Revue dramatique - 14 janvier 1908

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Revue dramatique - 14 janvier 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française. — L’Autre, pièce en trois actes par MM. Paul et Victor Margueritte. — Porte Saint-Martin. — L’affaire des Poisons, drame en cinq actes, par M. Victorien Sardou. — Théâtre-Antoine. — Sherlock Holmes, drame en cinq actes et six tableaux, par M. Pierre Decourcelle, d’après Conan Doyle. — Théâtre Sarah-Bernhardt. — La Belle au Bois dormant, féerie lyrique en deux parties et douze tableaux, par MM. Jean Richepin et Henri Gain. — Odéon. — L’Apprentie, drame historique en quatre actes et dix tableaux, par M. Gustave Geffroy.


Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié le beau roman que M. Paul Margueritte y a publié naguère, la Tourmente, un de ceux qui ont valu à l’écrivain le plus d’estime auprès des lettrés. Il y étudiait un problème délicat et poignant, celui de savoir si le bonheur peut renaître entre deux époux après la chute de l’un d’eux, et s’ils peuvent exorciser le souvenir de la faute. Donc, il nous disait l’effort loyal d’un mari qui essaie de pardonner à la femme infidèle et repentante. Il nous faisait assister aux alternatives de colère et d’apaisement, aux triomphes passagers de l’amour sur la jalousie, aux féroces retours de haine et à la finale banqueroute de la bonne volonté. Il concluait que le pardon est au-dessus des forces humaines ; et apparemment il avait raison ; pour que nous devenions capables de pardon, il faut qu’un sentiment où il entre quelque chose de divin nous élève au-dessus des conditions de la misérable humanité... On avait goûté ce roman pour tout ce qu’il contient de pénétration morale, et pour une tristesse qui est la saveur même de la vérité. Mais puisque c’est un drame de conscience qui en fait le sujet, ne pouvait-on croire qu’il conviendrait assez bien au théâtre ? MM. Paul et Victor Margueritte le crurent, et ils écrivirent l’Autre.

Qu’il fût possible de porter à la scène la question du pardon, cela ne fait pas de doute. Sous ce titre même du Pardon, M. Jules Lemaitre a donné, il y a quelques années, une de ses plus fines comédies. On sait de reste quelle estime nous faisons du théâtre d’analyse. Une pièce qui, sans autre ambition que de peindre ce qui est, et sans prétendre à réformer les lois au nom des dernières inventions de l’immoralité contemporaine, ne tire sa substance que de nous-mêmes, et n’est faite que de l’étoffe de nos sentimens, voilà, pour un esprit français, le type même de l’œuvre dramatique. Changez le cadre, c’était notre tragédie du XVIIe siècle. Il faut savoir gré à MM. Margueritte, partisans déclarés du théâtre-tribune et grands apôtres du nouvel évangile, d’avoir, pour cette fois, renoncé à pourfendre le mariage et à bousculer le Code, et d’avoir voulu tout uniment nous faire entendre un sincère écho de la plainte humaine. Le succès n’a qu’imparfaitement répondu à leur effort ; mais il est aisé de voir quelle a été leur erreur initiale. Très pénétrés de cette vérité, que les procédés ne doivent pas être les mêmes pour le roman et pour les pièces de théâtre, ils se sont persuadé qu’il fallait totalement modifier leur manière. « N’oublions pas que nous sommes des gens de théâtre, se sont-ils dit l’un à l’autre. Cessons d’être des romanciers. Pas d’analyses ! Elles font longueur. Ne coupons pas les cheveux en quatre ! Cela impatiente le public. Ne nous amusons pas à peindre des portraits ! Au théâtre, il faut de l’action, encore de l’action, toujours de l’action ! » Et consciencieusement ils ont éliminé les peintures de caractère, les analyses de sentimens, toute l’étude enfin où l’art du romancier eût pu faire merveille, et qui par surcroit eût donné à leur pièce toute sa valeur.

