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Revue dramatique - 31 mars 1919

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Revue dramatique - 31 mars 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 694-704).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Mangeront-ils ? Drame en 2 actes, en vers, de Victor Hugo. — Théâtre Sarah-Bernhardt : La jeune fille aux joues roses, pièce en 3 actes et 9 tableaux, par M. François Porché. — Théâtre Antoine : Le Bourgeois gentilhomme.


Nous avons en France le répertoire dramatique le plus riche qui soit dans aucune littérature : nous le laissons dormir, avec cette insouciance de prodigues que nous avons tellement tort de prendre pour une élégance ! Combien de chefs-d’œuvre qui ne reparaissent sur nos scènes qu’à de longs intervalles ! Combien de comédies charmantes, enfouies dans les volumes poussiéreux du répertoire de second ordre, et à jamais écartées des feux de la rampe ! Si pourtant il est des pièces écrites seulement en vue de la lecture, un démon malin nous pousse à choisir celles-là, de préférence à toutes les autres, pour leur octroyer les honneurs de la représentation quelles avaient d’avance répudiés. C’est ce qui vient d’arriver pour Mangeront-ils ? Victor Hugo avait pris soin de nous avertir ; il nous avait mis en garde contre la tentation ; un projet de préface pour le Théâtre en liberté commençait ainsi : « Des courtes pièces qu’on va lire, deux peut-être, la Grand’Mère et Margarita, pourraient être représentées sur nos scènes, telles qu’elles existent. Les autres sont jouables seulement, à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit. » L’auteur de Mangeront-ils ? avait déclaré la pièce injouable : on pouvait donc parier en toute assurance qu’elle serait jouée.

Le Théâtre en liberté est, dans l’œuvre de Victor Hugo, le retour nostalgique du poète vers ce genre du drame auquel il n’avait jamais complètement renoncé. On sait comment, dépité par l’échec des Burgraves, il s’était interrompu de faire concurrence à Dumas père et Anicet Bourgeois. Cependant la mode faisait mine de revenir à la comédie lyrique : les proverbes de Musset n’étaient plus seuls à ravir le public ; Banville inaugurait au théâtre une manière libre et ingénument poétique, où sa souple fantaisie et son vers funambulesque faisaient merveille. Victor Hugo était à l’affût de tous les courants nouveaux ; il s’en emparait, il se les appropriait, il en faisait la chose de son génie : c’était sa manière à lui de créer. Comme il avait naguère emprunté au boulevard du Crime ses drames noirs, pour les métamorphoser en Marion, Hernani et Ruy Blas, l’exemple de Banville le mit sur la voie de ce théâtre de rêve où il y a, pour le moins, une perle : la Forêt mouillée.

Mangeront-ils ? est, aussi peu que possible, une pièce de théâtre ; et le sujet, c’est-à-dire la réponse à la question que pose le titre y est tout à fait négligeable. L’ile de Man est terre d’asile ; voilà trois jours que lady Janet et lord Slada s’y sont réfugiés : la colère du Roi les y poursuit. Rien à manger dans celle ile dont toute la végétation est empoisonnée. Combien de temps ce couple amoureux résistera-t-il à ne se nourrir que d’amour ? Cela nous est aussi indifférent qu’au poète lui-même. Cette vague affabulation n’est pour Victor Hugo qu’un prétexte à mettre en scène quelques personnages qui font partie de sa clientèle ordinaire, un roi, un vagabond, une sorcière, chargés de nous exposer sa sociologie, sa philosophie de l’histoire et sa métaphysique. L’œuvre, dans son ensemble, est une longue déclamation, mêlée de bouffonnerie, qu’illuminent parfois les éclairs du génie.

