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Revue dramatique, 1861/01

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Revue dramatique, 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 244-254).

REVUE DRAMATIQUE
L’Oncle Million, comédie en cinq actes et en vers, par M. Louis Bouilhet.

La destinée de la nouvelle pièce que M. Louis Bouilhet vient de donner à l’Odéon contient toute une leçon de haute philosophie pratique très propre à faire réfléchir, et qui, je l’espère, profitera aux poètes en général et à M. Bouilhet en particulier. La pièce a été froidement accueillie. Est-elle donc inférieure aux productions précédentes de l’auteur ? Non, elle est leur égale, et à plusieurs égards, autant que mes faibles lumières me permettent d’en juger, elle est leur supérieure ; mais elle paie le prix des applaudissemens exagérés et des complaisances trop empressées qui avaient salué l’entrée du poète dans la carrière dramatique. Quand je vois les poètes et les écrivains trop ardens à forcer la renommée, je m’étonne toujours qu’ils ne réfléchissent pas davantage à la profondeur de cet axiome qui est aussi vrai en morale qu’en physique : la réaction est toujours égale à l’action. Plus le mouvement agressif sera violent et exagéré, plus, à un jour voulu, la réaction sera douloureuse et imméritée. Il y a une souveraine imprudence à vouloir recueillir dès le début le plus gros prix possible de ses efforts, c’est le moyen le plus infaillible de se ruiner dans l’avenir. Si vous demandez beaucoup au public, et qu’il vous accorde, pour votre malheur, tout ce que vous lui demandez, il exigera beaucoup en revanche, il exigera trop peut-être ; ainsi le veut l’impitoyable loi des compensations. Et que pourrez-vous dire pour votre défense, lorsqu’il répondra à vos réclamations : « Je ne vous dois plus rien, je vous ai payé dès le premier jour, alors que je ne vous devais rien encore ? Vous m’avez demandé dès votre début le prix de toute une vie de travail, je vous l’ai donné sans autre garantie qu’une hypothèque très incertaine sur votre avenir et sur les chances de votre inspiration. C’est à vous de me rendre en efforts mes encouragemens et en enthousiasme poétique ma sympathie. Applaudissemens, couronnes, ovations, je vous ai tout donné et je ne m’en repens pas, mais je regrette que vous ayez mal interprété mes intentions et que vous ayez vu dans ma prodigalité le salaire légitime du travail que vous aviez accompli plutôt que le salaire anticipé du travail futur. » Sans doute le poète ne pourrait rien répondre, et cependant ce discours bien souvent n’est pas irréfutable et soulève plus d’une objection. Si le poète ne peut pas s’adresser au public, la critique alors doit parler à sa place. « Qui donc vous forçait, peut-elle répondre, d’être si docile aux vœux du poète, et pourquoi le prendre au mot avec tant d’empressement ? Est-ce par malice ? est-ce par caprice ? Si c’est par malice, le jeu est cruel ; si c’est par caprice, il est presque immoral. Le poète vous demandait votre enthousiasme, vous étiez libre de ne pas l’accorder : il ne fallait lui donner que votre attention ; il vous demandait vos applaudissemens, il fallait vous borner à l’encourager. Vous avez cru devoir faire plus : est-il juste qu’il en porte la peine ? Parce que vous lui avez trop donné autrefois, est-il juste que, pour rétablir l’équilibre, vous ne lui donniez pas assez aujourd’hui ? Ses productions précédentes ne valaient pas tout le bruit que vous avez fait autour d’elles, et vous l’en punissez sur son œuvre nouvelle, qui mérite mieux que la froideur avec laquelle vous l’avez accueillie. Pourquoi avez-vous fait des promesses que vous n’étiez pas sûr de pouvoir tenir ? pourquoi avez-vous fait contracter au poète une dette trop forte, si c’était pour la réclamer à une échéance trop courte et refuser l’à-compte très raisonnable qu’il vous offre aujourd’hui ? Il y a quelque chose de cruel et presque d’inique dans cette générosité capricieuse doublée d’une exigence tyrannique. Puisque vous avez cru devoir lui donner ce qu’il vous demandait, il faut maintenant attendre avec une patience sympathique qu’il ait eu le temps de s’acquitter envers vous. »

La conclusion de cet exorde, c’est que nous devons nous défier de cet axiome, très controversable, qui prétend qu’il faut obtenir trop pour avoir assez, et que nous devons moins désirer le succès que la justice. Ne demandons jamais que ce qui nous est strictement, étroitement dû, en sorte que notre récompense puisse toujours se confondre avec notre salaire, et nous n’aurons jamais à payer trop cher le prix de la renommée. La plupart des poètes et des écrivains sont heureux des louanges, même lorsqu’elles sont exagérées ; s’ils étaient plus sages, ces louanges les feraient trembler. Tenons-nous-en donc à la justice : rien n’est vrai, bon et durable que ce qu’elle donne.

