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Revue Dramatique - Le Roi Lear à l’Odéon

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Revue Dramatique - Le Roi Lear à l’Odéon
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 223-236).
REVUE DRAMATIQUE

LE ROI LEAR A L’ODÉON.

Le mot d’Hamlet est retardement, celui du Roi Lear est précipitation. L’aveugle passion déborde tout, une force inconsidérée circule dans les veines de l’œuvre, en dévore la chair et le sang, paralyse, étouffe, réduit à néant toutes ces volontés. Nulle présence d’esprit, nulle clarté chez tous ces personnages, les méchans comme les meilleurs. Kent est poussé à sa propre ruine par sa loyauté, son courage, non moins que Glocester par sa défiance irrationnelle et ses intempestives colères, et Lear lui-même, vers quels abîmes ne se rue-t-il point par cette suite d’actes étourdis, frénétiques, donnant à supposer dans le passé mille autres aberrations semblables qui expliquent sans l’excuser l’horrible dépravation du caractère de ses deux filles aînées ! « Dans la vie publique aussi bien que dans la vie privée, écrit Jean-Paul, une chose est surtout nécessaire : rester calme, voir juste et clair, se poser, s’affermir en soi, et de là, comme du sommet d’une montagne, contempler le jeu des passions. » En un certain sens, le Roi Lear peut passer pour la contre-partie d’Hamlet. D’un côté, tout retarde, l’action à chaque scène est résolument détournée de son but; de l’autre, tout avance, pousse aux catastrophes : in furias ignemque ruunt.

Ce mythe du roi Lear et de ses filles eut pour premier rhapsode Godfried de Monmouth, qui place la mort de ce prince huit cents ans avant la naissance du Christ. Holinshed, d’après Monmouth, rédigea sa chronique, laquelle ne devait même pas attendre Shakspeare pour prendre forme dramatique. The true Chronicle History of king Leir and his three daughters, ainsi s’intitule un ouvrage imprimé dans les six old plays de Steevens, et qui remonte plus haut que le Roi Lear. Dans cette espèce de légende dramatique dont Shakespeare a pu naturellement faire usage, un vieux roi pose également la question paternelle à ses filles, et, la plus jeune ayant trompé son attente, il la déshérite, la chasse. Le roi de France, rôdant par là sous les habits d’un pèlerin, la rencontre et l’épouse. À son tour, Goneril commence par jeter hors du château le faible vieillard, puis, conjurée avec sa sœur, organise un guet-apens auquel échappent pourtant le pauvre roi et son fidèle Périllus (le Kent de Shakespeare). Tous les deux, déguisés en matelots, gagnent la France, trouvent asile et protection près du souverain et de Cordélia, qui les ramènent victorieusement dans leur patrie. Leir remonte sur son trône, et ses méchantes filles vont en exil, ainsi que leurs époux. La chose, on le voit, tient plutôt du roman d’aventure, et n’a rien des profonds et sinistres horizons de l’histoire. Cela se passe en dehors des temps barbares, en pleine renaissance; les griefs de Goneril contre le bon vieux roi sont si simples qu’ils en sont comiques. L’honnête homme de père trouve à redire aux folles dépenses de sa fille ; ses ruineux galas, ses toilettes extravagantes, attirent à Goneril les réprimandes de l’économe et débile monarque. C’en est assez pour qu’elle se décide à chasser son père. Il s’en va trouver Régane, un autre digne objet de sa tendresse, qui le reçoit baisant ses mains, s’agenouillant, et se demandant à part elle, au milieu de ces affectueuses démonstrations, comment elle pourrait bien faire pour se débarrasser au plus tôt par le crime d’un hôte si incommode. Du reste, en dépit de ses velléités tragiques, la pièce porte un caractère de sentimentalité bourgeoise et demi-plaisante. Leir est un larmoyeur débonnaire, ses filles aînées ressemblent à deux méchantes commères d’une petite ville de province. Shakespeare, s’emparant de l’étoffe, l’agrandit, y met du sien, — la force d’abord, l’élévation, le mouvement de son génie, puis ce flot d’amertume qui déborde de son grand cœur.

Si impersonnelle que soit la création, au vaste souffle de mélancolie qui la traverse, on reconnaît l’auteur. Là, comme dans la plupart de ses autres drames, Shakespeare a beau se soustraire à l’action, s’en désintéresser, quoi qu’il fasse, un coin de son visage perce toujours. Nous l’avons vu dans Hamlet, la plus subjective de ses figures, déverser avec son ironie les troubles de son âme, ses subtilités métaphysiques; pourquoi le Roi Lear, qui prend date tout de suite après, ne nous livrerait-il pas certains cris douloureux arrachés par l’ingratitude humaine à la conscience du comédien, au cœur même du père ? Shakespeare, qui eut deux filles, ne cessa de marquer sa prédilection à Suzanne, l’aînée, à laquelle, mourant, il laissa le meilleur de sa fortune, tandis que l’autre, Judith, obtint à peine un souvenir. Cette préférence, nous le savons, ne prouve rien, on pourrait même la retourner au besoin contre le père, et le mieux est, quand l’histoire se tait, de n’accuser personne. N’importe, ici la conjecture doit être permise, et quand je vois cette majesté dépouiller son costume préhistorique pour m’apparaître sous les traits d’un père de famille du XVIe siècle luttant contre l’égarement, je me demande si tout est fiction dans ce tableau sublime, et si quelque chose de cette douleur si humaine, si vraie, n’a pas été éprouvé par le poète. Quoi qu’il en soit, quiconque aura ressenti l’ingratitude sera tout préparé pour comprendre cette immense tragédie et la pénétrer à fond sans s’arrêter aux nombreuses critiques de détail qu’on en peut faire. Les défaillances de l’être, ses troubles, ses misères, tous ces courans humains qui traversent Hamlet, reparaissent en se disputant de nouveau l’atmosphère que le souffle horrible de l’ingratitude empoisonne cette fois.

