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Redgauntlet/Chapitre 04

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 208-219).


CHAPITRE IV.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

L’ATTAQUE.


Le jour commençait à paraître, et M. Geddes et moi nous dormions encore profondément, lorsque l’alarme fut donnée par mon camarade de lit. D’abord le jeune chien grogna par intervalles mais assez fort, et ensuite il donna une marque plus évidente de l’approche d’un ennemi. J’ouvris la porte de la chaumière, et j’aperçus, à la distance d’environ deux cents pas, une colonne d’hommes, petite, mais très-serrée : je l’aurais prise pour une haie, si je n’avais pu observer qu’elle avançait rapidement et en silence.

Le chien s’élança vers eux, mais revint presque aussitôt se cacher en grondant derrière moi, après avoir été probablement châtié d’un coup de bâton ou de pierre. Ignorant quelle espèce de tactique ou de traité M. Geddes pourrait juger convenable d’adopter, j’allais rentrer dans la hutte ; lorsqu’il me rejoignit soudain à la porte, et passant son bras dans le mien, me dit : « Allons bravement à leur rencontre ; nous n’avons rien fait dont nous ayons à rougir. — Amis, » leur cria-t-il en élevant la voix lorsque nous fûmes près d’eux, « qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? dans quelle intention êtes-vous ici, sur ma propriété ? »

De bruyantes acclamations furent la réponse qu’il reçut, et deux joueurs de violon qui marchaient en tête de la troupe se mirent aussitôt à jouer l’air dont les paroles commencent par :


Joyeusement dansa la belle quakeresse,
Et le quaker aussi dansa joyeusement.


En ce moment d’alarme, je pensai reconnaître le jeu du ménétrier aveugle, de Willie le voyageur. Ils continuèrent d’avancer grand train et en bon ordre, tandis qu’en tête


Les fiers musiciens jouaient des airs guerriers.


Quand ils arrivèrent enfin près de nous, ils nous entourèrent par un mouvement soudain, et ce fut alors des cris universels : « Sus au quaker ! — sus au quaker ! — nous les avons tous deux, le quaker mouillé et le quaker sec.

« Pendons le quaker mouillé pour qu’il sèche, et jetons à l’eau le quaker sec pour le mouiller, » répliqua une autre voix.

« Où est la loutre de mer, John Davies, qui a détruit plus de poissons qu’aucun pêcheur d’ici à Ailsay-Craig ? » demanda une troisième voix. « J’ai un vieux corbeau à plumer, et un bissac pour mettre les plumes. »

Nous restions absolument passifs ; car penser à la résistance contre plus d’une centaine d’hommes armés de fusils, de javelines, de leviers en fer, de pieux et de gourdins, aurait été un acte de complète folie. M. Geddes, avec sa voix forte et sonore, répondit à la question qui concernait l’inspecteur d’une manière dont la courageuse indifférence les força à faire attention à lui.

« John Davies, dit-il, sera bientôt, j’espère, à Dumfries….

— Pour faire lâcher contre nous des habits rouges et des dragons, vieil et infâme hypocrite ! » répliqua-t-on.

On dirigea en même temps contre mon ami un coup que je parai avec le bâton que j’avais à la main. Je fus aussitôt renversé à terre, et je me souviens vaguement d’avoir entendu crier par les uns : « Tuez le jeune espion ! » tandis que d’autres se déclaraient, je crois, en ma faveur ; mais un second coup que je reçus sur la tête dans la bagarre me priva bientôt de l’usage de mes sens, et me jeta dans un état d’insensibilité d’où je ne sortis pas immédiatement. Quand je recouvrai connaissance, j’étais couché dans le même lit que j’avais quitté peu avant l’attaque, et mon pauvre compagnon, le petit chien de Terre-Neuve, à qui le tumulte de la bataille avait ôté tout courage, s’était blotti aussi près de moi qu’il avait pu, et restait couché, tremblant toujours, et glapissant, en proie à une continuelle terreur. Je doutai d’abord si je n’avais pas rêvé de tumulte ; mais dès que je voulus me lever, des douleurs aiguës et une espèce de vertige m’assurèrent que mon mal n’était que trop réel. Je recueillis mes sens ; — j’écoutai, — et j’entendis à une certaine distance les cris des malfaiteurs occupés sans doute à accomplir l’œuvre de dévastation. Je tentai un second effort pour me lever ou pour me retourner du moins, car j’étais couché le visage du côté du mur de la chaumière ; mais je m’aperçus que j’avais les quatre membres attachés, et que je n’étais libre de faire aucun mouvement. — Ce n’étaient pas, il est vrai, des cordes, mais des linges et des bandages dont on s’était servi pour me garrotter les jambes l’une à l’autre et les bras le long du corps. Comprenant alors que j’étais retenu prisonnier, je laissai échapper un soupir que m’arrachèrent et les souffrances physiques et les peines morales.

