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Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch1

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 7-14).
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CHAPITRE I

Le fermier et son ami le capitaine. – La famille Mayburn. – Projet d’un voyage aux grandes Indes. — Les orphelins de Wendon. – Ruth la maladroite. — La proposition de Jack.


« Je viens vous demander un conseil, mon cher O’Brien, » dit un matin Max Mayburn à son voisin malade.

Je dirai tout de suite que Max Mayburn était un de ces riches fermiers qui se livrent par goût à l’agriculture dans le Royaume-Uni, et n’en ont pas moins reçu une très belle éducation.

« Oui, mon cher voisin, ajouta-t-il, je suis le plus infortuné des hommes. Tout ce que je vois, tout ce que je touche chez moi, me rappelle la perte douloureuse de ma pauvre femme. N’était-elle pas l’âme de la maison, la directrice de la famille, mon guide, mon soutien sur la terre ? Me voilà seul, et je me sens désormais incapable d’accomplir la tâche que Dieu m’a laissée ici-bas.

— Il n’y a qu’un seul remède à la douleur que vous éprouvez, mon ami, répondit O’Brien, c’est de vous raidir contre vos souvenirs et d’accomplir vos devoirs de père de famille.

— Je me sens incapable de cela, répliqua Max Mayburn ma santé est profondément altérée, ma vue s’est affaiblie à force de pleurer. Je ne donne plus mes soins habituels aux travaux de la ferme ; je n’ai plus le moindre plaisir à instruire mes enfants ; la lecture elle-même, que j’aimais tant, m’est profondément indifférente à cette heure.

– Allons ! allons ! secouez cette torpeur, mon bon voisin ; avec le temps toutes les blessures se ferment. Vous êtes jeune, vous avez des enfants qui méritent votre affection ; résistez, au lieu de céder à ce fâcheux état d’esprit songez à eux, et vous deviendrez peu à peu fort contre votre douleur, avec laquelle vous savez, du reste, que je sympathise. Tel est le conseil que vous donne un pauvre soldat qui n’a pour lui que sa vieille expérience de la vie terrestre.

— Hélas ! je voudrais faire ce que vous me conseillez ; mais je n’en ai pas la force.

— Vous vous trompez, voisin ; je connais mieux que vous votre énergie. Lorsque vous le voulez, rien ne vous est difficile ; le froid, le vent, la pluie, vous ne craignez rien. Ne vous ai-je pas vu, certain mois de mars, par un temps affreux, vous jeter dans un marécage pour… ?

— Pour dénicher les œufs d’un grèbe cornu, que je voulais faire couver afin d’obtenir des petits destinés à orner le jardin de mon cottage.

— Allons ! mon ami, puisque dans un but aussi futile que celui-là vous avez risqué d’attraper une bonne fluxion de poitrine, vous pouvez bien réagir sur vous-même. Jetez-vous dans l’action ; reprenez les travaux de votre ferme ; ne négligez plus vos enfants. Pensez à eux ; c’est la meilleure manière, vous ne le nierez pas, d’être fidèle au souvenir de celle qui n’est plus. Quand j’étais capitaine, je m’occupais tous les jours de mes soldats, et je ne me sentais jamais plus satisfait que quand je savais que ma compagnie se portait à merveille. Si mistress Mayburn était votre bon ange, elle vous a laissé sa fille Marguerite, qui s’efforcera de la remplacer. Allez la retrouver, cher ami, et vous vous apercevrez bientôt que la vie ne doit plus vous être odieuse.

— Cela peut être, répondit Max Mayburn mais je ne trouverai pas l’oubli de mes chagrins en ce pays. Je songe à m’éloigner de l’Angleterre et à me rendre dans un pays distant, afin de coloniser et me livrer à mes goûts pour l’étude de l’histoire naturelle. Je choisirais volontiers les grandes Indes ou les provinces du sud de l’Australie.

