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Revue dramatique - 31 octobre 1912

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Revue dramatique - 31 octobre 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 205-216).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANCAISE : Bagatelle, comédie en trois actes de M. Paul Hervieu. — GYMNASE. Reprise du Détour, comédie en trois actes de M. H. Bernstein. — Spectacles de rentrée.


Voilà trois ans que nous n’avions eu aucune œuvre nouvelle de M. Paul Hervieu. Nous le regrettions. Sa manière vigoureuse et sobre tranche tout à la fois sur la frivolité des productions ordinaires du théâtre actuel et sur la brutalité de quelques autres. Bagatelle était, parait-il, prête à passer depuis un an déjà ; ce n’est pas une vaine formule de dire qu’elle était très attendue : elle a tenu tout ce que nous en attendions. Une fois de plus, nous avons admiré cet art si sûr, si maître de soi, où on devine des dessous d’observation si solidement établis, et qui donne si bien à réfléchir. J’ai noté naguère dans le théâtre de M. Hervieu une variété dont on n’a pas coutume de tenir assez de compte : le fait est que cette dernière pièce est fort différente de toutes celles que l’auteur nous avait données jusqu’ici. Tout au plus rappellerait-elle l’Énigme, mais dans une forme moins tendue, moins angoissante et moins sombre. M. Hervieu avait commencé par mettre à la scène, dans des pièces qui n’étaient que de la logique dialoguée, quelques-uns des problèmes qui se posent à la société moderne, étudiée dans sa cellule initiale, la famille, et qu’il résolvait en faveur de l’individu. Puis, dans son admirable Course du flambeau, il se plaçait, en dehors de toute théorie, devant une des lois implacables de l’humaine condition. Dans les œuvres qui suivirent, il se plut à dégager la somme de drame qu’enferment des destinées en apparence paisibles et unies, réalisant ainsi un type nouveau, celui de la tragédie en prose. C’est une comédie qu’il nous donne cette fois, et si, en plus d’un endroit, elle côtoie le drame, l’auteur a voulu néanmoins qu’elle nous laissât une impression d’apaisement. L’observateur ne s’y défend certes pas de peindre la société de son temps telle qu’il la voit, c’est-à-dire sans indulgence ; mais aussi il a su imaginer et faire vivre une figure si éclatante de noblesse morale et de pureté que l’œuvre, au centre de laquelle elle est placée, en est tout éclairée.

Nous sommes à la campagne dans une riche et hospitalière demeure où va, vient, babille, s’habille et se déshabille un peuple d’invités et d’invitées que renouvellent d’incessans « arrivages. » La maîtresse de maison, Mme Orlonia, est un type de vieille dame dont je me suis laissé dire qu’il a existé et qu’il existe, dans le monde où l’on reçoit, plus d’un modèle. A-t-elle jadis été galante ? Il se pourrait que non. A-t-elle joué un rôle dans la comédie de l’amour ? En tout cas, c’est sa manie présente de s’en donner le spectacle. Elle a besoin de vivre dans une atmosphère spéciale qu’elle a, sans beaucoup de peine, créée autour d’elle. Sa maison est une maison où l’on aime. Elle donne à aimer, comme d’autres donnent à jouer. On saisit tout de suite ce que la conception d’un tel personnage a de hardi, et il a fallu toute la délicatesse de pinceau et toute l’ironie du peintre ; pour le faire passer. L’excuse de Mme Orlonia, si c’en est une, est qu’elle tient sans doute l’amour pour l’unique divertissement de la vie, mais qu’aussi n’y voit-elle qu’un divertissement sans conséquence et sans lendemain. A l’occasion, elle ne demande pas mieux que d’abriter sous son toit des bonheurs conjugaux ; mais l’occasion est rare et on ne remplit pas une maison avec ces bonheurs-là. Pour ces autres amours dont est fait l’ordinaire de la vie, Mme Orlonia est d’une complaisance inépuisable. A la seule pensée que deux êtres se sont rencontrés et accordés, elle s’attendrit, son regard et sa voix se mouillent de larmes. Elle ménage des entrevues, elle arrange des romans, elle fait des mariages, à bail plus ou moins court et toujours résiliable. Dans son parc qui aurait pu être peint par Watteau, dans son château qui aurait pu être décoré par Boucher, court une perpétuelle farandole de couples voluptueux. Entre ses doigts agiles s’ourdissent Les fils, bientôt dénoués et aussitôt renoués, d’une sorte d’intrigue sans fin. Sa réputation est si bien établie que sa maison dont le nom est : Bagatelle, a été surnommée : la Bagatelle.