Faute de ces utiles longueurs, qui eussent été ici les indispensables explications et préparations, MM. Paul et Victor Margueritte nous ont dès le début déconcertés. L’accord n’a pu, dans la suite, se rétablir entre le public et leurs personnages. Une jeune femme, Claire Frénot, pendant une absence de son mari, s’est donnée à un amant. Elle n’a pas été sans prendre à cette aventure le plaisir qu’elle comporte. Mais le vent a tourné, et d’ailleurs le mari est revenu. Maintenant Claire déteste son amant, et elle aime son mari. Seulement, auprès de ce mari qu’elle a trompé et qui a foi en elle, sa vie se change en supplice. Ce qui la torture, est-ce le remords ? C’est plutôt la conscience de sa déloyauté. Son secret lui pèse. Le mensonge lui est devenu insupportable. Elle met une de ses amies au courant de la situation et lui demande conseil. L’amie lui donne le conseil, qui est celui de la sagesse même, celui qu’on a toujours le plus de peine à suivre. Nous nous rendons tout de suite compte que Claire ne se conformera pas à l’avis de sa sage amie. Elle brûle d’avouer. L’aveu, c’est sa fantaisie, son caprice, sa marotte du moment. Elle avouera à la première occasion. Elle lancera au travers de l’intimité conjugale ce secret qu’elle ne peut, qu’elle ne veut plus retenir... Comme dit l’autre : c’est raide.

Une femme avouant à son mari qu’elle aime un autre homme, la situation n’est pas nouvelle dans notre littérature : c’est celle de la princesse de Clèves avouant à son mari qu’elle aime M. de Nemours. Cette invention romanesque parut, à l’époque, singulièrement hardie et fit scandale. Et pourtant nous savons ce qui a déterminé à cet aveu l’épouse inquiète et ce qu’elle en attend. Le secours qu’elle ne trouve plus en elle, à qui le demander, sinon à celui dont les mœurs et la religion ont fait son défenseur ? elle n’a pas commis la faute et craint seulement sa propre faiblesse. Et rien que pour cela, M. de Clèves va mourir désespéré, Mme de Clèves inconsolable va s’enfermer dans un couvent.

En ce temps-là, une héroïne de roman, — même dans les romans écrits par des femmes, — s’arrêtait au bord de la faute. Nous avons changé tout cela. La littérature moderne ne connaît ni ces scrupules, ni ces pudiques atténuations. Quand une femme se décide à « avouer, » c’est qu’elle a de quoi dire. Encore, pour nous faire admettre qu’elle en vienne à une telle extrémité, faut-il nous montrer qu’elle y a été poussée par quelque force irrésistible. C’est, trompée elle-même, le besoin de la vengeance ; c’est la colère ; c’est l’emportement qui fait lâcher la parole irréparable, celle qu’ensuite on voudrait rattraper au prix de toute sa vie, et qui vous fera pleurer des larmes de sang. Tout le monde, à ce propos, a évoqué le souvenir d’Amoureuse.

Il eût fallu amener l’aveu de Claire par un concours de circonstances tout à fait exceptionnel. Ces circonstances, je n’ai pas à les fournir aux auteurs, et je m’en réjouis. C’était à eux de les combiner ; et c’eût été un bel effort d’invention psychologique. Peu à peu nous aurions été conduits à déclarer nous-mêmes que, pour sortir de cette situation extraordinaire et pour se tirer de cette impasse, un seul moyen restait à Claire. Nous l’en aurions plainte, excusée, admirée peut-être. Mais cela n’était possible qu’avec du temps, après qu’un lent travail se serait fait en nous.

