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Revue Musicale de Lyon 1904-03-16/Musiques d'Église

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Texte établi par Léon Vallas (p. 4-7).

Musiques d’Église

(suite)

Les neumes ont pour élément constitutif, le signe même de l’accent dans le discours, aigu ou grave. Le choix de ces accents, comme éléments constitutifs d’une notation, était assez naturel, à cause de l’affinité qui existe entre la musique et la parole ; en parlant, on élève la voix sur certaines syllabes ; rien d’étonnant, par suite, qu’on se soit servi, pour noter les mélodies qui s’élèvent ou s’abaissent, des signes qui indiquaient l’élévation ou l’abaissement de la voix dans le discours. Les syllabes sur lesquelles on élevait la voix étaient marquées de l’accent aigu et celles sur lesquelles on la baissait ou on la tenait stationnaire, d’un accent grave. Quand une syllabe portait plusieurs notes, l’accent aigu et l’accent grave se combinaient et se soudaient, le grave devenait, dans l’écriture, un simple point, quand il était seul, et en prenait le nom, punctum, l’aigu s’appelait virga. Voici un exemple de cette notation primitive par accents combinés, comparée à la notation grégorienne et à la notation musicale moderne.

* Notation neumatique. — ** Notation grégorienne. — *** Notation moderne.

Mais cette notation était fort insuffisante : si elle avait sur la notation littérale l’avantage d’indiquer le rythme, elle avait, en revanche, l’inconvénient de n’indiquer nullement le son juste des notes ; elle ne pouvait servir qu’à rappeler à la mémoire des mélodies déjà sues. Pour obvier à cet inconvénient, au xe siècle, on plaça les mesures à des hauteurs différentes en s’aidant d’une ligne parallèle au texte sur laquelle on plaçait le fa. Bientôt on en traça deux, fa et do, indiquées par les lettres f et c, puis trois, fa, la, do ; enfin Guy d’Arezzo ajouta une quatrième ligne au-dessus de do ou au-dessous de fa, suivant l’élévation des mélodies ; et il présenta son Antiphonaire noté de cette façon au pape Jean xix qui en fut émerveillé.

En même temps qu’on perfectionnait la portée, on modifiait la forme des notes : elles devinrent plus pleines et plus anguleuses. La vira seule, épaissie au sommet, garda sa queue ; les séries descendantes composées de plusieurs punctum furent écrites en forme de losanges. On eut alors (xive et xve siècles) les formes de notes qu’on retrouve dans les éditions bénédictines.

Plus tard, la science du chant ecclésiastique s’affaiblissant, et les traditions d’exécution se perdant, on en arriva à supprimer les ligatures entre les notes et à en faire ces barbares notes carrées que nous voyons dans la plus des éditions et « qui n’ont entre elles d’autre lien que celui de leur mauvaise grâce et de leur lourdeur. »

On conçoit que des changements aussi profonds dans la notation du plain-chant n’ont pas été sans amener d’aussi profondes modifications dans le texte mélodique lui-même. Pour suivre pas à pas ces changements, il faudrait faire l’histoire des manuscrits de plain-chant. La paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes a magistralement exécuté ce travail. Nous nous contenterons de résumer sommairement les résultats de la critique jusqu’à nos jours.

Au xvie siècle les textes de plain-chant sont sensiblement les mêmes que ceux des manuscrits des xie et xiie siècles. Le pape Pie v, qui avait déjà rendu obligatoire pour toute l’Église le bréviaire romain réformé, imposa un texte musical uniforme pour les chants renfermés dans le missel : Préface, Pater, Ite missa est. Le pape Grégoire xiii confia à Palestrina le soin de corriger le Liber Gradualis renfermant les chants de la messe. Palestrina fit-il lui-même ce travail ? Le docteur Haberl l’affirme et croit le prouver ; dernièrement, la question a été reprise à Rome et on a conclu à la négative. Que cette révision soit de Palestrina ou de Anério et Soriano, du graduel qui parut on avait retranché ou du moins largement et maladroitement écourté les neumes prolongés sur une seule syllabe. Rien d’étonnant d’ailleurs puisque, à Rome surtout, on avait perdu la méthode traditionnelle pour exécuter ces neumes qui, dès lors, devaient paraître longs et même ridicules. Le graduel dont nous parlons fut édité (1614) par une imprimerie fondée grâce au Cardinal Ferdinand de Médicis, d’où le nom de Médicéenne donné à cette édition qui devait, deux siècles et demi plus tard, être l’occasion de si passionnées controverses mais qui, à l’époque, ne fut admise que par quelques églises.