Quelques scènes rapides servent d’abord à dessiner le milieu tel que je viens de le décrire. Il y a notamment, entre la très peu farouche Raymonde et le vieux Vureuil, un bout de conversation qui est des plus significatifs. Vureuil offre le plus galamment du monde à la jeune femme, — qui accepte et remercie, — de lui payer ses notes arriérées de couturière, de modiste et autres fournisseurs. Il est, celui-là, l’hôte de prédilection de Mme Orlonia, le mondain suivant sa philosophie, le pratiquant de sa dévotion à l’amour. Il aurait dû vivre au XVIIIe siècle. « Ah ! l’époque délicieuse ! Un rapide accord et un souriant adieu ! De fugitives faveurs ! Une reconnaissance éternellement légère ! » A des degrés divers, avec la différence des âges et des situations, tous les amis de Mme Orlonia appartiennent à la même confession. Pour eux tous, l’amour n’est que l’échange de deux fantaisies. C’est ici un coin du XVIIIe siècle aimable, facile, frivole, élégamment corrompu et libertin.

Dans cette société légère et amorale transportez un être de droiture et de loyauté, de sentimens graves, de profonde vie intérieure, quel contraste, quel bouleversement inattendu ! Le jeu est tout d’un coup et violemment troublé. La fête, la petite fête, tourne au drame. Et voilà justement l’effet que va produire, dans le divertissement galant réglé par Mme Orlonia, l’arrivée de Florence de Raon.

Cette jeune femme, mariée depuis douze ans, a trouvé dans le mariage un bonheur sans mélange. Elle aime uniquement son mari, Gilbert, en qui elle ne doute pas d’avoir le modèle des maris. Aussi ne saurait-on dire si elle est plus stupéfaite ou plus révoltée par le langage de Mme Orlonia, chez qui elle vient pour la première fois en séjour, et qui tout de suite lui fait les honneurs de sa maison et de ses théories. Il lui semble qu’elle est soudainement jetée dans un pays étranger dont l’air malsain l’indispose et dont les coutumes lui font horreur.

