Aller au contenu

Relation historique de la peste de Marseille en 1720/12-1

La bibliothèque libre.
 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 172-185).
Mandement de l’Évêque de Marseille



MANDEMENT


De Monſeigneur l’Illuſtriſſime & Reverendiſſime Evêque de Marſeille.



HEnry François-Xavier de Belſunce de Caſtelmoron, par la Providence Divine, & la grace du St. Siége Apoſtolique, Evêque de Marſeille, Abbé de Notre-Dame des Chambons, Conſeiller du Roy en tous ſes Conſeils : Au Clergé Séculier & Regulier, & à tous les Fidéles de nôtre Dioceſe, Salut & Benediction en nôtre-Seigneur Jeſus-Chriſt.

Malheur à vous & à nous, mes très-chers Freres, ſi tout ce que nous voyons, ſi tout ce que nous éprouvons depuis long-tems de la colere d’un Dieu vengeur du crime, n’eſt pas encore capable dans ces jours de mortalité, de nous faire rentrer dans nous-mêmes, de nous faire repaſſer dans l’amertume de nos cœurs toutes les années de nôtre vie, & de nous porter enfin à avoir recours à la miſericorde du Seigneur, dont la main, en s’apeſantiſſant ſi terriblement ſur nous, nous montre en même tems la grace qu’il ne veut accorder qu’à la ſincerité de nôtre pénitence ! Ne s’eſt-il donc pas encore aſſez nettement expliqué par tant de fleaux divers réünis enſembles pour punir le pécheur ? La rareté, la cherté exceſſive de toutes les choſes neceſſaires à la vie : la miſere extrême & generale qui augmente chaque jour ; la peſte enfin la plus vive qui fût jamais, annonce la ruine preſque inévitable de cette grande Ville : une quantité prodigieuſe de familles entieres ſont totalement éteintes par la contagion ; le deüil & les larmes ſont introduites dans toutes les maiſons, un nombre infini de victimes eſt déja immolé dans cette Ville à la juſtice d’un Dieu irrité. Et nous qui ne ſommes peut-être pas moins coupables que ceux de nos Freres, ſur lequel le Seigneur vient d’exercer ſes plus redoutables vengeances, nous pourrions être tranquilles, ne rien craindre pour nous-mêmes, & ne pas faire tous nos efforts, pour tâcher, par nôtre prompte penitence, d’échaper au glaive de l’Ange Deſtructeur ? Sans entrer dans le ſecret de tant de maiſons déſolées par la peſte & par la faim, où l’on ne voyoit que des morts & des mourans, où l’on n’entendoit que des gemiſſemens & des cris, où des cadavres, que l’on n’avoit pû faire enlever, pourriſſant depuis pluſieurs jours auprès de ceux qui n’étoient pas encore morts, & ſouvent dans le même lit, étoient pour ces malheureux un ſuplice plus dur que la mort elle-même, ſans parler de toutes les horreurs qui n’ont pas été publiques : de quels ſpectacles affreux vous & nous, pendant près de quatre mois, n’avons-nous pas été, & ne ſommes-nous pas encore les triſtes témoins ? Nous avons vû ; pourrons-nous jamais, mes très-chers Freres, nous en ſouvenir ſans frémir ? Et les ſiécles futurs pourront-ils y ajoûter foi ? Nous avons vû tout à la fois toutes les ruës de cette vaſte Ville bordées des deux côtés de morts à demi pourris, ſi remplies de hardes & de meubles peſtiferés jettés par les fenêtres, que nous ne ſçavions où mettre les pieds. Toutes les Places publiques, toutes les portes des Egliſes traverſées de Cadavres entaſſés, & en plus d’un endroit mangés par les Chiens, ſans qu’il fût poſſible, pendant un nombre très-conſiderable de jours, de leur procurer la ſepulture. Nous avons vû dans le même tems une infinité