Une voix se fit entendre à côté de mon lit, et me dit d’un ton bas et pleureur : « Taisez-vous, mon cher, taisez-vous ; retenez votre langue, comme un brave garçon ; — vous nous avez déjà coûté assez cher. Mon pauvre homme est presque perdu maintenant. »

Reconnaissant, à ce qu’il me semblait, la manière de parler de la femme du musicien ambulant, je lui demandai où était son mari, et s’il avait été blessé.

« Brisé, répondit la vieille, brisé en mille pièces ; il n’est plus bon qu’à allumer le feu, — le meilleur sang qui fût en Écosse.

— Brisé ! — sang ! — votre mari est-il blessé ? — Y a-t-il eu effusion de sang, membres brisés ?

— Des membres brisés ! — je voudrais que mon pauvre homme se fût brisé le meilleur os de son corps, plutôt que d’avoir brisé un violon, qui était le meilleur sang d’Écosse : — c’était un crémone, pour si peu que je sache !

— Bah ! — ce n’est que son violon ?

— Je ne sais pas ce que Votre Honneur voudrait qu’il lui fût arrivé de pis, hormis qu’il se fût cassé le cou ; et c’est à peu près tout comme pour mon pauvre Willie et pour moi. Bah ! dites-vous. Il est aisé de dire bah ; mais qui nous donnera maintenant la moindre chose à mâcher[1] ? — Le gagne-pain est parti, et nous pouvons nous croiser les bras et mourir de faim.

— Ne craignez rien, dis-je, je vous paierai vingt violons comme celui-là.

— Vingt comme celui-là ! Je vois bien que vous ne vous y connaissez pas. Le pays ne possède pas son pareil. Mais si Votre Honneur voulait nous le payer, et l’action serait méritoire sur cette terre et dans le ciel, où prendriez-vous l’argent ?

— J’en ai suffisamment sur moi, » répondis-je en essayant de pousser ma main jusqu’à mon gousset ; « dénouez-moi ces bandages, et je vous en donnerai sur l’heure. »

Cette assurance parut l’émouvoir, et elle s’approchait de mon lit pour me délivrer de mes liens, ainsi que je l’espérais, lorsque des acclamations plus proches et plus furieuses se firent entendre, comme si les coquins n’étaient plus loin de la chaumière.

« Je n’ose pas, — je n’ose pas, dit la pauvre femme, ils m’assassineraient moi et mon cher Willie, et ils nous ont déjà assez maltraités ; — mais s’il y a une autre chose au monde que je puisse faire pour Votre Honneur, ordonnez. »

Ces paroles me rappelèrent à mes souffrances corporelles. L’agitation et les effets du mauvais traitement que j’avais reçu m’avaient donné une soif brûlante. Je demandai de l’eau pour boire.

« Le Dieu tout-puissant garde Epps Ainslie de donner à un beau jeune homme malade de l’eau froide toute pure, et quand il a la fièvre. Non, non, mon cher enfant, laissez-moi faire, je vais tout arranger pour le mieux.