La nouvelle pièce de M. Bouilhet a causé un désappointement général, qu’il nous est impossible de partager. Nous avons éprouvé une certaine surprise, mais nul désappointement. Nous nous attendions à un drame bourgeois, écrit en vers romantiques, avec l’exubérance de métaphores et d’images à laquelle le poète semblait vouloir nous faire prendre goût, et nous avions fait notre siège en conséquence. L’Oncle Million nous force à son honneur non d’abandonner le plan de ce siège, mais de le modifier légèrement. Nous nous proposions, les œuvres de M. Bouilhet en main, de lui démontrer qu’il se trompait de route, et que la nature de son talent le portail peut-être vers de tout autres genres que le drame et la comédie. Notre opinion, même aujourd’hui, après l’Oncle Million, est encore que M. Bouilhet ne connaît pas sa véritable originalité, ou que, par suite d’une fausse honte de poète romantique, il n’ose pas avouer le genre poétique dans lequel il pourrait exceller s’il le voulait. J’ose à peine nommer moi-même ce genre, un peu discrédité aujourd’hui, quoiqu’il ait produit plusieurs impérissables chefs-d’œuvre, par crainte que M. Bouilhet ne voie dans mes paroles une plaisanterie perfide qui est bien loin de ma pensée, et n’aille s’imaginer que je veux l’assimiler à des poètes qui paraissent surannés à notre génération, quoiqu’elle ne les ait jamais lus. Armons-nous de courage cependant, et prononçons le terrible nom : le genre pour lequel M. Bouilhet semble né, c’est le poème descriptif ; j’en atteste la remarquable pièce les Fossiles et quelques beaux passages de Melœnis.

Je sais que le poème descriptif est tombé en désuétude par suite de l’abus qui en a été fait, et que le nom de Delille se présente immédiatement à la mémoire ; mais c’est un genre qui en vaut un autre, et les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de l’employer. Écartez, s’il vous déplaît, le nom beaucoup trop ridiculisé de Delille, et songez que le grand poète Lucrèce a écrit le De Naturâ rerum, et que les Géorgiques sont l’œuvre de Virgile. C’est un genre injustement discrédité, et regardé à tort comme artificiel ; il n’est pas artificiel, car il a sa raison d’être dans la nature du génie humain : il répond à une des catégories de l’imagination, et peut seul servir d’expression à certaines conceptions de l’esprit poétique. Il serait donc digne d’être ressuscité et renouvelé, et le beau poème des Fossiles montre que M. Louis Bouilhet pourrait tenter l’entreprise à son honneur. Partout ailleurs, dans la poésie lyrique pure, dans la fantaisie, dans le drame, M. Bouilhet imite volontairement ou involontairement ; mais dans la partie descriptive de ses œuvres, il retrouve son originalité, qu’il ignore ou qu’il méconnaît. J’entends beaucoup parler du lyrisme de M. Bouilhet ; il faut s’entendre sur ce mot. Son lyrisme est essentiellement descriptif : il a de l’ampleur, de la majesté et une certaine lenteur aisée ; il n’a pas d’élan ni d’essor. Le poète ne se mêle pas avec passion au tourbillon vivant des choses, mais les choses passent devant lui dans une succession lente et prévue ; elles semblent modérer et ralentir leur mouvement, de manière à lui permettre de les saisir et de les peindre. Comme il n’est pas mêlé à leur vie, elles ne lui livrent pas les secrets qu’il ne leur demande pas, elles lui livrent leurs surfaces, sur lesquelles il promène avec complaisance son œil de poète, et qu’il décrit avec une admiration émue et heureuse. Il jouit du mouvement de la nature et de la vie, non comme d’une passion et d’un tourment, mais comme d’un spectacle, et de la volupté la plus choisie qui se puisse rencontrer ici-bas. C’est là le lyrisme qui convient par excellence au poète descriptif. Ajoutons qu’il possède au plus haut degré une faculté qui est nécessaire pour réussir dans ce genre poétique : je veux dire la faculté d’assimilation, laquelle n’est autre que le don de s’oublier assez complètement pour décrire et imiter les choses qui nous sont étrangères et qui passent sous nos yeux. Toutes les imitations que l’on surprend dans ses poèmes lyriques ne sont que des égaremens, et je dirais volontiers des entraînemens instinctifs de cette faculté d’assimilation que le poète ne connaît pas ; il décrit dans ces imitations les poésies d’autrui qui l’ont frappé par leur beauté et leur harmonie, absolument comme il décrit ailleurs un horizon ou un paysage. L’objet de la description est changé, mais la faculté reste la même.