À la légende de Holinshed fièrement élargie, assombrie, ravinée, Shakspeare a joint l’épisode de Glocester, emprunté à l’Arcadie de Sidney. À l’infortune du roi Lear, coupable envers l’une de ses filles et flagellé de si atroce façon par les deux autres, Shakespeare oppose en manière de pendant le sort non moins tragique de cet autre père qu’un bâtard pervers ensorcelle et trahit. Cette action double s’enchaîne, se déploie, mêlée en une seule avec un redoublement d’horreur. L’association du bâtard de Glocester et des deux sœurs dénaturées, cette rencontre dans la haine, puis dans l’amour, de trois monstres pareils, amènera l’empoisonnement de Régane par Goneril, le supplice de Cordélia et finalement la mort du père : catastrophes de famille auxquelles la politique fournit ses prétextes et sert de théâtre. Pour sauver l’intégrité de ce royaume tronçonné, les deux sinistres mégères s’escriment d’un commun effort. À la tête des armées de la France marche Cordélia, forte de son droit filial et de sa secrète intelligence avec les grands de l’empire, dont quelques-uns vont payer cher leur défection, Glocester tout le premier, à qui on arrache les yeux en plein théâtre, mutilation horrible et révoltante dont la mort de Cornouailles est le contre-coup. S’il n’existe point dans Shakespeare d’ouvrage plus fécond en atrocités de tout genre, on chercherait en vain une autre pièce, je n’excepte même pas Titus et Andronicus —, où l’horrible soit présenté sous une forme plus repoussante. Frères contre frères, sœurs contre sœurs, pères contre leurs enfans, enfans contre leurs pères, époux contre époux, c’est la sauvagerie, l’animalité humaine dans sa plus étonnante furie ; le brutal effarement de ces familles se ruant à leur propre destruction vous saisit, vous épouvante. Vous y voyez d’abord tout le sujet, toute la tragédie, et cependant l’idée est bien autrement grande. Consommés en dehors des liens du sang et par des ennemis ordinaires, tous ces attentats seraient moins hideux. « C’est cet étroit cercle de la parenté où ces actes se pressent, s’entassent, qui fait, dit Schlegel, qu’on se les représente comme d’effroyables cataclysmes du monde moral. Le tableau grandit, gigantesque, et vous en éprouvez ce sentiment d’horreur que vous inspirerait la pensée de voir les corps célestes sortir de leurs orbites. »

Nul ouvrage de Shakespeare n’a plus que celui-ci fourni matière aux opinions extrêmes. Les Anglais veulent que le Roi Lear soit le point culminant du grand art tragique. Les critiques allemands du XVIIIe siècle sont du même avis. Herder n’en parle que sur le ton du dithyrambe. « Tout y est beau, sublime, complet ; pas un mot à changer, à déplacer. » Et cet enthousiasme intolérant vient juste à point pour sceller l’alliance du Herder de cette période (1773) avec les meneurs du mouvement romantique. Tieck pense là-dessus comme les autres. « C’est un monde de notions et de découvertes historiques, un drame grand, profond comme la nature. » M. Ulrici, M. Gervinus, les plus autorisés parmi les nouveaux, montrent également une admiration sans réserve. D’autre part, les dissidens ne manquent pas : M. Kreyssig, M. Rümelin, M. Schwert ; c’est entre eux un véritable concours de désapprobation furibonde. Critiquer ne suffit point, on s’indigne, on se détourne de tant de crimes. Shakespeare n’a su tirer de son sujet qu’une ignoble et grotesque ébauche ennuyeuse surtout au possible. La raison s’égare au milieu de ce labyrinthe ; les femmes quittent la place de dégoût, les hommes eux-mêmes, en dépit d’un système nerveux plus robuste, n’y résistent pas. « À cet excès d’atrocités, d’absurdités, écrit M. Kreyssig, l’Angleterre, patrie du poète, n’a pu tenir ; l’ouvrage ne subsiste au théâtre qu’a l’aide de modifications radicales. Le mouvement du drame est complètement transformé, et cette transformation va même fort au-delà du besoin en se couronnant par un dénoûment heureux où Cordélia épouse Edgar. » Le fait est que Coleridge, si loyal, si convaincu dans ses appréciations apologétiques de Shakspeare, trouve à redire à mainte scène. Ce Glocester auquel publiquement on crève les yeux lui semble un spectacle inadmissible ; le supplice de Cordélia le dérange aussi quelque peu. Il accepterait la mort, mais non ce genre de mort (la strangulation), qu’il juge une horreur inutile. Une ballade anglaise, inspirée par ce sujet et postérieure à la pièce, fait mourir Cordélia sur le champ de bataille, en héroïne. C’est déjà plus humain, mais au temps de la Restauration, ce dénoûment n’eût contenté personne. On avait assez vu de ces royales catastrophes pour n’en plus vouloir, même en fiction ; le drame fut remanié, et de cette aventure naquit l’amour d’Edgar pour Cordélia avec l’heureuse conclusion de l’histoire, qui dès lors finit en comédie. Johnson et ceux de son époque opinèrent naturellement en faveur de cette mirifique invention, et longtemps encore le Roi Lear fut représenté sous cette forme, indubitablement plus galante. D’ailleurs ce dénoûment, en s’éloignant de Shakespeare, se rapprochait de la chronique d’Holinshed, où, comme dit Goethe, « se prononce en douceur tout ce que le génie du grand Will a si furieusement, si tragiquement exaspéré. » Le roi Leir de la chronique finit par triompher ; avec l’aide de la troisième de ses filles, il reconquiert ses droits, remonte sur son trône, d’où ses deux mauvais gendres sont renversés par le roi de France, époux de Cordélia. Ce Leir légendaire règne deux ans encore après sa restauration, puis meurt à Carlear, aujourd’hui Leicester (Leircester). Cordélia, cinquante ans avant la fondation de Rome, lui succède, règne cinq ans avec honneur, jusqu’à la mort d’Aganipus, son mari ; alors ses neveux Margan et Cundag lui déclarent la guerre et la jettent en prison, où de désespoir elle se tue.