— Donnez-moi tout ce que vous voudrez, répliquai-je, pourvu que ce soit liquide et frais. »

La femme me donna une grande corne remplie de liqueurs fortes un peu coupées d’eau. Je la vidai d’un trait, sans prendre la peine de demander quel en était le contenu. Ces liqueurs, avalées d’une telle manière, agirent plus rapidement qu’à l’ordinaire sur mon cerveau ; il y avait peut-être aussi quelque drogue mêlée à ce breuvage. Après l’avoir bu, tout ce que je me rappelle, c’est que les objets commencèrent à danser autour de moi, et que la figure de cette femme sembla se multiplier et m’apparaître aux deux côtés de mon lit en même temps, portant toujours les mêmes traits. Je me souviens aussi que le vacarme et les cris discordants du dehors me semblèrent mourir et s’éteindre, comme le refrain que chante une nourrice pour endormir son nourrisson. Enfin je tombai dans un profond sommeil, ou plutôt dans un état de complète insensibilité.

J’ai lieu de croire que cette espèce de sommeil léthargique dura plusieurs heures, même tout le jour suivant et une partie de la nuit. Il n’était pas toujours également profond ; car, à mon souvenir, il fut troublé par bien des rêves, tous d’une nature pénible ; mais ce souvenir est faible et confus. Enfin le moment du réveil arriva, et alors mes sensations furent horribles.

Un bruit sourd, que, dans le trouble de mes sens, je pris encore pour les cris de ces scélérats, fut la première chose qui me frappa l’esprit ; mais bientôt je reconnus que j’étais violemment entraîné dans une voiture, dont les balancements inégaux me causaient d’affreuses douleurs. Quand je voulus me servir de mes mains pour chercher à prendre une position qui m’épargnât cette espèce de souffrance, je trouvai que j’étais encore garrotté comme auparavant, et je demeurai convaincu de l’affreuse réalité que j’étais entre les mains des brigands qui avaient récemment commis un si grand attentat au droit de propriété, et qui m’emmenaient maintenant au diable, sans doute pour m’assassiner ; J’ouvris les yeux, — ce fut inutilement ; — tout était obscurité autour de moi, car un jour entier s’était écoulé durant mon sommeil. J’étais accablé par un violent mal de tête ; — le front me brûlait, tandis que mes pieds et mes mains étaient glacés et engourdis par le manque de circulation de sang. Ce fut avec la plus grande difficulté que je recouvrai peu à peu la faculté de réfléchir sur ma position, et d’écouter ce qui se passait au dehors ; et alors je n’y trouvai rien de consolant.

Tâtonnant avec mes mains, autant que mes bandages le permettaient, et aidé de temps à autre par les rayons de la lune, je découvris que la voiture dans laquelle j’étais ainsi emmené était une de ces charrettes légères du pays, appelées tumblers ; on avait pris quelques soins pour ma plus grande commodité, puisque j’étais couché sur des espèces de sacs en forme de matelas et remplis de paille. Sans cette précaution, mes souffrances eussent été encore plus intolérables ; car le chariot, penchant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, tombant parfois dans des trous où il s’arrêtait, et exigeant les plus grands efforts de l’animal qui le traînait pour se mettre en marche, était sujet à chaque moment aux plus rudes cahots. D’autres fois il roulait silencieusement et doucement comme sur du sable mouillé ; j’entendais le rugissement lointain de la marée, et je doutais peu que nous ne fussions occupés à traverser le formidable détroit qui sépare les deux royaumes.

Il paraissait y avoir au moins cinq ou six hommes autour du chariot, les uns à pied, les autres à cheval : les premiers prêtaient leurs secours quand la voiture menaçait de verser ou de s’embourber dans les sables ; les seconds galopaient devant et servaient de guides, changeant très-souvent de direction, comme l’exigeait une route difficile.

