Ce serait, en effet, un argument, si vous étiez tenancier ; mais, chez un propriétaire, ce n’est qu’un orgueil aristocratique et intolérable.

— Mais c’est un fait, et il est naturel qu’on éprouve les sentiments qui se lient à ce fait.

— Plus c’est un fait, moins on l’accueillera. Notre peuple associe volontiers une position sociale avec de l’argent et des domaines, mais pas avec des fermes ; et plus une ferme aura longtemps appartenu à une famille, plus c’est fâcheux pour cette famille.

— Je crois, en vérité, Jack, dit mon oncle Ro, que les règles qui gouvernent tout le reste du monde sont renversées ici, et que chez nous on estime que les droits d’une famille décroissent au lieu d’accroître avec le temps.

— Sans aucun doute, reprit Dunning. Savez-vous, Roger, que vous m’avez écrit de Suisse une lettre assez naïve, concernant une famille appelée De Blonay, qui occupe un château, situé sur le même rocher depuis six ou sept cents ans, et qui, par cette circonstance, éveillait en vous des sentiments de respect et de vénération ? Eh bien, tout cela était ridicule, comme vous pourrez vous en convaincre dans votre visite incognito à Ravensnest. Je ne veux pas anticiper sur le résultat des leçons que vous apprendrez mais je vous dirai : Allez à l’école.

— Comme les Rensselaers et les autres grands propriétaires, qui ont de longs baux, ne seront pas contraints par la taxe insignifiante dont parlait Hughes, à les annuler, excepté à des conditions qui leur conviendront, quel est donc, dit mon oncle, le but des représentants en votant cette loi ?

— Aucun autre que d’être appelés les amis du peuple et non les amis des propriétaires. Aucun homme taxerait-il ses amis, s’il pouvait l’éviter ?

— Mais que gagnera, par cette mesure, cette portion du peuple qui forme les anti-rentistes ?

— Rien ; et les plaintes des anti-rentistes seront aussi vives et leurs désirs aussi actifs qu’auparavant. Rien de ce qu’ils convoitent ne peut s’accomplir par aucune mesure légale. Il y a une commission de l’assemblée qui a déclaré, vous devez vous en souvenir, que l’État pouvait prendre les terres et les vendre aux tenanciers ou à tous autres ou quelque chose de la sorte.

— La Constitution des États-Unis doit être notre égide.

— Elle seule peut vous protéger, soyez-en convaincus. Sans les sages prévoyances de la Constitution du gouvernement fédéral, la propriété de Hughes se vendrait infailliblement à la moitié de sa valeur. Il est inutile de pallier les choses et d’affecter de croire les hommes meilleurs qu’ils ne sont. En toute affaire, dans ce pays, un sentiment infernal d’égoïsme est tant invoqué, tant proclamé, qu’un homme se rend presque ridicule en paraissant dirigé par un principe de morale.

— Savez-vous ce que veulent en particulier les tenanciers de Ravensnest ?

— Ils veulent avoir les terres de Hughes ; rien de plus, je vous assure.

— À quelles conditions ? demandai-je.

— À des conditions qui s’accordent avec des bourses légères. Quelques-uns, cependant, sont volontiers disposés à donner un prix raisonnable.

— Mais je n’ai aucune envie de vendre, même à un prix raisonnable. Je ne désire pas me défaire d’une propriété qui est associée à tous mes sentiments de famille. J’ai sur mon domaine une maison et un établissement dispendieux, dont le principal avantage est d’être situé de manière à ce que je puisse surveiller mes intérêts avec le plus d’avantage pour moi. Que pourrais-je faire avec le prix de vente ? acheter une autre propriété ? je préfère celle que j’occupe.

— Vous n’avez aucun droit, Monsieur ; dans un pays libre, reprit d’un air caustique Jack Dunning, de préférer une propriété à une autre, surtout quand d’autres la convoitent. Vos terres sont affermées à d’honnêtes, laborieux tenanciers, qui peuvent manger leur dîner sans argenterie, et dont les ancêtres…

— Arrêtez ! m’écriai-je en riant, je repousse toute idée d’ancêtres. Aucun homme n’a droit d’invoquer ses ancêtres dans ce pays de liberté !

— Aucun homme parmi les propriétaires, sans doute ; mais parmi les tenanciers, on peut avoir une généalogie aussi longue que celle de la maison de Levis. Apprenez, Monsieur, que chaque tenancier a le droit de demander que l’on respecte ses sentiments de famille. Son père a planté ce verger, et il en aime mieux les pommes que toutes autres pommes dans le monde.

— Et mon père en a fourni les greffes, et lui en a fait présent.

— Son grand-père a défriché le champ et a converti des racines d’arbres en trésors de culture.

