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Recherches sur les principes de la morale/Section 5

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SECTION V.

Pourquoi et qui est utile nous plaît.


I.

L’estime que nous accordons aux vertus sociales, paroît si naturellement fondée dans leur utilité que l’on s’imagineroit devoir rencontrer ce principe dans tous les auteurs qui ont écrit sur la morale, il semble qu’il devroit servir de base à tous leurs raisonnemens & à toutes leurs recherches. Dans la vie commune c’est toujours à l’utilité qu’on en appelle ; & l’on ne croit pas pouvoir faire un plus grand éloge d’un homme, qu’en montrant l’utilité dont il est au public, & en faisant l’énumération des services qu’il a rendus à l’humanité & la société. Peut-on refuser les louanges même à une forme inanimée, lorsque la régularité & l’arrangement de ses parties concourent à un but utile ? Et n’est-ce pas faire suffisamment l’apologie d’une chose difforme, & qui semble pécher contre les proportions que de montrer la nécessité de sa configuration pour l’usage auquel elle est destinée. Un vaisseau dont la proue est grande, & s’avance beaucoup plus que la poupe, est plus beau aux yeux d’un artiste, ou même d’un homme tant soit peu versé dans la navigation, que s’il étoit d’une régularité exacte & géométrique, & par conséquent contraire à toutes les regles de la méchanique. Un édifice dont les portes & les fenêtres seroient exactement quarrées, choqueroit l’œil par cette proportion même que l’on trouveroit peu adaptée à la figure humaine pour qui l’édifice est destiné. Est-il donc surprenant qu’un homme, donc les habitudes & la conduite sont nuisibles à la société, & dangereuses pour tous ceux qui ont affaire à lui, devienne par cette raison un objet de blâme, & excite dans tous ceux qui le voient des sentimens d’aversion & de dégoût[1] ? La difficulté de rendre raison de l’impression que ce qui est utile ou bien ce qui est nuisible fait sur nous, a pu empêcher les philosophes d’en faire la base de leurs systêmes, & a pu les déterminer à recourir à tout autre moyen, pour expliquer l’origine du bien & du mal moral. Mais ce n’est point une raison pour rejeter un principe fondé sur l’expérience, que de ne pouvoir en montrer l’origine, ni le résoudre en des principes plus généraux. Peur peu que nous fassions d’attention au sujet que nous traitons, nous ne serons point embarrassés de rendre compte du sentiment que produit l’utilité, & d’en trouver la source dans les principes les plus connus & les plus avoués.

L’avantage si frappant des vertus sociales, a fait conclure, aux sceptiques, tant anciens que modernes, que toutes les distinctions morales venoient de l’éducation ; qu’elles ont été inventées d’abord, ensuite appuyées par la politique, afin de rendre les les hommes plus traitables, de dompter leur férocité naturelle, & leur amour-propre qui les rendoit peu propres à la société. Il faut convenir que les préceptes & l’éducation peuvent avoir sur nous assez d’influence pour augmenter ou pour diminuer les sentimens d’approbation ou d’aversion pour un objet ; & même dans de certains cas ils peuvent donner naissance à un nouveau sentiment de ce genre ; cela se voit évidemment dans toutes les pratiques superstitieuses mais tout homme sensé qui fera des recherches sur la morale, ne pourra jamais accorder que toute approbation ou aversion morale vienne de cette source. Si la nature n’eût point fait des distinctions réelles de cette espece fondées sur la constitution de notre ame, les mots d’honorable & d’infame, d’aimable & d’odieux, de grand & de méprisable, n’auroient jamais été introduits dans aucune langue ; & les politiques auroient eu beau inventer ces expressions, jamais ils ne seroient parvenus à les rendre intelligibles & propres à peindre une idée à ceux à qui ils les auroient prononcé. Ainsi rien de moins solide que ce paradoxe des sceptiques, & nous serions fort heureux, si en logique & en métaphysique nous pouvions nous défendre aussi aisément des chicanes de cette secte qu’en politique & en morale, deux sciences fondées sur la pratique & l’expérience, & par conséquent beaucoup plus intelligibles.

Il faut donc avouer que les vertus sociales ont une beauté naturelle qui nous les rend cheres & qui indépendamment de tout précepte & de toute éducation les rend agréables, & captive l’affection des hommes les plus grossiers. Comme l’utilité de ces vertus est ce qui fait leur mérite, il faut que le but auquel elles tendent nous plaise, soit par la considération de notre propre intérêt, soit par un motif plus généreux & plus élevé.

On a souvent dit que tout homme, qui a contracté une étroite liaison avec la société, & par conséquent senti l’impossibilité de subsister dans un état isolé, est naturellement disposé à adopter les principes, & à suivre les habitudes qui concourent à conserver l’ordre dans la société, & à lui assurer la jouissance paisible des biens qui en résultent. Nous devons estimer la pratique de la justice & de l’humanité, à proportion du cas que nous faisons de notre propre bonheur, ces vertus seules peuvent maintenir la confédération qui constitue la société, & faire recueillir à chaque homme les avantages de la protection & de l’assistance mutuelle.