Une autre conversation va l’achever de peindre. C’est ici la scène capitale du premier acte, celle qui est destinée à orienter le spectateur et pose le problème moral que le dramaturge a voulu traiter par les moyens du théâtre. Gilbert a un ami, Jincour, qui est le Pylade de cet Oreste. Leur amitié rappelle les exemples fameux de l’histoire et de la légende. Il n’est pas de preuves que Jincour n’ait données de cette amitié prête à tous les héroïsmes. Il parait qu’il a fait décorer Gilbert à sa place, ce qui évidemment est très beau. Il serait capable de faire encore plus. Enfin ce n’est pas un ami, c’est l’ami. Or cet ami du mari brûle de devenir l’amant de la femme. Il prendrait sa femme à son ami, sans cesser pour cela d’être le plus sincère et le plus vrai des amis. Cela paraît fou et odieux à la jeune femme : « FLORENCE. — Votre état d’esprit me suffoque !… Je reconnais qu’il vous est commun avec beaucoup d’hommes qui, sur le reste, sont également des types de loyauté scrupuleuse, d’élégance morale. Vous et vos pareils, vous ne manqueriez pas, pour tout l’or du monde, au précepte de ne mentir aucunement. Vous jugez le mensonge comme un acte crapuleux, excepté si c’est envers un mari ! Avec celui-là, vous acceptez de mettre dans vos relations journalières n’importe quelle hypocrisie, des simagrées de filou, des ruses de laquais… JINCOUR. — Autant déblatérer contre la guerre : les meilleures gens du monde en temps de paix, sont prêts à tout commettre, par le fer et par le feu, dès la déclaration des hostilités. Les choses de l’amour sont pareillement restées en dehors de la civilisation. » Si d’ailleurs Florence et l’ami de son mari se comprennent si mal, c’est qu’ils se font tous deux de l’amour une conception si différente ! « JINCOUR. — Des propos trop légers méritent que vous ne les preniez que légèrement. Les miens ont roulé sur un sujet qui est par définition l’échange des fantaisies. Et j’en devise dans une résidence dont nous rappelions tout à l’heure la dénomination de frivolité. FLORENCE. — On ne badine pas avec la bagatelle. » Dans ces deux façons de considérer l’amour tient toute la pièce. Et le dessein de l’auteur apparaîtra clairement, quand nous aurons appris que Florence a une amie, Micheline, en qui elle a mis toute sa confiance, et que cette amie, après s’être débattue contre la poursuite de Gilbert de Raon, le mari de Florence, avoue à celui-ci qu’elle partage la passion dont il l’obsède. C’est le malheur des natures foncièrement honnêtes, qu’elles ne soupçonnent pas chez autrui le mal dont elles sont elles-mêmes incapables, et partant qu’elles ne savent pas se mettre en garde contre lui. Florence va en faire, à ses dépens, la douloureuse expérience. Comme on le voit, l’aventure qui nous est contée dépasse la portée d’une anecdote particulière ; elle sera en quelque sorte l’illustration d’un perpétuel conflit : celui de la morale mondaine et de l’autre, de celle qui est, sans épithète, la morale.

Au second acte, et devant que s’engage la partie décisive, l’auteur a cru devoir placer quelques scènes qui ne font pas avancer l’action, mais qui renforcent l’étude de mœurs. Il insiste sur les étonnemens et l’indignation de Florence qui se croirait transportée chez les sauvages, si ce n’était elle plutôt qui a des ébahissemens de Huronne ahurie par un spectacle d’extrême civilisation : « FLORENCE. — Avant d’avoir débarqué ici, j’étais sans la moindre notion que l’existence fût envisagée avec tant de dévergondage par des gens qui ont l’air comme il faut. GILBERT. — Vous croyez-vous transplantée dans une île encore non découverte ? Certes, il y a, par ailleurs, beaucoup de salons où l’on est austère, collet-monté, vétilleux ; les mœurs y ont un tout autre caractère que celui dont vous êtes si étonnée. Mais quoi ? Vous n’exigez pas qu’Edimbourg, Venise, Arkangel, Monte-Carlo se ressemblent, pour reconnaître que c’est toujours l’Europe. Considérez de même que, chez Mme Orlonia, vous êtes toujours dans une certaine région de la mondanité, sur un point quelconque de la partie du monde à laquelle, vous et moi, nous appartenons. FLORENCE. — D’après la manière que les hommes y ont de témoigner leurs intentions sur la personne des femmes, j’aurais plutôt supposé que tant de netteté, tant de promptitude n’étaient en usage qu’au delà des frontières mondaines, dans les skatings, Moulin-Rouge et Folies-Bergère… » On reconnaît là une des idées chères à M. Paul Hervieu, qui, dès le temps de Peints par eux-mêmes, se plaisait à découvrir, sous le vernis de l’élégance dernier cri, l’instinct brutal et féroce de l’humanité primitive.

Cette initiation aux laideurs de la vie rend Florence d’autant plus fière d’avoir un mari qu’elle croit si différent des autres hommes. Sur un point seulement, elle refuse, et pour cause, de s’accorder avec lui : c’est cette confiance absolue et aveugle qu’il a en l’amitié de Jincour. « Ne touchez jamais, prononce ce tendre ami, au sentiment que j’ai pour lui, si vous ne voulez me faire beaucoup de peine. » Phrase dont Florence aura bientôt à se souvenir et qu’elle ramassera comme une arme que Gilbert lui a livrée contre lui-même.