Shakespeare, rembrunissant le tableau, poussant les choses à l’extrême, a, comme toujours, son intention. Peindre l’ingratitude dans son plus odieux appareil, la montrer acharnée à l’œuvre, tel est son plan. Pour cela, rien ne coûte à son effort. À l’action principale, il en associe une autre de même nature, traite les semblables par les semblables, et le drame, naïf au début comme un conte de nourrice, devient, à mesure qu’il se complique de ses propres élémens, la plus sanglante des créations du poète. Dans Hamlet, l’intelligence recule devant l’action ; ici, c’est la perversité sthénique, l’instinct bestial sans-arrière pensée qui se donne toute carrière. Quel mouvement, quelle furie dans ces peintures ! Cette humanité-là vit en dehors de toute idée religieuse, de toute notion de droit et de morale. Il n’y a ni trace d’éducation, ni sens du devoir ; le paganisme même n’a point encore éclairé l’horreur de cette nuit cimmérienne où l’être s’agite à l’état de nature, couvert de peaux de bêtes et livré à ses passions aveugles. Les anciens placent ainsi leurs fables tragiques en-deçà de toute civilisation. D’où sortent ces Laïus, ces Tantale ? Où chercher la trace de ces maisons, sinon vers ces époques indéterminées qui précèdent le mythe troyen ? Vus à pareille distance, ces demi-dieux, ces Titans, prennent à nos yeux des proportions surhumaines ; les actes barbares qu’ils commettent, les crimes horribles dont ils se souillent, nous révoltent moins par l’idée que nous nous faisons involontairement des conditions et du tempérament de ces rudes époques. Sans aller si loin, sans remonter jusqu’aux sources titaniques de la tragédie grecque, les chroniques des rois burgondes et mérovingiens n’offrent-elles donc pas, dans une période déjà historique et toute chrétienne, des conflits domestiques qui pour l’atrocité défieraient la fable ? C’est vers un pareil âge que Shakespeare, dans la plus tragique de ses pièces nous ramène ; nulle part mieux qu’en cette entreprise, la plus hardie de toutes, ne s’est peut-être montrée la grandeur instinctive, la sûreté de son génie. Hamlet, Macbeth, touchent à une période de ce genre, mais par des confins extrêmes, l’auteur n’y introduit pas encore en plein son public, comme s’il voulait auparavant l’habituer, l’endurcir. Hamlet déjà échappe à l’influence de ces temps barbares, tandis que Macbeth refuse de s’en laisser arracher, plonge en arrière et réagit avec une implacable ténacité contre l’avènement d’une ère moins farouche. Cette ère en quelque sorte primordiale, le Roi Lear nous la représente au plus fort, au plus beau de son activité; une race entière nous apparaît là, mue par la seule brutalité de ses passions, obéissant presque sans exception aux fureurs du sang, aux abruptes convoitises d’un naturel dont ni la raison ni la conscience ne modèrent les élancemens. « Les hommes, dit Edmond, le plus sinistre acteur du drame, une ébauche faite à l’image de Iago et de Richard III, les hommes sont ce qu’est leur temps. Il ne sied point au glaive de s’émouvoir ! » Pas plus, ajouterions-nous, il ne convient au poète de trop s’humaniser lorsqu’il s’agit de peindre ces époques d’airain où la force éclate en férocités. Tieck prétend qu’en un pareil drame, le costume importe peu. Rien de plus faux. Mettez-y de la chevalerie, de l’élégance, adieu l’illusion, et M. Gervinus a bien raison quand il conseille au contraire une âpre architecture, lourde, rudimentaire, des sites déserts, arides, la sauvagerie du Hun et par momens sa pompe orientale. Ces effets, Shakespeare n’a pu les employer, puisqu’à son époque on ignorait l’art de la mise en scène ; mais il supplée à cet appareil décoratif qui lui manque en faisant dès l’entrée esquisser à larges touches par ses personnages les mœurs et la nature du moment : « émeutes dans les cités, discordes dans les campagnes, dans les palais trahisons, rupture de tout lien entre le père et le fils, machinations, perfidie, guet-apens, tous les plus affreux désordres ! » Paganisme et fatalité, la prédominance des astres explique, justifie tout. Le mensonge, l’adultère, l’ivrognerie, le meurtre, tirent leur excuse d’une influence planétaire. Ces filles du roi, cet Edmond, ce Cornouailles, cet Oswald, plongent tête baissée dans leur destin, dans leur mort, sans un soupçon de repentir. Les bons eux-mêmes, les meilleurs, n’échappent pas à cette barbarie climatérique. Étrangers à toute idée de volonté morale, ils n’ont contre leur propre frénésie aucun tempérament. Lear, quand le malheur le visite, ne sait que devenir fou ; Glocester remarque ironiquement que nous sommes aux mains des dieux comme des mouches aux mains des enfans : « Ils nous tuent pour s’amuser. »

