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Redgauntlet/Lettre 04

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 41-57).
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LETTRE IV.

LE MÊME AU MÊME.


Shepherd’s Bush.


Je vous disais dans ma dernière que, après avoir abandonné la pêche comme une besogne infructueuse, je traversai les dunes qui me séparaient des rives de Solway[1]. Lorsque j’arrivai aux bords de ce bras de mer, bords qui sont en cet endroit nus et peu élevés, les eaux avaient laissé à découvert un espace de sable large et uni, au milieu duquel un ruisseau, alors faible et guéable, se dirigeait vers l’Océan. Cette scène était éclairée par la lumière du soleil couchant, qui montrait son front rougeâtre, comme un guerrier prêt à combattre, au-dessus d’un haut et solide rempart de nuages cramoisis et noirs ; on eût dit une forteresse gothique, derrière laquelle se retranchait le roi du jour. Les derniers rayons étincelaient sur la surface humide du sable, et sur les innombrables mares d’eau dont elle était couverte dans les endroits où le terrain était inégal.

La scène était animée par les efforts d’un grand nombre de cavaliers qui s’occupaient alors à chasser le saumon. Oui, Alan, levez au ciel les mains et les yeux tant que vous voudrez, je ne puis donner un nom plus convenable à leur manière de pêcher ; car ils poursuivent le poisson au grand galop, et le percent avec des pieux aigus, comme vous voyez les chasseurs éventrer des sangliers sur les vieilles tapisseries. Les saumons, il est vrai, prennent la chose plus tranquillement que les sangliers ; mais ils sont si légers dans leur élément propre, que les poursuivre et les percer n’est le fait que d’un bon cavalier, doué d’un œil vif et d’une main ferme, aussi sûr de son cheval que de son arme. Les cris de ces gaillards, tandis qu’ils galopaient dans tous les sens en se livrant à ce rude exercice, — leurs bruyants éclats de rire, quand l’un d’eux venait à tomber, — et leurs acclamations encore plus bruyantes, lorsque quelqu’un de la bande appliquait avec sa lance un coup de maître, — répandaient tant de vie sur ce tableau, que je m’enthousiasmai pour cet amusement, et m’aventurai fort loin dans les sables. Les exploits d’un pêcheur, surtout, attiraient si souvent les cris d’admiration de ses camarades, que les rives retentissaient au loin du bruit des applaudissements. C’était un homme grand, monté sur un fort cheval noir, qu’il faisait aller, venir, tourner comme un oiseau dans l’air ; cet homme tenait un épieu plus long que celui des autres, et portait une espèce de bonnet garni de fourrure, orné d’une petite plume, qui lui donnait au total un air de supériorité sur tous les pêcheurs. Il paraissait exercer une certaine autorité sur eux, et par occasion dirigeait leurs mouvements du geste et de la voix. Je trouvai que ses gestes étaient pleins de noblesse, et sa voix extraordinairement sonore et imposante.

Les cavaliers commencèrent à regagner la terre ferme, et l’intérêt de cette scène s’effaça peu à peu, tandis que j’errais à travers les sables, les yeux tournés vers les côtes d’Angleterre encore dorées par les derniers rayons du soleil, et qui me semblaient à peine éloignées d’un mille de moi. Les pensées inquiètes qui m’assiègent souvent s’emparèrent de mon imagination, et mes pas, insensiblement, se dirigèrent vers la rivière qui me séparait de la terre défendue, quoique sans aucune intention déterminée, lorsque je fus arrêté dans ma promenade par le bruit d’un cheval au galop ; et quand je me retournai, le cavalier, qui était ce pêcheur que j’avais déjà remarqué, me cria d’un ton brusque : « Holà, camarade, vous n’aurez pas le temps de passer à Brown ce soir : — la marée va monter. »

Je tournai la tête, et je le regardai sans répondre ; car son apparition subite, ou, comme je devrais plutôt dire, sa présence inattendue, à travers les ombres de plus en plus épaisses, avait quelque chose d’effrayant et de sinistre.

« Êtes-vous sourd ! ajouta-t-il ; — êtes-vous fou ? — ou avez-vous des projets pour l’autre monde ?

— Je suis étranger, répondis-je, et je n’avais d’autre intention que d’examiner la pêche. — Je vais m’en retourner par où je suis venu.

— Dépêchez-vous donc, dit-il. Celui qui s’endort sur le lit de la Solway peut se réveiller dans l’autre monde. Le ciel nous menace d’un ouragan qui fera monter les vagues de trois pieds à chaque élan. »

En parlant ainsi, il détourna son cheval et s’éloigna rapidement, tandis que je revenais vers les côtes d’Écosse, un peu alarmé de ce que j’avais entendu ; car la marée avance avec une telle rapidité sur ces sables maudits, que les cavaliers les mieux montés perdent tout espoir de salut, s’ils voient venir sa blanche écume, lorsqu’ils sont encore à certaine distance du rivage.