Il étoit assez naturel de déduire la morale de l’amour-propre, ou de la considération de notre intérêt particulier, & ce systême n’est pas précisément le résultat des disputes peu sérieuses des sceptiques. Sans parler de beaucoup d’autres, Polybe, l’un des plus graves & des plus sensés écrivains de l’antiquité, attribue tous nos sentimens vertueux à l’amour-propre. Mais quoique l’opinion de cet auteur solide & ennemi de toutes les vaines subtilités soit d’am grand poids, cette question n’est point de nature à pouvoir être décidée par des autorités. La voix de la nature & l’expérience semblent réclamer contre le systême de l’amour-propre.

Souvent nous accordons des louanges à des actions vertueuses, arrivées dans des tems & dans des pays très-éloignés, cependant l’imagination la plus subtile découvrira difficilement la moindre apparence d’intérêt, & ne trouveroit aucune liaison entre notre bonheur présent & des événemens si étrangers.

L’action généreuse, belle, hardie, d’un ennemi arrache notre approbation, lors même que les suites en deviennent nuisibles à nos intérêts particuliers.

Lorsque l’intérêt particulier se trouve en concurrence avec l’amour désintéressé que l’on a pour la vertu, nous appercevons très-distinctement, & nous avouons très-promptement le mélange de ces sentimens qui produisent des effets tout-à-fait opposés sur notre esprit. Peut-être louerons-nous avec plus de chaleur une action humaine & généreuses, lorsqu’elle contribue à notre intérêt particulier, mais cette circonstance n’est point du tout essentielle ; & il nous sera aisé d’amener d’autres personnes à nos sentimens, sans avoir besoin de leur montrer comme utiles pour eux des actions que nous croyons mériter leur approbation & leur applaudissement.

Formez le modele d’un caractere digne de louanges ; faites-y entrer toutes les vertus morales les plus aimables ; citez des hommes où elles se déploient d’une façon grande & extraordinaire : vous captiverez sur le champ l’estime & l’approbation de ceux qui vous écoutent. Ils ne s’informeront ni du tems, ni du pays où vivoit la personne qui possedoit ces grandes qualités ; cette circonstance seroit cependant la plus importante pour l’amour-propre ou pour le desir de notre bonheur particulier.

Dans un tems de factions & de trouble, un homme d’état ayant réussi par son éloquence à faire exiler un adversaire d’un grand mérite, il alla le voir en secret, pour lui offrir de l’argent & les secours dont il pouvoit avoir besoin durant son exil, pour le consoler de son infortune. Hélas, s’écria celui-ci, quels regrets ne dois-je pas avoir de quitter mes amis dans une ville où les ennemis même sont si généreux ! La vertu lui parut belle même dans son ennemi, c’est ainsi que nous lui rendons toujours le tribut de nos louanges & de nos applaudissemens, & nous ne sommes point tentés de les retracter, lorsque nous apprenons que cette action s’est passée à Athenes, il y a environ deux mille ans, & que les personnes s’appeloient Eschine & Démosthene.

Qu’est-ce que cela me fait ? Il y a peu d’occasion où cette question ne puisse avoir lieu, mais si elle avoit l’effet infaillible & universel qu’on affecte de lui attribuer, elle seroit propre à jeter du ridicule sur tout ouvrage, & toute conversation qui a pour objet la louange ou la censure des hommes & des mœurs en général.

C’est une foible ressource, quand on est pressé par ces argumens, que de dire que nous nous transportons en imagination au tems & au pays où ces actions se sont passées, & que nous considerons les avantages qui nous en seroient revenus, si nous eussions été contemporains des personnes dont on nous parle, ou liés d’amitié & d’intérêt avec elles. Il n’est pas aisé de concevoir qu’un sentiment réel puisse être excité par un intérêt reconnu pour imaginaire, sur-tout si nous n’oublions point notre intérêt réel, & si l’on considere qu’il est très-distinct d’un intérêt imaginaire, & qu’il lui est même souvent entiérement opposé.

Un homme conduit au bord d’un précipice, ne peut regarder à ses pieds sans trembler, & le sentiment d’un danger imaginaire l’agite, malgré la persuasion & la certitude où il est de sa sûreté ; mais dans ce cas l’imagination est frappée par la présence d’un objet effrayant : cependant elle ne l’emporte pas sur la réalité à moins d’être secondée par la nouveauté & par l’aspect inusité de l’objet. L’habitude nous apprivoise bientôt avec les hauteurs & les précipices, & fait bien vîte disparoître ces terreurs illusoires. Il n’en est pas de même des jugemens que nous portons des mœurs & des caracteres : plus nous nous accoutumons à examiner les objets de morale, plus nous perfectionnons ce sentiment délicat & exquis, qui nous fait distinguer promptement le vice & la vertu. En effet nous avons dans le cours de la vie des occasions si fréquentes de prononcer sur les différentes especes d’actions morales, qu’aucun objet de cette nature ne peut nous paroître neuf ou inusité à cet égard, il n’y auroit point de préjugé assez fort pour tenir contre des expériences si communes, si répétées & si familieres : Comme l’expérience & la coutume sont ce qui produit principalement la combinaison des idées, il est impossible qu’aucune combinaison contraire à ces principes s’établisse & se soutienne.