Peu à peu l’action se resserre et nous mène aux deux maîtresses scènes qui vont désormais nous jeter en plein drame. L’une, entre Micheline et Gilbert, emprunte tout son pathétique à ce fait que nous savons Florence tout près de là, dans une pièce voisine dont la porte est restée ouverte et d’où elle peut tout entendre. Ainsi nous vivons ces minutes avec elle, et, pour ainsi dire, nous éprouvons en nous l’horreur qu’elle-même ressent de ce dialogue dont chaque réplique est un coup pour un cœur aimant, un désastre pour une tendresse enthousiaste et loyale. Ce qu’aperçoit, dans ce brusque déchirement, cette suppliciée de l’amour conjugal, c’est que le bonheur, où sa naïveté s’était si longtemps reposée, n’était qu’illusion et que mensonge. Gilbert, ce meilleur des maris, l’a, jadis, trompée cyniquement avec sa meilleure amie. Les rencontres avaient lieu dans un petit appartement prêté par Jincour. Telle a été l’autre face de sa vie conjugale : cette abjection ! Maintenant Gilbert s’apprête, la conscience pareillement tranquille, à renouveler la trahison, et, cette fois encore, avec la meilleure amie de sa femme. Micheline et lui règlent posément tous les détails de leur entente. Micheline aurait préféré attendre : la garçonnière parisienne lui semble offrir plus de sécurité, donc plus d’agrément. Mais elle convient qu’en ces sortes d’affaires, il est des occasions qu’on n’a pas le droit de laisser échapper ; or le commun séjour dans cette maison machinée à souhait pour les passades est une de ces occasions. Et elle donne rendez-vous à Gilbert pour cette nuit même, minuit et demi, dans sa chambre : c’est la pièce au-dessus du salon, la seule porte sur le palier du premier étage, une veilleuse en cristal rouge devant la porte. Il n’y a pas moyen de se tromper…

Meurtrie, torturée, affolée par ce qu’elle a entendu, Florence, qui revient en scène, trouve sur son passage l’empressé Jincour : elle ne songe guère à lui cacher le désarroi où l’a jetée l’affreuse révélation. Comment accueille-t-il cette confidence ? Mais comment voulez-vous qu’il l’accueille ? C’est un dogme à l’usage des roués que, dans toute campagne amoureuse, l’essentiel est le choix du moment. Savoir attendre, c’est le grand art. Il n’est vertu si farouche dont on ne puisse, à une certaine minute, dans de certaines circonstances, sous telles influences physiques ou morales, avoir raison. Le séducteur est celui qui d’instinct arrive à cette minute. Florence planait dans son rêve ; elle est désabusée : qu’elle prenne enfin la vie pour ce qu’elle est ! Elle a été trompée : une femme a toujours une vengeance prête. En toute simplicité, Jincour s’offre pour être le consolateur et le vengeur… La scène est terriblement scabreuse ; ou plutôt, elle le serait, si nous pouvions un seul instant douter de Florence. Mais ce qui déjoue la rouerie des libertins, c’est qu’ils ne croient pas à l’honnêteté de l’honnête femme, et qu’elle est pourtant un fait, le plus irrécusable et le plus irréductible des faits. Une femme telle que Florence peut souffrir et peut mourir : elle ne peut pas souiller l’image de pureté qui est en elle. Quand donc elle donne rendez-vous à Jincour pour cette nuit, nous comprenons bien que ce rendez-vous est un piège : nous l’avions deviné avant même d’avoir entendu que la chambre où Jincour doit la rejoindre, à une heure, est la chambre au-dessus du salon, la seule porte sur le palier du premier étage, une veilleuse de cristal rouge devant la porte…