Mes réflexions devenaient de plus en plus alarmantes ; et, au lieu de marcher tranquillement, je me mis à courir de toutes mes forces, trouvant, ou croyant trouver chaque mare d’eau salée de plus en plus profonde. Enfin la surface des sables me semblait beaucoup plus entrecoupée d’étangs et de trous pleins d’eau ; — soit que la marée commençât réellement à faire sentir son influence aux ondes du détroit, ou ce qui est aussi probable, soit que, dans la hâte et la confusion de ma retraite, je me fusse jeté dans des endroits difficiles que j’avais évités en marchant d’un pas plus tranquille. En tout cas, la situation des choses ne promettait rien de bon : car les sables devenaient déjà plus mous ; et la trace de mes pas, dès que j’avais levé le pied, se remplissait d’eau sur-le-champ. Je commençais à penser au commode salon de votre père, et à la sécurité du pavé de Brown-Square et de Scot’s Close, lorsque mon bon génie, le grand pêcheur, apparut une seconde fois à mes côtés, lui et son cheval noir, se détachant d’une façon gigantesque dans l’obscurité toujours plus épaisse.

« Êtes-vous fou ? » dit-il avec cette même voix sombre qui avait déjà retenti à mon oreille, « ou bien las de la vie ? — Vous allez vous jeter dans les sables mouvants. » — J’avouai mon ignorance du chemin ; à quoi il répliqua seulement : « Il n’y a point de temps à perdre ; — montez en croupe derrière moi. »

Il s’imaginait probablement que j’allais sauter à cheval avec l’agilité qu’ont acquise ces habitants des frontières par une pratique continuelle de l’art de l’équitation ; mais, comme je restais indécis, il étendit la main, et, saisissant la mienne, il me fit placer le pied sur le bout de sa botte, et m’éleva ainsi, en une seconde, jusqu’à la croupe de son cheval. Je m’y étais à peine placé, qu’il agita la bride de son coursier, qui partit aussitôt ; mais, peu charmé sans doute d’un fardeau inaccoutumé, il nous régala de deux ou trois cabrioles accompagnées d’autant de ruades des jambes de derrière. Le cavalier resta immobile comme une tour, quoique les soubresauts inattendus de l’animal me jetassent rudement sur lui. Le cheval fut bientôt forcé de se soumettre à la discipline de l’éperon et du frein ; il s’élança au grand galop, et eut en peu d’instants franchi les détours du chemin par lequel le cavalier nous conduisit vers le nord, pour éviter les terribles sables mouvants.

Mon ami, peut-être devrais-je l’appeler mon sauveur (car, pour un étranger, ma position était hérissée de périls), continuait toujours sa course rapide, mais dans un silence absolu ; et j’étais en proie à une trop vive anxiété d’esprit, pour l’importuner par aucune question. Enfin nous arrivâmes à un endroit de la côte qui m’était tout-à-fait inconnu, où je mis pied à terre, et commençai à lui présenter, du mieux que je pouvais, mes remercîments pour l’important service qu’il venait de me rendre.

L’étranger répliqua seulement par un « psttt ! » d’impatience ; il allait repartir et m’abandonner à mes propres ressources ; quand je le suppliai de mettre le comble à son extrême bienveillance en m’indiquant le chemin de Shepherd’s Bush, qui était, lui dis-je, l’endroit où je demeurais alors.

« Shepherd’s Bush ! dit-il ; ce n’est qu’à trois milles : mais, si vous ne connaissez pas mieux la terre que les sables, vous pouvez vous casser le cou avant d’y arriver ; car ce n’est pas une route bonne pour un jeune écervelé ; il y a des torrents et des marais à passer. »

Je fus un peu épouvanté à cette complication de difficultés contre lesquelles mes habitudes ne m’avaient point appris à lutter. Je pensai encore une fois au foyer de votre père ; et j’aurais été bien content d’échanger ma situation romanesque, et même la glorieuse indépendance dont je jouissais en ce moment, contre les douceurs du coin de votre cheminée, quand bien même il m’aurait fallu tenir mes yeux enchaînés sur les volumineux Institutes d’Erskine.

Je demandai à mon nouvel ami s’il ne pouvait pas m’indiquer, pour la nuit, une maison où l’on reçût les étrangers ; et, supposant qu’il était peu fortuné lui-même, j’ajoutai, avec la dignité que donne un portefeuille bien garni, que j’étais en état de bien récompenser celui qui m’obligerait. Le pêcheur ne répondant pas, je me détournai de lui avec un air d’indifférence, et commençai à suivre le chemin qu’il m’avait indiqué, à ce que je pensais.

Sa voix forte retentit aussitôt derrière moi pour me rappeler. « Holà, jeune homme, holà ! — vous vous êtes déjà trompé de route. — Je m’étonne que vos amis laissent courir un étourdi comme vous, sans quelque personne plus sage pour vous surveiller. »

Peut-être l’eussent-ils fait, dis-je, si j’avais des amis qui s’intéressassent à mon salut.