Le Roi est, bien entendu, un sinistre fantoche. Il se peut que Victor Hugo ait été royaliste dans sa jeunesse : il ne l’était certainement plus quand il écrivit Mangeront-ils ? . L’idée qu’il se fait alors des rois est nette, simple, sans nuances et concordant exactement avec l’opinion qu’il a sur les prêtres. Fourbes et cruels, rois et prêtres se haïssent, se jouent mille tours pendables, et ne s’accordent que pour pressurer les peuples dupes et victimes. Le roi de l’ile de Man est pareil à tous ses congénères : c’est un coquin doublé d’un imbécile. Il est méchant, il est lâche et il est sot. Il ne croit pas à l’enseignement des prêtres ; mais il croit aux prédictions des sorcières, aux signes, aux talismans, aux esprits. Encore n’est-ce pas de cela que Victor Hugo lui ferait le plus grand reproche, sa propre interprétation sur du naturel n’étant pas très différente ; mais le Roi est un monstre de férocité, c’est un maniaque du type néronien. Il aime à faire souffrir et à voir souffrir. Il ne lâche sa victime que pour la mieux reprendre et la faire mourir lentement ; il y a du sadisme dans son cas ; il a l’âme d’un tortionnaire. Enfin, c’est un roi. En face du roi, le vagabond, le mendiant, le voleur de grand chemin, Aïrolo. Antithèse ou affinité ? « Le roi : Je suis un potentat. — Aïrolo : Moi, je suis un voleur. — Le roi : On peut s’entendre. » Le parallèle est traité gravement, abondamment, et il va sans dire qu’il ne tourne pas à l’avantage du roi. Cet Aïrolo, né dans la foret et qui y a toujours vécu, en est une sorte d’émanation symbolique et d’âme errante. Il se confond avec elle, comme avec la mer voisine. Il rit avec le flot, il pleure avec l’écueil ; il se mêle aux choses et il y plonge comme le Faune engagé dans sa gaine. Un courant trouble et puissant de poésie naturaliste le soulève. Éloigné des villes, étranger aux lois qui régissent les sociétés policées, rebelle à leurs conventions, il vit à l’état de nature et fait tout ce qui concerne cet état. Frère des oiseaux, il en a l’impudeur. Il est amoral, ce qui ne vaut guère mieux qu’immoral. Et plus que tout ce que dessus, il est cynique.

Ce drôle a une espèce de comique qu’il définit lui-même


Un comique grossier qui plaît aux basses classes.


Il ne plaît guère aux bourgeois que nous sommes et qui avons fait nos études. Le pire défaut de cette gaieté énorme et lourde est qu’elle n’est point gaie. Elle ne nous fait pas rire, quoiqu’elle y travaille avec persévérance et s’y applique laborieusement. Tout le second acte de Mangeront-ils ? est conçu dans cette note de plaisanterie pesante. Le roi, pour l’avoir entendu dire à la sorcière, croit, dur comme fer, que sa vie est étroitement liée à celle d’Aïrolo. Que l’un se blesse, l’autre saigne ; que celui-ci crève, celui-là meurt du même coup. Voilà notre monarque obligé de faire sa cour au chemineau, partagé entre le désir de l’étrangler et la crainte de signer ainsi son propre arrêt de mort. Au tour d’Aïrolo de s’amuser et de jouer avec son compère le roi, comme le chat avec la souris. Mais il n’a ni l’agilité ni la légèreté du chat : ses grâces seraient plutôt celles de l’éléphant.

Et il y a dans Mangeront-ils ? la sorcière Zineb. Et le rôle de Zineb, la sorcière, est splendide. Elle a vécu cent ans, la vieille gueuse. Elle aussi, elle est la fille de la forêt, l’hôtesse de la bonne nature. Maintenant l’heure est venue pour elle de mourir. Et elle veut une mort pareille à celle de ses frères les animaux, la mort comme les loups et comme les lions, dans le silence et dans l’obscurité. L’animal se cache pour mourir : il lui faut la solitude, l’ombre propice à l’accomplissement du grand mystère. Car c’est la loi suprême de la nature, que la mort y soit la condition de la vie, que la vie y sorte de la mort. Cet évanouissement qui se change en renaissance, les animaux en ont la sensation, parce qu’ils sont plus près que nous de la nature ; comme eux, Zineb entend sourdre la vie universelle, et se sent finir d’une façon et commencer de l’autre. Cette étrange méditation sur la mort se termine par les vers fameux :