Ce qui eût été non moins indispensable, c’était de nous faire connaître l’âme de la femme qui se résout à un acte dont peu de femmes parmi ses auditrices se sentent capables. Est-ce une honnête femme ? Comment alors admettre qu’elle ait si facilement trompé son mari ? Est-elle à la merci de ses sens ? D’où vient alors cette révolte de conscience qui fait qu’elle sacrifie son amour même à une abstraite idée de devoir ? Ce mari qu’elle aime, de quel amour l’aime-t-elle ? Je crains, pour ma part, que cette jeune femme ne soit surtout une sotte. C’est un genre d’explication qu’on néglige trop souvent quand on essaie d’interpréter le spectacle de la comédie humaine. Pourtant, combien d’actes en apparence mystérieux s’éclaireraient aussitôt, si nous faisions attention que la culture, l’usage mondain, le brillant même de l’esprit recouvrent souvent des abîmes de sottise. Nous n’y songeons pas. Ce serait trop simple. Nous préférons des exégèses plus compliquées. Claire trompe son mari par sottise. Par sottise aussi elle le lui avoue. Seulement, elle enguirlande son aveu de grands mots, parce qu’elle a de la lecture... Mais, suivant les probabilités, ce n’est pas cela que les auteurs ont voulu dire. Leur héroïne reste pour nous une indéchiffrable énigme.

Et notez que son mari nous est aussi complètement étranger. Sur sa complexion morale, sur l’état de son âme et celui de son cœur, on a négligé de nous donner aucune espèce de renseignemens. Cela pourtant avait quelque importance, puisqu’il s’agit de savoir de quelle humeur il va accueillir l’étrange révélation dont sa femme juge bon de le régaler. Il en souffrira, c’est entendu. Mais il y a tant de manières et si diverses de souffrir ! Jacques est-il un violent, un tendre, un sentimental, un sensuel ? Est-ce dans son amour qu’il est blessé davantage ou dans son amour-propre ? Nous pourrions multiplier à l’infini les points d’interrogation ; car ces personnages sont des êtres anonymes, sans figure, sans caractère, sans histoire. Ce sont des entités : une femme et un mari. La crise qui, tout d’un coup, éclate entre ces inconnus, ne nous cause qu’une surprise violente. Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous avons la sensation que l’auteur nous jette en pleine fantaisie : l’invraisemblance nous fait crier.

Le drame va se continuer dans la même obscurité, avec la même brusquerie. Jacques, en apprenant son malheur, tout de suite écume. Son premier mouvement est pour chasser sa femme : « Va-t’en ! » Mais Claire implore, supplie. Le revirement est immédiat. Jacques consent à garder l’infidèle : « Restai » C’est un homme qui ne semble pas avoir une volonté très sûre d’elle-même. Je dirais que c’est une girouette, s’il ne nous faisait surtout l’effet d’être un pantin. — Et tout cela s’est passé dans le premier acte. Il est plein d’événemens, ce premier acte, et plein de coups de théâtre. Mais c’est autre chose que nous demandons à un drame psychologique ; et cet « autre chose, » les auteurs ont eu le parti pris de nous le refuser.

Après ce premier acte, bourré à en craquer, haletant, fiévreux, le drame va se traîner languissant et désespérément vide. Jacques et Claire ont fait le projet de vivre ensemble sous le même toit, et dans l’état d’innocence. Bien entendu, la première bouffée de printemps a raison de ces belles résolutions. Alors, et depuis que les époux ont recommencé d’être amans, la possession dont le furieux désir les a repris leur devient une épouvantable torture. Du fond de la volupté surgit l’image obsédante de la trahison. Ils se supplicient de reproches. Sur leurs lèvres, les injures alternent avec les baisers. Rien de plus monotone et d’ailleurs rien de plus exaspérant que ce concert de plaintes, d’adorations et de reproches. Et il n’y a aucune raison pour que cela finisse. Cela peut durer interminablement...