Je m’adressai aux hommes qui entouraient le chariot, et je tentai d’émouvoir leur compassion. Je n’avais, disais-je, fait de mal à personne, et aucune action dans ma vie ne m’avait mérité un pareil traitement. Je ne possédais aucune espèce d’intérêt dans la pêcherie qui avait encouru leur déplaisir, et ma connaissance avec M. Geddes était de date fort récente. Pour derniers arguments, j’essayai de les effrayer en leur apprenant que mon rang dans le monde ne permettrait pas de m’assassiner ou de me retenir captif avec impunité, et je cherchai à intéresser leur cupidité par des promesses de récompense s’ils consentaient à me rendre la liberté. Je reçus seulement un rire de mépris en réponse à mes menaces ; mes promesses auraient pu obtenir davantage, car les drôles se parlaient à voix basse comme s’ils hésitaient, et je commençais à réitérer, j’en faisais même de plus libérales encore, lorsque la voix d’un des cavaliers qui avait subitement rabattu vers nous ordonna aux hommes qui étaient à pied de garder le silence, et s’approchant du chariot, me dit d’une voix ferme et déterminée : « Jeune homme, on ne vous veut personnellement aucun mal. Si vous restez muet et tranquille, vous pouvez compter sur de bons traitements ; mais si vous cherchez à corrompre ces hommes dans l’accomplissement de leur devoir, je prendrai, pour vous clore la bouche, des mesures dont vous garderez le souvenir aussi long-temps que vous vivrez. »

Je crus reconnaître la voix qui proférait de telles menaces ; mais dans une situation pareille à la mienne, on ne doit pas supposer que les perceptions des sens soient parfaitement sûres. Je me contentai de répondre : « Qui que vous soyez, vous qui parlez ainsi, je vous supplie de m’accorder les égards dont jouit ordinairement le plus vil prisonnier qui n’est soumis qu’à la contrainte nécessaire pour la garde de sa personne. Je demande que ces liens qui me blessent si cruellement soient relâchés au moins, si on me refuse de les détacher tout à fait.

— Je les relâcherai, reprit la même voix ; je les détacherai même entièrement, et je vous permettrai de continuer votre route d’une manière plus commode, pourvu que vous me donniez votre parole d’honneur de ne point chercher à vous évader.

— Jamais ! » répondis-je avec une énergie dont le désespoir seul pouvait m’avoir rendu capable, « je ne consentirai jamais à renoncer à ma liberté, à moins que je n’y sois contraint par la force.

— Assez, répliqua-ton, ce sentiment est bien naturel. Mais alors ne vous plaignez pas de ce que moi, qui exécute une entreprise importante, j’emploie les seuls moyens qui soient en ma puissance pour en assurer le succès. »

Je cherchai à connaître ce qu’on voulait faire de moi ; mais mon conducteur, d’un ton d’autorité menaçante, me pria de garder le silence dans mon propre intérêt ; et mon esprit était trop faible, mes forces trop épuisées, pour me permettre de continuer un dialogue si singulier, quand bien même j’aurais pu m’en promettre un bon résultat.

Il est utile d’ajouter ici que, d’après mes souvenirs de cette époque et ce qui s’est passé depuis, j’ai la plus forte conviction que l’homme à qui j’adressai ces supplications était le singulier personnage demeurant à Brokenburn, dans le comté de Dumfries, et appelé, par les pêcheurs de ce hameau, le laird des lacs de la Solway. Mais son motif pour me poursuivre avec tant d’acharnement, je ne puis pas même le conjecturer.

Pendant quelque temps, le chariot marcha pesamment et avec lenteur, et les mugissements plus proches de la marée montante commencèrent à exciter en moi la crainte d’un autre danger. Je ne pouvais me méprendre sur ce bruit, que j’avais entendu dans une autre occasion où la célérité d’un excellent cheval m’empêcha seule de périr au milieu des sables mouvants. Vous devez, mon cher Alan, vous rappeler les circonstances de ce premier événement : en bien, rapprochement bizarre ! le même homme qui alors m’arracha au péril était le chef de la bande des coquins qui me privait de la liberté. Je conjecturai que le danger devenait imminent, car j’entendis certains mots et je vis certaines choses d’où je conclus qu’un cavalier avait attelé à la hâte son cheval au chariot, pour soulager l’animal harassé qui le tirait ; la voiture avança alors d’un meilleur train, que les chevaux étaient forcés de maintenir à force de coups et de jurements. Néanmoins ces hommes habitaient dans le voisinage ; et j’avais de fortes raisons de croire que l’un d’eux au moins connaissait parfaitement tous les trous et toutes les ornières du chemin périlleux où nous étions engagés. Mais ils se trouvaient eux-mêmes en danger ; et on pouvait le présumer d’après leur conversation à voix basse, tandis qu’ils réunissaient leurs efforts pour faire marcher le chariot ; il n’était pas douteux que dans ce cas on m’abandonnerait comme fardeau inutile et embarrassant, et ce, dans une situation qui rendait toute tentative de salut impraticable. C’étaient de terribles inquiétudes ; mais il plut à la Providence de les augmenter encore à un point que mon cerveau était à peine capable d’y résister.