Le troisième acte présente, dans toute son ampleur, un dénouement auquel nous menait la logique de la situation et que l’auteur a savamment combiné. Il a pour cadre cette chambre du premier étage dont il a été beaucoup parlé, Gilbert y a rejoint Micheline, lorsque leur duo amoureux est interrompu par un coup frappé à la porte, et par une voix qu’ils reconnaissent pour être celle de Florence. Celle-ci, qui veut se donner cette pauvre joie de punir ses bourreaux, laisse les deux complices, surpris avant la faute, s’embarrasser dans leurs explications et s’ingénier à la maladresse des airs innocens. Finalement, elle leur assène ce coup de massue : elle sait tout ! Les misérables ! Toute autre femme, qui lui aurait pris son mari, eût été une criminelle ; mais Micheline, qui avait reçu ses confidences, qui connaissait son cœur, qui était son amie ! Et voilà Micheline « exécutée. » Ce n’est encore que la moitié du plan concerté par l’honnête Florence avec un vertueux machiavélisme. Sa vengeance est à double détente. Il ne lui suffit pas d’avoir démasqué Gilbert, il faut qu’elle le fasse souffrir ; et je dis bien qu’il le faut, car elle continue de l’aimer. Quelques minutes encore, et l’heure qui avance va sûrement amener Jincour et le mettre en présence de Gilbert, dans ce rôle de l’ami qui vient pour déshonorer la femme de son ami. Ainsi le mari coupable sera crucifié dans ce qui fut son unique religion et son erreur. Il a cru à l’amitié, — sans comprendre que la seule amitié en qui un homme doive se reposer, c’est celle de la femme qui, dans l’absolu d’un sentiment sublime, est sa compagne devant Dieu.

Tout cet acte est une merveille d’agencement scénique. Notons-y, en passant, la différence d’effet que peuvent produire les mêmes moyens employés à des fins différentes. C’est par un moyen cher aux vaudevillistes, et connu pour être d’une inépuisable vertu comique, que l’auteur amène successivement tous les personnages dans une même chambre, qui est le rendez-vous de l’amour et des quiproquos. Pourtant cet acte est le plus poignant des trois, et, pas plus que Florence elle-même, nous ne sommes aucunement tentés de nous y égayer. Il est dru et serré, plein de choses, d’action et de pensée. Il est émouvant, et, sans même tenir compte d’un finale d’universel attendrissement que j’ai peu goûté, il se termine sur une note d’optimisme à laquelle M. Paul Hervieu ne nous avait guère habitués, puisqu’en somme nous assistons à la confusion des méchans et au triomphe du Bien.

On pourra reprocher à Bagatelle certaines lenteurs, surtout au début du second acte ; la présence de comparses, telle une certaine Edwige, dont on se serait bien passé ; des épisodes, tel celui de la lectrice, qui semblent d’une drôlerie un peu plaquée ; et, dans le dialogue, ici et là, des traits d’une préciosité laborieuse et d’un marivaudage exaspéré. Il reste une comédie brillante, charmante, et qui, dans l’essentiel de sa donnée, est d’une réelle profondeur. Elle fait également honneur au praticien de théâtre et au moraliste. Le peintre de mœurs qui nous présente, dans une note si incisive et si bien d’aujourd’hui, l’élégante société dont s’entoure la bonne Mme Orlonia, ne se fait et ne nous laisse aucune illusion sur la complète dépravation de certains milieux contemporains et des plus distingués. Mais il croit à l’existence de quelques êtres d’élite, qui témoignent en faveur de l’humanité et prouvent le Rien en le réalisant. C’est, à mon avis, le dernier mot de l’expérience, et, en raccourci, l’image elle-même de la vie humaine. A plusieurs reprises, M. Hervieu nous avait présenté des types de femmes, fort séduisantes à coup sûr, mais chez qui la noblesse morale se conciliait avec une espèce d’égoïsme instinctif et réfléchi. Pour la première fois, il a su peindre, dans sa simplicité et sa pureté, le type de l’honnête femme. Cela seul suffirait pour assigner à Bagatelle une place de choix dans son œuvre.