— Faites cela, si vous le jugez à propos ; mais, croyez-moi, attendez un ou deux mois pour prendre cette résolution il ne faut pas se hâter en pareille occurrence. D’ailleurs, je sens que je vais bientôt quitter la terre, et je voudrais que ce fût vous qui me rendissiez les derniers devoirs. Oh ! ne soyez pas ému à ces paroles, mon cher Mayburn. Je sais que mes jours sont comptés ; mes blessures se sont rouvertes, et c’est un mauvais signe, comme me l’a dit hier le docteur. Quand je ne serai plus, veuillez prendre avec vous mon fils, un bon cœur, je vous assure, quoique un peu turbulent. Marguerite voudra bien se charger de son éducation. Je me confie à Dieu pour qu’il suggère à mon enfant la volonté de suivre une carrière honorable. Je ne lui laisse pas de fortune, vous le savez, car ma pension de retraite était ma seule ressource ; aussi mon fils sera-t-il forcé de travailler pour se tirer d’affaire. Le Ciel l’aidera, et vous le guiderez. Au revoir, mon ami ; vous le voyez, vous allez avoir plus à faire encore en ce monde que vous ne l’aviez prévu. »

Max Mayburn se retira tout pensif ; les paroles de son ami mourant produisirent un excellent effet sur lui, et il éprouva un véritable remords d’avoir été si faible.

Cette énergie factice ne dura malheureusement pas longtemps. Le capitaine O’Brien mourut, et quand cet ami ne fut plus là pour réconforter Mayburn, celui-ci retomba dans sa torpeur intellectuelle.

Un jour cependant Max Mayburn prit une ferme résolution. Il écrivit à lord S…, dont il était le fermier, de vouloir bien lui rendre sa liberté.

La fille de Max Mayburn, Marguerite, avait atteint sa seizième année. Sa bonne mère avait développé chez elle une prudence et un bon sens naturels qui en faisaient une jeune fille digne d’être distinguée entre beaucoup d’autres.

À côté d’elle vivait dans la maison son frère, l’aîné des garçons, nommé Arthur, plus jeune d’un an que Marguerite, et dont le caractère ressemblait fort à celui de cette chère sœur.

Le troisième enfant était Hugues Mayburn, entrant dans sa treizième année ; eu égard à son jeune âge, il n’était pas aussi sérieux que son frère et sa sœur ; mais, plein de franchise, incapable de se laisser tenter par les mirages d’un monde méchant, il possédait toutes les qualités d’un cœur honnête et loyal.

Le fils du capitaine O’Brien, confié par son père à son ami Mayburn, était, à vrai dire, la charge la plus lourde de la famille ; non point qu’il eût de méchants instincts, mais parce qu’il était turbulent, audacieux, indépendant et toujours prêt à désobéir. C’est à cause de ces défauts que le bon fermier se lamentait d’avoir assumé une pareille responsabilité mais il avait promis à O’Brien, sur son lit de mort, de remplir les fonctions de père auprès de son enfant Gérald, et à cette heure il tremblait de se trouver incapable d’atteindre le but proposé.

« Marguerite, dit un jour Max Mayburn à sa fille, tu voudras bien ne jamais perdre de vue Gérald quand je serai obligé de m’absenter. J’éprouve la crainte de le voir décrocher les cloches de l’église, lorsqu’il grimpe le long des murailles pour dénicher les œufs de corneilles ; ou bien je tremble qu’il n’ait les yeux crevés par les paons dont il aurait voulu arracher la plume dans le parc de Moore-Abbey.

— Excusez-moi, cher père, mais vous êtes bien un peu coupable dans tout ceci. N’est-ce pas vous qui l’avez initié au goût de l’ornithologie ?

— Que dis-tu là, chère enfant ? Mais Gérald n’a pas la moindre vocation. Il sait à peine distinguer un corbeau d’une colombe, et il lui serait impossible de nous expliquer à quelle famille appartiennent ces « freux » auxquels il a déclaré la guerre. Qui plus est, je vois avec chagrin qu’il entraîne dans cette école buissonnière mon cher fils Hugues. Pauvre Gérald ! je le crois incapable de la moindre application et de la plus légère persévérance.

— Heureusement que notre frère adoptif n’est point un paresseux, répondit Marguerite à son père. Il faut espérer qu’avec l’âge le brave garçon acquerra du sérieux, qu’il saura apprécier la nécessité d’étudier et d’apprendre à fond l’histoire naturelle, sous votre habile direction.

— Mais que vais-je faire de cet enfant, si je m’éloigne de l’Angleterre, comme j’en ai le projet ? Et vous-mêmes, chers enfants, toi et tes frères, ai-je le droit de vous exposer aux dangers de la mer et de la vie aventureuse.

— Comment, cher père, pourriez-vous songer à partir sans nous emmener avec vous ? Jamais nous ne consentirionsà nous séparer de vous. Si le départ que vous projetez a lieu, tous nous quitterons l’Angleterre en votre compagnie. Gérald est devenu notre frère depuis la mort du bon capitaine O’Brien, votre ami ; il sera des nôtres. Si mes frères manifestent déjà le plaisir très vif qu’ils aimeraient à voyager, moi, cher père, je vous avouerai que je serais heureuse de voir de près les pays lointains que je ne connais que par les livres où il en est question.