Le drame, l’action, la nature en mouvement, lui échappent malgré tous ses efforts ; il retombe involontairement dans la description, qui est naturelle aux inclinations de son esprit. Ouvrez le plus long de ses poèmes, Melœnis. C’est un roman en vers dont la scène se passe sous le règne de Commode. La fable choisie par le poète est pleine de germes dramatiques qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Il contient une assez grande abondance de situations violentes, de passions échevelées, de caractères en contraste, pour fournir la matière de trois ou quatre poèmes à la manière de lord Byron et d’Alfred de Musset. Un caprice criminel de grande dame romaine, un inceste, une scène d’incantation, une vengeance de courtisane, un combat de gladiateurs, voilà bien des élémens de drame et d’action ; il serait difficile de trouver mieux dans le mélodrame le plus compliqué. Si le poète possède à un degré quelconque le génie dramatique, ce génie n’aura pu manquer de tirer bon parti d’une si riche matière. Eh bien ! non. Le poète se contente d’indiquer les diverses scènes du drame ; à chaque instant, on croit saisir l’action, mais elle s’échappe plus légère que l’héroïne du poème, lorsqu’elle danse dans les carrefours du quartier de Suburre ou devant ce légionnaire qu’elle veut enchaîner à sa vengeance. Lorsqu’il rencontre une situation émouvante, le poète l’esquive et se dérobe furtivement, un peu comme son héros Paulus s’esquive la nuit où il est surpris dans les jardins de l’édile Marcius. M. Bouilhet a lu Apulée, qu’il goûte en connaisseur et dont il parle fort bien, et cependant il ne lui a pas dérobé son art de magicien : la scène de l’incantation est manquée et n’agit pas sur l’imagination du spectateur. En revanche, s’il faut décrire un cirque, une fête publique, un dîner d’édile, un antre du quartier de Suburre, énumérer les plats exquis dus à l’invention d’un cuisinier romain, le poète reprend aussitôt tout son avantage. Autant il tournait court devant l’action, autant il devient abondant dans les parties descriptives de son œuvre. Il insiste avec complaisance sur la beauté ou l’étrangeté des objets qu’il veut montrer, il en énumère avec amour toutes les particularités, il se sent dans son élément naturel, et son imagination y nage avec joie, poussant devant elle, d’un mouvement plein d’aisance, les alexandrins, qui chez lui sont pareils à de molles vagues toujours renaissantes.

Poète descriptif : je ne suis pas bien sûr que M. Bouilhet accepte comme un compliment cette qualification, et cependant n’a-t-il pas dit à son insu le secret de son talent dans cette petite pièce de Festons et Astragales, où il avoue que la nature lui semble belle par elle-même, qu’elle ne doit rien de sa beauté aux illusions admiratives, aux souvenirs charmans ou amers du poète qui promène au milieu de ses paysages ses rêveries et ses passions ? Cet aveu naïf et très résolument exprimé dans la petite pièce en question est la confirmation par le poète lui-même de l’opinion que nous avons exprimée sur son compte : jamais poète lyrique pur et poète dramatique de naissance ne voudraient consentir à voir dans la nature autre chose que les emblèmes des sentimens qui les agitent, que les décors admirables des drames qu’ils veulent développer, ou le théâtre au milieu duquel se sont déroulés les amours, les haines et les souffrances d’acteurs humains mémorables ou inconnus. M. Bouilhet a donc pour la nature une admiration désintéressée de toute préoccupation personnelle, qui lui permet de la contempler sans diviser son attention. Qu’il applique cette faculté très particulière à la reproduction de quelques-uns des grands aspects de la nature ou à l’expression poétique de quelqu’une de ses grandes lois. Le remarquable poème des Fossiles est un gage certain du succès qui l’attend, s’il tente cette entreprise sérieusement, avec intrépidité et confiance.