de malades devenus un objet d’horreur & d’effroi, pour les perſonnes même à qui la nature devoit inſpirer pour eux les ſentimens les plus tendres & les plus reſpectueux, abandonnés de tout ce qu’ils avoient de plus proche, jettés inhumainement hors de leurs propres maiſons, placés ſans aucun ſecours dans les ruës parmi les morts, dont la vûë & la puanteur étoient intolerables. Combien de fois, dans nôtre très-amere douleur, avons-nous vû ces moribonds tendre vers nous leurs mains tremblantes, pour nous témoigner leur joie de nous revoir encore une fois avant que de mourir, & nous demander en ſuite avec larmes, & dans tous les ſentimens que la foi, la pénitence, la reſignation la plus parfaite peuvent inſpirer, nôtre Benediction & l’Abſolution de leurs pechés ? Combien de fois auſſi n’avons-nous pas eu le ſenſible regret d’en voir expirer quaſi ſous nos yeux faute de ſecours ? Nous avons vû les maris traîner eux-mêmes hors de leurs maiſons & dans les ruës les corps de leur femmes, les femmes ceux de leur maris, les peres ceux de leurs enfans, & les enfans ceux de leur pere, témoignant bien plus d’horreurs pour eux que de regret de les avoir perdus. Nous avons vû les corps de quelques Riches du ſiécle envelopés d’un ſimple drap, mêlés & confondus avec ceux des plus pauvres & des plus mépriſables en apparence, jettés comme eux dans de vils & infames Tomberaux, & traînés avec eux ſans diſtinction à une ſepulture profane hors de l’enceinte de nos murs. Dieu l’ordonnant ainſi, pour faire connoître aux hommes la vanité & le néant des richeſſes de la terre, & des honneurs après leſquels ils courent avec ſi peu de retenuë. Nous avons vû, & nous devons le regarder comme la plus ſenſible marque de la punition de Dieu, nous avons vû des Prêtres du Très-haut de toute ſorte d’états frapés de terreur, chercher leur ſûreté dans une honteuſe fuite, & un nombre prodigieux de ſaints, de fidéles & infatigables Miniſtres du Seigneur, être enlevés du milieu de nous, dans le tems que leur zele & leur charité héroïque paroiſſoient être le plus neceſſaire pour le ſecours & la conſolation du Paſteur & pour le ſalut du Troupeau conſterné. Marſeille cette Ville ſi floriſſante, ſi ſuperbe, ſi peuplée il y a peu de mois, cette Ville ſi cherie dont vous aimiés à faire remarquer & admirer aux Etrangers les differentes beautés, dont vous vantiés ſi ſouvent & avec tant de complaiſance la magnificence comme la ſingularité du Terroir, cette Ville dont le Commerce s’étendoit d’un bout de l’Univers à l’autre, où toutes les Nations même les plus barbares & les plus reculées venoient aborder chaque jour : Marſeille eſt tout-à-coup abatuë, dénuée de tout ſecours, abandonnée de la plûpart de ſes propres Citoyens, qui auroient pû & qui auroient dû, à l’exemple de leurs peres, ſecourir leur Patrie, & ſoulager les miſeres des pauvres dans une ſi preſſante neceſſité : cette Ville enfin dans les ruës de laquelle on avoit il y a peu de tems de la peine à paſſer par l’affluance extraordinaire du peuple qu’elle contenoit, eſt aujourd’hui livrée à la ſolitude, au ſilence, à l’indigence, à la déſolation, à la mort. Toute la France, toute l’Europe eſt en garde, & eſt armée contre ſes infortunés Habitans devenus odieux au reſte des mortels, & avec leſquels on ne craint rien tant à preſent que d’avoir quelque ſorte de Commerce. Quel étrange changement ? Et le Seigneur fit-il jamais