Pascal disait avec un grand accent de vérité que l’âme a des profondeurs dont la raison ne se doute pas. Il convient cependant, lorsque le cœur doit prendre un parti, que la raison ne soit point absente, comme il arrive dans ce que fait le roi Lear au début. Goethe déclare très carrément la scène absurde. Un homme qui, divisant une pomme ou un gâteau, en promettrait la plus grosse part à celui de ses enfans qui la lui demanderait dans les termes les plus câlins, passerait déjà pour un assez jovial compagnon; mais que penser de ce monarque glorieux qui, las de régner, se sert d’un pareil moyen pour distribuer son royaume à ses filles, dont il a dès longtemps dû apprécier à leur valeur le caractère et l’affection, et déshérite, chasse, met hors la loi celle que jusqu’alors il avait préférée, uniquement parce qu’elle n’a trouvé que des paroles simples pour exprimer son sentiment et que la langue lui a fourché devant les redondantes périodes de ses sœurs? Un souverain qui, non content d’abdiquer le pouvoir, se démet de tout ce qu’il possède et ne se réserve au monde d’autre droit que celui d’aller, avec une escorte de cent chevaliers, se faire alternativement héberger par ses filles, un roi capable d’agir ainsi est certes plus qu’à moitié fou, et quand il vient à perdre le peu de raison qui lui reste, notre compassion, pour s’exercer tout entière, a besoin de se dire que depuis longtemps le pauvre homme n’était plus responsable. Ainsi parle la critique, et non toutefois sans motif plausible. J’estime cependant qu’un tel acte, si bizarre qu’il soit, n’a rien que le caractère de Lear contredise, et l’épithète d’absurde, appliquée à cette exposition, même venant de Goethe, est de trop. Lear a de sa nature des instincts de gaîté ; ce roi, dont les malheurs vont tantôt prendre des proportions bibliques, fut d’abord un bon vivant, un humoriste ; cela se voit par ses rapports avec son fou, qu’il aime presque autant qu’il en est aimé. C’est dans cette liberté d’esprit, dans cette heureuse insouciance, qu’il se décharge du fardeau des affaires. Cet acte, gros de périls, de catastrophes, il l’aborde avec une certaine gaillardise, résolu d’ancienne date à renoncer à la couronne et à partager le royaume entre ses filles. Le fait éclate en pleine évidence dès les premiers mots par lesquels s’ouvre la pièce, et que Shakespeare n’a probablement point mis sans intention à cette place très significative : « Je croyais, dit Kent, le roi plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles » et Glocester lui répond : « C’est ce qui m’avait toujours semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel des ducs il apprécie le plus, car les portions se balancent si également que l’examen le plus scrupuleux ne saurait faire un choix entre l’une et l’autre », d’où il résulte clair comme le jour que la chose était d’avance absolument déterminée et qu’un arrêt avait dès longtemps fixé la moyenne de territoire qui devait échoir à chacune des trois sœurs. Les premières paroles du roi confirment cette disposition, lorsqu’en entrant il se fait donner la carte du pays sur laquelle sont indiquées les frontières des différens domaines assignés à chacune de ses filles. « Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois parties » puis il ajoute : We have this hour a constant will to publish, our daughters’ several dowers. La division était donc une affaire connue, réglée, et quand il emploie ces termes de « constant dessein », c’est pour bien montrer qu’il y a persisté imperturbablement malgré les remontrances des politiques de son conseil et malgré ses propres réflexions. Il ne s’agit plus à cette heure que d’exécuter une résolution prise. La question est en ce moment de transmettre à ses filles et à ses gendres les parties du royaume déjà reconnues pour devoir leur appartenir, et nullement de mesurer la proportion de ces dons sur l’étendue plus ou moins grande de l’amour de ses filles et d’après les démonstrations qu’elles en sauront faire.

Cette intention effectivement très puérile qu’on prête au roi n’apparaît guère qu’à un instant, celui où, se retournant tout à coup, il s’écrie : « Parlez, mes filles, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus. » Mais il ne faudrait pas s’exagérer l’importance de cette sorte d’apostrophe humoristique, et surtout trop prendre au sérieux les mots qui la terminent. Outre que ces paroles sont en pleine contradiction avec ce que nous savons du passé du roi Lear, sa conduite les réfute immédiatement. Dès la fin du discours de Goneril, avant que Régane et Cordélia aient eu le temps de peindre à leur tour la forme de cette affection sur laquelle il semblerait que doivent être mesurées les donations, le roi, répondant à l’aînée de ses filles, lui désigne sa part, qu’il a faite d’avance. « Tu vois de cette ligne à celle-ci tout ce domaine couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies ; nous t’en faisons la dame... » Ainsi agit-il vis-à-vis de Régane, laquelle reçoit également son contingent sans que l’emphase de son éloquence, de beaucoup supérieure à celle de sa sœur, influe le moins du monde sur le mode de sa dotation. C’est qu’en vérité toute cette provocation n’est qu’un impromptu fantasque du vieux Lear, en attendant le roi de France et le duc de Bourgogne, vers lesquels il a dépêché Glocester. Sans nul doute, un motif grave, intime, se dérobe sous ce badinage : il veut se rendre compte du cœur de ses filles, avoir une publique assurance de leur amour, de leur piété, et se bien confirmer dans cette idée que l’acte d’abdication qu’il accomplit n’offre aucun péril. Persuadé que chacune de ses trois filles l’environne du même amour, du même respect, quand il prononce ces paroles : « afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite l’aura le mieux provoquée, » c’est avec cette ironie des gens heureux qui se trahit par un sourire.