Lorsque le poète s’est dirigé vers le théâtre, ce lyrisme descriptif l’a suivi avec fidélité et a refusé de le quitter. Il est vrai de dire que le poète n’a pas fait de bien vifs efforts pour s’en débarrasser, et que très probablement il a compté au contraire sur son appui pour conquérir le succès qu’il cherchait. Dans un temps où le réalisme et la prose ont envahi la scène et ont lassé même les imaginations les moins rebelles à la vulgarité, la poésie, sous quelque forme qu’elle se présente, à quelque heure qu’elle arrive, sera certainement la bien-venue. Sa visite ne pourra manquer de faire plaisir, puisqu’elle jettera une diversion dans l’entretien monotone que nous poursuivons avec le prosaïque théâtre contemporain, et nous fera oublier pendant quelques heures l’assiduité importune de cet hôte sans façons qui s’est installé si familièrement dans la littérature moderne, et qui refuse de quitter la place. L’entreprise de M. Bouilhet a été récompensée. Ceux même qui blâment l’emploi intempestif et intempérant de la poésie au théâtre n’ont pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies et ses infractions aux règles nécessaires de l’art dramatique. Ses drames ont plu comme plaisent les nobles étourderies d’un esprit élevé, comme plaisent les courageux efforts d’une imagination dévouée à la cause de l’art, et qui relève une glorieuse bannière poétique qu’on croyait désormais abandonnée. Lorsque toutes les voix se taisaient, et que le système nouveau qui recommandait la reproduction exclusive de la réalité semblait avoir cause gagnée par la désertion des uns, par la complaisance des autres, parle mutisme de tous, quelqu’un se levait pour protester au nom de la poésie, et pour réclamer ses droits envers et contre tous, même aux dépens de l’art dramatique. Heureux le poète, s’il eût combattu pour cette cause avec des armes forgées par lui plutôt qu’avec les armes prises dans l’arsenal de ses prédécesseurs, si son ardeur s’était appuyée sur une pensée qui lui fût tout à fait personnelle, au lieu de s’appuyer sur un système déjà connu, propriété exclusive d’un grand poète ! Quoi qu’il en soit, cette résurrection du système romantique avait un certain imprévu qui n’était pas sans éclat et sans à-propos, et le poète réussit dans une assez large mesure ; mais il y avait dans les applaudissemens qui lui furent prodigués une réserve cachée qui lui indiquait l’écueil contre lequel il viendrait se briser, s’il s’obstinait à laisser flotter sa barque paresseusement au gré des alexandrins comme un poète nonchalant, enivré de la musique de ses vers, au lieu de la diriger vigoureusement comme un bon pilote dramatique. La meilleure critique que nous puissions faire de ses précédentes productions dramatiques est de répéter un mot qui nous fut dit par un jeune spectateur très bienveillant le soir de la première représentation de Madame de Montarcy : « Quels que soient les défauts de la pièce, cela fait grand plaisir d’entendre pendant quelques heures ce ramage mélodieux. » Le mot est juste : les premières pièces de M. Bouilhet sont un ramage mélodieux. Ce ne sont que murmures et chansons, festons et astragales. On dirait vraiment des drames joués dans une grande volière par des oiseaux de plumage et de ramage divers. Les personnages peuvent être assimilés à des oiseaux chanteurs qui gazouillent chacun dans le dialecte propre à son espèce ; la jeune fille gazouille et roucoule comme la timide colombe, le bourgeois croasse, la femme éprouvée par la vie gémit, le sceptique siffle, l’amoureux s’abandonne à toutes les roulades de sa fantaisie. Si cette comparaison vous paraît trop forte, changez-la, et dites que tous les personnages parlent comme des poètes, même ceux que l’auteur a voulu représenter comme rebelles à toute poésie. Ce n’est pas que l’action manque dans les pièces de M. Bouilhet ; mais les personnages ne demandent pas mieux que de l’oublier. Tout leur est prétexte à descriptions et à métaphores : un mot lâché dans le dialogue, la vue d’un objet, la mention d’un incident. Ils expriment moins leurs sentimens qu’ils ne les racontent, et sont plus préoccupés de parler en beaux vers du but qu’ils poursuivent que de poursuivre ce but lui-même. Ce défaut, assez heureusement dissimulé dans la première pièce de M. Bouilhet et pardonnable d’ailleurs, vu la nature du drame, a éclaté avec tout ce qu’il a de choquant et de contraire aux lois dramatiques dans Hélène Peyron, dont le sujet, pris dans la réalité contemporaine, ne supportait pas plus que ne les supporte notre vie moderne les longues tirades et le langage métaphorique. Il est à la rigueur permis à l’imagination de supposer que les personnages de la cour de Louis XIV pouvaient se passer dans la conversation toute sorte de fantaisies poétiques ; mais il en est tout autrement de nos bourgeois en habit noir et de nos bourgeoises en crinoline. Ici les ressources de la perspective font défaut à l’imagination ; il n’y a pas de lointains dans un sujet moderne, et nous savons que nos bourgeois parlent un langage fort différent de celui que leur prête M. Bouilhet.

