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Revue dramatique - 14 novembre 1894

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Revue dramatique - 14 novembre 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 463-468).
REVUE DRAMATIQUE

RENAISSANCE. — Gismonda, drame en quatre actes et cinq tableaux, de M. Victorien Sardou.

Gismonda est un très agréable spectacle qui a bien réussi le premier soir et qui, vraisemblablement, plaira à beaucoup de gens. Je n’ai garde de mesurer la valeur des pièces de théâtre à leur succès ; je sais trop qu’elles réussissent souvent par leurs défauts et par ce qu’il y a en elles de moins estimable. Est-ce une raison pour oublier que tout de même les pièces sont faites en vue d’être jouées, et que, en fin de compte, l’art du théâtre a pour objet d’attirer le public et non de le mettre en fuite ? Songez qu’en même temps que Gismonda se fait applaudir à la Renaissance, Madame Sans-Gêne continue au Vaudeville sa longue et triomphante carrière. Le Gymnase a repris Nos bons Villageois. D’autres théâtres encore mettront cet hiver sur leur affiche le nom de M. Sardou. C’est un retour de faveur incontestable. Or M. Sardou est le représentant attitré d’une conception dramatique dont on nous assure qu’elle est démodée et qui, pour dire le vrai, a fait son temps. C’est contre lui, contre ses théories et ses exemples que tous les chercheurs d’une formule nouvelle ont dirigé leurs efforts. Aucun autre dramatiste en notre temps n’a été plus attaqué, chargé de plus de mépris et n’a rencontré dans la presse une plus vive et plus constante hostilité. On ne peut dire d’ailleurs qu’il se soit renouvelé et qu’en vertu de sa merveilleuse et fameuse aptitude à suivre la mode il ait essayé de se plier aux esthétiques récentes. Bien au contraire, il est resté fermement attaché à son système dramatique. Les procédés qu’il emploie n’ont pas varié. Peut-être même en ses derniers ouvrages s’est-il de moins ou moins appliqué à dissimuler ce que ces procédés ont d’artificiel. Ils séduisent encore. Cela est un signe. C’est une indication dont ceux-là mêmes — et nous en sommes — qui désirent voir au théâtre l’avènement d’un art très différent de celui de M. Sardou doivent tenir compte.

Car il est en vérité bien commode de reprocher au public son ignorance, sa sottise et sa frivolité. Au lieu de l’injurier il vaudrait mieux le convertir. Ceux qui depuis tantôt vingt ans y travaillent n’y sont pas arrivés. Il se pourrait qu’il y eût de leur faute. On a longtemps gémi sur la triste situation des « jeunes » au théâtre. Ils ne pouvaient se faire jouer. L’accès de toutes les scènes leur était interdit systématiquement. On refusait à l’art nouveau la possibilité même de se produire. Depuis, les choses ont changé. Un théâtre d’expériences a été créé afin que les ouvrages qui contenaient les germes d’une rénovation pussent enfin voir le feu de la rampe. Les auteurs que le Théâtre-Libre avait révélés se sont vu accueillir sur d’autres scènes, à la Comédie-Française et à l’Odéon comme au Vaudeville et au Gymnase. La critique presque tout entière a suivi leurs tentatives avec une complaisance marquée. Il y a eu en leur faveur une conspiration de bonnes volontés. Mais voici que, au bout de quelques années, le directeur du Théâtre-Libre se voit obligé de renoncer à son entreprise, faute d’avoir dans ses cartons aucune œuvre intéressante, et après nous avoir fait essuyer une série de représentations qui allaient de la médiocrité à la nullité. Il a suffi de ce peu de temps pour que l’esthétique du Théâtre-Libre qui avait commencé par être révolutionnaire, se fût déjà figée en un poncif. Parmi les œuvres issues de ce mouvement beaucoup n’étaient pas sans valeur ; mais toutes elles n’avaient que la valeur d’ébauches incomplètes. Cela explique qu’il y ait dans le public quelque déconvenue et peut-être quelque mauvaise humeur. Il se lasse d’attendre le chef-d’œuvre qu’on lui annonce chaque matin avec tant de fracas, quitte à démentir le soir la nouvelle. Il désespère de trouver parmi les nouveaux venus celui qui le maîtrisera et s’imposera à lui d’une prise assez vigoureuse. Et puisqu’on le laisse libre de s’échapper, il retourne à ceux qui jadis ont bien mérité de lui. C’est ainsi qu’il se produit à l’heure actuelle dans la marche en avant du genre dramatique un temps d’arrêt qu’on peut bien déplorer, mais qu’il faut constater.