J’entre dans l’infini ; mon fils, je sors du nombre.
Bientôt je saurai tout et ne verrai plus rien
Que lui. J’entends bruire un monde aérien.
Mon fils, à l’agonie il faut la solitude.
L’âme tremblante prend sa dernière attitude.
La rentrée au mystère est un suprême aveu ;
L’âme, qui se met nue en présence de Dieu,
Et qui se sent par lui vue au fond de l’abîme,
A besoin d’être seule en sa honte sublime.
Devant Dieu, sa beauté paraît, sa laideur fond ;
Il faut au dernier souffle un espace profond.
Le silence, nul pas, nul cri, nulle prunelle,
Une noirceur sans bruit, la nuée éternelle,
Un vide lumineux, ténébreux, ébloui,
L’homme absent, et le monde immense évanoui.


Ces vers sont parmi les plus beaux qu’ait écrits Victor Hugo. Dans toute son œuvre de la période apocalyptique, il n’est rien de plus vraiment inspiré que cette sombre rêverie sur la Nature et la Mort, qui a la grandeur de l’une et la majesté de l’autre.

Mme Segond-Weber a dit le rôle de Zineb avec toute son ardente conviction et un trémolo de mélodrame qui n’était pas mal de circonstance. Et M. de Féraudy a été un merveilleux Aïrolo. Il ne fallait pas moins que son art de composition et sa souplesse pour prêter un air de vie, un semblant d’existence à ce gueux truculent.


Cette représentation de Mangeront-ils ? n’est, à tout prendre, qu’une récitation dans un décor. Elle ne s’imposait pas, mais elle ne fait de mal à personne. Ce qui est inadmissible et indéfendable, c’est la représentation d’Aymerillot. Quoi. Aymerillot, celui de la Légende des Siècles ? Lui-même : il n’y en a pas d’autre. On le joue à la Comédie-Française !... Un défilé dans la montagne. Charlemagne est à cheval entouré de ses barons. Du haut de sa monture, il interpelle ces fiers guerriers, qui, l’un après l’autre, à l’appel de leur nom, sortent des rangs et viennent déclarer qu’ils ne veulent plus se battre. Une simple remarque suffit à montrer, avec l’éclat de l’évidence, ce qu’a de baroque cette adaptation forcée à la scène. Aymerillot, si je suis bien informé, est un récit épique. Donc, chaque fois que l’un des personnages prend la parole, le poète intercale dans le vers un « dit-il, » un « dit Charles, » nécessaire pour marquer le passage du style narratif au style parlé.


Hugues, dit-il, je suis aise de vous apprendre...
………………..
Ces bons Flamands, dit Charle, il faut que cela mange...


Cette enclave est bien gênante : on ne peut la mettre dans la bouche de Charlemagne ; on ne peut davantage la supprimer, sans faire chaque fois un vers faux. Donc on a imaginé de placer un « récitant » sur le devant de la scène. Il a pour mission de guetter au passage la malencontreuse incidente et d’en faire son affaire... Sans commentaires.


M. François Porché est un jeune poète du plus beau talent. Ce n’est pas aux lecteurs de cette Revue que j’ai à l’apprendre. Il rêve de nous donner un théâtre de poète. On ne saurait trop l’y encourager et témoigner à chacune de ses tentatives trop de sympathie. Tout ce qu’on pourra faire pour relever le niveau littéraire et moral de notre théâtre sera le bienvenu. Nous sommes tous d’accord pour penser qu’il nous faut, au lendemain de la guerre, un théâtre renouvelé, rajeuni, assaini ; nous ne demandons d’ailleurs pas un théâtre de morale en action : il nous suffira d’un théâtre désembourbé. Honneur donc à ceux qui se font de leur art une idée noble, et y poursuivent un idéal littéraire plutôt que mercantile !