Ce qui est utile est agréable, & obtient notre approbation, c’est un fait constaté par les observations journalieres. Utile pour qui, demandera-t-on ? il faut assurément que ce soit pour quelqu’un ; voyons donc pour quel intérêt : ce n’est pas seulement pour le nôtre, puisque notre approbation s’étend beaucoup plus loin. Il faut donc que ce soit pour l’intérêt de ceux qui retirent les avantages des actions ou des caracteres que nous approuvons, d’où il faut conclure que, quoique éloignés de nous, ils ne nous sont point totalement indifférens. En développant ce principe, nous découvrirons la grande source des distinctions morales.

II.

L’amour de soi-même est un si grand mobile de la nature humaine, & l’intérêt de chaque homme est en général si étroitement lié avec celui de la société, qu’il faut excuser les philosophes, s’ils ont cru que la part que nous prenons au bien général pouvoit se réduire à l’intérêt qui nous attache à notre propre bonheur & à notre conservation. Ils voyoient à chaque instant marquer de l’approbation ou du blâme, de la satisfaction ou du déplaisir à l’égard de certaines personnes & de certaines actions, & ils ont donné le nom de vertu & de vice aux objets qui excitoient ces sentimens ; ils ont vu que les premiers de ces objets tendoient au bonheur de la société, & les derniers à sa destruction ; sur quoi ils ont démandé s’il étoit possible que nous puissions prendre un intérêt général à la société, ou que nous puissions éprouver un desir désintéressé du bien-être des autres, & une répugnance extrême pour les malheurs qui leur arrivent ; ils ont cru plus simple de regarder ces sentimens comme des modifications de l’amour-propre, & pour établir ce principe comme le motif de toutes nos actions, ils ont trouvé du moins un prétexte dans cette union d’intérêts étroite, que l’on voit régner entre le public & chacun des individus qui le composent.

Cependant, malgré cette confusion d’intérêts, il est aisé de parvenir à ce que les physiciens ont appellé d’après le chancelier Bacon Experimentum crucis, ou cette expépérience qui nous montre la route qu’il faut suivre dans toute matiere douteuse ou ambigue ; nous voyons des exemples où l’intérêt particulier est séparé de l’intérêt public, & où il lui est même opposé : cependant le sentiment moral reste le même malgré ce partage d’intérêt : seulement lorsque ces intérêts différens se réunissent, nous remarquons en nous un sentiment plus fort, nous éprouvons alors une passion plus vive pour la vertu, & une aversion plus forte pour le vice. Ce que nous appellons de la reconnoissance ou du ressentiment vient de la même source. Toutes ces considérations nous prouvent qu’il faut renoncer au systême qui établit tout sentiment moral sur l’amour de soi-même ; nous sommes forcés d’admettre un amour plus étendu, & de convenir que les intérêts de la société ne nous sont point entiérement indifférens. Desirer l’utilité c’est tendre à un but déterminé, & il seroit contradictoire de dire que les moyens qui nous conduisent à un but nous sont agréables, tandis que le but même ne nous touche aucunement. Ainsi si l’utilité est la source du sentiment moral, & si cette utilité n’est point toujours considérée comme relative à nous mêmes, il s’ensuit que tout ce qui contribue au bonheur de la société., s’attire notre approbation & notre bienveillance. Voilà un principe propre à faire connoître l’origine de la morale, & pourquoi recourir à des systêmes abstraits & éloignés, lorsqu’il s’en présente un si naturel & si clair[2] ?

Trouvons-nous de la difficulté à concevoir la force de l’humanité & de la bienveillance, ou bien à comprendre que la vue seule du bonheur, de la joie, de la prospérité, est propre à donner du plaisir, & que la vue de la douleur & de l’infortune nous fait une impression désagréable ? Le rire & les pleurs se gagnent, un visage l’emprunte de l’autre : Horace dit,

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent
Humani vultus.

Réduisez un homme à vivre dans la solitude, il perdra bientôt tous les plaisirs, excepté ceux de la méditation, parce que les mouvemens de son cœur ne sont point excités par les mouvemens du cœur de ses semblables. Les signes du chagrin & de la douleur même arbitraires, nous inspirent de la tristesse, mais les larmes, les cris, les sanglots, qui en sont les simptômes naturels, ne manquent jamais d’exciter en nous de la compassion & du trouble. Si les effets du malheur nous touchent si vivement, peut-on imaginer que nous soyions insensibles & indifférens sur ses causes ?

Entrons pour un moment dans un appartement pourvu de toutes les commodités, ce coup-d’œil suffit pour nous causer du plaisir, parce qu’il nous présente les idées agréables d’aisance & de commodité. Le maître de la maison se montre-t-il humain, prévenant & d’un caractere enjoué, tout le reste s’embellit, & nous ne pouvons nous empêcher de penser avec plaisir à la satisfaction que chacun doit tirer de sa société & de sa bienfaisance. Toute sa famille fait assez connoître son bonheur par l’air d’assurance, de liberté de contentement répandu sur les visages. J’éprouve une sensation agréable à la vue de tant du bonheur, & je ne puis considérer celui qui en est la source sans ressentir les mouvemens les plus délicieux. Il m’apprend qu’un voisin puissant a tenté de le dépouiller de son héritage, & a long-tems troublé la jouissance de ses plaisirs innocens ; sur le champ je me sens indigné contre cette injuste violence ; il ajoute qu’il n’est point étonnant qu’une injustice particuliere ait été commise par un homme qui a asservi des provinces entieres, dépeuplé des villes, & fait ruisseler le sang dans les batailles & sur les échaffauds ; aussi-tôt je suis-frappé d’horreur au récit de ces excès, & je sens la plus forte aversion pour celui qui en est l’auteur.