Toute une partie de l’interprétation, — le côté des femmes, — est excellente. Mme Bartet n’a jamais montré plus de délicatesse, de mesure, de sobriété, et pourtant de tendresse et d’émotion que dans ce rôle de Florence. Elle y est tout simplement admirable. A côté d’elle, Mlle Cernj s’est taillé un joli succès dans le rôle de Micheline, où elle déploie beaucoup de séduction et parfois de passion. Mme Pierson, qui personnifie à merveille Mme Orlonia, est incomparable dans ces rôles de douairières indulgentes, désabusées et très dix-huitième siècle. Mlle Leconte avait accepté un bout de rôle, celui de Raymonde : elle l’a joué à ravir, avec ce mélange d’espièglerie et de fraîcheur qui est la marque de son talent. Mais le côté des hommes est fâcheusement insuffisant. Faisons une exception pour M. Bernard, excellent sous les traits du vieux galantin, Vureuil. M. Albert Lambert est un Gilbert de Raon tout à fait quelconque. Et M. Grand, lourd et avantageux, sous les traits de Jincour, rend le rôle insupportable et presque inintelligible. On ne voit pas, d’ailleurs, qui se fût mieux acquitté de la tâche. Il n’y a plus d’hommes à la Comédie-Française.


Le Gymnase a donné une brillante reprise du Détour. Cette pièce, jouée il y a dix ans sur la même scène, fut, si je ne me trompe, la pièce de début de M. Bernstein. Légèrement remaniée, et grâce à une nouvelle interprétation, elle a retrouvé tout son succès. Ce qu’il y a d’intéressant, quand on revoit, dix ans après, le premier ouvrage d’un écrivain qui par la suite s’est fait abondamment connaître, c’est d’y noter les germes qui devaient plus tard se développer et les indications d’où allait sortir l’œuvre future. La critique n’y a pas manqué. M. Bernstein s’étant fait une spécialité du théâtre brutal, on a remarqué que tous les personnages sont ici diversement mais également antipathiques et qu’il n’y en a pas un à qui nous puissions nous intéresser. M. Bernstein excelle dans les scènes de violence où les deux partenaires, les poings fermés et le cou tendu, la rage au cœur et l’écume à la bouche, se jettent à la face leur réciproque infamie : le Détour contient déjà, aux deuxième et troisième actes, quelques-unes de ces scènes, mais encore tenues dans une note discrète. Ce sont ici les jeux de l’égoïsme et de la vulgarité. Non, ce n’est pas un théâtre qui élève l’âme ! Tout cela a été beaucoup dit et je n’y reviens pas. Je voudrais, me plaçant à un autre point de vue, essayer d’indiquer d’après cette pièce ce qui fait le mérite et l’insuffisance d’un art tel que celui de M. Bernstein.

On se souvient quel est le sujet. Une jeune fille, qui est fille naturelle et dont la mère est tombée dans la galanterie, aspire à la vie régulière, honnête, considérée. Elle est épousée par un bon jeune homme, amoureux et naïf, qui l’emmène chez ses bons parens. Ces parens font tous leurs efforts pour accueillir de leur mieux la nouvelle venue, qui, de son côté, fait tous ses efforts pour prendre les sentimens, les habitudes et les manières de sa nouvelle condition. Le résultat de ces bonnes volontés combinées est lamentable. Jacqueline, née dans la galanterie, est marquée pour la galanterie : quelque chemin qu’elle prenne, elle y sera forcément ramenée. En passant par la vie bourgeoise, elle aura seulement fait un « détour. » Car on ne sort pas de son milieu, on n’échappe pas à sa destinée.

La pièce est très bien faite, et, sauf au dernier acte, on n’imagine pas qu’elle pût l’être mieux. Elle est divisée, ordonnée, agencée, conduite avec une sûreté de main qu’on s’est étonné de rencontrer à ce degré chez un très jeune auteur ; mais le sens du théâtre, c’est comme la bosse des mathématiques : on l’a de naissance et il n’attend pas le nombre des années. Je note surtout une science de l’effet et de sa progression qui est des plus remarquables. Au premier acte, nous voyons, de scène en scène et d’offres honteuses en propositions ignobles, croître le dégoût de Jacqueline, au point qu’il lui deviendra impossible de ne pas s’évader vers un autre pays, où d’être honnête femme elle ait la liberté. Au second acte, de scène en scène et d’humiliation en avanie, nous assistons au supplice de la même Jacqueline, devenue Mme Armand Rousseau ; nous sentons l’irritation grandir en elle et l’exaspération monter au point qu’il lui deviendra impossible d’en supporter davantage. Après quoi, il n’y a plus, au dernier acte, qu’à tirer une conclusion qui s’impose, et, suivant le mot de Dumas fils, à faire le total de l’opération mathématique. Tout cela est d’excellent théâtre, ce qui, pour une pièce de théâtre, est bien quelque chose ; ou, si l’on préfère, ce qui est l’essentiel et qui assure le succès, même à la reprise.

