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Revue dramatique - 14 décembre 1903

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Revue dramatique - 14 décembre 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 929-932).

REVUE DRAMATIQUE


Théâtre du Gymnase : Le Retour de Jérusalem, pièce en quatre actes par M. Maurice Donnay.


À force d’observer la société de son temps, M. Maurice Donnay s’est aperçu qu’elle est très divisée ; et, comme il est auteur dramatique, il a eu l’idée de porter à la scène les questions qui nous divisent le plus. Je ne lui en fais pas mon compliment. Nous avons, tous tant que nous sommes, et depuis quatre ou cinq ans, trop souffert de ces divisions pour prendre du plaisir à un spectacle qui en prolonge l’image sous nos yeux, et en avive au fond de nous la blessure. Je sais bien ce qu’on allègue à ce propos : qu’aucun sujet ne saurait être interdit à l’écrivain de théâtre. C’est une opinion qui se recommande par son air de hardiesse, mais qui d’ailleurs ne résiste pas à une minute d’examen ; car, puisqu’il y a différens genres littéraires, c’est donc qu’ils ne sont pas tous également adaptés aux mêmes fins. Il est tels sujets qui pourront convenir au discours public, à la polémique des journaux, et aux essais des revues, mais qu’il sera de bon goût d’écarter résolument du théâtre ; de ce nombre sont ceux qui touchent à certains sentimens délicats et profonds, aux croyances, à la religion, à la race. J’en pourrais donner bien des raisons : il me suffira d’en invoquer une qui tient à l’essence même du genre dramatique. Au théâtre il s’agit d’associer tous les spectateurs, d’unir le public tout entier dans un sentiment commun. Lorsque l’auteur est arrivé à réaliser pour un instant cette unité, et à changer en une seule âme toutes les âmes individuelles auxquelles il s’adresse, alors seulement il a atteint son but. Met-il à la scène une de ces théories neuves et audacieuses contre lesquelles une bonne partie des spectateurs est prévenue d’avance ? c’est affaire à lui de dissiper ces préventions, de vaincre ces résistances et de déterminer dans le sens de sa thèse un courant général. Or c’est là ce qui est bien impossible quand on prend pour point de départ, comme dans le Retour de Jérusalem, un antagonisme qui procède d’élémens irréductibles. L’auteur, par souci d’impartialité, exprime-t-il tour à tour chacune des opinions opposées ? ce sera donc dans la salle tantôt aux uns, tantôt aux autres d’approuver ou de protester, jamais aux uns et aux autres de communier dans une même émotion. Bien vite on aura cessé de faire attention à l’opportunité des tirades et à la justesse des répliques : on n’écoutera plus que l’écho qu’elles éveillent dans nos passions personnelles. Du mérite dramatique ou littéraire, il ne sera plus question. C’est la déroute de l’art. Le fait est qu’on discute, à l’heure qu’il est, pour savoir si la pièce de M. Donnay est favorable aux Sémites ou aux Aryens : mais que ce soit une bonne ou une mauvaise pièce de théâtre, personne ne s’en inquiète.

Pour écrire une pièce sur un pareil thème, un auteur n’a qu’une excuse : c’est d’y être forcé. Il faut qu’il ait vu se présenter de façon impérieuse à son esprit et se dessiner devant son imagination un drame tenant étroitement aux circonstances actuelles, de telle sorte qu’il en soit le résultat spécial et nécessaire. Demandons-nous donc si celui auquel on nous fait assister dans le Retour de Jérusalem est en effet exactement dépendant du milieu social et moral d’aujourd’hui et s’il se rattache, par des liens intimes, à l’histoire de nos récentes divisions.

Michel Aubier est marié à une femme excellente, de qui il a deux enfans charmans. Après une dizaine d’années de bonheur quotidien, il se lasse de cette félicité tranquille. À cet instant psychologique, il rencontre une jeune femme vive, spirituelle, intelligente, attirante, et qui, elle aussi, étouffe dans l’atmosphère conjugale. Ils mettent en commun leur désir de liberté et contractent une union libre. Ce qui caractérise l’union libre, c’est qu’elle devient promptement le plus pénible des esclavages. Au bout de peu de temps, les deux amans s’aperçoivent qu’ils ne s’aiment plus ; ils se séparent pour courir chacun de son côté à d’autres divertissemens ou tomber à d’autres déchéances… C’est là une aventure de divorce et de faux ménage, pareille à tant d’autres, et qui n’en diffère par aucun trait essentiel. Elle pouvait se dérouler, de point en point, quand bien même la société française ne se serait pas querellée sur la fraternité des peuples, le désarmement universel, et autres actualités de notre vie politique. Ces querelles, si elles interviennent dans ce drame où elles n’ont rien à faire, y sembleront rapportées et surajoutées.