Les rigoureux se récrient, disant : Cela commence comme un conte de fées. Qu’importe après tout, si de ce conte sort la tragédie, si cet embryon fabuleux se développe ensuite humainement dans le drame psychologique le plus vrai, le plus beau. Lear fait mieux qu’appartenir aux âges héroïques, c’est un roi de ces époques, « roi de la tête aux pieds. » Vieilli sous le harnais, vaincu par les années, il n’a qu’à regarder derrière lui pour se voir en ses jours de force et de vaillance où son épée terrifiait les ennemis, où « sous la fixité de son regard tremblait le sujet. » Un pareil homme, on le suppose, n’était point fait pour supporter la contradiction ; la violence de son tempérament l’en a rendu incapable, sans compter que son rang le mettait hors de portée. Ses filles le jugent bien : « Les actes de sa vie les meilleurs, les plus sains, s’écrient-elles, se ressentirent toujours de cet emportement. » Excentrique, impétueux, la longue habitude du pouvoir absolu n’a fait que l’endurcir dans les défauts de sa nature. Il ignore l’infortune et les privations, n’y a jamais pensé. Fatigué, délabré, rassasié de grandeurs et d’ennuis, il veut se dessaisir en faveur de ses filles, et s’attend — chose d’ailleurs fort ordinaire chez un personnage en qui le sentiment de la domination est à ce point enraciné —, à se voir récompensé du sacrifice par un élan vigoureux et spontané de reconnaissance. Son espoir est trompé, « le baume de sa vie perdu » ; l’enfant de sa prédilection, sur la tendresse duquel il avait toujours compté, reste froid, muet devant lui, et, solennellement interrogé, ne sait que répondre, ou plutôt ne sait répondre que par ce mot : rien ! De tels affronts ne se dévorent pas. Cet homme, qui jamais un seul instant ne fut maître des orages de son sang, tourne à la frénésie, donne aux deux aînées son royaume en partage, proscrit Kent, le plus fidèle de ses serviteurs, qui s’efforce vainement à le ramener, et sur cette fille, naguère objet de ses plus chères préférences, fait soudainement peser tout le poids de sa haine. Le duc de Bourgogne, qui recherchait la main de Cordélia, se retire, épouvanté de tant de colère ; plus loyal, plus chevaleresque, le roi de France n’en persiste que mieux dans sa brigue, obtient de s’unir avec la fille dépossédée et l’emmène chargée d’une malédiction que Lear profère en furieux : « Puisse la tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire mon cœur de père ! » et dont plus tard lui-même révoquera le sens. Affreuse imprécation que celle de ce vieillard dès ce moment voué aux Euménides, mais qui certes ne saurait faire de cette exposition une scène « absurde » ! — « Va, tue ton médecin, nourris de son salaire le mal qui te ronge », s’écrie en s’éloignant le brave Kent dans un mouvement de juste et clairvoyante indignation que Shakspeare oppose à la démoniaque insanité du roi.

Goneril et Régane, les deux sinistres sœurs, sont des figures qu’on dirait empruntées à l’Edda. Irrévocablement pourvues, elles se redressent de leur hypocrite soumission envers le pauvre vieillard et mettent à nu leur effroyable perversité. Naguère on le flattait, on disait oui, on disait non au gré de sa fantaisie; maintenant les fronts se rembrunissent, on lui reproche sa vieillesse, son imbécillité. Aux cyniques apostrophes se mêlent les actes de scélératesse, et le misérable père, insulté, dégradé, reconnaît trop tard ce que valent les anciennes caresses de ses filles, et que « ce n’était point là une bonne théologie ». Au premier aspect, les deux sœurs ont le même air. « Elles se ressemblent comme deux pommes », remarque le fou. En y regardant de plus près, vous saisissez la différence, le trait typique de chacune, partout accusé. L’aînée, Goneril, est toute virile, elle a la force d’initiative, tandis que Régane, plus passive, plus dépendante, tient davantage de la femme. Goneril est la voix, Régane l’écho. La pire de ces deux créatures a épousé un honnête homme qu’elle traite de fou vertueux, et dont la clémence ne cesse d’être pour elle un sujet d’émerveillement. L’autre, la moins inhumaine, a dans le duc de Cornouailles un époux plus méchant qu’elle, sombre, féroce, laconique, qui la rudoie. Le vieux Lear, outragé, jeté dehors par la nuit et la tempête, prononce avant de s’éloigner cette malédiction sublime qu’il faut mettre à côté, sinon au-dessus de ce que l’antique a produit de plus grand. Goneril, silencieuse et froide comme le marbre, reçoit le coup sans sourciller, tandis que Régane frissonne à part elle et craint un éclat de cette foudre. Pour se montrer au plein de sa barbare ingratitude, Régane a besoin de la présence de sa sœur. Elle n’a ni l’impudence de Goneril quand elle parle, ni la sauvage effronterie de son regard torve qui vous tue ; mais, soutenue, stimulée, elle sera capable de dépasser même sa sœur dans ses cruautés envers son père. de la vaincre dans le mal comme elle l’a vaincue au premier acte par l’emphase de ses paroles. N’est-ce pas elle, la douce et sensible Régane, qui expulse de sa propre autorité la suite du vieux roi et ne consent qu’à le garder seul ? Race de dragons et de vipères qui, une fois débarrassée du lion caduc, va retourner contre elle-même ses dards empoisonnés ! Tant d’outrages abominables infligés au roi Lear n’étaient que le prologue de la fête. Goneril veut s’emparer du royaume, l’avoir en entière et unique possession ; elle se lie d’adultère à l’infâme Edmond, voit avec une indicible joie mourir Cornouailles, empoisonne Régane. C’est elle encore qui, de concert avec son amant, trame le martyre de Cordélia, tend des pièges contre l’existence de son mari, qu’elle redoute désormais et qu’elle hait comme tous les êtres pervers haïssent l’homme de bien qui les a démasqués. Quant à Régane, son caractère de passivité ne se dément pas, elle garde jusque dans l’amour et dans la mort sa subordination à sa sœur, à sa rivale dans le cœur d’Edmond, à « cette implacable et inassouvie Goneril, dont les désirs ne connaissent pas de bornes ! »