Aux xviie et xviiie siècles parurent plusieurs éditions écourtées, celles de Valfray, de Nivers, adoptées par les diocèses de Lyon, de Clermont, de Digne, de Reims et de Dijon. Les éditions conformes aux anciens manuscrits, c’est-à-dire les éditions non écourtées, demeurèrent, mal transcrites, souvent, très mal interprétées toujours et ce fut ainsi jusqu’au moment où les travaux si savamment exécutés et les controverses si vaillamment soutenues par Don Guéranger au sujet de l’introduction de la litturgie romaine en France ramenèrent l’attention sur le chant ecclésiastique. Plusieurs éditions parurent : celle de Malines reproduisant, avec beaucoup de modifications, la Médicéenne de 1614 ; celle de la commission de Reims et Cambrai (1852), copie du très précieux manuscrit de Montpellier (xie siècle), écrit en double notation, littérale et neumatique ; celle de l’abbé Raillard, sensiblement pareille à celle de Reims, mais dont l’interprétation proposée par son auteur modifiait profondément le sens ; une autre enfin, destinée dès maintenant, et fort heureusement, à mourir de sa belle mort, je veux dire l’édition dite officielle publiée chez Pustet de Ratisbonne en 1873, comme édition authentique, et approuvée par la Congrégation des Rites.

Les éditions de l’abbé Raillard et de Reims et Cambrai avaient déjà mis en honneur le projet de restauration du plain-chant suivant les manuscrits ; les Bénédictins travaillaient dans le même sens, quand, en 1873, l’éditeur Pustet publia, avec privilège accordé par la Congrégation des Rites propriétaire du manuscrit original, une copie de l’édition Médicéenne de 1614. Le Pape Pie ix, vivement désireux de voir l’unité s’établir pour le chant liturgique comme elle venait de s’établir pour la liturgie elle-même, fit savoir que sa volonté était qu’on adoptât partout cette nouvelle édition. Le Pape Léon xiii fit sien en 1878 le désir de son prédécesseur. Mais le mouvement d’opinion en faveur d’une restauration archéologique et non pas simplement autoritaire du plain-chant, commençait à s’étendre. L’édition officielle avait ses tenants, surtout parmi les peuples du Nord, chez qui la hiérarchie venait d’être rétablie et qui, trouvant indiqué par l’Église un livre de chants, l’avaient adopté, sans regretter des mélodies plus riches qu’ils ignoraient ; le manuscrit de Montpellier avait pour lui toute l’école Bénédictine, Français et Belges. C’est au plus fort des discussions entre « autoritaires et archéologues » que s’ouvrit en août 1882, à Arezzo, un congrès en l’honneur du 7e centenaire de la naissance de Guy d’Arezzo. Qui voudrait s’édifier sur le calme qui régna dans ce Congrès, sur la sérénité toute scientifique qu’y apportèrent bien des congréssistes, n’aura qu’à parcourir, d’une part, la brochure que l’abbé Lans a publiée chez Pustet sur le Congrès, d’autre part le journal l’Univers de cette époque : dans sa brochure, l’abbé Laus, prenant fait et cause pour les Allemands, grands défenseurs de la congrégation des Rites, écrase de plaisanteries lourdes comme les pavés de sa bonne ville hollandaise tous les adversaires de l’édition officielle ; dans l’Univers, un correspondant acerbe ne ménage pas aux ennemis de la restauration archéologique des réponses qui, pour être plus aériennes que celles de M. Lans, n’en sont pas moins mordantes et d’ailleurs déplacées dans une question tout artistique. Au vrai, ce Congrès fut, transportée sur le terrain musical, la continuation des inimitiés héréditaire entre Latins et Saxons. Le résultat le plus clair du Congrès fut que chacun conserva et enracina plus profondément ses convictions et qu’on clôtura la réunion par un Te Deum polyphonique pour l’exécution duquel chacun des congressistes chanta suivant l’édition qu’il connaissait. La cacophonie qui en résulta montra avec la dernière évidence la nécessité d’adopter pour l’Église universelle une édition unique. Mais laquelle adopter ? l’édition dite officielle, ou l’édition refondue d’après les manuscrits ? La question devait rester pendante vingt ans encore.

(À suivre)
Jean Vallas.