Aller au contenu

Relation historique de la peste de Marseille en 1720/21

La bibliothèque libre.
 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 357-369).
Chapitre XXI


CHAPITRE XXI.


Quatriéme & dernier periode de la Peſte. Medecins envoïés dans le Terroir.



NOus voicy arrivés au dernier periode de la maladie, & à la fin de nos malheurs. La Ville a bien déja repris un aſpect plus agréable ; on commence à voir du monde dans les Ruës, les aproches de l’hyver en font revenir quelques-uns de la Campagne, la neceſſité des affaires rapelle les autres ; mais cependant la mortalité a laiſſé un vuide affreux dans la Ville ; ce n’eſt pas tant la crainte du mal qui empêche le monde de ſortir que la ſolitude de nos Ruës & des places publiques. Car dans ce dernier periode qui comprend le mois de Decembre & de Janvier de la nouvelle Année, à peine tomboit-il cinq ou ſix malades par Semaine. La conſternation cependant où nous ont laiſſé tant de calamités, eſt encore bien grande, & perſonne ne ſe réjoüit encore que ceux à qui une folle paſſion pour le mariage, a fait oublier les maux qu’ils viennent d’eſſuyer, & le danger dont ils ſont réchapés.

Les Hôpitaux commencent auſſi d’être un peu au large, & on commence même d’en diminuer le nombre. Dès la fin de Novembre on avoit détruit ceux des Convaleſcens & de Rive-neufve, & on avoit tranſporté le reſte des malades, qui s’y trouvoient dans celuy du Mail. Il n’a pas été poſſible d’avoir un état de cet Hôpital des Convaleſcens, nous avons déja dit qu’il a toûjours été dans une confuſion, qui n’a pas permis d’en ſavoir aucun détail : celuy de Rive-neufve n’étant que pour ce quartier, n’étoit pas d’une conſideration à meriter qu’on en donne l’état, n’y aïant gueres eu au delà de cent malades. Il ne reſta donc plus que deux Hôpitaux celuy du Mail, & la Charité. Dans celuy-cy on reçeut en Decembre 153. malades, on en perdit 85. & il en ſortit 86. Convaleſcens : enſorte qu’il n’y reſta plus que 225. malades. Dans celuy du Mail il entra ce même mois 40. malades de la Ville & 63. du Terroir en tout 103. & il en mourut 58. de la Ville, & 37. du Terroir en tout 95. par où l’on voit que la maladie avoit fort diminué dans la Ville, mais qu’elle continuoit dans le Terroir.

Le calme de la maladie excita encore plus l’ardeur du Peuple pour entendre la Meſſe. Le déreglement dont nous avons parlé, n’étoit pas ſi general qu’il n’y eut encore des ames fidelles, qui ne ſe laiſſoient point entrainer au Torrent de la corruption ; & qui touchés de leur malheur, & de celuy des autres, ne penſoient qu’à fléchir la colere du ciel par une ſincere converſion & par de ferventes prieres ; qui enfin perſuadées que la Meſſe eſt la plus efficace de toutes, marquoient un grand empreſſement d’aſſiſter à ce ſaint Sacrifice. Mr. l’Evêque ne crût pas devoir differer davantage de contenter la devotion des fidelles. Tout l’invitoit à s’y rendre, ſon zele pour la gloire de Dieu, & le ſalut des ames, les empreſſemens du Peuple, le calme de la maladie, la liberté & la ſureté de la communication, à laquelle les Habitans commençoient de s’accoûtumer. Preſſé par ces puiſſants motifs, il fit une Ordonnance le 6. Decembre par laquelle il regla que l’on dreſſeroit un Autel à la porte des Egliſes, où l’on diroit tous les jours une Méfié par tout à la même heure qu’il aſſigna ; afin que par-là, le Peuple étant plus diſperſé, la communication fut moins dangereuſe. On diſoit les autres Meſſes dans l’interieur des Egliſes portes fermées, & pour donner la conſolation de l’entendre à ceux, que la crainte du mal retenoit encore dans leurs maiſons : on avoit ſoin de les avertir par un ſignal de cloche, qui marquoit les differentes parties de la Meſſe. On ne ſauroit pouſſer plus loin l’attention pour contenter la pieté des fidelles. Une ſemblable Ordonnance fut renduë le 13. du même mois pour les Egliſes de la Campagne, où il y avoit encore bien du monde, & cet ordre a été continué tous les mois ſuivans.