M. Bouilhet a entendu le reproche qui lui était adressé, et il en a tenu compte. Sa nouvelle pièce est une tentative, sinon tout à fait heureuse, au moins très méritoire et très courageuse, pour concilier deux langages fort différens : le langage imagé et poétique de l’école romantique et le langage naturel et familier de l’ancienne école dramatique française. Sans renoncer aux habitudes de son esprit, il a fait effort pour les brider et les contraindre, et de ce travail est sorti le style de sa nouvelle pièce, métal mélangé qui n’est pas comparable peut-être au fameux métal de Corinthe, mais qui ne nous a paru dépourvu ni de force ni de sonorité. Ces deux élémens contraires, qui semblaient n’avoir aucune affinité, ont cependant adhéré assez heureusement l’un à l’autre : le vers imagé de Victor Hugo s’est fondu dans le vers sentencieux et robuste de Molière ; le mélange a pris beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. Il était à craindre qu’il n’y eût trop de poésie dans une pièce destinée à la glorification des poètes ; il n’en a rien été. M. Bouilhet a soutenu son plaidoyer sans employer trop souvent le secours de la métaphore et de l’antithèse. Ses personnages parlent un langage sobrement imagé, et on leur sait gré d’avoir gardé pour un autre usage toutes les fleurs dont ils auraient pu si facilement émailler leurs discours. Il y avait une scène scabreuse, les habitudes d’esprit de M. Bouilhet étant données, une scène où nous avons craint un instant de voir le poète retomber dans le péché de l’exagération poétique, tant la pente était glissante, Nous voulons parler de la scène du troisième acte, où la jeune fille refuse la main du poète, qui veut renoncer pour elle au démon des vers, et l’engage à persévérer en dépit des obstacles. Nous avions tremblé d’entendre sortir de la bouche de cette jeune bourgeoise, haranguant un poète provincial, des accens qui auraient pu convenir à Laure haranguant Pétrarque ; mais un bon génie a préservé M. Bouilhet de cet écueil, contre lequel il lui était si facile de donner. En vérité, il n’y a, quoi qu’on en ait dit, rien de trop exagéré dans cette scène ; la situation des deux personnages, dans cet instant où ils luttent de délicatesse dévouée et d’affection, autorise parfaitement les effusions lyriques de la jeune fille et les conseils de fermeté qu’elle donne à celui qu’elle aime. Il nous importe peu de savoir si le poète qu’elle aime a ou non du génie ; il suffit qu’elle croie à ce génie pour être autorisée à parler comme elle parle. Et puis elle se sacrifie, et un peu d’exagération lyrique est bien naturel à quiconque se sacrifie, aussi obscur qu’il soit. Cette scène est le seul danger sérieux qu’eût à redouter M. Bouilhet, et à notre avis il l’a évité. Félicitons-le donc des progrès qu’il a accomplis dans la voie de la simplicité, du naturel et de la sobriété.