— Eh bien, monsieur, reprit-il, mon habitude est de ne pas ouvrir ma maison à un étranger ; mais votre situation paraît être des plus périlleuses ; car, outre le risque des mauvais chemins, des gués et des précipices, outre la nuit qui est très sombre, il y a parfois mauvaise compagnie sur la route, du moins la route est mal famée, et plus d’un voyageur a pu s’en plaindre. Je pense donc qu’il me faut enfreindre pour une fois ma règle en faveur de votre nécessité, et vous donner un asile pour la nuit dans ma cabane. »

Comment se fit-il, Alan, que je ressentis dans tout mon corps un frisson involontaire en recevant une invitation si convenable en elle-même, et si bien d’accord avec mes désirs curieux ? Je triomphai aisément de cette sensation déplacée ; et, tout en le remerciant, tout en lui exprimant que j’espérais ne point déranger sa famille, je laissai une seconde fois entrevoir mon désir de dédommager du dérangement que je pourrais occasionner. Le cavalier répondit très-froidement : « Votre présence va sans doute me déranger, monsieur, mais d’une façon que votre bourse ne saurait compenser : en un mot, quoique je veuille bien vous recevoir comme mon hôte, ma maison n’est point une auberge, et l’on n’y paie point son écot.  »

Je lui demandai pardon encore une fois, et, cédant à ses instances, je me plaçai de nouveau derrière lui sur son excellent cheval, qui reprit sa course rapide ; — la lune, chaque fois qu’elle pouvait pénétrer les nuages, jetait la grande ombre de l’animal, avec son double fardeau, sur la campagne sauvage et nue que nous traversions.

Il t’est permis de rire jusqu’à ce que la lettre t’échappe des mains ; mais, à ce moment, je me ressouvins du magicien Atlante sur son hippogriffe, et conduisant en croupe un noble chevalier, ainsi que nous le raconte l’Arioste. Tu es, je le sais, un homme assez positif pour affecter de mépriser ce délicieux et illustre poète k cependant, ne t’imagine point que, pour me conformer à ton mauvais goût, je laisse jamais de côté une allusion poétique qui viendra se présenter à moi.

Durant notre course, le ciel s’obscurcissait, et le vent commençait à siffler sur un ton sauvage et mélancolique, accompagnant à merveille les sons creux de la marée montante, qui, entendus à une certaine distance, ressemblaient au rugissement de quelque énorme bête féroce privée de sa proie.

Enfin nous arrivâmes au sommet d’une de ces profondes et étroites vallées qu’on appelle, dans certaines parties de l’Écosse, den, et, dans d’autres, cleugh ou glen. Aux clartés passagères que la lune continuait de jeter, la descente de cette vallée me semblait être rapide, escarpée, et couverte d’arbres qui sont généralement rares sur ces côtes. Le chemin par lequel nous pénétrâmes dans le glen était raide et raboteux, et formait deux ou trois détours à angles aigus ; mais ni le péril ni l’obscurité n’arrêtaient la marche du cheval noir, qui semblait plutôt glisser sur le ventre que marcher sur ses jambes, et me jetait souvent sur les épaules de mon athlétique conducteur. Celui-ci, nullement incommodé par cette dernière circonstance, continua de stimuler l’animal avec l’éperon, en même temps qu’il le soutenait par la bride, jusqu’à ce que nous fussions au bas de la côte, — à ma grande satisfaction, comme vous pouvez le concevoir sans peine, mon cher Alan.

Quelques instants de marche, après cette descente difficile, nous amenèrent devant deux ou trois chaumières, parmi lesquelles je pus, grâce à quelques rayons lunaires, en distinguer une mieux conditionnée que celle des paysans écossais. Les fenêtres étaient vitrées ; des lucarnes pratiquées sur le toit donnaient une idée de la magnificence d’un second étage. Le paysage semblait fort pittoresque à l’entour ; et les chaumières, avec les cours et les enclos qui en dépendaient, occupaient une esplanade de deux acres ; un ruisseau assez considérable (à en juger par son bruit) avait formé ce terrain d’alluvion d’un côté du petit glen ; les bords de ce ruisseau semblaient couverts d’arbres et plongés dans l’obscurité, tandis que l’espace où s’élevaient les chaumières jouissait de l’éclat passager que la lune accordait cette nuit-là.

J’eus peu de temps pour faire ces observations ; car un coup de sifflet de mon compagnon, suivi d’un appel à haute voix, attira bientôt à la porte de la principale habitation un homme et une femme, accompagnés de deux énormes chiens de Terre-Neuve, dont j’avais déjà entendu les aboiements depuis quelque temps. Un ou deux bassets glapissants, qui s’étaient joints au concert, se turent en apercevant mon conducteur, et se mirent à sauter après lui pour le caresser. La femme se retira quand elle vit un étranger ; l’homme, qui avait une lanterne allumée, s’avança, et, sans dire mot, prit le cheval de mon hôte, pour le conduire à l’écurie, tandis que je suivais mon libérateur dans la maison. Lorsque nous eûmes traversé le hallan[2], nous entrâmes dans une pièce très-régulière, proprement carrelée en briques, où un feu flambait, à ma grande satisfaction, dans une de ces cheminées à manteau très-saillant, communes dans les maisons écossaises. Il y avait des sièges de pierre dans la cheminée ; et des ustensiles de ménage, mêlés à des épieux pour pêcher, à des lignes et à d’autres instruments de même genre, étaient suspendus aux murailles de la chambre. La femme, qui s’était d’abord présentée sur la porte, avait alors battu en retraite dans un appartement de côté. Elle y fut bientôt rejointe par mon guide, après qu’il m’eut invité par un geste silencieux à m’asseoir. À leur place, survint une vieille portant une robe d’étoffe grise, un tablier à carreaux et un grand bonnet[3] ; c’était évidemment une servante, quoiqu’elle fût mise avec plus de propreté qu’on n’en trouve ordinairement chez les personnes de cette classe : avantage qui était d’ailleurs contrebalancé par un air fort rebutant. Mais la partie la plus singulière de son accoutrement, dans cette contrée toute protestante, était un chapelet, dont les petits grains étaient de chêne noir, et ceux qui marquent les pater et les ave étaient d’argent ; à ce chapelet était suspendu un crucifix de même métal.