Ce demi-échec ou ce ralentissement temporaire ne vient pas de ce que les jeunes écrivains manquent de zèle ou de ce qu’ils manquent de talent. Il tient à une erreur de principe qui leur est commune et qui fait aussi bien l’un des articles essentiels de leur programme. Ce qu’ils nient en effet, c’est que le théâtre soit un art spécial, ayant ses exigences, ses règles ou ses conventions nécessaires. Ils s’efforcent de confondre les procédés de la comédie avec ceux du roman ou ceux mêmes de la chronique. Telle est l’erreur fondamentale qui jusqu’aujourd’hui a stérilisé tous leurs efforts, toute la subtilité de leur psychologie, la hardiesse de leur observation et l’ingéniosité de leur esprit. Ils n’admettent pas qu’une pièce de théâtre doive être « du théâtre ». Pourtant, il y a bien une technique du théâtre d’où procède ce qu’on appelle, selon le degré de perfection, l’art ou le métier. Elle est distincte de la vérité humaine et de la qualité de l’émotion. Et c’est ce qu’enseigne, une fois de plus et de façon éclatante, la dernière pièce de M. Sardou.

Si l’on veut en effet étudier de près et soumettre à l’analyse les élémens dont se compose Gismonda, il est aisé d’en apercevoir le peu de solidité. En se souvenant du titre primitivement choisi par M. Sardou, la Duchesse d’Athènes, et en s’en rapportant aux détails que nous donnaient les journaux sur les recherches érudites auxquelles l’auteur s’était livré, on pouvait s’attendre à quelque savante reconstitution d’un milieu historique. Après nous avoir promenés dans la Rome byzantine, dans l’Italie de la Renaissance, dans les Flandres, dans l’Europe du temps de la Révolution et dans la France de l’Empire, M. Sardou allait continuer avec nous son voyage autour de l’histoire. Il avait choisi pour cette fois une époque peu connue et curieuse, un joli coin pittoresque et inexploré. Dans le palais des ducs d’Athènes, voisin du Parthénon, les institutions du moyen âge se rencontrent avec les souvenirs de l’antiquité. Les titres de barons et de comtes accolés au nom des villes qu’ont illustrées les Périclès et les Miltiade y font un piquant anachronisme. De même pour les sentimens des hommes, où se mêle et se résume le travail de deux civilisations. Dans une atmosphère parfumée et douce les mœurs féodales s’amollissent et s’alanguissent. Aphrodite garde le sol où s’élèvent des temples consacrés à la Vierge. L’ascétisme cède au souffle de la Volupté… Nous en sommes pour nos frais d’imagination. Le tableau de mœurs n’est pas même esquissé. En dépit des renseignemens d’ailleurs embrouillés qu’on nous fournit aux deux premiers actes, et malgré quelques tirades et nomenclatures, il y a dans Gismonda moins d’histoire que dans les pièces de Dumas père ou de Victor Hugo. Le drame s’accommoderait sans peine d’un autre cadre. Les sentimens n’ont ni lieu ni date. L’Athènes féodale n’a fourni qu’un décor et qu’une toile de fond.

L’intrigue est formée d’un beau tissu d’invraisemblances. Le vœu fait par Gismonda de donner sa personne et son duché à celui qui arracherait son fils des griffes de la « grosse bête » était sans doute imprudent. Nous ne le discutons pas, parce qu’il ne faut discuter ni le vœu d’une mère affolée, ni surtout la donnée fondamentale d’une pièce de théâtre. Mais ce qui devient tout à fait surprenant, c’est de voir comme tout le monde exige de Gismonda l’accomplissement d’une promesse insensée. L’évêque Sophron dit à ce propos des choses solennelles. Ce n’est pas seulement le salut de l’âme de Gismonda, c’est la sécurité de l’Église, c’est l’avenir de la religion qui est intéressé à ce que cette grande dame épouse ce valet. Le peuple veut pour maître Almerio et n’en veut pas d’autre. Les seigneurs, au nombre de quatre, ne trouvent aucun moyen de faire disparaître ce fauconnier gênant. L’absurdité éclate non moins flagrante dans les détails de l’œuvre. C’est dès le premier acte l’attitude de cette mère qui, au lieu de s’élancer et de porter à son fils un secours inefficace, reste immobile. C’est ensuite cet étrange couvent de femmes où se donnent rendez-vous tous les mousquetaires de l’endroit. C’est la confiance d’Almerio qui dort dans sa cabane, la porte ouverte, sans craindre qu’on en veuille à ses jours. C’est la naïveté des traîtres qui exposent complaisamment leurs vilains projets. C’est l’heureuse coïncidence qui fait que Gismonda se trouve là juste à point pour massacrer celui qui a failli lui tuer son enfant et qui s’apprête à faire périr son futur époux. C’est enfin au dernier acte cet intérieur d’église où tout le monde va et vient, parle et crie, cependant qu’à l’autel l’officiant récite des paroles qui, paraît-il, — et nous nous en rapportons sur ce point à l’autorité de M. Jules Lemaître, — ne figurent dans aucune liturgie.