— Et mon grand-père reçut cette année dix schellings de rente quand le sien recevait deux cent cinquante dollars pour ses racines.

— Son bisaïeul, honnête et excellent homme, prit la terre à l’état sauvage, et de ses propres mains abattit le bois et sema le blé.

— Et il en fut payé au centuple, sans quoi il ne l’eût pas fait. J’eus aussi un bisaïeul ; et j’espère que ce ne sera pas trop aristocratique de m’en vanter : il afferma à cet autre honnête et excellent homme cette même terre pendant six ans sans aucun prix de fermage, afin que le pauvre diable fût assez bien établi avant de commencer à payer sa rente de six pence ou un schelling l’acre pendant trois générations, avec la certitude morale d’obtenir un renouvellement aux conditions les plus avantageuses, et qui pouvait bien au même temps acheter de la terre en toute propriété, mais qui aimait mieux en prendre à bail, parce que le marché était meilleur pour lui.

— En voilà assez de toutes ces absurdités, cria mon oncle Ro ; nous savons tous que dans notre excellente Amérique, celui qui a le plus de droits, en toute occasion, doit affecter de les faire valoir le moins, afin d étouffer le monstre de l’envie ; et comme nous sommes d’accord sur les principes, venons aux faits : quelles nouvelles des jeunes personnes, Jack, et de mon honorée mère ?

— Elle, noble, héroïque femme ! elle est à Ravensnest actuellement, et comme ces demoiselles ne voulaient pas qu’elle y allât seule, elles sont toutes avec elle.

— Et vous avez pu souffrir, vous, Jack Dunning, qu’elles allassent, sans être accompagnées, dans un pays en rébellion ouverte ? dit mon oncle d’un ton de reproche.

— Allons, allons, Hodge Littlepage, ceci est très-sublime en théorie, mais pas si facile en pratique. Je ne suis pas allé avec madame Littlepage et son jeune essaim, par la bonne et substantielle raison que je ne me soucie pas d’être goudronné et emplumé[2].

— Alors vous leur laissiez courir le risque d’être goudronnées et emplumées à votre place ?

— Mon cher Ro, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez sur le jargon des prétendus amis de la liberté qui veulent nous empêcher d’être libres ; vous pouvez dire ce que vous voudrez sur l’inconséquence de ceux qui crient à la féodalité, à l’aristocratie, à la noblesse, au moment où ils demandent pour eux-mêmes des droits et des privilèges exclusifs ; vous pouvez dire ce que vous voudrez sur l’improbité, l’envie, ce vice dominant en Amérique, la friponnerie et l’égoïsme, et je vous servirai d’écho ; mais ne dites pas qu’une femme puisse craindre aucun danger sérieux de la part d’une réunion d’Américains, fussent-ils des anti-rentistes et même des Peaux-Rouges déguisés.

— Je crois, après tout, que vous avez raison, Jack. Pardonnez ma vivacité mais j’ai été longtemps dans le vieux monde et dans un pays où des femmes ont été conduites à l’échafaud pour leurs opinions politiques.

— Parce qu’elles se mêlaient de politique. Votre mère ne court aucun danger sérieux, quoiqu’il faille du cœur à une femme pour en être persuadée. Il y en a peu dans l’État, et encore moins de son âge, qui eussent osé ce qu’elle a fait ; et cela fait honneur à ces demoiselles de se tenir auprès d’elle. Les jeunes gens de la ville se désespèrent à l’idée de savoir que trois aussi charmantes créatures s’exposent ainsi aux insultes. Votre mère a été assignée.

— Assignée ! À qui doit-elle quelque chose, ou que peut-elle avoir fait pour provoquer cette indignité ?

— Vous savez, ou vous devriez savoir, Littlepage, comment se font les choses dans ce pays : il faut toujours que nous invoquions la loi, même quand nous cherchons à la violer. On ne rencontre guère un fripon, même le plus effronté, qui brave ouvertement la loi. De même nous parlons beaucoup de la liberté lorsque nous conspirons contre elle, et le nom de la religion même a une bonne part dans nos vices. Aussi les anti-rentistes ont-ils appelé la loi en aide à leurs desseins. J’apprends qu’un des Rensselaers a été assigné pour de l’argent emprunté pour traverser dans un bac la rivière qui coule à sa porte, et pour des pommes de terre achetées par sa femme dans les rues d’Albany.

— Mais aucun des Rensselaers n’a besoin d’emprunter de l’argent pour passer le bac, car le batelier lui ferait crédit, et aucune des dames de la famille n’a jamais, je le garantis, acheté de pommes de terre dans les rues d’Albany.