Comme nous approchions d’une ligne noire que je pouvais prendre dans l’obscurité pour la côte de la mer, nous entendîmes deux ou trois sons qui semblaient être l’écho d’armes à feu. Aussitôt tout fut en mouvement dans notre troupe pour accélérer la marche, et presque en même temps un drôle galopa vers nous, en criant : « Au secours ! au secours ! les requins de terre sont déjà partis de Burgh, et Allonby Tom perdra sa cargaison, si vous ne lui donnez un coup de main. »

À cette nouvelle, la plupart des gens qui m’accompagnaient parurent se diriger en toute hâte vers le rivage. On laissa un conducteur pour le chariot ; mais lorsque, après avoir manqué bien des fois de l’embourber, il eut enfoncé le chariot dans un trou profond au milieu des sables, le coquin coupa le harnais avec une imprécation, et partit avec les chevaux, dont j’entendis les pieds faire jaillir l’eau, tandis qu’ils galopaient à travers les mares et le sable mouillé.

Le bruit des décharges d’armes à feu continuait toujours, mais se perdait presque entièrement dans le fracas de la marée montante. Par un dernier effort de désespoir, je parvins à me lever dans le chariot et à me mettre sur mon séant ; mais je n’eus que l’avantage de mieux voir l’étendue de mon danger. Là était mon pays natal, — mon Angleterre, — le pays où j’étais né, et vers lequel mes vœux, depuis ma plus tendre enfance, s’étaient tournés avec tous les préjugés de l’orgueil national. — Il était là, à quelques cents pas de l’endroit où je me trouvais ; — et cet espace, — qu’un enfant aurait parcouru en une minute, — était encore une barrière suffisante pour me séparer à jamais de l’Angleterre et m’ôter tout espoir de la vie. Bientôt j’entendis non-seulement mugir ce torrent furieux, mais j’aperçus, à la clarté de la lune, les cimes écumeuses des vagues dévorantes qui s’avançaient avec la rapidité et la furie d’une bande de loups affamés.

La conviction qu’il ne me restait plus d’espérance, ni la moindre possibilité de me soustraire à mon sort, détruisit toute la fermeté qui m’avait jusqu’alors soutenu. Mes yeux se troublèrent ; — la crainte me jeta dans des vertiges et des éblouissements. — Je répondis par des plaintes et des hurlements à la mer plaintive et mugissante. Une ou deux grandes vagues atteignaient déjà le chariot, lorsque le chef, dont j’ai si souvent parlé, se retrouva comme par magie à côté de moi. Il s’élança de son cheval dans le chariot, coupa les liens qui me retenaient, et m’adjura, au nom du diable, de me lever et de monter en croupe.

Voyant que j’étais hors d’état de lui obéir, il me saisit comme si j’eusse été un enfant de six mois, me jeta en travers sur son cheval, et monta lui-même par derrière, me soutenant d’une main, tandis qu’il conduisait l’animal de l’autre. Dans cette posture gênante, où j’étais pourtant forcé de rester, je ne voyais pas le danger que nous courions ; mais il me semble que le cheval nagea un instant, et que ce fut avec peine que mon sombre et puissant sauveur me tint la tête hors de l’eau. Je me rappelle d’une façon particulière le choc que je ressentis, quand l’animal, s’efforçant de regagner le bord, se dressa en arrière, et faillit s’affaisser sous son fardeau. Le temps que je passai dans cette horrible situation n’excéda sans doute pas deux ou trois minutes ; mais elles furent si pleines d’horreur et d’agonie, qu’elles semblent à mon souvenir un espace beaucoup plus considérable de temps.