Cette femme se mit à faire les préparatifs du souper. Elle étendit une nappe grossière, mais d’une blancheur remarquable, sur une large table de chêne ; elle y plaça des assiettes et du sel, et disposa le feu à recevoir un gril. J’observais ses mouvements en silence ; car elle ne faisait aucune attention à moi, et, comme elle avait l’extérieur fort peu prévenant, je ne me sentais pas disposé à entamer la conversation.

Lorsque cette duègne eut achevé tous les arrangements préliminaires, elle prit, dans le sac bien rempli que mon hôte avait suspendu à la porte, un ou deux saumons, ou grilses, comme on appelle ceux de la petite espèce, et, choisissant celui qui paraissait le meilleur, elle le coupa en tranches et en fit une grillade, dont le fumet savoureux opéra si puissamment sur moi, que je commençai à désirer vivement qu’il ne survînt aucun délai entre le plat et les lèvres.

Tandis que je me livrais à cette pensée, l’homme qui avait mené le cheval à l’écurie entra dans la chambre, et me montra un visage encore moins prévenant que celui de la vieille matrone qui remplissait avec tant de dextérité l’office de cuisinière. Il pouvait avoir soixante ans ; pourtant son front n’était guère couvert de rides ; ses cheveux d’un noir de jais commençaient à grisonner seulement, et non à blanchir de vieillesse. Tous ses mouvements dénotaient une vigueur encore entière ; et, quoique de taille moyenne, il avait des épaules très-larges. Il était taillé carrément, musculeux, et son corps semblait réunir force et activité ; cette dernière qualité se trouvait un peu ralentie peut-être par les années, mais la première était dans toute sa plénitude. Une physionomie dure et rude, — des yeux très-enfoncés sous de longs sourcils qui grisonnaient comme ses cheveux, — une large bouche munie, d’une oreille à l’autre, d’une rangée de dents régulières, d’une extrême blancheur, et d’une largeur digne des mâchoires d’un ogre, complétaient ce gracieux individu. Il était vêtu, comme les pêcheurs, d’une jaquette et d’une culotte de drap bleu, semblables à celles des marins ; il avait, comme un maître de navire hambourgeois, un étui à couteau passé dans un large ceinturon de buffle, qui semblait pouvoir, dans l’occasion, porter des armes d’une espèce encore plus dangereuse.

Cet homme me lança, en entrant dans la pièce, un regard curieux et sinistre, à ce qu’il me sembla ; mais, sans plus faire attention à moi, il s’occupa du soin d’arranger la table, que la vieille dame avait abandonné pour celui d’apprêter le poisson : il s’acquitta de cette besogne avec plus d’adresse que je n’en soupçonnais dans un individu d’un extérieur si grossier. Il plaça deux fauteuils au haut bout de la table, et deux escabelles au bas bout ; disposant chaque siège en face d’un couvert, devant lequel il mit un morceau de pain de seigle et un petit pot rempli d’ale, qu’il allait puiser dans une grande cruche noire. Trois de ces pots étaient de terre cuite ordinaire ; mais le quatrième, qu’il posa vis-à-vis le couvert de droite au haut bout, était d’argent et chargé d’armoiries. Au même bout de la table, il plaça une salière aussi d’argent, travaillée avec art, renfermant un sel d’une blancheur éblouissante, avec du poivre et d’autres épices. Un citron coupé par quartiers fut également servi sur un petit plat d’argent. Les deux grands chiens barbets, qui paraissaient comprendre parfaitement la nature de ces préparatifs, s’étaient établis des deux côtés de la table pour être prêts à recevoir leur part du repas. Je n’ai jamais vu d’animaux plus beaux, et qui semblassent plus dominés par un sentiment de décorum, si ce n’est qu’ils se léchaient les lèvres quand le riche fumet de la grillade leur passait sous le nez. Les petits chiens s’étaient tapis sous la table.