— Vous avez, je vois, rapporté quelque logique de vos voyages, dit Jack Dunning avec une gravité comique. Votre mère m’écrit qu’elle a été assignée pour vingt-sept paires de souliers fournies par un cordonnier qu’elle n’a jamais vu, dont elle n’a jamais entendu parler.

— Voilà donc une de leurs méthodes pour tourmenter les propriétaires et les exciter à se défaire de leurs domaines.

— Comme vous le dites ; et si les propriétaires ont recours à leurs contrats de bail, solennellement faits et réfléchis et aussi solennellement garantis par une loi fondamentale, aussitôt, ces mêmes hommes crient à l’aristocratie, à l’oppression, et trouvent pour écho des personnages qui occupent des places dans les hautes régions, ou dans ce qu’on pourrait appeler hautes régions s’il s’y rencontrait des hommes dignes de leurs fonctions.

— Je vois, Jack, que vous ne mâchez pas les mots.

— Et pourquoi le ferais-je ? Je ne pèse pas plus dans le gouvernement de l’État que ne le fera dans cinq ans d’ici cet Irlandais que nous venons de voir ; moins encore, car il votera pour plaire à la majorité, tandis que moi qui voterai selon mes principes, je donnerai une voix qui ne servira à personne.

Après une pause de quelques minutes, mon oncle reprit :

— Ainsi donc, ma noble courageuse et vénérable mère est actuellement partie à Ravensnest pour faire face à l’ennemi !

— Oui, en vérité, et les nobles, courageuses mais non vénérables jeunes filles sont parties avec elle.

— Toutes trois, dites-vous ?

— Toutes trois ; Marthe, Henriette et Anne.

— Je suis étonné en ce qui regarde la dernière ; Anne Marston si douce, si tranquille, si amie de la paix ; j’aurais pensé qu’elle aurait préféré rester avec sa mère, comme elle le pouvait naturellement.

— Et cependant elle ne l’a pas préféré. Madame Littlepage avait résolu de braver les anti-rentistes, et les trois jeunes filles réssolurent d’être ses compagnes. Je suppose, Ro, que vous savez ce qu’il en est du sexe pacifique, lorsqu’une résolution est prise.

— Elles sont toutes trois de bonnes filles, répliqua mon oncle avec douceur, et ne m’ont jamais causé aucun souci.

— Oh ! je crois que cela doit être vrai vous venez d’être absent pendant cinq années.

— Tuteur prévoyant, toutefois, puisque je vous ai laissé comme mon substitut. Ma mère vous a-t-elle écrit depuis son arrivée au milieu des Philistins ?

— Oui, répondit Dunning avec gravité ; j’ai eu de ses nouvelles trois fois, car elle écrit pour m’engager à ne pas me montrer sur la propriété. J’avais intention de lui rendre une visite, mais elle me dit que ma présence amènerait de violentes scènes et ne produirait aucun bien. Comme les rentes ne seront pas dues avant l’automne, et que maître Hughes est maintenant libre de ses droits, il devait être de retour pour surveiller lui-même ses affaires ; je n’ai vu aucune raison pour risquer le goudron et la plume.

— Ma mère écrit-elle personnellement demanda mon oncle avec intérêt, ou a-t-elle recours à la main d’un autre ?

— Elle me fait l’honneur d’écrire de sa propre main. Votre mère écrit beaucoup mieux que vous-même, Roger ; Cela est dû à ce qu’elle a porté la chaîne, comme elle dirait elle-même. Marthe vous a-t-elle écrit ?

— Sans doute ; la chère Patty et moi, vous le savez, nous sommes des amis de cœur.

— Et dit-elle quelque chose de l’Indien et du Nègre ?

— Jaaf et Susquesus ? Oui, certes ; tous deux vivent encore et se portent bien. Je les ai vus moi-même, et j’ai mangé de leur chasse, pas plus tard que l’hiver dernier.

— Ces bons vieux doivent avoir vécu plus d’un siècle. Ils étaient près de mon grand-père dans la vieille guerre avec les Français, et, alors déjà, ils étaient plus âgés que lui.

— Oh ! un nègre et une peau-rouge tiennent vigoureusement à la vie, quand ils restent sobres. Voyons… cette expédition d’Abercrombie eut lieu il y a environ quatre-vingts ans ces gaillards-là doivent avoir dépassé la centaine, quoique Jaaf soit peut-être le plus vieux, en juger par les apparences.

— Je crois que personne ne connaît l’âge de l’un ou de l’autre voilà plusieurs années que j’entends dire qu’ils ont la centaine. Susquesus était encore étonnamment actif la dernière fois que je l’ai vu. Il avait l’air d’un homme robuste de quatre-vingts ans.