Est-il besoin de dire que cette situation, ainsi prolongée, est des plus pénibles ? J’ajoute que ces deux martyrs de l’alcôve conjugale n’éveillent chez nous aucun intérêt et que nous n’arrivons pas à plaindre la femme plus que le mari, ni le mari plus que la femme. Que Claire eût gardé pour elle son remords, qu’elle eût pleuré en silence et en cachette, sa douleur nous aurait émus. Que Jacques, auprès d’une femme qu’il aime, eût fait à sa dignité le sacrifice de son plaisir, nous l’en aurions estimé. Mais MM. Paul et Victor Margueritte se sont mépris sur la valeur morale de leurs personnages. Ils ont cru faire de Claire Frénot une créature d’élite, une « héroïne » à la manière moderne. Ils ont interprété son aveu dans le sens d’une exceptionnelle noblesse d’âme. Le voilà bien le stoïcisme à l’usage des temps nouveaux ! Le règne est arrivé de la vérité !... À ce sujet, il me revient en mémoire une histoire campagnarde, dont, hélas ! on n’apprécie toute la saveur qu’en l’entendant conter sur place avec l’accent bas-normand. C’est la nuit : un paysan se retourne dans son lit, sans pouvoir trouver le sommeil ; sa femme, qui l’entend s’agiter et soupirer, le confesse. « C’est, dit-il, que je dois payer demain matin deux mille écus à notre voisin et que je n’en ai pas le premier sou. — Eh bien ! fait l’épouse, bonne conseillère, va lui dire cela tout de suite ; après, tu pourras dormir : c’est lui qui ne dormira plus. » Pour recouvrer le repos, Claire l’a tué chez son mari. Elle agit sous la poussée d’un inconscient égoïsme. Quant à Jacques, s’il reprend sa femme, c’est que tout lui semble préférable aux ennuis de la privation. Ce sont ses affaires et elles sont d’un genre où vraiment nous n’avons rien à voir. Nous ne demandions à ces époux aucune des confidences qu’ils nous font ! Il y a des choses qu’il faut savoir garder pour soi. Les personnages de l’Autre disent tout. Ce sont des gens très mal élevés.

La pièce de MM. Paul et Victor Margueritte a été médiocrement défendue. Mlle Cerny n’a donné au rôle de Claire ni personnalité, ni accent : elle y a été tout juste agréable. M. Grand, toujours le même dans tous ses rôles et d’un bout à l’autre de chaque rôle, a tenu le personnage de Jacques avec un emportement sans mesure et sans nuances. Rien ne donne moins l’illusion de la passion que la frénésie continue.

Puisque nous sommes à la Comédie-Française, il nous est impossible de ne pas dire un mot d’incidens qui ont mis toute la maison en effervescence, et dont on s’est occupé jusqu’à la tribune du Parlement. Nous n’avons rien à savoir ni de la façon dont les sociétaires se répartissent les fameux douzièmes, ni des rivalités d’artistes et compétitions personnelles ; et l’on se souvient peut-être qu’à l’époque où fut menée une ardente campagne contre l’administrateur de la Comédie, nous avons refusé de nous y associer[1]. Mais une question nous tient à cœur et elle nous appartient : celle du répertoire classique. Il est trop exact qu’il n’est pas en faveur à la Comédie. On aperçoit sans trop de peine les raisons de ce discrédit. Aussi bien nul n’en fait mystère. C’est l’un des premiers rôles de la troupe tragique qui faisait naïvement cette déclaration : » Quand nous jouons, le public reste chez lui. » Donc le répertoire attire moins le public que les pièces nouvelles et, partant, il assure de moindres recettes. En outre, l’interprétation en est plus difficile : pour paraître à son avantage dans un rôle moderne, un artiste a besoin de beaucoup moins d’étude, de savoir et d’intelligence, que pour être seulement un Rodrigue suffisant ou une Célimène passable. Conclusion. Les acteurs ne jouent les rôles classiques qu’à contre-cœur, par devoir ou par corvée ; ils ne doutent pas que ce ne soient autant de « pannes ; » et le répertoire est réduit à la portion congrue.