Je n’ignore pas que je m’arrête sur des circonstances triviales et ordinaires, et que je risque de lasser votre patience en le faisant. Mais voyez-moi, seul dans ce lieu étrange, qui semblait, au silence général, être le vrai temple d’Harpocrate ; — rappelez-vous que c’est ma première excursion loin de la maison ; n’oubliez pas que la manière dont j’avais été amené en ce lieu avait un peu l’air d’une aventure, et qu’il existait une mystérieuse incohérence dans tout ce que j’avais vu jusqu’alors ; et vous ne serez plus surpris, je pense, que des circonstances futiles en elles-mêmes aient attiré mon attention dans le moment, et soient ensuite demeurées dans ma mémoire.

Qu’un chasseur de saumons, peut-être pour son amusement aussi bien que pour son profil, fut mieux monté et mieux logé que les paysans de la dernière classe, il n’y avait là rien d’étonnant ; mais il y avait quelque chose dans tout ce que je voyais, qui semblait dénoter que j’étais plutôt dans la retraite d’un gentilhomme ruiné, qui tenait aux formes et aux habitudes de son rang, que dans la maison d’un paysan ordinaire, élevé au-dessus de ses compagnons par une opulence comparative.

Outre les diverses pièces d’argenterie que j’avais remarquées, le vieil homme posa sur la table une lampe d’argent, ou cruisie[4], comme disent les Écossais, remplie d’une huile très-pure, qui répandait en brûlant un parfum aromatique, et me permit de mieux examiner l’intérieur de cet appartement, que je n’avais encore vu que confusément à la clarté du feu. Le dressoir sur lequel était rangée, selon l’usage, une vaisselle d’étain qui était d’une excessive propreté, renvoyait joyeusement la flamme de la lampe au bout de l’appartement. Dans un enfoncement formé par la légère courbure d’une fenêtre grillée, était un large pupitre à écrire, en châtaignier, au-dessus duquel on voyait des tablettes de même bois, qui soutenaient quelques livres et papiers. De l’autre côté du renfoncement, autant que je puis discerner (car il était dans l’ombre, et, d’ailleurs, je ne pouvais le voir qu’imparfaitement de la place où j’étais assis), il y avait un fusil ou deux, des sabres, des pistolets et d’autres armes, — collection qui, dans une pauvre chaumière et dans une contrée si paisible, semblait au moins singulière, sinon même un peu suspecte.

Toutes ces observations, vous pouvez le supposer, furent faites en beaucoup moins de temps que je n’ai mis à les rapporter, ou vous-même à les lire, si vous n’en avez rien sauté. Elles étaient déjà finies, et je songeais au moyen à employer pour entrer en conversation avec les muets habitants de cette maison, lorsque mon hôte rentra par la même porte de côté, par laquelle il était sorti.

Il s’était alors débarrassé de son bonnet fourré, ainsi que de son ample redingote, et se présenta devant moi vêtu d’un surtout gris bordé de blanc, qui serrait et dessinait ses membres forts et nerveux, et d’une culotte de couleur plus claire encore, qui collait sur son corps, comme celle des montagnards. Tout son habillement était d’un drap plus fin que celui du vieux domestique ; et son linge (mes observations s’étendirent jusque-là) était fin et propre. Sa chemise était sans manchettes, et le collet, attaché par un ruban noir, laissait voir des muscles dignes d’un Hercule antique. Il n’avait ni perruque ni poudre, et ses cheveux châtains et courts, bouclés naturellement sur sa tête, comme ceux d’une ancienne statue, ne montraient pas le moindre signe de vieillesse, quoiqu’il parût avoir dépassé la cinquantaine. Ses traits étaient fiers, et si profondément dessinés qu’on ne savait pas s’il fallait les appeler durs ou beaux. Un œil gris et étincelant, un nez aquilin et une bouche bien faite concouraient à rendre sa physionomie noble et expressive. Un air de tristesse ou de sévérité, peut-être l’un et l’autre, semblait indiquer un caractère mélancolique et en même temps hautain. Je ne pouvais m’empêcher de revenir en idée aux anciens héros auxquels je voulais comparer le noble personnage que j’avais sous les yeux. Il était trop jeune et se montrait trop peu résigné à son destin, pour ressembler à Bélisaire. Il pouvait plutôt être comparé à Coriolan au foyer de Tullus Aufidius : pourtant l’air sombre et fier de l’étranger rappelait mieux encore Marius assis sur les ruines de Carthage.

Tandis que j’étais perdu dans ces rêveries, mon hôte demeura devant le feu, me regardant avec autant d’attention que je le regardais moi-même : embarrassé par ses regards, je me sentis au moment de rompre à tout hasard le silence. Mais la vue du souper placé alors sur la table me rappela des besoins que j’avais presque oubliés, pendant que je considérais les belles formes de mon guide. Il parla enfin, et je tressaillis encore au son riche et plein de sa voix, quoique ses paroles n’eussent d’autre but que de m’inviter à m’asseoir à table. Il prit lui-même la place d’honneur, devant laquelle était posé le vase d’argent, et me fit signe de me placer à côté de lui.