M. Porché s’est créé un instrument poétique qui est à lui, et qu’autorise pourtant la tradition, sans laquelle aucune versification n’existe : cela déjà n’est pas un mince mérite. Il a repris le vers libre, mais à coupe régulière, sans rien de commun avec le vers invertébré et amorphe, qu’avaient naguère tenté d’acclimater chez nous quelques destructeurs du vers français. Il n’est tombé ni dans les gauchissements de rythme, ni dans les fléchissements de rime, aujourd’hui surannés, et qui sont, à les appeler par leur nom, de vulgaires fautes de prosodie. Sa versification est probe et saine comme sa langue est de qualité loyale et de bon cru. Nous les avions fort admirées dans les Butors et la Finette. Cette fois, il nous donne une comédie lyrique mêlée de prose et de vers, la prose étant réservée aux parties de comédie, et le vers commençant de chanter aux instants où la pensée s’élève et où naît l’émotion. Je n’ai pas besoin de rappeler qu’il en est de nombreux exemples dans l’histoire de notre théâtre.

Rosette, accompagnée de son fidèle Benoît, arrive au pays des « Visages gris. » C’est ici le royaume de la bureaucratie et de la paperasserie : les indigènes, à force de vivre dans les Livres et dans les registres, parmi les fiches et les circulaires, ont fini par avoir eux-mêmes le teint couleur de vieux papier. C’est pourquoi Rosette, dont l’air de santé tranche sur toute cette grisaille, mérite d’être appelée la Jeune fille aux joues roses. Sitôt débarquée, elle est en proie aux mille chinoiseries d’une administration auprès de laquelle la nôtre est un jeu d’enfant. Dans cette Terre promise des archives et de la poussière, il y a des tickets et des étiquettes, des cartons verts, des carnets à souches et des aide-mémoire, mais il n’y a pas de fenêtres, et l’air n’entre pas ; un ventilateur déplace seulement les poussières et la lumière artificielle se substitue désavantageusement à celle du jour. Enfin, la régente du royaume porte un nom qui est tout un programme : elle s’appelle Anastasie !

Si donc on prenait les choses au sens littéral, la comédie de M. Porché serait une satire des bureaux et de l’Administration par un grand A. Je me demande si elle vient tout à fait à son heure. Je sais très bien que M. Lebureau n’a pas une bonne presse, et il faudrait plus de courage que je n’en ai pour prendre sa défense. On peut tout de même y regarder d’un peu plus près et ne pas se contenter de plaisanteries faciles. J’ai entendu dire que, pendant toute la durée de la guerre, l’Administration nous a rendu les plus grands services, et je le crois volontiers. Elle nous en avait rendu de plus grands encore en 1870-1871, où c’est une vérité reconnue qu’elle nous a sauvés. Pour ce qui est de la Censure, qu’elle ait été plus d’une fois arbitraire et tatillonne, qu’elle ait commis des abus et des erreurs, qu’elle se soit montrée sévère surtout pour les mieux intentionnés d’entre nous, je n’en disconviens pas. Mais aussi, qu’elle ait été une institution nécessaire et qu’elle nous ait épargné de grands malheurs, c’est ce que ne contestera aucun homme de bonne foi. Ce qu’on pourrait lui reprocher, ce ne sont pas ses rigueurs, mais bien plutôt certaines complaisances. Du reste, l’auteur de la Jeune fille aux joues roses ne s’en prend pas seulement à la manie de la réglementation ; il raille aussi toute organisation, celle même de la justice, et en général toute autorité et toute contrainte. Je ne suis pas absolument sûr que le mal dont souffre l’Europe en ce moment soit surtout un excès d’ordre, de discipline, de docilité, de respect, d’obéissance aux chefs. Un vent qui souffle de Russie a beaucoup changé tout cela... Mais apparemment ce n’est pas le lieu d’aborder de si graves problèmes à propos de la fantaisie d’un poète. Ne voyons dans la pièce de M. Porché que l’antithèse de l’artificiel, du faux et du convenu avec le vrai et le naturel. Et prêtons-nous ingénument aux variations qu’il a brodées sur ce thème.

La partie comique est presque entièrement confiée à Benoît. Ce vigneron, fils de vignerons, aime le vin et la gaieté. Il en veut à ce pays gourmé, empesé, solennel et guindé, que le rire y soit inconnu. La gaieté qu’aime ce Benoît est une gaieté haute en couleur, aux joues non pas roses seulement, mais rouges, et même rubicondes. Le rire qu’il affectionne est celui qu’on appelle rabelaisien. Il court les filles, enivre les gens de maison, et distribue généreusement bourrades et horions. C’est un comique qui ne vise pas particulièrement à être fin.