éclater ſa vengeance d’une maniere plus terrible & plus marquée tout à la fois ? N’en doutons pas, mes très-chers Freres, c’eſt par le débordement de nos crimes, que nous avons merités cette effuſion des vaſes de la colere & de la fureur de Dieu. L’impieté, l’irreligion, la mauvaiſe foi, l’uſure, l’impureté, le luxe monſtrueux ſe multiplioient parmi vous : La ſainte Loi du Seigneur n’y étoit preſque plus connuë ; la ſainteté des Dimanches & des Fêtes profanée ; les ſaintes abſtinences ordonnées par l’Egliſe, & les jeûnes également indiſpenſables violés avec une licence ſcandaleuſe ; la voix du Paſteur, celle de cette même Egliſe, & ſes formidables Cenſures mépriſées avec orguëil par quelques Enfans rebelles qui s’étoient témerairement érigés en Arbitres & en Juges de leur foi : Les Temples Auguſtes du Dieu vivant devenus pour pluſieurs des lieux de Rendés-vous, de converſations, d’amuſemens : des miſteres d’iniquités étoient traités juſques au pied de l’Autel, & ſouvent même dans le tems du Divin Sacrifice : Le Saint des Saints étoit perſonnellement outragé dans le Très-Saint Sacrement par milles irreverences, & par une infinité de Communions indignes & ſacrileges ; ſans que tant de differentes calamités, dont il nous a affligés peu à peu depuis quelques années, ayent pû faire reformer en rien une conduite auſſi criminelle : comme ſi les pécheurs de nos jours avoient follement entrepris de provoquer avec fierté la juſtice de Dieu, & de lui inſulter avec mépris juſques dans ſa colere. Si nous en reſſentons donc aujourd’hui les plus funeſtes effets, ſi nous éprouvons combien il eſt terrible de tomber entre les mains d’un Dieu en courroux, ſi nous avons le malheur de ſervir d’exemple à nos voiſins & à toutes les Nations, n’en cherchons point la cauſe hors de nous. Envelopés dans les ombres de la mort, voyons-en les aproches avec ſoumiſſion, beniſſons la main qui nous frape, adorons ſans murmure la rigueur & la juſtice de ſes jugemens. Tout le ſecours qui nous peut venir de la part des hommes eſt vain & inutile : nous le ſçavons. A qui donc dans des circonſtances auſſi terribles que celles où nous nous trouvons, pouvons-nous avoir recours, pour apaiſer la colere du Seigneur, & obtenir une guériſon que nous ne devons attendre que de lui ſeul, ſi ce n’eſt au divin Sauveur de nos ames, nôtre Mediateur auprès du Pere Celeſte ? Il eſt toûjours prêt à nous écouter, il peut quand il le jugera à propos faire ceſſer les tribulations ſous le poids deſquelles nous gémiſſons, ſa bonté eſt mille fois plus grande que nôtre malice, il ne veut point la mort du Pécheur, mais ſa converſion & ſa vie. Proſternez donc à ſes pieds avec le ſac & la cendre, implorons ſa miſericorde, & tâchons par nôtre ſincere & prompt repentir, de toucher de compaſſion pour nous ſon cœur adorable qui a aimé les hommes, même ingrats & pécheurs, juſques à s’épuiſer & ſe conſumer pour leur témoigner ſon amour : ſi nous nous adreſſons à lui avec des cœurs veritablement contrits & humiliés, attendons avec confiance que nous n’en ſerons point rejettés, & que dans ce Dieu fait Homme, ſource inépuiſable de toutes les graces, nous trouverons un remede prompt & aſſûré à tous nos maux & la fin de nos malheurs. C’eſt en ſon Nom que nous devons prier, ſi nous voulons obtenir l’effet de nos demandes, en ſon Nom, & par la force & la vertu de ſon St. Nom s’operent les plus grands prodiges.