Les personnages sont dénués de toute réalité. Ce sont personnages de théâtre tenant un emploi, jouant un rôle. Encore ce rôle est-il souvent inutile. Les gentilshommes qui entourent Gismonda sont moins que des soupirans, ce sont des figurans. Ils sont sans caractère et sans physionomie. Le seul qui tranche un peu sur la commune uniformité, Zaccharia, est « le traître », pareil à tous les traîtres de tous les mélodrames, à la fois odieux et maladroit. Almério est le « personnage sympathique ». Il est brave et loyal, fort et généreux, violent et doux, subtil et bon… ah ! si bon ! adorablement bon, soupire Gismonda qui de son côté vient d’être pour lui très bonne. Pour ce qui est enfin de Gismonda, ce n’est pas telle femme en particulier, ayant sa nature, son tempérament, son caractère, c’est une femme quelconque obéissant aux mêmes mobiles auxquels toute femme a coutume de se rendre ; d’une façon très générale, et sans qu’il y ait heu de préciser davantage, c’est une femme.

Le duel sentimental qui met aux prises Almerio et Gismonda fait l’intérêt psychologique du drame. Almerio est un simple fauconnier, Gismonda est une duchesse. Elle est séparée de celui qui a l’audace d’aspirer à sa main par toute la distance que le préjugé nobiliaire peut mettre entre deux êtres placés aux extrêmes de la société. Il y a entre eux un abîme. Comment cet abîme va être comblé, et comment peu à peu Almerio va triompher du mépris que la duchesse d’Athènes ne pouvait manquer d’éprouver pour lui, c’est toute la pièce. Or ce fauconnier est d’abord le sauveur du fils de Gismonda ; c’est donc la mère qui s’émeut pour lui, pénétrée d’une reconnaissance contre laquelle rien ne prévaudra, non pas même l’horreur que lui inspirent les audacieuses prétentions de ce manant. Puis Almerio livre bataille aux pirates, les repousse, tue leur chef : il a mieux servi l’État que ne font les chevaliers ; et c’est donc la raison d’État qui intéresse pour lui la régente, au moment où elle succombe à une tâche trop lourde et où elle sent la nécessité de s’appuyer sur un bras victorieux. Comte de Soula par droit de conquête, Almerio est en outre, ou peu s’en faut, duc d’Athènes de par la volonté du peuple et l’acclamation de la foule. Et voilà déjà que se transfigure le valet de tout à l’heure transformé en héros d’aventure. Mais il y a plus. Mère et duchesse, Gismonda est surtout femme. Elle a besoin d’être dominée ; Almerio a cette volonté ferme et tenace, âpre et persévérante sous laquelle c’est pour la faiblesse féminine une volupté que de plier. Au besoin de subir la domination effective d’un maître s’en joint un autre chez la femme et qui n’est contradictoire qu’en apparence : sa vanité se plaît aux adorations et aux génuflexions qui lui font une royauté illusoire ; Almerio s’humilie devant elle, et sur un ordre parti de sa bouche il fait l’abandon de tous ses droits. C’est elle qu’il aime, non la grande dame et la riche héritière, mais la femme. Il l’aime pour la séduction de son corps et pour l’attrait de sa chair périssable. Il s’est promis de se faire aimer d’elle, et l’on sait bien quel est le secret des conquérans d’amour : c’est l’intensité de leur désir. Au surplus, il est beau ; et les distinctions sociales sont moins fortes que l’instinct. Il plaît à toutes les femmes ; et un homme a bien des chances d’être aimé d’une femme quand il est aimé de toutes les autres. Ce sont ces derniers argumens qui mettent en déroute les résistances de Gismonda. On nous a prévenus que son veuvage commence à lui peser. En effet, c’est quand elle sort de la cabane de son beau vainqueur qu’elle est tout à fait décidée…