De Corneille on ne joue à peu près régulièrement que trois pièces : le Cid, Horace et Polyeucte. Il a fallu, l’an dernier, la « semaine de Corneille » pour faire remonter Pompée et Nicomède, qui n’avaient pas été joués depuis quarante-cinq ans. Rodogune n’avait plus été représentée depuis la direction d’Édouard Thierry : remontée en 1902, elle n’a été jouée que sept fois. On ne donne plus jamais ni Sertorius, ni Don Sanche d’Aragon, ni Héraclius. Le Menteur n’est plus joué en entier depuis dix ans : on se contente de donner les trois premiers actes pour l’anniversaire de Corneille. De Racine également on ne joue guère que trois pièces : Andromaque, Phèdre et les Plaideurs. Encore noterait-on plusieurs années consécutives, pendant lesquelles Phèdre n’a pas été jouée une seule fois. En cinq années (1901-1905), on a joué Bérénice dix fois, Mithridate cinq fois, Britannicus sept, Bajazet trois, Iphigénie deux : soit, pour cinq pièces et en cinq ans, vingt-sept représentations ! Esther n’a pas été jouée depuis 1877, Athalie depuis 1898. Le répertoire de Molière est à peine mieux partagé. Don Juan n’a pas été joué depuis 1870. Bressant fut le dernier Don Juan. George Dandin n’a pas été joué depuis 1894, Psyché depuis 1866 ; Amphitryon, après une interruption de dix-sept années, a été joué six fois en 1905. Quant aux auteurs de second plan, ils sont éliminés de façon à peu près complète. On ne fait guère d’exception que pour Marivaux, et, dans le théâtre de Marivaux, que pour le Jeu de l’amour et du hasard. Il est vrai qu’on vient d’exhumer la Mère Confidente, et que la pièce nous est apparue d’une cruelle indigence ; mais le Legs est oublié ; mais les Fausses Confidences sont délaissées depuis 1892. De Regnard on a donné, en cinq ans, les Folies amoureuses dix fois, les Ménechmes, sept, le Légataire, quatre, le Joueur, deux ! De Sedaine, le Philosophe sans le savoir, repris l’an passé pour les débuts de Mlle Bergé, n’avait plus été joué depuis une trentaine d’années, depuis qu’il fut remonté pour les débuts de Blanche Barretta. On ne donne plus jamais, ni d’authentiques chefs-d’œuvre, tels que le Turcaret de Lesage, ni une Mérope, abandonnée depuis 1869, ni même Zaïre que, dans un théâtre où l’on possède un incomparable Orosmane, on n’a pas jouée depuis 1892 !

Il n’en a pas toujours été ainsi, et il pourrait donc en être autrement. En 1872, pour les débuts de M. Mounet-Sully, Andromaque fut jouée trois fois par semaine, soit vingt-cinq fois, du 4 janvier au 19 septembre ; le Cid, toujours avec M. Mounet-Sully, fut joué seize fois, du 3 octobre au 5 novembre ; Britannicus, avec M. Mounet-Sully et Mme Sarah Bernhardt, fut joué dix-huit fois, du 24 décembre 1872 au 1er février 1873. Un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire de la Comédie, M. René Benoist, me rappelle que l’Étourdi, avec Coquelin en 1871 et 1872, faisait le maximum. Mais, dira-t-on, c’était Sarah ! c’était Mounet ! c’était Coquelin ! Voilà justement ce qui est inquiétant. Ceux-là partis, on ne voit personne pour les suppléer. La fortune de notre patrimoine classique est à la merci de l’apparition d’une étoile ; et on ne compte plus sur la force des « ensembles, » fierté de la Maison ! Mais comment veut-on que des talens nouveaux se forment, si on n’entretient pas la vie autour de ces vieux chefs-d’œuvre ? Comment le public ne s’en désintéresserait-il pas, si on ne ravive pas son attention en donnant à certaines reprises cet air de solennité qu’on ne dédaigne pas toujours dans notre premier théâtre d’État ? Comment ne deviendrait-il pas étranger à ce répertoire dont il voit, l’une après l’autre, tant de parties tomber dans l’abandon ? Tous ceux qui portent intérêt à la maison de Molière, de Corneille et de Racine nous comprendront : ces inquiétudes sont celles de ses amis les plus fervens.