En général, de quelque côté que nous tournions nos pas, & quelque réflexion que nous fassions sur ce qui se passe autour de nous, tout nous présente l’image du bonheur ou de l’infortune, & excite en nous un mouvement sympathique de plaisir ou de chagrin. Nous éprouvons ce sentiment au milieu de nos occupations les plus sérieuses comme au milieu de nos amusemens. Un homme qui entre dans une salle de spectacle, est frappé tout de suite par la multitude assemblée pour prendre part à un divertissement commun ; cette vue seule lui fait déjà éprouver une plus grande sensibilité, ou le dispose à s’affecter plus intimement de tous le sentimens qu’il doit partager avec ses semblables ; les acteurs aussi sont animés par le grand nombre de spectateurs ; cette salle remplie de toutes parts les échauffe d’un enthousiasme dont ils ne seroient point saisis dans des momens de tranquillité & de solitude. Un poëte habile, comme par un pouvoir magique fait partager à ses spectateurs à son gré toutes les impressions théâtrales : ils pleurent, ils tremblent, ils s’indignent, ils se réjouissent & sont remués par les mêmes passions qui agitent les différentes personnes du drame. Survient-il un événement contraire à nos vœux, & qui trouble le bonheur des personnages auxquels nous nous intéressons, nous ressentons sur le champ la pitié la plus tendre & l’inquiétude la plus forte ; lorsque leurs douleurs sont causées par la perfidie, la cruauté ou la tyrannie d’un ennemi, nous sommes animés du ressentiment le plus vif contre l’auteur de ces calamités. Dans ce genre on regarde comme contraire aux regles de l’art de représenter une action froide & indifférente. Le poëte ne doit point introduire des personnages dont l’intérêt ne tient point à la catastrophe, parce que leur indifférence se communique aux spectateurs, & rallentit la vivacité de leurs passions.

Il n’est point de poésie plus agréable que la pastorale, & il est aisé de voir que la principale source du plaisir qu’elle cause, vient des images de tranquillité & de tendresse qu’elle présente, & dont elle enchante le lecteur. Sannazare, qui transporta la scene de ses pastorales sur les bords de la mer, eut tort, quoique ce choix de scene fournisse des tableaux plus frappans, l’image des travaux & des dangers auxquels les pécheurs sont exposés, devient désagréable par ce sentiment de sympathie qui se reveille en nous à chaque idée de bonheur ou de malheur.

Un poëte François disoit qu’à l’âge de vingt ans Ovide étoit son poëte, mais qu’à l’âge de quarante il donnoit la préférence à Horace. Il est vrai que nous saisissons avec plus de rapidité des sentimens analogues à notre disposition momentanée ; mais il n’y a point de passion qui, bien représentée, nous soit entiérement indifférente, parce qu’il n’y en a point dont tout homme n’ait du moins le germe & les premiers principes au-dedans de lui. La poésie, dit-on, doit peindre les objets d’une maniere assez animée pour que l’illusion devienne vérité, preuve certaine que par-tout où se trouve la réalité de ces objets, notre ame est disposée à s’affecter vivement.

Toutes les nouvelles, tous les événemens récens, propres à intéresser la destinée des états, le sort des provinces d’un grand nombre d’hommes, agitent ceux même dont le bien-être n’est point immédiatement lié à ces événemens, ces sortes de faits se répandent avec promptitude, s’écoutent avec avidité, & sont discutés avec attention & avec chaleur. On diroit dans ces occasions que les intérêts des états sont devenus ceux de chaque particulier. L’imagination est toujours frappée, quoique les passions qu’elle réveille ne soient pas toujours assez fortes ni assez durables pour influer ensuite sur notre conduite & sur nos actions.

La lecture de l’histoire est un amusement tranquille, mais ce n’en seroit plus un, si notre cœur n’éprouvoit des mouvemens analogues à ceux qui occupent le pinceau de l’historien. Thucydide & Guicciardin ne soutiennent que foiblement notre attention, lorsque le premier ne décrit que les futiles combats de quelques petites villes de la Grèce & que le dernier est engagé dans la guerre de Pise ; le petit nombre d’hommes intéressés à ces événemens & la petitesse de l’intérêt ne remplissent point assez notre imagination & n’excitent point assez fortement nos passions. La consternation profonde qui regne dans l’armée nombreuse des Athéniens devant Syracuse, le danger dont Venise se trouve menacée, voilà ce qui excite notre compassion, & nous remplit de terreur & d’inquiétude.