J’ai goûté surtout les parties de la pièce où parle Rosette et où elle parle en vers. Un jeune prince s’étiole dans ce royaume du factice et du renfermé. Théophile, qui a vingt ans, n’a jamais respiré le parfum d’une fleur et l’odeur d’une femme. Quand il aperçoit Rosette, il tient en mains les feuillets de sa thèse de docteur, et, d’ébahissement, il les laisse tomber. A ce prince au palais dormant, Rosette va apporter la révélation de l’air libre, de la nature et de tout ce qui dans la nature est pour l’enivrement de nos sens. Ce prince qui ne sort jamais, pour qui le ciel n’est qu’un mot, — et un mot grec ! — et qui n’a vu de roses qu’en peinture, elle lui donne une rose, une rose naturelle, une rose vivante, et elle l’invite à venir voir comment poussent les roses :


Venez voir le rosier, venez voir la charmille,
Des parterres, des champs constellés d’autres fleurs,
Venez voir leur grand’messe avec leurs bacchanales.
Leurs rougeurs de désirs, leurs blancheurs virginales,
Tout ce qui va croulant de parfums, de couleurs,
Et tout ce qui du cèdre à la plus humble mousse,
S’émeut, bourgeonne, éclate et pousse.
Lorsque, victorieux des retours de l’hiver.
Et crevant sous son doigt comme une bulle d’air
L’enveloppe de brume où la terre s’ennuie.
Le tout jeune printemps pique à son chapeau clair
Le plumet vaporeux de la dernière pluie.


Mais on ne va pas, comme cela, voir les rosiers et les clématites, quand on est prince et qu’on règne sur les Visages gris. Les portes du parc sont fermées et l’ont toujours été. Les ouvrir pour le prince ! Le protocole s’y oppose : il n’y a pas de précédent ! Il faut instituer une commission qui elle-même nommera des sous-commissions dont chacune élira son bureau qui se choisira des présidents, des trésoriers et des secrétaires : il y en a pour deux ans et plus. Les buissons auront le temps de se défleurir, et l’eau de croupir au fond des bassins. Mais il est bien connu qu’aux prisons les plus sévèrement grillées et verrouillées il y a toujours une porte ouverte, par laquelle le plus simple est de sortir tranquillement. Rosette avise une porte oubliée sous un vieux lierre. Et voici le prince, accompagné de son aimable guide, dans le parc où il va d’émerveillement en émerveillement. Il découvre la nature. Notez que c’est la nature telle qu’on la voit dans un beau jardin. C’est une nature arrangée et peignée, avec arbres taillés, corbeilles de fleurs et vasques aux feuillages retombants. En fait de forêt vierge, il y a mieux. Mais sans doute Rosette a pensé que cela suffisait pour une première fois et qu’il convenait de ménager les transitions. C’est déjà plus qu’il n’en faut pour monter à la tête du jeune prince, — qui l’a faible, — et qui, se sentant envahi par une griserie délicieuse, s’informe auprès de Rosette si ce ne serait pas l’amour. A quoi cette petite personne, très avertie et dont les voyages ont formé la jeunesse, répond qu’aucun doute n’est possible :


Oui, c’est l’amour, Seigneur, dans toute sa puissance,
Avec son rauque appel, son masque d’innocence,
Et sa grande colère aussi.
C’est lui, le jeune dieu dont la lance de flamme.
Écartant les rameaux de l’antique forêt,
Pénètre aux flancs du cerf qui brame
Quand sur le gazon tendre une biche apparaît,
C’est lui qui met ses soins aux noces de l’insecte,
Qui s’attendrit le soir, et d’une perle humecte
Le calice brûlant des fleurs !
Son rire éblouissant de toutes parts éclate,
Dans le sol, sur la mer et dans l’air qu’il dilate.
C’est lui, l’amour cruel qui donne un charme aux pleurs...