Depuis longtemps M. Sardou ne nous avait donné aucune œuvre aussi complètement réussie que sa nouvelle pièce, l’Affaire des poisons, ni surtout où il eût fait preuve d’un tact plus délicat et d’une plus surprenante légèreté de main. Supposez tout autre dramaturge portant à la scène le fameux procès historique. On ne l’imagine pas sans frémir. Car ce fut une effroyable affaire. Meurtres, empoisonnemens, infanticides, le sacrifice et le complot, une folie de crime soufflant jusque parmi les plus grandes familles, atteignant jusqu’au trône, la justice effrayée par cette série de révélations abominables et s’arrétant devant l’énormité du scandale, c’est un de ces cloaques où l’on peut ramasser assez de boue et assez de sang pour en éclabousser toute une société. On n’y a pas manqué. On a voulu voir toute la monarchie de Louis XIV à travers l’affaire des poisons, comme tout le règne de Louis XVI à travers l’affaire du Collier. Mais, au théâtre, ce genre de déclamation nous est insupportable. M. Sardou l’a bien compris. Il a trouvé le moyen de dérouler sous nos yeux toute l’affaire, sans en rien omettre d’essentiel ; il a versé à la scène tout le contenu de son érudition renforcée de toute l’érudition de M. Funck-Brentano ; il n’a dissimulé ni les crimes, ni les turpitudes ; et malgré tout, il a sauvé les convenances et fait la pièce la plus agréable à voir. Le moyen auquel il a eu recours est des plus simples ; seulement, il fallait le trouver.

Il consiste à avoir détourné notre attention sur un personnage fictif qui est à lui seul toute la pièce, et qui est le type lui-même du personnage sympathique. C’est lui qui va évoluer à travers l’affaire, découvrir la vérité, diriger les juges, conseiller les ministres, protéger le roi, et faire triompher l’innocence. Il se donne tant de mouvement, et il garde à travers ses combinaisons machiavéliques et ses dangereuses négociations tant d’aisance et de belle humeur ! Il est si gai ! Ce drame de ténèbres est tout illuminé par cette gaieté irrésistible. Vous avez reconnu l’homme renseigné, le mystérieux justicier du drame romantique. Mais il n’est ni sombre, à la manière de ses aînés, ni solennel et emphatique. On sent bien que, s’il se mêle ainsi de tout ce qui ne le regarde pas, c’est que cela l’amuse. Il s’appelle l’abbé Griffart. Cet abbé de petit collet, plus gazetier qu’abbé, s’est, à l’heure même, échappé des galères pour venir remettre un peu d’ordre et de justice dans le monde, à un instant où le monde en a grand besoin. La confession d’un camarade galérien lui a mis en main le fil de toute l’odieuse conjuration. Aussitôt, en brave homme qu’il est, il s’est rendu auprès du lieutenant de police, La Reynie, qui, par un hasard vraiment extraordinaire en cette époque d’ancien régime, se trouve être un non moins brave homme. Ils sont deux ! Ils se comprennent. ils se reconnaissent, ils pourront faire de bonne besogne. Toutes les portes s’ouvriront devant le joyeux abbé, toutes les langues se délieront, toutes les consciences se livreront. Dès la première rencontre, la Voisin, qui pourtant devait être une maîtresse femme, le prend pour confident et se laisse prendre pour dupe. Il assiste à la messe noire, où pourtant on ne devait pas entrer comme au moulin, et le soir où elle se célèbre pour Mme de Montespan ! Peut-être, ayant vu tant de choses, se résoudrait-il à en garder pour lui le secret. Mais on accuse une innocente, Mlle d’Ormoise. Laisser accabler l’innocence ! Griffart y perdrait plutôt son nom, avec la liberté. Tour à tour menaçant l’un, amadouant l’autre, il arrive jusqu’aux ministres, jusqu’à Louis XIV. Il leur parle avec une belle franchise. Il leur trace leur devoir. Il arrache la victime à ses persécuteurs. La bêlante Mlle d’Ormoise ne paiera pas pour les crimes de l’altière Montespan. Content de son œuvre, heureux du succès remporté pour autrui, l’abbé peut maintenant rentrer dans l’humilité du sage... On voit le tour de force ou plutôt le tour d’adresse. L’affaire des poisons n’est plus que le cadre à la figure sympathique et joviale de Griffart ; elle n’est que le prétexte à faire éclater sa noblesse d’âme et sa bonhomie. La pièce finit au mieux. Nous sortons du théâtre, non pas oppressés et angoissés, mais délivrés d’un cauchemar. Nous sommes disposés à trouver l’humanité excellente. Et nous comprenons à quoi servent les crimes dans l’ordonnance générale du meilleur des mondes : c’est à exercer la sagacité des gens d’esprit et à divertir la curiosité des citoyens inoffensifs.