Vis-à-vis des deux démons féminins, Shakespeare a mis un ange, Cordélia. « Belle âme voilée ! » dit M. Vischer, parlant d’Ophélie ; le mot vous revient en mémoire au sujet de cette création, une des plus adorables du poète, et dont on se rendra toujours mieux compte par le sentiment ; nature toute d’élection, plus riche de cœur que de paroles, elle ignore cet art « glissant et huileux » de suppléer par de beaux discours aux actes qu’elle ne veut point faire. Sa timidité, une certaine lenteur de nature, comme le remarque très bien son futur époux, lui lient la langue dans la scène du premier acte ; c’en est assez pour décider de son destin. Sa pudeur, mal à l’aise devant une grande assemblée, la loyauté de son âme, qui prétend se garder aussi pour son mari, et plus encore l’insurmontable dégoût qu’elle ressent de l’attitude de ses sœurs, font la brièveté surprenante de sa réponse. Ajoutons que la noble enfant est bien la fille de son père. Au lait pur, une goutte du fiel héréditaire s’est mêlée ; par ce trait, Shakespeare la rattache au temps, au caractère de sa famille. L’opiniâtreté, l’irréflexion, se laissent voir, même alors que les plus louables mobiles sont en jeu. À mesure que l’ouvrage avance, le caractère de plus en plus s’affirme dans le bien, toujours raide pourtant, et conservant même dans sa grâce la plus féminine l’originaire inflexibilité du sang. « Faire sans dire ! » forte devise applicable à cette nature douce et fière. La foi jurée à son père aura son accomplissement, toute dette d’amour filial, de devoir, sera payée à son heure. Mariée au roi de France, elle lie partie avec Kent, entretient des intelligences à la cour de ses sœurs. À la nouvelle des indignes traitemens infligés au roi, de sa fuite égarée par l’orage et le vent, le cœur de Cordélia se révolte. « Par une nuit semblable, s’écrie-t-elle, on ouvrirait son foyer au chien même d’un ennemi, ce chien vous eût-il mordu. » Quel tableau de désolation éperdue, de sublime horreur, cette nuit sillonnée d’éclairs, battue de l’ouragan, où le vieillard, chassé par ses filles, sans asile, sans nourriture, de roi devenu mendiant, erre à travers les solitudes, en proie aux plus navrantes privations, en butte à toutes les colères des élémens ! Ces scènes où Lear, déjà sur le seuil de l’aliénation mentale, se montre nu, dégradé, désespéré, terrible, entre son bouffon de cour et Edgar simulant la folie, n’ont certainement pas leurs pareilles au théâtre. Point de ces idées fixes qui chez les natures calmes, contemplatives, dénotent le dérangement d’esprit, mais le désordre des irascibles, des emportés, quelque chose comme une force démoniaque lâchée de plus dans la tempête et faisant chorus avec les élémens ! Il voyage d’un motif à l’autre, va de l’ingratitude de ses enfans au sentiment de sa détresse actuelle, se reproche d’avoir jadis, au faîte de la prospérité, trop peu songé aux indigens qui, sans toit, sans ressources, enduraient les mêmes maux sous lesquels il ploie aujourd’hui. Il arrache ses vêtemens, et la fureur de vengeance le saisit. « Avoir un millier de gentilshommes avec des lances rougies à blanc et qui fondraient sur elles en rugissant ! » Accroupi sur la bruyère ruisselante, son bouffon à droite, Edgar à gauche, il tient son lit de justice, cite les accusées à la barre de ce tribunal fantastique. « Produisez celle-ci d’abord, c’est Goneril ; je jure devant cette honorable assemblée qu’elle a chassé du pied le pauvre roi son père !.. Maintenant qu’on dissèque Régane et qu’on voie ce qu’elle a du côté du cœur ! Y a-t-il quelque cause naturelle qui produise des cœurs si durs ? »