Vous savez que la sévère et excellente discipline domestique de votre père m’a habitué à entendre invoquer la bénédiction divine, avant de rompre le pain quotidien que l’on nous apprend à demander dans nos prières : — j’hésitais un moment ; et, sans que j’en eusse le dessein, j’imagine que mon air fit comprendre à mon hôte ce que j’attendais. Les deux domestiques, comme j’aurais dû le faire remarquer, étaient déjà assis au bas bout de la table, lorsque mon hôte lança un regard d’une expression toute particulière au vieillard, en disant d’un ton presque ironique : « Cristal Nixon, dites le benedicite ! — monsieur l’attend.»

— Le diable sera clerc et répondra amen, quand je deviendrai chapelain, » grommela Cristal Nixon sur un ton qui aurait convenu à un ours ; « si monsieur est un wigh, qu’il s’amuse à faire ses momeries lui-même ; ma foi n’est ni dans les paroles ni dans les écrits, mais dans le pain de seigle et l’ale double. »

— Mabel Moffat, » reprit mon guide, en regardant la vieille femme et grossissant sa voix sonore, sans doute parce qu’elle avait l’oreille dure, « peux-tu demander à Dieu de bénir nos mets ? »

La vieille femme branla la tête, baisa la croix suspendue au bout de son rosaire, et resta muette.

« Mabel ne veut point demander la bénédiction pour un hérétique, » reprit le maître de la maison, avec la même ironie sur le visage et dans la voix.

Au même moment, la porte latérale déjà mentionnée s’ouvrit, et la jeune femme (elle était jeune en effet), que j’avais d’abord vue à la porte de la chaumière, s’avança de quelques pas dans la chambre, puis s’arrêta timidement comme si elle eût observé que je la regardais, et demanda au maître de la maison s’il avait appelé.

— J’ai seulement parlé assez haut pour me faire entendre de la vieille Mabel, » répliqua-t-il ; puis comme elle se détournait pour se retirer, il ajouta : « et pourtant, c’est une honte qu’un étranger voie une maison où personne de la famille ne puisse ou ne veuille dire le benedicite. — Soyez donc notre chapelain. »

La jeune fille, qui était vraiment jolie, s’avança avec une gracieuse modestie, et, ne se doutant pas sans doute qu’elle fît une chose extraordinaire, elle récita les paroles consacrées, d’une voix argentine et avec une simplicité touchante ; — ses joues se colorant juste assez pour montrer que, dans une occasion solennelle, elle se serait sentie plus embarrassée.

Maintenant, Alan Fairford, si vous attendez une description de cette jeune dame, qui vous autorise à vous moquer de moi pour avoir vu une Dulcinée dans l’habitante d’une chaumière de pêcheur, près du golfe de Solway, vous serez désappointé ; car, après vous avoir dit qu’elle me semblait vraiment jolie, et que c’était une douce et docile créature, j’ai dit à son sujet tout ce que je vous pouvais dire. Elle disparut quand le bénédicité fut dit.

Mon hôte, avec une remarque sur le froid que nous avions éprouvé en route, et sur l’air vif des sables de la Solway, remarque à laquelle il ne paraissait pas souhaiter de réplique, chargea mon assiette d’une des grillades de Mabel, et qui, avec des pommes de terre servies dans une large écuelle, formaient tout notre festin. Le jus de citron donna à ce mets un goût infiniment plus relevé que l’assaisonnement ordinaire du vinaigre ; et je vous assure que rien de tout ce que j’avais éprouvé jusque-là, soit curiosité soit soupçon, ne m’empêcha de faire un excellent repas. Pendant toute sa durée il se passa peu de chose entre mon hôte et moi ; il fit les honneurs ordinaires de la table, avec politesse, il est vrai, mais sans l’affectation d’une cordiale hospitalité, que les gens de sa condition apparente prennent généralement en pareille occasion, même lorsqu’ils n’en sont pas réellement animés : au contraire, ses manières semblaient être celles d’un maître de maison, poli envers un hôte inattendu et peu désiré, que, dans l’intérêt de sa propre dignité, il reçoit civilement, mais sans bienveillance ni plaisir.

Si vous demandez comment j’appris tout cela, je ne puis vous le dire ; et, quand même je vous écrirais d’un bout à l’autre l’insignifiante conversation qui s’établit entre nous, peut-être ne servirait-elle pas à justifier ces observations. Il suffit de dire que, en servant ses chiens (ce qu’il faisait de temps à autre avec beaucoup de libéralité), il paraissait s’acquitter d’un devoir beaucoup plus agréable que quand il témoignait la même attention à son hôte. En résumé, mes impressions étaient telles que je vous les ai rapportées.

Lorsque le souper fut fini, un petit flacon d’argent, bien travaillé en filigrane, circula parmi les convives. J’avais déjà pris un petit verre d’eau-de-vie, et lorsque, après avoir passé à Mabel et à Cristal, le flacon revint au haut bout de la table, je ne pus m’empêcher de le reprendre, pour mieux examiner les armoiries qui étaient gravées sur l’argent avec un goût exquis. Mes yeux venant à rencontrer ceux de mon hôte, je vis facilement que ma curiosité lui déplaisait ; il fronça les sourcils, se mordit les lèvres, et donna des signes non équivoques d’impatience. Je replaçai aussitôt le flacon sur la table, et je balbutiai quelques excuses. Il ne daigna ni y répondre ni même les écouter ; et Cristal, à un signe de son maître, enleva l’objet de ma curiosité, aussi bien que le gobelet sur lequel on voyait les mêmes armes.