Le stile froid & indifférent de Suetone peut aussi-bien que le pinceau mâle & vigoureux de Tacite nous convaincre de la cruauté & de la méchanceté de Tibere & de Néron ; mais quelle différence d’impression ! L’un rapporte froidement des faits & l’autre met sous nos yeux les portraits vénérables de Soranus & de Thrasca, qui envisageant leur destin avec intrépidité, ne sont touchés que de la douleur qu’éprouvent leurs amis & leurs proches : alors quels sentimens n’éprouve-t-on pas, quelle indignation nous saisit contre le Tyran dont la sombre défiance & la méchanceté gratuite ont causé cette barbarie !

Si nous rapprochons ces objets plus près de nous, si nous réalisons tout ce qui pouvoit être considéré comme l’effet trompeur de l’illusion, quels mouvemens violens ne ressentira-t-on pas ! Et combien ils seront supérieurs aux vues rétrécies de l’amour propre & de l’intérêt personnel ! Les séditions populaires, la fougue des partis, un dévouement aveugle à des chefs factieux, sont les effets les plus sensibles, quoique les moins estimables, de cette sympathie sociale qui se trouve entre les hommes. On peut remarquer jusques dans les sujets les plus frivoles combien il est mal aisé de nous soustraire au pouvoir de cette sympathie. Lorsqu’une personne bégaye ou prononce avec difficulté, nous souffrons pour elle & nous partageons son ambarras. La critique défend de combiner des syllabes ou des lettres qui se prononcent avec peine, parce que par une espece de sympathie naturelle l’oreille en est fatiguée ; & même en parcourant un livre des yeux nous nous appercevons du défaut d’harmonie si par hasard il regne dans cet ouvrage, parce que notre imagination nous fait toujours entendre quelqu’un qui récite & articule avec peine ces sons discordants ; tant il y a de finesse dans les sentimens que nous éprouvons !

Des attitudes aisées, des mouvemens peu contraints sont toujours agréables ; un air de santé & de vigueur fait plaisir ; des habits qui tiennent chaud sans trop charger le corps, qui le couvrent sans gêner les membres sont regardés comme bien faits. Dans tout jugement que l’on porte sur la beauté, les sentimens qu’elle a déjà inspirés à d’autres, ne sont point sans effet : ils préparent le spectateur à de pareilles impressions de plaisir[3]. Est-il donc surprenant que nous ne puissions porter un jugement sur les caracteres ou sur la conduite des hommes sans considérer le but où tendent leurs actions, & sans perdre de vûe le bonheur ou le malheur qui en résulte pour la société ? Quelle combinaison d’idées pourroit remplacer ce principe dans ses opérations[4] ? Lorsqu’un homme par insensibilité ou par amour pour lui-même n’est point touché par le spectacle du malheur & du bien-être de l’humanité, il faut qu’il soit également indifférent à l’égard des peintures qu’on peut lui faire du vice & de la vertu ; d’un autre côté il se trouve toujours que l’intérêt vif que l’on prend au bonheur des hommes est accompagné d’un sentiment délicat des distinctions morales, d’une aversion forte pour les injustices, d’une approbation prompte de ce qui contribue au bien-être. Quoique dans ce genre un homme puisse être infiniment plus sensible qu’un autre, il n’y a cependant personne qui s’intéresse assez peu à ses semblables pour ne point sentir les distinctions morales du bien & du mal fixées par les diférens motifs de nos actions. En effet en portant ses yeux sur la conduite de deux hommes dont l’un fait du bien & l’autre fait du mal à ses semblables ou à la société, comment supposer qu’une personne qui a le cœur sensible puisse se défendre de donner la préférence au premier & de lui accorder du mérite ? Supposons cette personne aussi possédée d’amour propre qu’on voudra, qu’elle ne soit occupée que de ses propres intérêts, du moins quand ils ne seront point attaqués elle ne laissera pas de se sentir du penchant pour le bien de l’humanité, & toutes choses d’ailleurs égales elle se décidera en faveur de ce sentiment. Un homme qui se promene avec un autre qui a la goute lui ira-t-il marcher de gayeté de cœur sur son pied douloureux quand il n’aura point de querelles avec lui ? il est certain que nous avons égard au bonheur & au malheur des autres lorsque nous pesons les motifs de nos actions, & nous penchons vers le premier aussi souvent qu’il n’y a point de motif personnel, qui nous porte à chercher notre avantage dans le malheur de nos semblables. Si dans plusieurs occasions les principes de l’humanité sont capables d’influer sur nos actions, il faut qu’en tout tems ils ayent assez de pouvoir sur nos sentimens, pour nous faire approuver en général ce qui est utile à la société & blâmer ce qui lui est pernicieux. On peut disputer sur le plus ou le moins de force de ces sentimens, mais leur existence & leur réalité doit être admise dans tout systême.