A ces Cauſes, en vûë d’apaiſer la juſte colere de Dieu, & de faire ceſſer le redoutable fleau, qui déſole un Troupeau qui nous fût toûjours ſi cher, pour faire honorer Jeſus-Chriſt dans le Très-Saint Sacrement, pour reparer les outrages qui lui ont été faits par les indignes & ſacrileges Communions, & les irreverences qu’il ſouffre dans ce Miſtere de ſon amour pour les hommes, pour le faire aimer de tous les Fidéles commis à nos ſoins ; enfin en reparation de tous les crimes qui ont attiré ſur nous la vengeance du Ciel, nous avons établi & établiſſons dans tout nôtre Dioceſe la Fête du ſacré Cœur de Jeſus, qui ſera déſormais celebrée tous les ans le premier Vendredi qui ſuit immédiatement l’Octave du Très-Saint Sacrement, jour auquel elle eſt déja fixée dans pluſieurs Dioceſes de ce Royaume, & nous en faiſons une Fête d’obligation, que nous voulons être fêtée dans tout nôtre Dioceſe, permettant que ce jour-là le Très-Saint Sacrement ſoit expoſé tous les ans dans toutes les Egliſes des Parroiſſes de cette Ville & du reſte de nôtre Dioceſe, dans toutes celles des Quartiers du Terroir de Marſeille, comme auſſi dans toutes celles de toutes les Communautés Seculieres & Regulieres de tout nôtre Dioceſe, Nous reſervant cependant à l’égard des Communautés ſeulement, d’en donner auparavant la permiſſion par écrit, ſelon l’uſage. Nous ordonnons pareillement aux mêmes fins & aux mêmes intentions que déſormais la Fête du Saint Nom de Jeſus ſoit celebrée & fêtée également dans tout nôtre Dioceſe le quatorziéme jour du mois de Janvier avec les mêmes ſolemnités que celle du Cœur de Jeſus, donnant la même permiſſion pour l’expoſition du Très-Saint Sacrement. Voulant que l’Office propre compoſé pour ces deux Fêtes, & que nous fairons inceſſamment imprimer par nôtre Imprimeur ordinaire, ſoit double de ſeconde Claſſe dans nôtre Dioceſe, & recité par tous ceux qui y ſont obligés à dire l’Office Divin, & que l’on y diſe pareillement la Meſſe propre de l’une & de l’autre Fête, que l’on trouvera auſſi chez nôtre Imprimeur, le tout à commencer dès l’année prochaine 1721. Nous exhortons tous les Chapitres, Curés, Vicaires, Superieurs & Superieures des Communautés de nôtre Dioceſe d’entrer dans nos vûës & dans l’eſprit qui nous a fait établir ces deux nouvelles Fêtes, & de les celebrer avec le plus de ſolemnité qui leur ſera poſſible ; à quoi ſi le Seigneur par ſa miſericorde continuë de nous préſerver du danger où nous ſommes expoſés, Nous contribuerons de tout nôtre pouvoir. Nous enjoignons enfin à tous les Curés ou Vicaires de nôtre Dioceſe, de faire connoître à leurs Parroiſſiens, de quelle utilité eſt pour eux une dévotion auſſi ſolide & auſſi agréable à Dieu que l’eſt celle du ſacré Cœur, & du ſaint Nom de Jeſus ; puiſqu’honorer le Cœur & le Nom de Jeſus-Chriſt, c’eſt honorer la perſonne elle-même de l’adorable Sauveur de nos ames, auquel nous conſacrons en ce jour nôtre Dioceſe d’une maniere particuliere, exhortant chaque Fidéle en particulier de conſacrer inceſſamment ſon cœur, & de le dévoüer entierement à celui de Jeſus.

Heureux & mille fois heureux les Peuples qui par leur éloignement pour les nouveautés prophanes, par leur attachement inviolable à l’ancienne & ſaine Doctrine, par leur humble & parfaite ſoumiſſion à toutes les déciſions de l’Egliſe Epouſe de Jeſus-Chriſt, par la regularité & par la ſainteté de leur vie, ſeront trouvés ſelon le Cœur de Jeſus, & dont les noms ſeront écrits dans ce Cœur adorable ! Il ſera leur guide dans les routes dangereuſes de ce monde, leur conſolation dans leurs miſere, leur azile dans les perſecutions, leur défenſeur contre les portes de l’Enfer ; & leurs noms ne ſeront jamais effacés du Livre de vie. Et ſera nôtre preſent Mandement envoyé & affiché par tout où beſoin ſera, lû & publié au Prône des Meſſes de Parroiſſes le plûtôt qu’il ſera poſſible, & les deux Dimanches de l’année prochaine qui précederont les deux Fêtes que nous venons d’établir. Donné à Marſeille le 22. Octobre 1720.

HENRY Evêque de Marſeille.

Par Monſeigneur.
Violet Secret.