Lorsque j’eus été ainsi soustrait à une destruction certaine, j’eus seulement la force de dire à mon protecteur, — ou à mon oppresseur, (car il méritait bien ces deux titres) : « Vous n’avez donc pas l’intention de m’assassiner ? »

Il sourit en me répondant ; mais c’était une espèce de rire que je souhaite de ne jamais revoir. « Si j’avais formé un tel projet, ne croyez-vous pas que j’aurais laissé aux vagues le soin de l’exécuter ? Mais, songez-y, si le berger sauve ses brebis du torrent, — est-ce pour leur conserver la vie ? — Gardez le silence ; faites trêve de questions et de prières ! Il vous est aussi impossible de découvrir et d’empêcher ce que j’ai projeté de faire, qu’il serait impossible à un homme de mettre à sec la Solway avec le creux de sa main.

J’étais trop épuisé pour lui répondre ; et encore insensible, encore engourdi dans tous mes membres, je me laissai placer sans résistance sur un cheval amené pour moi. Mon formidable conducteur et une autre personne également à cheval se mirent, l’un à ma droite, l’autre à ma gauche, pour me soutenir en selle. De cette manière, nous voyageâmes grand train et par des routes de traverse qui semblaient aussi familières à mon guide que les périlleux passages de la Solway.

Enfin, après avoir traversé un labyrinthe de sentiers sombres et profonds, après avoir parcouru plus d’une plaine stérile et couverte de bruyères, nous nous trouvâmes au bord d’une grande route, où une chaise de poste à quatre chevaux paraissait attendre notre arrivée. À mon grand soulagement, nous changeâmes alors notre façon de voyager ; car mes éblouissements et mes maux de tête étaient devenus si intenses, qu’autrement j’aurais été tout à fait incapable de me soutenir à cheval, même avec l’assistance que je recevais.

Mon guide, si suspect et si dangereux, me fit signe de monter dans la voiture ; — l’homme qui avait galopé à gauche de mon cheval y monta après moi, et, baissant tous les rideaux, il donna l’ordre de partir à l’instant.

J’avais pu entrevoir la physionomie de mon nouveau compagnon, lorsqu’on s’éclairant d’une lanterne sourde les conducteurs avaient ouvert la portière, et je fus persuadé que je reconnaissais en lui le domestique du laird des lacs que j’avais vu une première fois à Brokenburn. Pour m’assurer si mes soupçons étaient justes, je lui demandai s’il ne se nommait pas Cristal Nixon.

« Que vous importent les noms des autres, » répliqua-t-il d’un ton bourru, « à vous qui ne pouvez dire ceux de votre père ni de votre mère ?

— Vous les connaissez, peut-être ? » m’écriai-je avec vivacité, « vous les connaissez ! et ce secret est la cause du traitement que j’éprouve à cette heure. Il le faut bien, car de ma vie je n’ai jamais fait aucun mal à personne. Apprenez-moi la cause de mes infortunes, ou plutôt mettez-moi en liberté, et je vous récompenserai richement.

— Oui-dà ! répliqua mon gardien ; mais pourquoi vous rendre la liberté, à vous qui ne savez nullement en user comme il convient à un homme bien né, et qui passez votre temps avec des quakers, des joueurs de violon et semblable canaille ? Si j’étais votre… hem, hem, hem ! »

Là, Cristal s’arrêta court, précisément à l’endroit où quelque renseignement allait lui échapper. Je le suppliai encore une fois d’être mon sauveur, lui promettant tout l’argent que j’avais sur moi, et la somme était assez considérable, s’il voulait faciliter mon évasion.

Il m’écouta, comme si la proposition ne lui était pas indifférente, et répliqua, mais d’une voix moins dure qu’auparavant : « Oui, mais on n’attrape pas les vieux oiseaux avec de la paille, mon jeune maître. Où prendrez-vous cet or dont vous faites tant de bruit ?