Puisqu’il est bien décidé, mon enfant, que vous voulez tous me suivre du sol natal, j’espère que vous ne perdrez point des yeux, pendant le voyage, ce pauvre Gérald, qui me donne le plus grand souci. »

Il n’y avait plus à en douter, la résolution de Max Mayburn était bien prise. Il songeait plus que jamais à quitter le Royaume-Uni. Marguerite, assistée de la vieille Jenny Wilson, la servante dévouée de Mayburn, prépara toutes les choses indispensables à une émigration, et quand lord S. écrivit à son fermier pour lui annoncer qu’il acceptait ses propositions, qu’il avait vérifié et reconnu ses comptes pour exacts et lui rendait sa liberté, tout en regrettant de se séparer de lui, on eût pu se mettre en route le soir même, non cependant sans avoir présidé à la vente des meubles inutiles. C’était là tout ce qui restait à faire avant de quitter le pays.

« Ne croyez pas que je vous laisse partir ainsi, disait le soir même la vieille bonne Jenny Wilson à sa jeune maîtresse. C’est moi qui vous ai toujours soignée, et je ne me séparerai point de vous. Où vous irez j’irai, votre père vous conduisît-il au milieu des sauvages !

— Telle n’est pas son intention, ma bonne Jenny. Je crois que nous nous rendrons dans un pays où il y a plus d’Anglais que de fils de Cham.

— Vous savez cela mieux que moi, et je me confie à vous. Mais, Mademoiselle, que vont devenir tous les ouvriers de la ferme, qui étaient si dévoués à votre père, des gens qui vous ont vue naître, qui ont pleuré sur la tombe de votre pauvre mère et qui se mettraient au feu pour vous tous ?

— Mon père les recommandera à son successeur, qui, à ce qu’il paraît, est un excellent homme.

— Très bien ! mais jamais Ruth et Jack Martin ne voudront rester ici, si vous vous éloignez.

— C’est vrai, ma chère Jenny ; j’oubliais presque ces deux excellents cœurs. »

Ruth et Jack Martin, dont parlait Jenny, avaient été rencontrés, certain jour d’hiver, dans une ruelle du village de Wendon, exposés, le long d’une haie, au froid d’une nuit orageuse, cramponnés sur les cadavres de leur père et de leur mère, morts de faim et de misère. Un passant avait été attiré par les cris de ces deux petits malheureux : il avait appelé les gens de la maison la plus proche à son aide, et l’on avait pris immédiatement soin de ces infortunés. Lorsque ces enfants, réconfortés et réchauffés, purent raconter leur histoire, on apprit d’eux que leur mère, une bohémienne, avait quitté sa tribu pour épouser un ouvrier de chemin de fer ; que cet homme, adonné au vice de l’ivrognerie, après avoir perdu un bras, grâce à un accident causé par sa négligence, avait été renvoyé et s’était livré au vagabondage et à la mendicité.

Hélas ! tous les jours ces malheureux cherchaient à se tirer d’affaire ; mais bien souvent, l’aumône faisant défaut, ils avaient eu à subir les tortures de faim.

Ruth et Jack déclaraient cependant que jamais leur mère ne leur avait laissé rien dérober sur la route, ou prononcer une parole qui ressemblât à un mensonge. Ils l’avaient bien souvent vue pleurer, lorsque son mari rentrait ivre au logis, blasphémant et proférant mille infamies, ayant les mains pleines d’argent, auquel la mère de ces deux malheureux refusait de toucher.

Enfin, certain soir, le père de Ruth et de Jack ayant été surpris par un accès de fièvre le long de la route qu’il arpentait avec sa femme et ses enfants, en quête d’aumônes, était allé se coucher près d’une meule de foin. Sa femme resta près de lui afin de le soigner, tandis que les enfants allaient mendier sur le chemin ou dans les fermes voisines quelques sous ou un morceau de pain. À son tour, la malheureuse bohémienne était tombée atteinte par le même mal qui terrassait son coupable mari. À ce moment-là, le vagabond avait fait des efforts surhumains pour se traîner vers la route conduisant au village de Wendon. Sa femme l’avait suivi à grand’peine ; mais, vaincus l’un et l’autre par la force de la maladie, ils avaient du s’asseoir sur le bord d’un fossé avant d’atteindre le village où on eut pu leur porter secours.