Cette pièce a un autre mérite auquel on n’a pas rendu assez de justice, et révèle chez M. Bouilhet une faculté que nous ne lui connaissions pas : c’est une certaine force comique, franche, naïve, qui arrache le rire sans efforts, ce rire innocent et facile dont nous ont déshabitués les pièces modernes. Le rire que fait naître le théâtre moderne est en effet un rire dépravé et nerveux assez semblable à celui qu’arrache à certaines personnes le chatouillement ; nos modernes auteurs l’excitent en nous par des procédés et des artifices, par des alliances de mots disparates, par des réticences ; il ne naît pas spontanément des paroles qui sont prononcées et du spectacle réel qu’on a sous les yeux. Le comique de la pièce de M. Bouilhet est plus sain et moins tortueux ; on rit parce que les personnages disent naïvement des choses plaisantes, ce que ne font jamais les personnages du théâtre moderne, qui ont d’avance l’intention, de faire rire et qui sont plaisans avec préméditation. J’indiquerai comme exemples de cette force comique les deux scènes qui me paraissent les meilleures de l’ouvrage, la scène qui termine le premier acte et la grande scène du cinquième acte entre le bourgeois Rousset et l’oncle millionnaire. L’incrédulité de M. Rousset à l’endroit du génie de son fils rencontre pour se justifier des traits tout à fait désopilans et qui n’ont rien d’exagéré ; plus d’un jeune contemporain aura sans aucun doute reconnu à la représentation de la comédie de M. Bouilhet quelques-uns des argumens par lesquels une sollicitude confuse et sans lumière, mais trop souvent justifiée, essayait de détourner de la carrière littéraire quelque jeune ambitieux de sa connaissance. Il n’est pas un des singuliers argumens qu’emploie M. Rousset qui n’appartienne strictement à la logique bourgeoise. Nous avons tous entendu cent fois quelque Rousset de notre voisinage exprimer les mêmes doutes sur l’avenir poétique ou littéraire des hommes qu’il a vus enfans, et employer, pour abattre leur ambition, les mêmes argumens saugrenus : « Voyons, parle, toi qui te permets d’écrire, pourrais-tu seulement faire une tragédie ? » ou bien encore : « Lui, du génie ! allons donc ! moi qui l’ai vu pas plus haut que cela ! » M. Bouilhet a fort bien exprimé sans le vouloir dans le bonhomme Rousset un certain sentiment qui est très particulier aux bourgeois français, et qui, selon moi, les honore infiniment. Leur amour paternel peut être étroit, exclusif, il n’est jamais présomptueux. Un bourgeois n’a pour son fils d’autres ambitions que les siennes propres, et n’aspire pas plus haut qu’à l’échelon immédiatement supérieur à celui qu’il occupe. Il applique fort singulièrement cette ambition graduée et divisée comme un mètre non-seulement aux choses pratiques telles que la fortune, le rang, les fonctions sociales, mais encore aux choses intellectuelles et morales. Il est très difficile de maintenir ce sentiment dans de justes bornes et d’exprimer ce qu’il a de plaisant sans l’exagérer ; M. Rousset pouvait devenir facilement une caricature. Tel qu’il est, il est très supportable et nous a rappelé, par son dédain amusant pour le génie de son fils, une certaine lettre paternelle que reçut un jour de sa province un garçon d’esprit qui venait de débuter dans la littérature : « Mon cher fils, disait cette lettre, pour que vous vous soyez décidé à écrire de telles sottises, il faut, en bonne logique, qu’elles vous rapportent bien de l’argent. Vous ne serez donc pas étonné d’apprendre qu’à l’avenir, je ne vous enverrai plus un sou. »