Un homme absolument méchant, s’il en existe dans la nature, doit être plus qu’indifférent aux peintures qu’on lui fait du vice & de la vertu. Tous ses sentimens doivent être renversés & entiérement opposés à ceux des autres hommes, tout ce qui contribue au bien de l’humanité se trouvant contraire à ses désirs doit exciter en lui du déplaisir, & il doit voir avec complaisance tout ce qui produit des désordres & des malheurs dans la société. Timon, qu’une mauvaise humeur affectée plutôt que sa méchanceté fit surnommer le Misantrope, embrassa un jour Alcibiad très-tendrement. Courage mon fils, lui dit-il, méritez la confiance du peuple, je prévois qu’un jour vous lui causerez de très-grands maux. En admettant les deux principes des Manichéens, leurs sentimens sur les actions humaines aussi-bien que sur toute autre matiere doivent être entiérement opposés ; chaque acte de justice & d’humanité, en lui-même doit plaire à l’une de ces divinités & déplaire à l’autre. Les hommes ressemblent au bon principe. Lorsqu’ils ne sont point corrompus par leur propre intérêt, par le ressentiment ou par l’envie, leur philantropie naturelle les porte toujours à préférer le bonheur de la société, & par conséquente la vertu au vice. Il ne s’est peut-être jamais trouvé un homme absolument méchant ou qui le fût gratuitement & sans motif, & s’il s’en trouve un de cette espéce ses principes en morale doivent être aussi pervers que ses sentimens de justices. En regardant la cruauté de Néron comme arbitraire & non comme l’effet de ses craintes & de son caractere vindicatif, il est évident qu’il a dû réellement faire plus de cas de Tigellinus que de Seneque ou de Burrhus.

Un homme d’état ou un citoyen qui sert notre pays, de notre tems, a plus de droits à notre estime que celui qui faisoit dans des siécles reculés le bonheur de quelques nations éloignées ; quoique dans ces deux cas le mérite soit le même, nos sentimens ne sont point excités avec la même force. Ici la raison devient la régie de nos sentimens intérieurs & de nos perceptions, de la même maniere qu’elle nous garantit de l’erreur à la vûe des objets extérieurs qui se présentent à nos sens. Le même objet vû à une distance double nous paroît plus petit de la moitié, cependant nous jugeons qu’il est de la même grandeur dans les deux portions, parce que nous savons qu’à mesure que nous en approchons son image s’étendra à nos yeux, & que la différence de grandeur n’est point dans l’objet même, mais dans la distance où nous sommes placés par rapport à lui. En effet si le raisonnement ne corrigeoit par les apparences tant à l’égard du sentiment intérieur que pour les sens extérieurs, les hommes ne pourroient jamais parler sur aucun sujet d’une maniere positive : l’état de fluctuation dans lequel nous nous trouvons fait sans cesse changer les objets à nos yeux & les offre sous des points de vûe différens[5]. Plus nous couverions avec les hommes & plus nous nous livrons à la société, plus nous nous familiarisons avec ces sortes de préférences & de distinctions générales sans la considération desquelles nos discours seroient à peine intelligibles. Chaque homme a des intérêts qui lui sont personnels, & l’on ne peut supposer que les desirs & les aversions qu’ils lui inspirent soient portés dans les autres au même degré. Ainsi le langage destiné à un usage général doit se fixer d’après des vues plus étendues : il doit attacher les épithetes d’éloge ou de blâme conformément aux sentimens que font naître les intérêts généraux de la société. Si dans la plupart des hommes ces sentimens ne sont point aussi forts que ceux qui regardent leur bien-être particulier, cela n’empêche pas que les personnes les plus dépravées & les plus dominées par l’amour-propre ne fassent quelque distinction & n’ attachent l’idée du bien à une conduite bienfaisante & l’idée du mal à celle qui lui est opposée. Il faut convenir que la sympathie qui nous attache au bien-être des autres est un sentiment beaucoup plus foible que l’amour de notre propre bonheur, & l’intérêt que nous prenons aux personnes qui nous sont étrangeres est beaucoup moins vif que celui que nous prenons à ceux qui nous touchent de plus près ; c’est pour cela même qu’il faut en méditant paisiblement sur les divers caracteres des hommes, négliger toutes ces différences, rendre nos sentimens plus généraux & plus relatifs à la société entiere : souvent nous changeons nous-mêmes de positions à son égard, & de plus nous rencontrons tous les jours des personnes qui étant dans une situation différente de la nôtre ne pourroient plus converser avec nous si nous restions constamment dans la même position sans aucune révolution dans nos idées & dans notre conduite : ainsi le commerce mutuel de sentimens qui se fait dans la société & par la conversation nous oblige d’établir un modele général d’après lequel nous approuvons ou nous désapprouvons les caracteres & les mœurs. Et quoique le cœur n’adopte point ces idées générales tout-à-fait & qu’il ne régle point son amour ou sa haine exactement sur ces différences abstraites & générales de vice & de vertu, sans aucun égard pour nous-mêmes ou pour les personnes avec qui nous avons des liaisons immédiates, cependant ces distinctions morales ne laissent pas d’avoir une influence très-grande. On ne peut nier qu’elles n’en ayent au moins dans nos discours, & ainsi elles peuvent nous servir dans les cercles, dans les écoles, en chaire, & sur le théatre[6]. Sous quelque point de vûe donc que nous envisagions cette matiere, le mérite que l’on attribue aux vertus sociales reste toujours le même, & tire sa source principalement de l’attachement qu’un sentiment de bienveillance naturelle nous donne pour les intérêts de l’humanité & de la société. Si nous examinons la constitution de la nature humaine telle que l’expérience & l’observation journaliere nous la montrent, nous sommes forcés de conclure à priori qu’il est impossible qu’un être tel que l’homme soit totalement indifférent au bonheur & au malheur de ses semblables, & qu’abstraction faite de toute considération personnelle & lorsque rien n’obscurcit son jugement, il faut nécessairement qu’il appelle bien, ce qui contribue à leur bien-être & mal ce qui tend à leur malheur. Voilà donc au moins les premiers traits qui marquent une distinction réelle entre les actions, & à mesure que l’on supposera la sensibilité d’un homme plus étendue, les nœuds qui l’unissent avec ceux qui seront heureux ou malheureux, se resserreront, il sentira plus vivement leur bonheur ou leur malheur, il blâmera ou il approuvera d’une façon plus forte plus décidée. Il n’est point nécessaire qu’une action généreuse simplement rapportée dans une histoire ou dans une gazette excite en nous les sentimens d’admiration & d’applaudissement les plus vifs. La vertu placée à une certaine distance est comme une étoile fixe, qui aux yeux de la raison est bien aussi lumineuse que le soleil dans la splendeur méridienne, mais dont la distance immense nous empêche cependant de ressentir les influences de sa lumiere & de sa chaleur ; rapprochons-nous de cette action vertueuse en supposant des liaisons avec son auteur ou même, si vous voulez, par une peinture vive & éloquente du fait, nos cœurs seront saisis aussi-tôt, notre sentiment de sympathie s’éveillera & notre froide admiration fera place aux démonstrations d’estime & d’amitié les plus fortes. Ces conséquences paroissent naturellement tirées des principes généraux de la nature humaine, & l’expérience nous les fait voir journellement dans le cours ordinaire de la vie. Maintenant renversons ces raisonnemens, considérons cette matiere, & en pesant les conséquences, voyons si le mérite de toutes les vertus sociales n’est point fondé par les sentimens de l’humanité qu’elles nous inspirent. Il paroît d’abord constant que la vue d’utilité est en toute occasion une source de louange & d’approbation, c’est à l’utilité qu’on en appelle pour décider du mérite ou du démérite des actions ; cette considération est la source unique de l’estime que l’on accorde à la justice, à la fidélité, à l’honneur, à la soumission, à la chasteté ; elle est inséparable de toutes les autres vertus sociales, de l’humanité, de la générosité, de la charité, de l’affabilité, de la douceur, du pardon des injures & de la modération ; en un mot, elle est la base de la principale partie de la morale qui a pour objet la société humaine & nos semblables.