On comprend ce qu’au récit d’une si tragique infortune l’âme d’une Cordélia doit éprouver ; ses beaux yeux ne lisent qu’à travers les larmes les lettres que ses amis d’Angleterre lui font tenir. « Mes sœurs ! mes sœurs, opprobre des femmes ! mes sœurs ! Quoi ! pendant l’orage, pendant la nuit! Qu’on ne croie plus à la pitié ! » Un seul dessein désormais la possède, venger son père. Sa piété filiale, maintenant qu’il faut agir, va se donner carrière aussi résolument qu’elle se réservait alors qu’il ne s’agissait que de parler, et, toujours inconsidérée, victime une première fois de son amour pour la vérité, elle va cette fois tomber martyre de son dévouement. Elle obtient l’intervention de son époux le roi de France, arme sa flotte, débarque sur le sol anglais, et cette entreprise lui coûte la vie. Steevens, Tieck et bien d’autres se sont mis martel en tête pour creuser au sujet de cette mort les arcanes de l’éternelle justice. Nous n’aurons point cette naïveté, attendu que l’éternelle justice n’a rien à voir en cette affaire. Si Cordélia meurt au dénoûment, c’est tout simplement pour avoir amené l’étranger sur le territoire britannique, crime énorme que la sainteté du but ne saurait excuser, et dont le patriotisme d’un Shakspeare devait nécessairement la rendre responsable. Elle succombe, mais les circonstances qui accompagnent son immolation sont toutes à sa gloire. Vaincue par les armes, elle a relevé son père de sa déchéance physique et morale, refait son corps, guéri son âme. Lorsque Lear apprend le débarquement de sa fille, la honte le prend, il n’ose la voir. Elle alors attend qu’il repose, s’agenouille à son chevet, épanche à flot tous les parfums de sa tendresse. Il se réveille toujours égaré, la contemple. « Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe… Tu es une âme bienheureuse, mais moi je suis lié sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes me brûlent comme du plomb fondu. » Enfin il redevient maître de sa raison, reconnaît Cordélia, tombe à ses pieds. « Je crois que cette dame est mon enfant. » Et l’émotion de ce royal vieillard, cette absolue détente d’une nature sans cesse en révolte et prête à maudire, cet échange de larmes, d’excuses, de consolations, entre deux êtres que le malheur rend à jamais l’un à l’autre, offrent un de ces spectacles devant lesquels l’admiration ne peut que se taire. On ne loue pas de telles choses, on les signale à l’étude, à la méditation des intelligences élevées, et ceux que le beau passionne encore trouvent au fond de leur âme l’expression intraduisible. Cordélia demande à Lear, quand ils sont tous deux prisonniers, s’il ne serait pas bien de revoir « ces filles et ces sœurs ». Une telle démarche les sauverait peut-être, le roi s’y oppose. Dans son ivresse d’avoir reconquis l’enfant bien-aimé, il n’aspire qu’à la solitude, la prison avec elle lui semble un paradis. « Tous deux ensemble, nous chanterons en prison comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux et te demanderai pardon. Ainsi nous passerons notre vie à prier, à chanter. » Chez cet homme des temps barbares, la transformation morale s’est accomplie, la vie de l’âme a remplacé la vie physique, il est un être « envers qui on a plus péché qu’il n’a péché lui-même ; » sa défaite, l’écroulement de sa dynastie, ne le touchent plus. « T’ai-je donc retrouvée ? Sur de tels sacrifices, les dieux eux-mêmes jettent l’encens ! » Il aperçoit le signe rédempteur, salue en Cordélia la martyre, la messagère d’un meilleur temps. « Tu as une fille, dit Kent, qui rachètera le monde des malédictions que ses deux sœurs ont attirées sur lui. »

Cordélia rappelle en effet les types les plus beaux, les plus purs d’idéal féminin. Des profondeurs des âges préhistoriques du romantisme, sa figure évangélisante se détache comme apparaissent sur le seuil de la mythologie grecque, au sortir de l’ère des Tantale, les Iphigénie, les Pénélope, les Antigone. Antigone et Cordélia, deux sœurs qui se donnent la main à deux mille ans de distance ! Hamlet vous remet l’Orestie en mémoire, le Roi Lear fait qu’on relit Œdipe à Colone. Le fils de Laïus s’ôte la vue, mais Sophocle épargne les nerfs du spectateur : l’affreuse opération n’a lieu ni sur la scène ni même derrière la coulisse. On se contente d’en parler comme d’un acte dès longtemps accompli. Œdipe aussi maudit ses fils comme Lear maudit Goneril, et Cordélia, semblable en tout par la piété, l’immolation, à sa sœur Antigone, ne diffère de son aînée que par le moment du trépas. Antigone survit à son père, Lear meurt après sa fille, et c’est lui qui dans le drame de Shakespeare ex- prime cette joie calme et divine d’aller rejoindre dans la mort l’être cher sur le sort duquel on est désormais rassuré. En expirant, il se réconcilie avec cet esprit de la famille qu’il avait étourdiment offensé. Toutes ces morts violentes du cinquième acte du Roi Lear donnent à la pièce un caractère de majesté prophétique. Ici, comme dans Hamlet, le poète se pose en juge suprême; il règle le cours des choses, et, prononçant irrévocablement sur une race finie, il passe le sceptre à d’autres générations plus dignes. Edgar, comme Fortinbras, sera le roi de l’avenir. Le drame de Shakspeare n’a, pour ainsi dire, point d’avant-scène; la porte s’ouvre sur les événemens. Les caractères eux-mêmes ne se modifient guère par les circonstances; ils sont dès le début presque ce qu’ils seront pendant tout le cours de l’ouvrage. Vous n’assistez pas à leur développement. C’est de la force aveugle des étoiles et non de l’éducation que viennent les mauvais instincts. Œdipe à Colone a sur le Roi Lear cet avantage de se rattacher à de grands événemens connus de tous. La tragédie de Sophocle plonge dans le passé, il faut que l’oracle soit accompli; Œdipe n’est donc point libre de ne pas commettre son forfait. Inférieur dans le prologue, Shakspeare se dédommage au dénoûment par la perspective qu’il laisse entrevoir d’un temps nouveau meilleur. Sophocle essaie bien aussi une allusion du même genre lorsqu’il présente le tombeau d’Œdipe comme devant porter bonheur aux Athéniens; mais pour le pathétique du tableau final, l’intention humaine, Shakspeare l’emporte.