Lorſque la Ville commençoit à être tranquille, la Campagne étoit encore dans le trouble ; les Medecins de Marſeille, qui ont toûjours eû fort à cœur le ſalut de leurs Compatriotes, ſe trouvant oiſifs comme tous les autres par le grand nombre de Medecins, & par le peu de malades qu’il y avoit dans la Ville, & voyant ceux de la Campagne denués de tout ſecours, préſenterent un Mémoire dans lequel ils propoſoient les moïens de les ſecourir, s’offrant eux-mêmes pour cela. Un projet ſi conforme aux intentions d’un Commandant, qui travailloit avec tant de ſuccès à prévenir tout ce qui pouvoit entretenir le mal, ne pouvoit pas manquer d’en être bien receu ; il en ordonna l’execution ; & pour cela on diviſa tout ce Terroir en quatre parties, à chacune deſquelles on deſtina un Medecin, un Chirurgien & un Garçon, & les Medecins de la Ville furent chargés de cet employ. Ils partoient tous les matins, & revenoient le ſoir coucher à la Ville ; ils portoient avec eux les remedes neceſſaires qu’ils diſtribuoient eux-mêmes aux malades ; comme le Terroir de Marſeille eſt vaſte, ils alloient à Cheval chacun dans ſon Département accompagné de ſon Chirurgien & du Garçon, qu’il envoïoit quelque-fois d’un côté d’autre, ſuivant les beſoins des malades. Ils commencerent ce pénible exercice vers la mi-Decembre, & le continuerent tous les mois ſuivans juſques à la fin du mal. Les Capitaines des quartiers du Terroir recevoient des Commiſſaires, les rôles des malades de leur Département, les remettoient tous les jours aux Medecins, qui ſur ces rôles alloient viſiter les malades dans les Baſtides & par-tout où ils étoient appellés ; car l’ordre n’étoit pas moins éxact à la Campagne que dans la Ville, & le Commandant y avoit ſi bien reglé toutes choſes, que ce Peuple diſperſé dans une vaſte Campagne gardoit la même police, que s’il avoit été raſſemblé dans une même enceinte.

Les Medecins trouverent dans ces Baſtides les mêmes déſolations qu’ils avoient déja vûës dans la Ville ; c’eſt là qu’ils virent : tout ce que la miſere, la frayeur, & l’abandonnement ont de plus triſte & de plus rebutant ; ils trouvoient la pluſpart de ces malades rélegués dans des Etables, dans les Greniers à foin, & dans les endroits les plus ſales ; Pluſieurs couchés ſur la dure, d’autres abandonnés dans des grottes & dans des lieux écartés hors de la portée de tout ſecours. Tantôt c’étoit toute une famille languiſſante du même mal ſans pouvoir ſe ſecourir l’un l’autre ; Tantôt c’étoit un Pere qui avoit ſecouru ſa femme & ſes enfans, & avoit rendu à tous le dernier devoir, & qui ſe voyoit luy-même privé de l’un & de l’autre, ou bien une Mere autant accablée de l’affliction de ſe voir ſeule, que de la violence de ſon mal ; Tantôt enfin c’étoit des petits enfans, reſtes infortunés d’une nombreuſe famille entierement éteinte, qui ne leur a laiſſé pour tout héritage que la cruelle maladie, qui l’a faite périr ; Mais ne réveillons plus ces triſtes idées, laiſſons les imaginer par tout ce que nous en avons dit cy-deſſus. Nous remarquerons ſeulement qu’il falloit que ces Medecins fuſſent animés d’un zele bien vif & bien charitable, pour courir ainſi la campagne dans la ſaiſon de l’année la plus rigoureuſe, expoſés à toutes les injures de l’air, à la vûë des plus affreuſes miſeres, aux travaux les plus rudes & les moins agréables. La Terreur étoit ſi grande dans ces Baſtides, qu’on ne leur donnoit aucune retraite, on n’oſoit pas ſeulement les approcher, ils étoient obligés de porter avec eux de l’avoine pour leur Chevaux, & de quoy faire leur halte, obligés de la faire en raſe campagne ; heureux quand on leur ouvroit une Ecurie pour retraître. Ce ſont pourtant là ces Medecins contre leſquels on a formé de ſi indignes ſoupçons, & qu’on a oſé accuſer d’inaction.