Je vais vous donner un à-compte sur-le-champ, et en bons billets de banque, » repartis-je ; mais mettant la main dans ma poche, je trouvai que mon porte-feuille avait disparu. J’aurais voulu me persuader que c’était seulement l’engourdissement de mes mains qui m’empêchait de le saisir ; mais Cristal Nixon, portant sur son visage ce cynisme qui trouve son principal plaisir dans l’humaine misère, ne put s’empêcher plus long-temps d’éclater de rire.

« Oh, oh ! mon jeune maître, dit-il, nous avons bien pris soin de ne pas vous laisser les moyens de corrompre la fidélité des pauvres gens. De fait, mon gentilhomme, ils ont des âmes aussi bien que d’autres, et les faire manquer à leurs serments est un péché mortel. Quant à moi, mon jeune monsieur, rempliriez-vous d’or l’église de Sainte-Marie, Cristal Nixon n’y ferait pas plus attention que si vos guinées étaient de simples pierres. »

J’aurais insisté, ne fût-ce que dans l’espérance qu’il laisserait tomber quelques mots sur les choses qu’il m’importait tant de connaître ; mais il coupa court à notre entretien, en me priant de m’appuyer dans un coin et de chercher à dormir.

« Vous avez déjà la tête assez sens dessus dessous, ajouta-t-il, et votre jeune cervelle se dérangera tout à fait si vous n’accordez pas à la nature un peu de repos.

J’avais effectivement besoin de me reposer, sinon de dormir ; le breuvage que j’avais avalé opérait encore, et convaincu au fond du cœur qu’on n’en voulait point à ma vie, la crainte d’une mort instantanée ne combattit pas plus long-temps la torpeur qui m’accablait. — Je dormis, et dormis profondément, mais sans ressentir les heureux effets du sommeil.

Quand je m’éveillai, je me trouvai extrêmement mal ; les images du passé et les conjectures de l’avenir flottaient confusément dans ma tête. Je m’aperçus néanmoins que ma situation était changée, et beaucoup en bien. J’étais couché dans un bon lit, avec des rideaux tirés à l’entour ; j’entendais la voix basse et la démarche silencieuse des domestiques qui paraissaient respecter mon repos ; enfin il me semblait que j’étais entre les mains ou d’amis ou du moins de personnes inoffensives.

Je ne pourrai vous rendre qu’un compte fort confus des deux ou trois jours de souffrance et de fièvre que je passai alors ; mais s’ils étaient troublés par des rêves et des visions de terreur, d’autres objets, et de plus agréables, se présentaient aussi parfois à mon esprit. Alan Fairford me comprendra quand je lui dirai que j’ai vu, à n’en pas douter, la M. V. durant cet intervalle d’anéantissement presque total. Je fus visité par un médecin et saigné plus d’une fois. Je me rappelle aussi une pénible opération faite sur ma tête, où j’avais reçu un rude coup dans la nuit de l’émeute. Mes cheveux furent rasés et l’on m’examina l’os du crâne pour voir s’il n’avait pas été endommagé.

En voyant le médecin, il était naturel que je m’adressasse à lui pour connaître le motif de ma détention, et je me rappelle avoir essayé plus d’une fois de le faire. Mais la fièvre jetait comme un charme sur ma langue, et lorsque je voulais implorer l’assistance du docteur, je m’écartais aussitôt de ce sujet pour lui dire je ne sais quoi, — des absurdités. Un pouvoir auquel je ne pouvais résister donnait à ma conversation une direction étrange, et quoique je m’aperçusse de cette divagation d’esprit, je ne pouvais y remédier. Je résolus donc de patienter, jusqu’à ce que la faculté de penser et d’exprimer ma pensée me fût rendue avec ma santé ordinaire, qui avait reçu un violent échec des mauvais traitements que j’avais soufferts.



  1. L’auteur anglais joue ici sur le mot pshaw, qui signifie bah ! mais que la femme de Willie prononce chaw, qui veut dire mâcher, manger. a. m.