Griffart, c’est Coquelin et c’est tout dire. Il est la verve, l’entrain, la malice, la bonhomie. Les autres autour de lui ne font que l’effet de comparses. Encore leur sait-on gré de ne pas paraître trop insuffisans en Louis XIV et en La Reynie, en Colbert et en Montespan !


On a souvent loué chez M. Sardou un remarquable sens de l’actualité. Le moment où il propose à notre admiration le subtil Griffart est justement celui où le type du policier amateur est redevenu à la mode grâce au succès des romans de Conan Doyle. A l’heure qu’il est, nous voici, une fois de plus, inondés de « littérature » policière, si j’ose m’exprimer ainsi. Vidocq a été remplacé par Sherlock Holmes. Au lieu du chef de la police, nous avons des tas de « professeurs, » rompus à l’art des déductions et qui en remontrent aux magistrats les plus retors. M. Pierre Decourcelle a réuni les principaux exploits de Sherlock Holmes dans une sorte de pot-pourri que représente en ce moment, — et avec quel succès ! — le Théâtre-Antoine. Truc du pistolet dégarni de ses cartouches, truc du cigare allumé, truc du mannequin, nous allons de trucs en trucs avec un ébahissement croissant. Cela fait songer beaucoup moins à Molière qu’à Robert Houdin.

M. Gémier sous les traits du flegmatique Sherlock et M. Harry Baur, en professeur Muriarty, sont deux partenaires tout à fait réjouissans.


La Fontaine eût aimé qu’on lui contât Peau d’âne. Pourquoi donc ne prendrions-nous pas un plaisir extrême à voir tirer de son sommeil de cent ans la Belle au Bois dormant ? Toute occasion nous est bonne pour revenir aux Contes de Perrault et en rafraîchir en nous l’impression ; car ce mince recueil est, à son rang, l’un des chefs-d’œuvre de notre littérature. J’ai beaucoup de chagrin qu’un excellent juge, M. Emile Faguet, ne pense pas ainsi. Mais quoi ! Ce Perrault est de l’époque de Racine et de Boileau. Il avait beau ne pas se ranger au même parti qu’eux, il appliquait à une mince matière les mêmes procédés avec lesquels ceux-ci traitaient de plus grands sujets. Il a comme eux la simplicité et le naturel : on ne conçoit pas, après l’avoir lu, que les choses eussent pu être dites autrement, et on imagine que ces mots, et non pas d’autres, ont dû se présenter d’eux-mêmes. Pas un trait qui soit inutile, pas un détail qui ne soit logique, pas une note qui ne soit juste. Nous avons beau être dans le monde du merveilleux, nous restons quand même dans la vérité. Réaliste à sa manière, Perrault donne à ces aventures, qui ne sont d’aucun temps et qui sont de tous les temps, un cadre du XVIIe siècle. Pas plus que nos tragiques et pas plus que La Fontaine, il ne s’est soucié d’inventer le fond de ses récits ; il lui a suffi de les fixer dans une forme définitive ; c’est la théorie elle-même de « l’invention » pour les classiques. Et cela ne l’empêche pas d’être un créateur ; bien au contraire. Ses héros sont à lui, et c’est à lui qu’ils doivent de vivre à travers les siècles. Comparez-les aux héros de contes populaires dont les exploits remplissent les recueils spéciaux. Ceux-ci ont souvent accompli de bien autres prouesses que le Petit Poucet et le Chat botté ; pourtant, — c’est Mme Arvède Barine qui en faisait la remarque dans un article proprement exquis[2], — ils ne sont pas célèbres. « Tous ceux que Perrault a ignorés ou dédaignés sont demeurés des étrangers pour la foule. » Non certes, ces contes ne représentent pas un grand effort de l’esprit humain ; et il n’y faut chercher ni l’origine des mythologies, ni le secret de la destinée. Il nous suffit bien d’y trouver une image de la perfection et le classique d’un genre.