La donnée de l’Oncle Million n’est pas précisément neuve ; c’est la vieille et quelque peu puérile antithèse du poète et du bourgeois qui a fourni tant de plaisanteries aux ateliers de peinture et aux petits journaux depuis la date mémorable du 29 juillet 1830. Quand nous disons que le sujet n’est pas nouveau, cela ne veut pas dire qu’il ait été porté au théâtre plus souvent qu’un autre ; peut-être même a-t-il été exploité assez rarement, et pour ma part je ne me rappelle d’autre précédent dramatique qu’une comédie de deux jeunes auteurs, le Marchand malgré lui, jouée il y a deux ans sur cette même scène de l’Odéon où M. Bouilhet vient de plaider la cause du poète ; mais il en est de certains sujets comme du songe d’Athalie, du monologue d’Hamlet, de tous ces fameux morceaux de littérature dont sont excédés ceux même qui ne les ont jamais lus, et que l’on croit savoir par cœur à force d’en avoir entendu parler. Nous avouerons que le sujet, outre qu’il est rebattu, nous semble d’un goût douteux, car nous sommes de ceux qui ne comprennent pas très bien les épigrammes et les récriminations dont certains artistes poursuivent les bourgeois. J’ai toujours vu que les artistes qui pouvaient légitimement se permettre ces épigrammes s’en abstenaient soigneusement, et j’ai grand’peur que ceux qui se les permettent légèrement ne soient un peu trop fils de leurs pères, c’est-à-dire trop bourgeois eux-mêmes. Les poètes et les artistes contemporains sont généralement des fils de bourgeois, et qui oserait fixer chez certains d’entre eux le point où finit le bourgeois et où commence le poète ? Qui sait si, chez plusieurs des plus acharnés et des plus méprisans, le bourgeois n’entre point pour les trois quarts et le poète pour un quart seulement dans l’unité humaine qu’ils représentent ? Dans cette éternelle antithèse, le bourgeois est chargé de représenter toutes les petitesses et toutes les vulgarités, et le poète toutes les nobles aspirations. Je crains qu’il n’y ait dans ce contraste quelque chose de calomnieux, que les rôles ne soient pas aussi nettement tranchés dans la réalité. Je ne sais pas si les poètes et les artistes gardent toutes les bonnes qualités de leur nature pour leurs rapports avec les bourgeois, si dans leur conduite envers eux ils sont animés d’une générosité exempte de petitesses ; mais en vérité ils devraient bien conserver quelque peu de cette générosité dans les rapports qu’ils ont entre eux, car ces rapports ne sont pas plus exempts d’envie, de méchanceté, de rancune sourde et vulgaire que les rapports des bourgeois entre eux. Et puis est-ce une bonne manière d’exalter l’artiste que de le montrer perpétuellement en rivalité avec un mercier ou un bonnetier ? Mais, me dit-on, les bourgeois méprisent les artistes. Si cela est vrai, il faut avouer que les artistes le leur rendent bien : jamais il n’y eut plus complète réciprocité d’injures et plus exacte application de cet axiome de morale pratique : donnant, donnant.

Le mauvais goût et la puérilité étaient à craindre dans un pareil sujet, et nous rendons cette justice à M. Bouilhet qu’il a évité ce double danger. Ses bourgeois ne sont pas odieux, ils ne sont même pas trop ridicules ; ce sont d’honnêtes gens, têtus, bornés, très positifs, un peu secs et parfaitement dépourvus de toute espèce de vie morale, grave défaut assurément, mais qu’on ne peut leur reprocher avec justice, la vie morale leur étant parfaitement inutile pour diriger leurs affaires et gouverner leurs intérêts. Leur tyrannie sur leurs enfans ne dépasse pas les limites du pouvoir qui leur est accordé par la nature et par le code civil ; ils n’ont d’hypocrisie que ce qu’il en faut pour défendre leurs intérêts et éviter d’être les dupes les uns des autres ; ils ne sont jamais dans le vrai, mais ils ne sont jamais tout à fait dans le faux, et s’ils mentent, ce n’est que par à peu près, car ils sont gens prudens et savent que parole donnée est parole engagée. Un rôle seulement tourne à l’odieux, celui du notaire Gaudrier, qui engage et retire sa parole au gré de ses intérêts, et qui feint une maladie pour se dégager de ses promesses. Je crains que M. Bouilhet n’ait un peu calomnié ce pauvre notaire ; la tactique qu’il lui prête est tout à fait inexplicable. Lorsqu’il apprend que sa fiancée est déshéritée par suite du mariage de l’oncle millionnaire, qu’a-t-il besoin de tant s’ingénier pour rompre une union devenue impossible, et dont la fortune s’est chargée de le délivrer ? Les ruses qu’il emploie sont aussi inutiles qu’odieuses. Que ne va-t-il trouver tout simplement Mme Dufernay, la mère de sa fiancée, et ne lui explique-t-il que son mariage est rompu naturellement, puisque les conditions sur lesquelles reposaient ce mariage n’existent plus ? Je regrette que M. Bouilhet l’ait malmené si sévèrement et lui ait reproché comme un manque de générosité ce qui n’est, à tout prendre, qu’une nécessité de sa situation. Ce notaire Gaudrier, qui est le personnage sacrifié, le bouc émissaire de la pièce, est-il donc si odieux d’ailleurs qu’il ne puisse rencontrer, selon l’expression de messieurs les poètes, une âme qui réponde à son âme ? M. Bouilhet lui-même ne le pense pas. Odieux à Mme Alice Dufernay, le notaire paraît séduisant aux yeux de Mlle Clara Rousset, la propre sœur du poète, petite péronnelle pétulante et positive, qui déteste autant la poésie que son frère en raffole. Ce notaire est donc aimé, absolument comme le poète lui-même ; le cœur de Mlle Clara bat lorsqu’on l’annonce, comme le cœur de Mlle Alice bat lorsque son poète s’approche d’elle. Il y a au quatrième acte une assez jolie scène, où Mlle Clara vient réclamer à son amie cet amoureux si méprisé. « Rends-le-moi ! s’écrie-t-elle, qu’en ferais-tu ? Il n’est pas assez poétique pour toi, mon frère est bien mieux ton affaire. Moi, je l’aime tel qu’il est, et précisément pour les raisons qui font qu’il ne peut te convenir. » La scène est vraie, ingénieuse, et d’une nouveauté assez piquante. Eh ! mon Dieu, oui, diverses sont les âmes, et divers les attraits qu’elles inspirent. Cet amour sauve ce que le rôle aurait eu de trop odieux, et empêche que la balance du poète ne pèse trop fortement d’un seul côté. Il rétablit jusqu’à un certain point l’équilibre de la justice et prouve l’équité du proverbe vulgaire qui prétend « qu’il n’est pas de marmite qui ne trouve ici-bas son couvercle. » Je regrette que M. Bouilhet n’ait pas poussé la justice jusqu’au bout, et qu’il ait cru devoir terminer sa pièce par l’humiliation définitive du notaire. Pourquoi donc ne le donne-t-on pas pour mari à Mlle Clara, puisqu’il lui agrée si fort, et puisque lui-même, bien conseillé par son instinct, avait pour elle une inclination qu’il n’avait jamais ressentie pour Mlle Alice ? La dureté du bonhomme Rousset est injustifiable, car elle fera de la peine à sa fille, et elle ne fait aucun plaisir au spectateur.