Comme on fait par tradition que dans le Levant la peſte finit ordinairement au ſolſtice d’Eté, c’eſt-à-dire, vers la ſaint Jean, on s’attendoit que celle-cy, qui avoit commencé en ce temps-là finiroit auſſi au ſolſtice d’hyver, c’eſt-à-diſe vers la Noël ; D’autant mieux que l’on voit ſouvent les conſtitutions des maladies épidemiques ou populaires ſuivre les revolutions des ſaiſons, qui vont ordinairement d’un équinoxe ou d’un ſolſtice à l’autre. La nôtre a ſuivi à peu près le même cours. Nous pouvons aſſurer qu’il n’a paru que très peu de malades dans le reſte de ce periode, qui a duré juſques à la fin de Janvier. Cependant on ne peut pas dire qu’il ait fini tout-à-fait au ſolſtice d’hyver, puiſqu’après ce temps-là il tomba encore quelques nouveaux malades, & qu’il y en avoit encore beaucoup à la campagne. On paſſa les fêtes de la Noël ſans pouvoir les ſolemniſer par les exercices de Religion ordinaires ; Il fallut ſe contenter d’entendre une Meſſe baffe, que l’on continuoit de dire à la porte des Egliſes. Mr. l’Evêque n’oublioit pas de réveiller de temps en temps la pieté des fidelles par tous les actes de Religion, que la conjoncture du temps luy permettoit. Le dernier jour de l’année il fit une proceſſion au tour des Ramparts portant le ſaint Sacrement, & precedé du reſte de ſon Clergé, que le mal avoit épargné ; Il donnoit la benediction aux portes de la Ville, & dans les endroits où étoient les foſſes pour attirer la miſericorde du Seigneur ſur nous, & ſur ces infortunés Defuncts, que cette calamité avoit privé de la ſepulture Eccleſiaſtique. Le Peuple édifié de la pieté de ſon Paſteur témoignoit beaucoup d’empreſſement à le ſuivre dans cette proceſſion, & ce ne fut qu’avec peine qu’on le retint par des Soldats, qui ſuivoient la proceſſion avec une modeſtie tout-à-fait édifiante.

Enfin la nouvelle année 1721[1]. commença ſans faire ceſſer la conſternation publique, on ne vit point les Amis & les Parents ſe renouveller par des viſites réciproques, les marques d’amitié & de trendreſſe, qu’ils avoient accoutumé de ſe donner le premier jour de l’an, & toute cette cérémonie d’amitié ſe reduiſit à le ſouhaiter en Ruë, à meſure que l’on ſe rencontroit, une année plus heureuſe que la précedente. Il ſembloit même que l’on pouvoit ſe le promettre ; Car il n’y avoit preſque plus de malades dans la Ville : ce qui paroitra encore mieux par l’état des Hôpitaux, qui diminuoit conſiderablement d’un mois à l’autre. En effet dans celuy de la charité on ne receut en tout Janvier que 113. malades, il en mourut 53. & il en ſortit 115. Convaleſcents. Dans l’Hôpital du Mail on receut en Janvier 41. malades de la Ville, & 165. du Terroir, en tout 206. Il en mourut en ce même mois des premiers 17. & des ſeconds 73. en tout 90. Car dès ce temps-là on commençoit à faire tranſporter dans l’Hôpital du Mail tous les malades de la campagne, où le mal faiſoit encore bien du ravage : ce qui n’étoit pas d’un petit embarras, & pour les Commiſſaires du Terroir, & pour ceux qui commandent dans la Ville, où le mal diminuoit à vûë d’œil. Car on ne voit plus tomber les malades que de loin en loin, encore ce ne ſont que de petites gens, que la pauvreté ou l’avarice porte à ſe ſervir des hardes infectées, ou qui par imprudence entrent dans des maiſons encore ſuſpectes.

On commençoit donc à ſe raſſurer, lorſqu’un nouveau malade qui tomba le 15. Janvier, & en qui on ne pouvoit ſoupçonner rien de ſemblable troubla toute la Ville ; Ce fut la femme d’un Medecin, qui étoit un des quatres deſtinés à viſiter les malades de la Campagne, & ce qui effraïa davantage ce fut la mort prompte de cette femme en 24. heures, & la chûte de ſon fils le même jour, qui étoit l’unique qui luy reſtoit. Tout le monde fut touché du malheur de ce Medecin, qui avoit déja eſſuyé luy-même diverſes atteintes du mal, & perdu le reſte de ſa famille dans le mois de Septembre. A tous ces chagrins, on ajoûta encore celuy de l’enfermer en Quarantaine dans ſa maiſon après la mort de ſa femme, & de l’y laiſſer pendant 40. jours en proye à ſa douleur, & à tous les objets qui la renouvelloient. On crût aparemment ſa communication plus dangereuſe quand il traittoit ſon fils malade chès luy, que quand il viſitoit 30. ou 40. malades par jour à la Ville ou à la Campagne ; Plus dangereuſe encore que celle des autres Medecins & Chirurgiens, de ceux-même des Hôpitaux, qui étoient libres dans la Ville : ou bien peut-être voulut-on qu’il donna luy-même l’exemple de cette ſevere police, qu’il avoit inſpiré aux Magiſtrats dès le commencement de la contagion, & qui avoit été ſi peu ſuivie juſqu’alors. Un homme cependant qui avoit ſi bien ſervi ſa Patrie, ſembloit meriter d’autres égards. Cette maladie n’eut pourtant d’autre ſuite, & on ne vît preſque plus de malades de conſideration dans la Ville. Ce dernier periode finit fort tranquillement. Le calme dont on avoit joüi pendant ces deux derniers mois, avoit donné le temps aux Medecins de faire imprimer leurs Ouvrages, & aux Magiſtrats de travailler à la deſinfection des maiſons & des Egliſes ; Nous allons rendre compte de l’un & de l’autre.


  1. 1721.