Mais cette perfection même rend malaisée la tâche de l’adaptateur. Pour tirer cinq actes d’un conte aussi bref que la Belle au Bois dormant, il faut de toute nécessité le tirer en longueur. Il y faut coudre des épisodes. Cela nous gêne ; ils nous font, au passage, l’effet d’être des intrus. Ainsi le prologue où nous entendons les bêtes du marais et des arbres, les grenouilles et les hiboux, dialoguer et se plaindre de la mort des fées. Ainsi la scène des mirages qui assaillent le jeune prince dans la forêt, et des épreuves dont il lui faut triompher avant d’atteindre au palais de la princesse. Voilà un Perrault wagnérien, qui eût fort étonné Perrault. Et je veux bien que le bonhomme ait mis dans ses contes un brin de morale ; mais il n’y a mis ni une ombre de philosophie, ni un atome de métaphysique. MM. Jean Richepin et Henri Cain ont donc eu la partie belle pour y introduire ces nouveautés. Ils ont voulu ajouter au conte bleu une signification qui le fit digne d’être entendu par les grandes personnes. Ils se sont donné un mal extrême pour corser d’une intrigue, — et d’une intrigue d’amour, — la fable enfantine. Ils en ont fait une pièce charpentée et qui se tient, mais à quel prix ! N’ont-ils pas imaginé que la vieille, à la quenouille de qui se pique la princesse, a un fils ; que ce fils, Landry, est poète ; que ce poète s’éprend de la princesse. Passe encore ! Mais la princesse dort ses cent années ; le prince qui vient l’éveiller, s’appelle lui aussi Landry ; comme il a le même nom, il a les mêmes traits et le même âge que le fils de la vieille à la quenouille. Et pourtant ce n’est pas le même homme !... Mais j’aime mieux donner ma langue au chat.

Notons donc ces longueurs, ces lourdeurs, et aussi certaines fautes de goût ; je regrette surtout une pantomime des plus choquantes, et qui, dans une pièce destinée à la jeunesse, est parfaitement déplacée. Mais la féerie de MM. Richepin et Cain, comme toute féerie, lyrique ou non, se laisse entendre et surtout regarder avec agrément. Le tableau de la Cour du Roi est une merveille de décoration, et la ronde des jeunes filles, compagnes de la princesse, est tout ce qu’on peut imaginer de plus aimable et de plus frais. D’ailleurs, pour assurer le succès de la pièce, il suffirait du jeu de Mme Sarah Bernhardt. Elle n’a jamais été plus jeune, plus alerte, si elle est, comme toujours, unique pour dire les vers : cela tient du prodige. Probablement nous oublierons le prince Landry ; mais c’est sous les traits de Sarah que nous aimerons à évoquer le Prince Charmant.


L’Odéon représente en ce moment un ambigu de cinématographe et de drame larmoyant. Devant un public atterré se succède une série d’images découpées par l’auteur, M. Gustave Geffroy, journaliste et romancier de grand talent, dans son livre l’Apprentie. Pourquoi ces images, et non pas d’autres ? Nul n’en saura-jamais rien ; mais la règle du genre est le décousu. La partie cinématographique se compose d’un certain nombre de tableaux du Siège de Paris et de la Commune : le Rempart, le Père-Lachaise, etc. Puis on nous introduit dans un ménage d’ouvriers proches parens de ceux de l’Assommoir. Nous avons : la scène du delirium tremens, la rencontre d’une fille avec des souteneurs à l’ÉIysée-Montmartre, l’agonie de la vieille mère dans sa mansarde. C’est tout à fait ragaillardissant.


RENE DOUMIC

  1. Voyez notre article du 15 novembre 1899 : la Question de la Comédie-Française.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1890.