Diverses aventures guettent les amoureux ; puis, comme il convient dans un Conte bleu, tout finira par un mariage : les heureux époux auront beaucoup d’enfants et ils leur donneront une éducation résolument sportive.

Il y a de très jolis vers dans la pièce de M. Porché. Je le crois doué surtout pour l’expression des sentiments généreux, délicats et tendres. Et c’est, je l’espère, dans ce sens qu’il poussera sa tentative de rajeunissement du théâtre par la poésie.

Mme Simone joue le rôle de Rosette avec beaucoup d’élan et de grâce nerveuse. Elle est, à vrai dire, la seule à signaler dans une interprétation dont l’ensemble est tout à fait quelconque.


Vous entrez dans une salle de théâtre. Vous avez devant vous la scène réunie à la salle par un double escalier ménagé côté cour et côté jardin. La toile se lève. Alors, comme mue par un ressort, se déclenche une invraisemblable, folle, ahurissante sarabande qui, de tout le spectacle, ne va plus s’interrompre, emportant choses et gens, désormais incapables de s’arrêter, dans un incoercible tourbillon de mouvement perpétuel. C’est d’un bout à l’autre de la salle un va-et-vient, une course, un chassé-croisé, et des escalades, et des bousculades, et des dégringolades, un remue-ménage, un tohu-bohu, des bondissements, des hennissements, des sauts de carpe et des cris d’animaux. Vous vous demandez : « Où suis-je ? Cette salle a-t-elle été louée par des farceurs anglais, pour s’y livrer en liberté aux délices de la gigue nationale ? Suis-je au cirque et tous les clowns du monde de la clownerie ont-ils été réquisitionnés pour y exécuter une acrobatie monstre ? Suis-je dans un asile d’aliénés ? Et tous ces pauvres gens que je vois, recouverts d’oripeaux, aller, venir, courir, bondir, monter, descendre, sauter sur les meubles, ou se grimper sur les épaules, sont-ils des agités, atteints d’une incurable danse de Saint-Guy ?... « Vous êtes au Théâtre-Antoine, — et vous assistez à une représentation de Molière.

M. Gémier à qui nous devons ce spectacle, a, sur la façon dont il convient de représenter les chefs-d’œuvre, des idées qui lui sont particulières. Qu’il s’agisse de Shakspeare ou de Molière, peu importe : le système vaut pour tous les temps et il est bon pour tous les pays. Le principe en est que le texte ne compte pas, n’a pas lui-même aucune importance ; il n’est qu’un point de départ ; il sert seulement à mettre en mouvement l’imagination du metteur en scène qui désormais se donne libre carrière. S’il lui prend fantaisie d’ajouter un intermède auquel l’auteur n’avait pas songé, quelle considération pourrait l’en empêcher ? N’est-ce pas un service à rendre au poète, qui n’a pu penser à tout et serait sans doute bien aise de profiter des derniers progrès des inventions dernier cri ? Dans Antoine et Cléopâtre, M. Gémier avait introduit tout un tableau, l’orgie, qui n’existe pas dans Shakspeare. Et c’était un des clous de la représentation ! Preuve que de Shakspeare et de M. Gémier, c’est M. Gémier qui avait raison. Après Shakspeare, c’est au tour de Molière d’être massacré. Et il paraît que tout notre théâtre classique y passera…

M. Gémier, dans un article de journal, se vante de déclarer la guerre aux traditions. Les traditions n’ont ici rien à voir, ni elles, ni quoi que ce soit qui touche à la littérature et à l’art dramatique. N’embrouillons pas les choses et ne nous payons pas de mots. Il s’agit uniquement d’une question de bon sens.