Il s’ensuivit un silence embarrassant que je m’efforçai de rompre en faisant remarquer que je craignais, en l’obligeant à me donner l’hospitalité, d’avoir causé quelque inconvénient à la famille.

« J’espère que vous n’en voyez pas la moindre apparence, monsieur, » répliqua-t-il avec une froide politesse. « L’inconvénient qu’une famille aussi retirée que la nôtre peut souffrir en recevant un hôte inattendu, doit être bien peu de chose, en comparaison de celui que doit ressentir le visiteur lui-même par le manque des choses auxquelles il est habitué. Ainsi donc, eu égard aux relations qui existent entre nous, nous sommes quittes l’un envers l’autre. »

Malgré cette réplique décourageante, je fis une bévue, comme il arrive en pareil cas ; et voulant paraître poli, je me montrai peut-être réellement tout l’opposé. « J’avais peur, » dis-je en regardant la porte latérale, « que ma présence n’eût éloigné de la table un membre de la famille.

— Si vous parlez, » répondit-il sur le même ton, « de la jeune personne que vous avez vue tout à l’heure, je dois vous faire observer qu’il y avait encore assez de place à table pour qu’elle s’y assît, et que le souper, quel qu’il fût, était assez abondant pour qu’elle en prît sa part. Je vous assure donc que, si elle l’eût souhaité, elle aurait soupé avec nous. »

Il ne fut pas possible de causer plus long-temps sur ce sujet ou sur aucun autre ; car le maître de la maison, prenant la lampe, fit remarquer que mes vêtements mouillés me feraient peut-être trouver agréable pour cette nuit leur habitude de se coucher de très-bonne heure ; qu’il était forcé de sortir le lendemain matin à la pointe du jour, et qu’il me réveillerait en même temps pour m’indiquer le chemin par où je pourrais retourner à Shepherd’s Bush.

Cela coupait court à toute explication : il n’y avait plus moyen de recourir aux termes ordinaires de la politesse ; et, comme il ne me demandait pas mon nom, et semblait même ne prendre aucun intérêt à ce que je pouvais être, moi, la personne obligée, je n’avais aucun prétexte pour lui adresser de semblables questions.

Il prit donc la lampe et me conduisit dans une fort petite chambre, où l’on m’avait préparé un lit à la hâte, et posant la lumière, il m’invita à laisser à la porte mes habits mouillés, pour qu’ils fussent exposés au feu durant la nuit. Il me quitta alors, en murmurant quelque chose qu’on pouvait prendre pour un bonsoir.

Je me rendis à son invitation en ce qui concernait mes vêtements, d’autant plus volontiers que, en dépit des liqueurs que j’avais bues, mes dents commençaient à claquer, et que, d’après divers symptômes d’un accès de fièvre, je commençais à croire qu’un jeune homme élevé à la ville ne pouvait pas braver aussitôt avec impunité les suites fâcheuses des courses dans la campagne. Mon lit, un peu dur, était couvert de draps secs et très-propres, quoique grossiers ; et bientôt je songeais si peu à la sueur et au frisson, que je ne m’occupais plus qu’à écouter un pas pesant, qui semblait être celui du maître de la maison, marchant sur les poutres qui recouvraient ma chambre : car elle n’était point plafonnée, comme vous pouvez croire. La lumière, passant à travers les planches mal jointes, devint visible dès que ma lampe fut éteinte ; et comme le bruit des pas lents, solennels et réguliers, continuait toujours, comme je pus distinguer que la personne revenait sur ses pas lorsqu’elle arrivait à un des bouts de la pièce, il me parut évident que le marcheur ne se livrait pas à une occupation domestique, mais se promenait tout simplement de long en large pour son plaisir : singulier amusement, pensai-je, pour un homme qui s’est livré à un violent exercice une partie au moins du jour précédent, et qui parle de se lever le lendemain au point du jour.

Cependant j’entendais la tempête qui, menaçante pendant la soirée, commençait à prendre sa revanche ; un bruit, pareil à un tonnerre lointain, celui sans doute des vagues qui se brisaient contre la côte, se mêlait au rugissement d’un torrent voisin et au froissement plaintif des arbres de la vallée, tourmentés par l’ouragan. Dans la maison, les croisées criaient, les portes battaient, et les murs, quoique assez solides pour une construction de cette espèce, semblaient vaciller dans la tempête.

Au milieu du fracas des éléments furieux, les pas pesants de l’homme qui se promenait au-dessus de ma tête se faisaient entendre distinctement. Je crus même l’entendre gémir ; mais j’avoue franchement que, dans cette situation extraordinaire, mon imagination peut m’avoir abusé. Je fus tenté plusieurs fois d’appeler, et de demander si l’orage qui grondait autour de nous ne pourrait pas renverser la maison ; mais, lorsque je songeai au maître sauvage et peu sociable de cette demeure, qui semblait éviter la compagnie des hommes et rester imperturbable au milieu de la guerre des éléments, lui parler en ce moment me paraissait une tâche aussi terrible que de m’adresser à l’esprit de la tempête lui-même : un autre être, à mon idée, n’aurait pu demeurer calme et tranquille pendant cet épouvantable tumulte.