Tels sont les sentimens par où passe Gismonda. Ils se réunissent et forment une sorte d’éclatante symphonie dans la grande scène du troisième acte où l’auteur a concentré tout son effort et qui est comme le duo d’amour au centre d’un opéra. Cela est disposé avec un art de progression et une science de l’effet très remarquable. Rien n’y manque, — sauf pourtant un peu d’imprévu. Tous ces mobiles ont été d’avance classés, étiquetés, catalogués. Ils produisent trop sûrement les résultats en vue desquels ils ont été combinés. Les ressorts de l’âme ne jouent pas avec cette précision. Nous ne sommes pas dupes. Nous n’éprouvons pas ce frisson que nous donne le spectacle d’êtres vivans en proie à des émotions vraies. Cela est trop arrangé et trop concerté. Au surplus ce n’est pas la première fois que nous sommes témoins d’une « crise » analogue à celle que traverse Gisinonda, et qui se dénoue de même. On a rappelé le souvenir de Don Sanche et de Ruy Blas. Il y a une autre analogie beaucoup plus frappante. Une patricienne aimée d’un plébéien, commençant par le haïr, finissant par l’adorer, domptée et charmée par son énergie virile, c’est le sujet de Gismonda ; — et c’est le Maître de forges.

Je n’ai pas dissimulé les faiblesses et les insuffisances du drame de M. Sardou. Le sujet en est banal, l’étude des sentimens y est sommaire, la peinture des mœurs n’y est pas. D’où vient que tout de même le spectacle en est très attrayant et laisse une impression d’art ? Cela vient de l’agencement de l’œuvre et de l’arrangement des parties. Sans doute le milieu n’est guère étudié et les indications qu’on nous donne sentent leur fantaisie. Mais justement nous nous apercevons tout de suite que nous sommes au pays de la fantaisie, dans un monde que les lois de la logique ne gouvernent pas. Nous prenons les dispositions convenables. Nous ne nous étonnons pas si l’intrigue est romanesque et nous n’attendons pas qu’on nous ouvre sur les profondeurs du cœur humain des perspectives très vastes. Il nous suffit qu’on ne nous fasse pas trop délibérément violence, et nous savons gré à l’auteur d’avoir traité avec légèreté un sujet léger. Il a eu soin d’ailleurs d’occuper notre esprit, afin de ne pas nous laisser le loisir de réfléchir et de nous reprendre. Enfin par une défiance de soi où il entre quelque modestie, il a fait appel au concours du décorateur et du costumier. L’œil est amusé. Dans les momens où l’on ne se soucie pas d’entendre, on peut regarder. Quoi qu’on en puisse dire, la mise en scène a son importance au théâtre. Un auteur est en droit d’user de tous les moyens dont il dispose pour s’emparer de son spectateur. La mise en scène, les faits, les sentimens, le dialogue dans Gismonda, composent un ensemble harmonieux. Cela même en fait la valeur d’art. La pièce n’ennuie pas un instant, et, après tout, le divertissement du théâtre n’a pas été inventé pour faire peser sur les hommes assemblés quatre heures d’ennui. C’est par là que s’explique le succès de Gismonda, et pour cela qu’il comporte un enseignement.

La pièce est encadrée avec beaucoup de goût. Elle est jouée à merveille par Mme Sarah Bernhardt. A peine est-ce si on peut lui reprocher dans les premières scènes quelque afféterie, et quelque excès dans les passages de violence. Partout ailleurs, pour l’expression et pour les attitudes elle est admirable. Rarement nous l’avions vue plus séduisante ; et elle est bien la seule qui nous ait fait entendre des accens d’une si pénétrante tendresse. M. Guitry est un Almerio suffisant. M. de Max a dessiné de l’évêque Sophron une silhouette très pittoresque et tout à fait amusante. Les autres rôles, qui sont de second plan, sont convenablement tenus.


RENE DOUMIC.