Une tempête de neige avait couvert d’un linceul le père et la mère de Ruth et de Jack.

Au point du jour, comme je l’ai raconté, on avait trouvé les deux enfants couchés sur les restes mortels de leurs parents.

Les orphelins furent donc recueillis avec la plus grande charité par les bons habitants de Wendon, qui s’empressèrent, les uns de leur offrir des vêtements chauds, les autres de leur apporter de la nourriture. Quelques jours après on les envoya à l’école communale, où l’instituteur prit un soin particulier de leur éducation.

Jack, l’aîné des deux, qui avait près de onze ans lors de la fin épouvantable de ses parents, se montra intelligent et très désireux d’acquérir du savoir. Trois ans lui suffirent pour qu’il devînt un excellent écolier digne d’être cité dans le pays, et trois ans après, sous la direction d’un menuisier, il devenait un des premiers ouvriers de sa profession.

Ruth était de deux ans plus jeune que son frère ; elle était, il faut l’avouer, moins intelligente que lui on la trouvait même rude et dépourvue du moindre instinct des soins indispensables dans la vie. La dernière dans la classe qu’elle fréquentait, elle reçut un jour l’affront d’être renvoyée, car on la trouvait incapable de jamais rien apprendre.

On la plaça alors en condition chez une vieille fille, qui ne tarda pas à se plaindre d’elle. Donnait-elle à Ruth des tasses à laver, celle-ci était assez maladroite pour les briser ; fallait-il allumer le feu, elle n’y parvenait point. Et cependant c’était une excellente fille, très attachée à son frère, très reconnaissante pour les soins qu’on avait eus d’elle dans la paroisse. Les femmes du village ne lui reprochaient qu’une seule chose, sa maladresse.

Max Mayburn, qui était moins sévère que les matrones de Wendon, résolut de la prendre à son service. Cette résolution remplit de joie le cœur de la jeune fille, et elle chercha, depuis ce moment, toutes les occasions de prouver à son maître et à sa famille la reconnaissance qu’elle ressentait à leur endroit.

Quelle ne fut donc pas sa désolation, lorsque sa jeune maîtresse lui apprit certain jour qu’elle allait quitter le pays avec son père et ses frères !

Le pauvre Jack devait être aussi informé de cette résolution, et éprouver autant de chagrin que sa sœur. J’ajouterai que, de leur côté, les jeunes Mayburn ne songeaient pas sans émotion au moment où ils diraient adieu à leur jeune camarade. N’était-ce pas lui qui façonnait pour eux des arcs, des flèches, des raquettes et tous les instruments de jeux recherchés par la jeunesse ?

Abandonner Jack était donc un regret de plus à ajouter aux autres. Lorsque Marguerite et ses deux frères se présentèrent à l’atelier, où le brave garçon travaillait à une paire de béquilles destinées à la vieille Nanny, qui avait recueilli les deux orphelins au moment de leur découverte près des cadavres de leurs parents, le brave garçon leur fit un cordial accueil.

« Vous me voyez, mademoiselle et messieurs Mayburn occupé à réparer une des maladresses de ma sœur. C’est elle qui avait laissé tomber les béquilles de notre excellente vieille. J’ai trouvé du bois parfait pour cette fabrication, et Nanny sera bien surprise lorsque je lui apporterai mon ouvrage.

— Tu es toujours bon, mon brave garçon, répliqua Marguerite, et chacun ici te rend justice ; personne ne voudrait te faire de la peine, et pourtant nous sommes forcés de t’apporter une mauvaise nouvelle.

— Serait-il arrivé quelque chose de fâcheux à M. Mayburn ?

— Non, non, continua la jeune fille.

— De quoi s’agit-il alors ?

— Nous venons t’annoncer notre départ. »

Ruth entrait en ce moment dans l’atelier pour voir son frère et lui dire ce qu’elle avait appris de ses jeunes maîtres. Elle se jeta dans les bras de Jack, et tous les deux se mirent à pleurer.

« Vous nous quittez ! est-ce bien vrai ? » demanda Jack.

Les trois enfants de Max Mayburn se contentèrent de remuer la tête en signe de confirmation.

« Eh bien ! je veux aller avec vous, continua le jeune menuisier.

— Tu ne peux pas abandonner ta sœur, répliqua Marguerite. Nous nous rendons dans un pays éloigné ; il nous faudra traverser l’Océan et d’autres mers lointaines, et, là où nous allons, les habitants ont des mœurs et un langage bien différents des nôtres.