C’est bien ce qui est arrivé. Le premier acte du Retour de Jérusalem annonçait un drame de passion : il est, cet acte, d’une très belle venue ; c’est ce que M. Donnay a jamais donné de plus fort au théâtre. Dès le second acte, nous avons vu avec stupeur le drame tourner brusquement et faire place à une sorte de conférence contradictoire ou de journal parlé. Ce n’était plus un mari, un amant, une maîtresse qui dialoguaient, et on ne peut même dire que ce fût l’auteur qui s’exprimât par leur bouche. Hélas ! ils récitaient des bribes d’articles et des extraits de brochures. Nous reconnaissions à son accent et à sa note particulière chacun des divers « organes de l’opinion. » Et ce colloque de la Libre Parole avec l’Aurore et de l’Intransigeant avec la Petite République, aurait pu nous offrir quelque intérêt, si rien ne nous était plus facile que de nous en régaler, sans avoir besoin pour cela de prendre notre place au Gymnase. C’est le dialogue de théâtre remplacé par l’Argus de la Presse. L’auteur dramatique n’a pas à ramasser ces lieux communs de la polémique quotidienne auxquels nous ne trouvons plus ici qu’un air d’écœurante banalité ; son rôle est de laisser ce débat à l’arrière-plan, et de mettre à la scène non ces controverses elles-mêmes, mais le drame qui peut se produire dans un temps et dans des conditions qui rendent ces controverses possibles.

De même que les événemens doivent être dominés et déterminés par l’atmosphère morale dont on veut nous donner la sensation, de même les personnages doivent être exactement représentatifs d’une catégorie d’individus et de celle-là seulement. Ce Michel, nous dit-on, est un aryen, et cette Judith est une juive : ils symbolisent l’opposition de deux races ; et il n’est rien qui, par là, ne s’explique. Je laisse de côté la question de savoir si la notion de race, dans notre monde moderne, offre ce caractère de précision et entraîne cette espèce de fatalité que lui prête M. Donnay. Contentons-nous de prendre ces personnages pour ce qu’ils sont. Michel Aubier est d’abord un mari coupable quoique fidèle, qui hésite entre deux femmes et voudrait bien faire plaisir à l’une sans faire de peine à l’autre. Puis il se laisse mettre à la porte de chez lui, n’ayant su opposer à la dignité irritée de sa femme qu’une pleutrerie toute masculine. Il gâche plusieurs existences et la sienne, sans d’ailleurs trouver à ce jeu aucune jouissance très vive. Il se résigne, sans qu’on puisse deviner pourquoi, à vivre avec Judith dans l’état de concubinage qui, même dans la société d’aujourd’hui, est assez mal vu. Il exprime, à vrai dire, de nobles sentimens, et son langage est toujours élevé ; mais ses actes sont toujours fort au-dessous du niveau le plus médiocre. Il abonde en propos oratoires, et en défaillances de conduite. C’est un faible, c’est un mou, c’est un pauvre homme, c’est surtout un sot. Mais, des sots, il y en a dans tous les partis politiques comme dans toutes les classes de la société, et dans tous les mondes comme dans toutes les religions. Vraiment ce n’est pas là un suffisant élément de classification. — Judith, après six mois de mariage, est lasse de son mari ; après six mois d’union libre, elle est lasse de son amant. Elle le quitte, et il y a tout lieu de supposer qu’elle ira ainsi d’expériences en expériences, entraînée par une curiosité qu’il est pourtant difficile d’appeler intellectuelle. Voilà une petite femme qui aime le changement. Ce n’est certes pas une femme de foyer ; ce serait plutôt le contraire. Mais c’est là une affaire de tempérament, non de race. Il n’y a rien de plus individuel.

Et enfin, lorsqu’on s’attaque à l’une des plaies les plus douloureuses d’une époque, on a, de ce fait même, contracté l’engagement de traiter son sujet avec sérieux. Amour de la patrie, culte de l’humanité, attachement aux traditions, ce sont de beaux sentimens dont l’expression sonne d’étrange façon parmi les jeux de mots, les à peu près et les plaisanteries dont M. Donnay émaille son dialogue. Quelles que soient, parmi les idées qui se heurtent ici, celles pour lesquelles on est tenté d’éprouver une secrète sympathie, on ne peut qu’être chagriné de les rencontrer en si fâcheuse compagnie. Cette pièce, dont l’intrigue est banale, et qui dans son allure réussit à être à la fois superficielle et lourde, donne surtout l’impression de l’incohérence et du décousu. En changeant de sujets, M. Donnay ne se soucie pas de changer de manière. Plus les sujets qu’il aborde deviennent sérieux, plus la manière dont il les traite apparaît insuffisante.

Le rôle de Judith a été pour Mme Simone Le Bargy l’occasion d’une création des plus remarquables. Son jeu est, par instans, trop trépidant. Mais elle est d’ailleurs vivante, nerveuse, passionnée, compliquée à souhait. Mme Mégard a joué avec beaucoup de simplicité et de largeur les deux grandes scènes du rôle de Suzanne Aubier. M. Dumény et M. Calmettes se sont tirés à leur honneur de rôles difficiles.


R. D.