Toute l’action de la pièce est dans cette rivalité entre le poète et le notaire. Il s’agit de savoir lequel des deux épousera Mlle Alice Dufernay. Les deux partis restent en présence sans aboutir à une conclusion jusqu’au moment où l’oncle millionnaire, de qui dépend la fortune d’Alice, rompt cette action mal engagée, et décide l’issue de la lutte en feignant de se marier, Alors le notaire se retire et va soigner aux eaux sa santé subitement compromise ; Mme Dufernay revient de ses préventions contre la poésie, et le triomphe reste au poète. L’action est un peu vide comme on voit : toutefois nous ne songerions pas à nous plaindre, si ce vide était rempli par un nombre suffisant de caractères ; malheureusement il n’en est que trois qu’on puisse signaler. L’oncle Million, qui est le personnage central de la pièce, celui autour duquel tourne l’action tout entière, n’a qu’une physionomie banale. Il représente dans cette pièce le Deus ex machinâ chargé de dénouer les difficultés et de permettre au drame de finir heureusement. Le notaire et le poète sont deux personnages de convention ; ils ne représentent pas deux individus, mais les deux termes d’une même antithèse. M. Bouilhet a introduit dans sa pièce un certain personnage épisodique, un petit vieillard intrigant et affairé, espèce de courtier officieux comme la province en produit souvent, mais dont on ne comprend pas l’utilité. Les caractères bien étudiés et dans lesquels M. Bouilhet a concentré tout ce qu’il a observé de la nature bourgeoise sont ceux de M. Rousset et de Mme Dufernay. L’étude n’est pas très profonde, mais elle est vraie, et elle est prise dans une bonne moyenne de cette nature humaine intermédiaire qui s’appelle la nature bourgeoise.

Somme toute, cette pièce est un progrès sur les précédentes productions dramatiques de l’auteur, car il y a montré des qualités que nous ne lui connaissions pas. Il a gagné en force, en sobriété, et prouvé que son talent était capable de souplesse. Plusieurs fois il a rencontré quelques traits de bonne comédie. Qu’il tienne ferme ce pan de la robe de la muse comique qu’il est parvenu à saisir, et s’il se peut, qu’il ne la laisse plus échapper. De toutes les muses, c’est la plus familière en apparence, c’est la moins facile en réalité : elle n’accorde ses faveurs qu’à ceux qui les méritent par une grande imagination unie à un solide bon sens, les deux qualités qu’il faut à tout poète dramatique, et que je souhaite à M. Bouilhet.

Émile Montégut.