Un physiologiste, un esthéticien dont toute l’Europe savante et littéraire connaît le nom, le docteur Carus, récapitulant dans une lettre ses impressions après une de ces séances mémorables où Tieck lisait Shakspeare, écrivait jadis (28 octobre 1827) : «Je sors de chez Tieck et je rentre chez moi par la nuit, la pluie et le vent. Vous voyez que le ciel a voulu que l’illusion cette fois fût complète, puisqu’il s’agissait ce soir du Roi Lear. Jamais je n’avais plongé si à fond dans l’ensemble de ce magnifique ouvrage; rien ne m’échappait, j’en saisissais tous les détails, j’en embrassais l’harmonie splendide. On eût dit un immense papyrus qui se déroulait sous mes yeux. Au dedans, une assistance peu nombreuse, recueillie, quelques lampes jetant une clarté discrète; au dehors, la tempête se déchaînant comme dans la pièce elle-même; de loin en loin, le roulement d’une voiture et le bruit de l’averse venant fouetter les vitres! » De pareilles lectures, si chez nous elles étaient possibles, seraient le véritable idéal de la manière de fréquenter Shakspeare, de goûter, de pratiquer certains de ses chefs-d’œuvre qui, comme le Roi Lear, malgré leurs beautés ou plutôt à cause de leurs beautés, ne se prêtent point aux conditions de notre scène. La pure et simple traduction ne se pouvant faire admettre, nous en sommes revenus au système des adaptations imaginé par le bon Ducis. Même honnêtement dirigé, ce système est encore une chose fort triste; il suffirait, pour s’en convaincre, d’aller entendre l’imitation du Roi Lear qui se joue en ce moment à l’Odéon. Homme de bonne volonté plus encore que de talent, ouvrier toujours prêt à marteler l’alexandrin sur sa rude enclume, l’auteur ne s’épargne ni soin ni peine. Il supprime, ajoute, souligne, paraphrase, déclame et corrige. Adaptation est un mot qui ne dit point assez, c’est bel et bien tout un remaniement. Prendre ainsi Shakspeare corps à corps, lui dire avec ce sans-façon : « Mon cher, vous vous trompez, ce n’est point cela, et je vais vous montrer comment il fallait faire, » quel courage ! Encore si l’on réussissait en se donnant tant de tablature ! mais non, l’ingrat public se montre inamusable. Je veux bien croire qu’il eût sifflé l’original, puisque vous me le dites ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il déserte la copie. On éprouve toujours quelque embarras à parler de l’interprétation de ces sortes d’ouvrages. À qui le comédien a-t-il affaire ? Entre le texte primordial et la version, la réduction, quel parti prendre ? Rendre le type diminué, tronqué, n’est point une besogne digne de grands efforts, et par contre s’entêter à chercher, à vouloir Shakspeare quand même, n’est-ce pas outre-passer l’intention de l’arrangeur, fausser l’esprit d’ordre et de modération qui l’a gouverné dans son entreprise ? On conçoit donc que la critique hésite, et ce qu’elle a peut-être de mieux à faire est de supposer un type intermédiaire et d’applaudir, pourvu que l’acteur s’y conforme, ce qui encore n’arrive pas toujours. Ainsi le roi Lear qu’on nous représente manque absolument de pathétique. Il crie, s’emporte, voilà tout. L’irascibilité cependant n’est qu’une partie du caractère, et débuter par la violence, c’est renoncer à toute force de progression. Une douleur qui se concentre, un sourd déchirement intérieur, agiraient bien autrement que ces gestes, cette voix qui nous montrent le spectacle anticipé d’une caducité à laquelle il sera toujours assez temps d’assister. Lear est un roi ; sa démence n’est point un accès de fièvre chaude, c’est le brisement de tout son être à bout de tension, de surexcitation morale et physique. Son délire nous le traduit tel qu’il fut jadis au plein de sa grandeur et de sa puissance. Nous le voyons en justicier, en chef guerrier. Nous voulons la tragique agonie d’une grande nature qui s’effondre et non pas les grimaces d’un fou de Bedlam ou de Charenton. Quant à Cordélia, c’est autre chose. L’art, le métier, n’ont ici que faire ; il faut simplement être jeune, être belle, avoir du cœur. Volontiers j’eusse dit à l’actrice qui joue ce rôle à l’Odéon : « Commencez d’abord par désapprendre ce que vous savez, nous verrons après ! » Mistress Barry fut, à ce qu’on raconte, l’idéal du personnage au temps de Garrick : elle avait la beauté d’une sainte, un charme céleste d’innocence, de douceur, ne dé- clamant, ne frondant pas, rien de l’héroïne de théâtre. Ce geste appris, ce débit cadencé, oratoire, tout ce maniérisme, tout ce fard qu’on prend trop aisément pour du talent, ne sauraient en un tel rôle avoir d’emploi, et ce n’est point ainsi que s’exprime cette adorable nature dont Lear a si bien dit : « Elle avait la voix toujours affable, tendre et basse, chose excellente chez une femme ! »


HENRI BLAZE DE BURY.

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