— Il est un peu cassé depuis, quoiqu’il ait, comme je vous l’ai dit, tué un chevreuil l’an dernier. Les deux vieillards se rendent assez souvent à Ravensnest, m’écrit Marthe, et l’Indien est fortement indigné des misérables mascarades qui singent les gens de sa race. J’ai même entendu dire que lui et Yop parlaient de se mettre en campagne contre eux. Sénèque Newcome est le principal objet de leur aversion.

— Que penser d’Opportunité ? demandai-je. Prend-elle aucune part à ce mouvement ?

— Une part très-prononcée. Elle est anti-rentiste en même temps qu’elle désire rester en bons termes avec son propriétaire ; c’est entreprendre de servir en même temps Dieu et Mammon. Du reste, elle n’est pas la seule parmi des milliers, qui montre une double face dans cette affaire.

— Hughes a une profonde admiration pour Opportunité, fit mon oncle et vous devez être réservé dans votre portrait. Le moderne Sénèque, je suppose ; est fortement contre nous ?

Seneky désire arrivera à la législature, et naturellement il est du côté des votants. Puis, son frère est tenancier du moulin et voudrait en conséquence devenir propriétaire. Lui-même est aussi intéressé dans les terres. Une chose m’a frappé dans toute cette controverse : c’est la naïveté avec laquelle les hommes concilient les appétits de la convoitise avec ce qu’il leur plaît d’appeler les principes de la liberté. Quand un homme a exploité une ferme pendant un certain nombre d’années, il se met à soutenir hardiment que le fait en lui-même lui donne le droit moral de la posséder pour toujours. Un moment d’examen suffit pour démontrer le paradoxe employé par ces sophistes pour calmer leur conscience. Ils exploitent leur ferme en vertu d’un bail et de ses conditions spéciales ; Assurément, tout ce qu’en pareil cas peut produire le temps, c’est de rendre les conditions plus sacrées et par conséquent d’ajouter à leur force. Mais ces bonnes gens, dont la moralité ne s’occupe que d’un côté de la question, s’imaginent que ces baux, consacrés par le temps, leur donne le droit d’en mépriser les conditions pendant leur durée, et d’élever, dès qu’ils sont à terme, des prétentions bien au delà de ce qu’ils ont stipulé.

— Bah ! bah ! Jack ; il n’est pas besoin de grandes lumières pour apprécier les mérites d’une telle question. L’Amérique est un pays civilisé, ou elle ne l’est pas. Dans le premier cas, elle respectera les droits de la propriété et ses propres lois ; dans le cas contraire, elle ne les respectera pas. — Occupons-nous donc de notre projet, et des moyens de nous rendre, sans être découverts, au milieu de ces hommes égarés, égarés par leur convoitise. Car je suis décidé à les voir et à juger par moi-même de leurs motifs et de leur conduite.

— Gare au tonneau de goudron et au sac de plumes, Roger !

Nous discutâmes alors le sujet longuement et à loisir. Je ne rapporterai pas tout ce qui fut dit, car ce serait revenir deux fois sur le même terrain ; et je renvoie le lecteur au récit en forme. À l’heure ordinaire, nous nous retirâmes, gardant pour plus de précaution, le nom de Davidson. Le jour suivant, Jack Dunning s’occupa activement de nous, et nous fut extrêmement utile. En sa qualité de vieux garçon, il avait beaucoup de connaissances au théâtre, à l’aide desquelles il nous procura à chacun une perruque. Mon oncle et moi nous parlions passablement l’allemand, et notre projet était de voyager sous le costume de colporteurs émigrants vendeurs de bijoux et d’essences. Mais j’eus la fantaisie de porter une vielle et un singe ; et il fut enfin décidé que Sir Hughes Littlepage senior entreprendrait cette aventure avec une boîte de montres à bon marché et de bijoux dorés, tandis que M. Hughes Littlepage junior commencerait ses voyages, chez lui, en qualité de musicien ambulant. La modestie ne me permet pas de dire tout ce que je pourrais en faveur de mon talent musical ; mais je puis avouer que je chantais bien pour un amateur, et que je jouais du violon et de la flûte d’une manière supérieure.

Tout fut arrangé dans le cours du jour suivant ; nos perruques seules formaient un déguisement aussi complet que nous pouvions le souhaiter. Quant à mon oncle, il était entièrement chauve, et la perruque n’était pas pour lui une grande gêne ; mais j’eus quelque peine à dissimuler mes longues boucles de cheveux. Cependant quelques coups de ciseaux me vinrent en aide, et je ris de bon cœur en me contemplant en costume devant le miroir de Dunning. Nous sûmes respecter la loi qui interdisait le déguisement avec armes, en ne portant avec nous que la boîte à marchandise et mon harmonieux instrument.

  1. Petite monnaie.
  2. Les anli-rentistes barbouillaient de goudron le corps nu de leurs victimes et les couvraient ensuite de plumes.