Il paroît encore que dans le jugement que nous portons sur les hommes & sur les mœurs, & dans l’approbation que nous leur accordons, l’utilité à laquelle tendent les vertus sociales ne nous touche point par un motif d’intérêt particulier, mais par un motif plus étendu & plus général. Il paroît que c’est un desir sincere du bien public ou de ce qui est propre à maintenir la paix, l’harmonie & la concorde dans la société, qui réveille en nous les sentimens de bienveillance naturelle & qui nous fait aimer les vertus sociales. Ce qui semble confirmer ces principes, c’est que ces sentimens & cette sympathie, que nous éprouvons les uns pour les autres, sont si profondément gravés en nous, & ont un si grand pouvoir qu’ils nous portent à censurer & à applaudir d’une façon très-vive. Le systême que je propose est le résultat de toutes ces conséquences qui toutes paroissent fondées sur une expérience constante & sur des observations exactes.

Quand il seroit douteux que le sentiment d’humanité ou l’intérêt qu’on prend aux autres fût naturel à l’homme, nous ne laisserions pas de remarquer que l’on n’approuve dans une infinité d’occasions que ce qui a pour but le bien-être de la société ; cela nous prouve la force du sentiment de bienveillance : car il est impossible que les moyens qui conduisent à un but soient agréables lorsque le but lui-même est indifférent. D’un autre côté, s’il étoit douteux que la nature eût mis en nous un sentiment moral d’approbation ou de blâme, en voyant en tant d’occasions la force de l’humanité & des autres vertus sociales, nous serions obligés d’en conclure que tout ce qui contribue au bien-être de la société donne nécessairement de la satisfaction, & que tout ce qui lui est nuisible cause du déplaisir. Mais lorsque toutes ces différentes réflexions & observations concourent à nous fournir le même résultat, ne doivent-elles pas être regardées comme évidentes & comme incontestables ?

Je me flatte qu’en suivant ce raisonnement, je trouverai encore de quoi confirmer ce systême, & que je pourrai faire voir l’origine d’autres sentimens d’estime & d’approbation qui découlent du même principe.