— Ces gens-là ont-ils quatre jambes ? demanda inconsidérément la sœur de Jack.

— Non, ils se contentent d’en avoir deux, comme nous, répondit Hugues Mayburn. On nous assure que ces sauvages ne nous mangeront pas, c’est là l’essentiel ; seulement il est certain qu’ils ne sont pas du tout civilisés.

— Dans quel pays vous rendez-vous donc ? » s’enquit Jack.

Arthur lui expliqua alors quelles étaient les intentions de son père, et il ajouta qu’il regrettait fort de quitter Wendon, et de lui dire forcément, adieu, à lui et à sa sœur.

« Laissez-nous alors vous accompagner, Mademoiselle, dit Ruth. Nous travaillerons pour vous, Jack et moi. Personnellement, je déclare que si vous m’abandonnez ici, il m’arrivera malheur. Voyons, Jack, dis comme moi. N’est-ce pas que nous suivrons M. Mayburn et sa famille ? »

Le jeune homme allait répondre, quand miss Marguerite répliqua à Ruth.

« Si nous nous rendions seulement sur le continent anglais, nous vous emmènerions tous les deux ; mais vous ignorez que, pour entreprendre le long voyage projeté, il faut beaucoup d’argent. Le passage seul à bord des navires est d’un prix exorbitant. D’autre part, le pays vers lequel nous nous dirigeons est placé sous une zone terriblement chaude, et je crains bien, ma pauvre Ruth, que ton service ne soit pas là-bas plus satisfaisant qu’ici.

— Pardon, Mademoiselle, répliqua Jack, il me vient une idée. Voudriez-vous me dire le nom du navire à bord duquel vous allez vous embarquer ? Je prierai mon maître de me donner un certificat de bonne conduite, que j’irai présenter au capitaine du paquebot en lui demandant de payer mon passage et celui de ma sœur par mon travail à bord. Voyons, cela est convenu. Nous ne nous quitterons point. Une fois parvenus, là-bas, nous saurons bien vous être utiles, à vous et à M. Mayburn. »

Marguerite et ses frères se sentirent émus en entendant exprimer ces bons sentiments, et, quoique la fille de M. Mayburn comprit bien que Ruth ne remplirait jamais les conditions d’une bonne domestique, elle promit aux deux orphelins de faire part de leur intention à son père.

En revenant au logis, Marguerite et Arthur s’entretinrent du projet de Jack, et se dirent qu’il était en effet réalisable. Arthur était d’avis que, quand on arriverait à Calcutta, Jack lui serait d’une grande utilité, et qu’il pourrait là-bas, tout aussi bien qu’en Angleterre, gagner sa vie et celle de sa sœur.

« Oui, certainement, ajouta Hugues, mon avis est que ce brave garçon sera pour nous un excellent compagnon de voyage. Je suis sûr que papa consentira à ce projet, car Jack se mettra à ses ordres pour grimper aux arbres et prendre les œufs dans les nids. Qui plus est, ce brave garçon est d’une adresse telle, qu’il nous serait d’un immense secours si la Providence nous conduisait jamais dans une île déserte.

— Plaise à Dieu que nous ne nous trouvions jamais en pareille occurrence ajouta Arthur. Quoi qu’il en soit, je souhaite vivement que Jack soit des nôtres. Je n’en dirais pas autant de Ruth ; mais nous ne pouvons pas songer à séparer le frère et la sœur. Et pourtant, quand nous serons à bord, si elle vient avec nous, je craindrai toujours que, par sa faute, le navire n’éprouve une avarie et ne fasse naufrage. »

Sur ces paroles, Gérald O’Brien, qui avait rejoint ses amis et avait entendu leur conversation, les supplia de ne point songer à laisser Ruth à Wendon.

« Ses étourderies nous amuseront en route, fit-il. Sans compter celles que tu ajouteras aux siennes, répliqua Hugues. N’importe, Marguerite, tâche d’influencer notre père ; car il dira oui si tu l’y engages. Je vais aller cajoler Jenny Wilson pour qu’elle ne détourne pas son maître de la résolution qu’il aura prise après avoir causé avec toi. »

C’est ainsi qu’il fut décidé que Jack et Ruth seraient du voyage que la famille Mayburn allait entreprendre.

Il va sans dire que le chef de la famille consentit à ce que désiraient ses enfants, et que Jenny Wilson n’y trouva rien à redire.