La grande pensée de M. Gémier, l’invention dont il se montre éperdument fier et qui le gonfle d’orgueil, c’est son fameux escalier, ce double escalier qui rejoint la scène à la salle. Les acteurs, sur qui cet escalier exerce une sorte d’attirance et une manière de fascination, en descendent à chaque instant les marches et arrivés au plateau inférieur, continuent d’aller, de venir, et de réciter leur rôle, après quoi, ils remontent pour recommencer leur inlassable promenade. Cela fait en réalité une scène à deux étages. Tantôt les acteurs sont au premier et tantôt au rez-de-chaussée : les uns sont en haut et les autres en bas. Quelquefois ils s’arrêtent sur les marches de l’escalier ; ils s’y installent, ils s’y campent, tournant le dos à ceux avec qui ils sont censés s’entretenir, ou bien ils s’y asseoient pour causer entre eux. D’autres fois ils continuent jusque dans la salle et, soit par les côtés, soit par l’allée du milieu, rejoignent la sortie, C’est une pièce sur un escalier, un dialogue autour d’un escalier la comédie de l’escalier.

Eh bien, je le demande à toute personne de bon sens : à quoi tout cela rime-t-il ? Quelle est la raison d’être de cette perpétuelle déambulation ? À quoi sert cet escalier saugrenu ? N’est-il pas le flagrant démenti et la contradiction elle-même de tout ce que le théâtre prétend représenter ? Nous sommes dans une pièce de la maison de M. Jourdain : où voit-on que les bourgeois du XVIIe siècle eussent coutume d’habiter des pièces en deux compartiments avec escalier pour accéder de l’un à l’autre ? M. Jourdain reçoit tour à tour son maître à danser, son maître de philosophie, son tailleur, un gentilhomme taré et une belle marquise. Est-il admissible que toutes ces personnes, et Mme Jourdain et la servante, parlent, dialoguent, se querellent les unes sur le plateau supérieur, les autres sur le plateau d’en bas, en sorte que les pieds des unes soient à la hauteur de la tête des autres ? En quel temps et en quel heu a-t-on jamais vu les gens pendant une visite s’amuser à monter et descendre infatigablement les marches d’un escalier ? C’est pure absurdité.

Cependant nous voici arrivés à la cérémonie. C’est alors un invraisemblable sabbat, dans une cacophonie de cris et de couleurs, dans un délire de gesticulations, où il devient impossible de rien reconnaître, de distinguer aucune ligne, d’apercevoir aucune forme, de soupçonner aucune idée. Comme si Molière avait pu mettre à la scène une parade qui ne lût que bastonnade et pantalonnade et qui ne voulût rien dire !

Mais que devient dans tout cela le rire de Molière, l’esprit de Molière, la satire de Molière, tout ce que nous admirons dans Molière, tout ce qui fait que Molière est Molière ? Cela est noyé, submergé, enfoui, s’efface, s’évanouit, disparaît. C’est pitoyable.

Il n’y aurait qu’à hausser les épaules, s’il ne s’agissait aujourd’hui De Molière, demain peut-être de Corneille et de Racine. Que M. Gémier accommode à sa guise les pièces d’auteurs vivants : c’est affaire à lui et à ces auteurs. Mais les chefs-d’œuvre des maîtres de notre littérature ne sont pas sa propriété. Ils nous appartiennent à tous : en les gâchant, c’est à une propriété nationale qu’on porte atteinte. Ils font partie de la richesse de la France : nul n’a le droit de les saccager. Aussi ce qui m’afflige, plus encore que cette prétendue représentation du Bourgeois gentilhomme, c’est qu’elle ait passé sans protestation. J’ai lu avec soin les comptes rendus publiés au lendemain de la première, j’y ai vainement cherché l’expression du goût français indigné. Je n’ai rien trouvé que de timides réserves conçues en termes tout à fait académiques, ou même l’habituel tribut d’éloges auquel se réduit une presse qui, dès qu’il s’agit de théâtre, se fait unanimement bénisseuse. Or, il n’est aucun écrivain français, quel que soit le degré de sa culture littéraire, qui puisse se faire l’ombre d’une illusion sur la valeur d’une telle tentative. Il est fâcheux qu’aucun d’eux n’ait cru devoir réclamer contre ce grossier camouflage d’un chef-d’œuvre. Et quand, au pays de Molière, il ne se trouve personne pour défendre Molière, publiquement et outrageusement bafoué, j’en demande pardon à mes confrères, mais la complaisance poussée à ce degré confine à l’oubli du devoir professionnel.


RENE DOUMIC.