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Restaurateurs et Restaurés/09

La bibliothèque libre.
A. Le Chevalier (p. 101-108).


LES FOURCHETTES EN FER.



Après l’argenterie, nous sommes passés au couvert en Ruolz ; nous voici maintenant arrivés à la fourchette en fer.

Abordons les cuisines populaires et prenons place sur ces bancs devant la table en bois du cabaret.

Ramponeau. — Cet aïeul de tous les bouchons parisiens a, depuis cinq ans, subi sa troisième transformation. — Après la célèbre buvette, à l’enseigne du « Tambour-Royal », où les marquises venaient, dit-on, en partie fine, la Révolution avait fait de Ramponeau un établissement uniquement populaire où, pendant soixante-dix années, les buveurs vinrent par fournées de douze à quinze cents.

En cet heureux temps du vin à 4 sous, la consommation s’évaluait à quarante-deux mille litres de vin, soixante veaux, cinquante moutons et quatre bœufs… par semaine !

Les barrières, en se reculant, ont fait de Ramponeau un citadin soumis aux droits de l’octroi, qui lui avaient été toujours inconnus. De là le renchérissement des denrées, qu’il a fallu compenser par un peu plus de confortable, ce qui a fait disparaître le cachet de l’ancien cabaret.

Il est pourtant une heure où l’antique Ramponeau reparaît. De ses anciens usages, la maison a conservé la tournée du matin. À l’heure matinale, elle débite encore quatre-vingts litres d’eau-de-vie et six cents litres de vin blanc aux clients qui viennent tuer le ver avant de se rendre au travail.

La Californie de la barrière du Maine. — Inclinez-vous devant cette gigantesque cuisine qui, par mois, débite quatre-vingts bœufs, quatre cents moutons, plus de trois cents veaux et environ deux mille lapins.

Si vous êtes rêveur, fuyez la Californie à l’heure où les dix-sept ou dix-huit cents mangeurs viennent s’y attabler dans ses immenses salles. On crie, on hurle, on chante, et à ce tonnerre de quinze cents voix se joignent les glapissements et le beuglement des musiciens ou chanteurs ambulants qui, au fort du service, viennent tenter la recette et font entendre à la fois vingt airs différents. C’est épouvantable de vacarme et de mouvement !

Chaque client doit aller demander son plat au comptoir de la cuisine, qui le lui délivre contre payement immédiat, en y ajoutant un couteau et une fourchette. Les garçons placés dans la salle n’ont qu’à servir le vin, qui se distribue par brocs de diverses mesures, moyen d’empêcher les pratiques de se casser les bouteilles sur la tête. — Il paraît qu’on se jette pourtant les verres à la face, car en dix ans la Californie a acheté près de soixante-huit mille douzaines de verres !

De sept heures à midi et de quatre à neuf heures du soir, le comptoir de la cuisine délivre (viandes ou légumes) par jour, environ neuf mille cinq cents portions de 20 à 30 centimes.

De rudes mangeurs n’est-ce pas ? — Et cependant, si bien qu’ils nettoient les plats, vous verrez encore, à l’heure du service, de pauvres diables qui, la poche vide et l’estomac creux, se tiennent debout près des tables et guettent les assiettes où quelque dîneur aura laissé des bribes de viande. Ils se précipitent souvent à cinq ou six à la fois sur un os abandonné. — C’est le côté navrant du curieux spectacle de la Californie.

Chaque matin le propriétaire de l’établissement fait distribuer cinq cents soupes aux pauvres.

Richefeu. — Voisin et rival de la Californie, Richefeu a pourtant une supériorité sur son concurrent. Tandis que la Californie, entre ses deux services, se repose de midi à quatre heures, Richefeu est encore en pleine activité, car c’est le moment du deuil en goguette. Le voisinage du cimetière Montparnasse profite à Richefeu, qui a la réputation des bons lapins sautés au retour de l’enterrement ! À la clientèle ouvrière du matin succède donc le public du lapin sauté. Les enterreurs pauvres vont, à côté, à la renommée de la bonne galette, acheter leurs cinq ou six livres de pâte ferme, qu’ils arrivent manger chez Richefeu, en lui buvant ses petits brocs de vin.

L’établissement Richefeu a trois étages et trois physionomies. — Plus on monte, mieux on est.

En bas, vous trouvez le public, le tapage, les prix et le mouvement de la Californie. Le client va lui-même à la cuisine chercher sa portion, qu’il mange sur une table à toile cirée.

Au premier étage, les tables ont des nappes ; les plats se payent 20 centimes en plus, mais on est servi par des bonnes.

À l’étage supérieur, beau linge et argenterie, carte et cuisine d’un restaurant de second ordre, et le service est fait par des garçons.

Contentons-nous d’avoir esquissé ces trois principaux des cabarets de barrière.