  1. De ce qu’un objet inanimé peut être utile aussi bien qu’un homme, il ne s’ensuit point que cet objet mérite pour cela d’être appellé vertueux. Les sentimens qu’excite l’utilité de ces deux objets, sont très-différens, l’un est mêlé d’affection, d’estime, d’approbation, &c. dans l’autre, il ne se trouve rien de tout cela. Pareillement un objet inanimé peut-être comme la figure humaine d’une belle couleur, d’une proportion admirable sans que nous en devenions amoureux pour cela ? Il y a une infinité de passions & de sentimens dont, suivant la constitution primitive de la nature, les êtres pensans & raisonnables peuvent seuls être L’objet ; & l’on tenteroit en vain de les produire, en douant un être insensible & inanimé des qualités qui les ont fait naître. Il est vrai que l’on appelle quelquefois vertus les qualités bienfaisantes des plantes & des minéraux, mais cette dénomination n’est due qu’au caprice du langage auquel on ne doit pas avoir égard quand on raisonne ; car quoique l’on accorde une espece d’approbation aux objets inanimés lorsqu’ils sont utiles, ce sentiment est pourtant si foible, & si différent de celui qu’on éprouve, par exemple, pour des magistrats, pour des hommes en place bienfaisans, qu’il ne doit point être exprimé par le même terme. Un léger déplacement suffit quelquefois pour changer notre sentiment pour une chose qui conserve d’ailleurs toutes ses qualités. Ainsi la beauté que nous admirons dans un sexe transférée à un autre, n’excite plus de sensation agréable, à moins que la nature & les moeurs ne fussent extrêmement corrompues.
  2. Il est inutile de pousser nos recherches jusqu’à examiner pourquoi nous avons de l’humanité ou de la compassion pour les autres, il suffit que l’expérience prouve que c’est un sentiment de la nature humaine. Il est un point où il faut s’arrêter dans la recherche des causes, & dans chaque science il y a des principes au-delà desquels on n’en trouve point de plus généraux. Il n’y a point d’homme qui soit entiérement indifférent au bonheur ou à l’infortune des autres, l’un nous donne de la joie, l’autre nous cause du déplaisir : & tout homme éprouve ces sentimens en lui-même. Il est difficile d’imaginer que ces principes puissent être réduits en principes plus simples & plus universels quelque peine qu’on se donne pour y parvenir, & quand la chose seroit possible, cela ne seroit rien à notre sujet. Nous pouvons en sûreté regarder ces principes comme fondamentaux, & nous serons bien contens si nous pouvons exposer clairement les conséquences qui en découlent.
  3. Decentior equus cujus astricta sunt ilia ; sed idem velocior. Pulcker aspectu sit Athleta, cujus lacertos exercitatio expressit ; idem certamini paratior. Nunquam enim species ab utilitate dividitur, Sed hoc quidem discernere modici judicii est. Quintilian. Inst. lib. VIII, cap. 3.
  4. À proportion du rang qu’un homme occupe, nous nous croyons en droit d’attendre de lui un degré de bonté plus ou moins grand, & lorsque nous sommes trompés dans nos espérances, nous le blâmons de son inutilité, & nous le censurons encore plus quand sa conduite est mauvaise ou nuisible. Lorsque les intérêts d’un pays sont compromis avec ceux d’un autre, nous jugeons du mérite d’un homme d’état par le bien ou le mal qui revient à sa patrie de sa conduite & de ses conseils, sans avoir égard au mal qu’il fait à nos ennemis ; ses concitoyens sont l’objet dont on s’occupe, qui fait décider de son mérite, & comme la nature a gravé dans le cœur de tout homme un attachement très-fort pour sa patrie, nous ne songeons gueres aux autres nations, lorsque leurs intérêts sont en concurrence avec les nôtres : ajoutez à cela que nous trouvons qu’un homme travaille plus efficacement au bonheur de l’humanité en s’occupant du bien de la société dont il est membre, que lorsqu’il se livre à des vues vagues & indéterminées dont il ne peut résulter aucun bien, faute d’un objet précis à qui elles puissent convenir.
  5. C’est pour cette raison que dans nos jugemens nous n’avons égard qu’au but où tendent les actions & les caracteres, quoique dans le fond on ne peut s’empêcher d’accorder plus d’estime à un homme que son état met à portée de rendre sa vertu réellement utile à la société, qu’à un autre qui ne peut montrer ses vertus sociales que par de bonnes intentions & par des sentimens de bienveillance. En distinguant, par un effort d’esprit qui n’est point difficile, le caractere de l’état, nous trouverons ces deux hommes égaux en mérite, & nous leur accorderons le même tribut de louanges. C’est le raisonnement qui corrige ou s’efforce de rectifier les apparences, mais il ne peut l’emporter entiérement sur le sentiment. Pourquoi dit-on qu’un pêcher est meilleur qu’un autre, si ce n’est parce qu’il produit de meilleures pêches ? N’en feroit-on pas le même éloge, quand même des insectes auroient détruit son fruit avant son point de maturité ? En morale ne nous dit-on pas qu’il faut juger de l’arbre par ses fruits ? Et dans l’un & l’autre cas ne nous est-il point aisé de distinguer entre ce qui est naturel & ce qui est accidentel ?
  6. La nature a voulu très-sagement que des liaisons particulieres l’emportassent communément sur les considérations générales, sans cela nos affections & nos actions se perdroient faute d’avoir un objet déterminé. C’est ainsi qu’un bienfait reçu par nous-mêmes ou par nos proches, excite en nous des sentimens plus vifs d’amour & d’admiration, qu’un bienfait plus grand mais qui a pour objet une nation éloignée. Cependant dans ces cas la réflexion nous aide à corriger la défectuosité de ces sentimens, en nous montrant un modele général de vice & de vertu formé principalement d’après les maximes de l’utilité générale.