Avec le temps, la fatigue l’emporta sur l’inquiétude et la curiosité. La tempête diminua, ou du moins mes sens s’y habituèrent, et je m’endormis, avant que les pas mystérieux de mon hôte eussent cessé d’ébranler le plafond sur ma tête.

On aurait pu penser que la nouveauté de ma situation, tout en n’éloignant pas de moi le sommeil, en aurait au moins diminué le calme ou raccourci la durée. Néanmoins, il en fut autrement ; jamais je ne dormis plus profondément de ma vie. Je ne me réveillai qu’à la pointe du jour, au moment où mon hôte vint me secouer le bras et chasser quelque rêve dont, heureusement pour vous, je ne me souviens pas : autrement je vous en aurais gratifié, dans l’espoir de trouver en vous un second Daniel.

« Vous dormez bien, — » dit la voix pleine et sonore ; « avant que cinq années aient passé sur votre tête, votre sommeil sera plus léger, — à moins qu’avant cette époque vous ne soyez plongé dans le repos qui ne doit pas avoir d’interruption.

Comment ! » m’écriai-je en me dressant sur mon lit ; savez-vous quelque chose de moi, — de mes projets, — de mes vues dans cette vie ?

— Rien, » répondit-il avec un triste sourire ; « mais vous entrez dans le monde, jeune, inexpérimenté et plein d’espérance, et je ne fais que vous prédire une chose que je prédirais à toute autre personne de votre position. — Mais, allons, voilà vos habits. — Une croûte de pain bis et une tasse de lait vous attendent, si vous voulez prendre quelque chose ; — mais il faut vous dépêcher.

— Il faut d’abord, répliquai-je, que je prenne la liberté de rester seul pendant quelques minutes avant de commencer les actes ordinaires de la journée.

— Oh ! — hum ! — Je demande pardon à votre dévotion, » répondit-il ; et il quitta l’appartement.

Alan, cet homme a quelque chose de terrible.

Je le rejoignis bientôt, dans la salle où nous avions soupé la veille au soir, et où je trouvai les mets qu’il m’avait offerts pour déjeuner, mais sans beurre ni rien de plus.

Il se promena de long en large, tandis que je prenais du pain et du lait ; et ses pas lents, réguliers et lourds me parurent identiques à ceux que j’avais entendus la nuit dernière. Sa démarche d’une tristesse solennelle semblait suivre le cours d’une passion intérieure, sombre, calme et immuable. — Nous courons légèrement sur les bords riants d’un joli ruisseau, pensais-je, comme si nous voulions lutter avec lui de vitesse ; mais, auprès d’une onde profonde, lente et solitaire, nous devenons sombres et silencieux comme elle. Quelles pensées pouvaient convenir à ce front soucieux, et nécessiter ce pas majestueux ?

« Si vous avez fini, » dit-il en me lançant un regard d’impatience, lorsqu’il remarqua que je ne mangeais plus, mais que je restais les yeux fixés sur lui, » je vous attends pour vous indiquer le chemin.

Nous sortîmes ensemble sans que j’eusse vu d’autre personne de la maison. Je ne trouvai donc pas l’occasion que j’épiais de donner quelque gratification aux domestiques ou aux gens qui paraissaient l’être. Quant à offrir une récompense au maître de la maison, il me semblait impossible de l’essayer. »

Que n’aurais-je pas donné pour posséder un peu de ce calme avec lequel vous jetez une demi-couronne dans la main d’un homme que vous croyez dans le besoin, convaincu que vous avez fait une bonne action en donnant cette aumône, et ne vous inquiétant pas si vous blessez l’amour-propre de celui que vous avez l’intention de servir ? Je vous ai vu un jour donner un sou à un homme à longue barbe, qui, par la dignité de son extérieur, pouvait représenter Solon. Je n’ai pas votre courage, et par conséquent je ne fis aucune offre à mon hôte mystérieux, quoique tout dans sa maison, malgré l’argenterie que j’avais vue, annonçât une grande gêne, sinon une véritable pauvreté.

Nous partîmes ensemble. Mais je vous entends murmurer votre exclamation toute nouvelle et convenable ici : — ohe ! jam satis ! Le reste à une autre fois. Peut-être différerai-je de nouvelles communications jusqu’à ce que je sache à quel taux mes faveurs sont estimées par vous.



  1. The margin of the Solway, embouchure de la Solway, entre le nord de l’Angleterre et l’Écosse. a. m.
  2. Espèce de cloison qui sépare la première pièce de la seconde dans une chaumière écossaise. a. m.
  3. Toy, sorte de coiffure de femme du peuple en Écosse. a. m.
  4. Espèce de lampe écossaise à plusieurs becs. a. m.