C’est d’excellent théâtre ; seulement ce n’est que du théâtre. Pas un instant, et en dépit d’une affectation de réalisme, nous n’avons l’illusion de la réalité. Pas un instant, nous n’avons l’impression que ce milieu ait été observé directement et peint d’après nature, que sous ces personnages il y ait des êtres, sous ces rôles des sentimens, et que nous soyons, non pas au théâtre, mais dans la vie.

Voici une jeune fille, qu’on nous présente dans le cadre du monde où l’on s’amuse. Tous les exemples qu’elle a sous les yeux, et d’abord celui de sa mère, toutes les conversations qu’elle entend, tous les conseils qu’elle reçoit, toutes les tentations qui l’assaillent, la sollicitent dans le même sens. D’où lui viendrait le désir, la force ou l’idée même d’y résister ? Imprégnée continûment de l’atmosphère qu’elle respire, elle adoptera, sans y chercher malice, les principes de conduite qui ont cours autour d’elle ; et elle n’aura pas même à les adopter ; elle les porte en elle, sans y réfléchir et sans concevoir qu’on puisse faire autrement. Une jeune fille qui, dans ces conditions, tourne mal, cela se voit tous les jours : c’est la vie. Mais, au théâtre cela ne serait nullement intéressant et ne ferait aucun effet. Supposez au contraire que, par une grâce d’en haut, cette jeune fille soit en contraste absolu avec son entourage ; qu’une vertu, descendue en elle on ne sait d’où ni comment et par quelle opération, lui ait fait une âme de noblesse et de pureté ; vous voyez se dessiner l’opposition et naître le drame : cette fois, c’est du théâtre.

Et voici maintenant une jeune fille, née dans un monde vertueux et plus que vertueux, austère, élevée dans la famille, par une mère attentive et un père autoritaire, grandie en province dans un milieu où l’on a la sensation d’être sans cesse observé, surveillé, épié. Qu’une telle jeune fille soit, non pas la petite oie blanche, mais la demi-vierge ; qu’elle ait une liaison ; qu’elle prenne un mari uniquement pour pouvoir s’en donner à cœur joie d’être la maîtresse de son amant… cela est monstrueux, c’est-à-dire à la fois atroce et violemment exceptionnel, mais ce n’est pas ennuyeux ; cela frappe, cela amuse : c’est du théâtre.

Autre artifice. Au théâtre, où l’on dispose de peu de temps, où il faut renseigner le public tout de suite et une fois pour toutes, sans lui permettre de s’égarer, c’est un procédé commode de présenter les personnages dans une attitude si tranchée et d’ailleurs si parfaitement immuable, avec des traits si accusés et d’ailleurs si simples, qu’il n’y ait pas moyen de s’y tromper. Notez au surplus qu’il s’est formé, depuis qu’on représente des pièces de théâtre, une longue tradition et qu’il convient de ne pas déranger le public dans ses habitudes. Vous peignez des honnêtes gens : c’est la règle, au théâtre, que ces honnêtes gens suivant l’esprit du monde, soient des pharisiens. Ils ne feront pas un geste, ils ne diront pas un mot qui ne soit le pharisaïsme lui-même en parole et en action. Ils n’auront jamais un mouvement spontané, jamais une ouverture de cœur, jamais un accent profond et sincère : cela leur est défendu. Vous représentez la province : c’est l’inévitable scène de commérages. Cela n’a pas beaucoup d’imprévu, ni de nouveauté, ni de variété, ni de profondeur ; mais cela se voit de loin, cela se reconnaît tout de suite : c’est du théâtre.

A se contenter de ces indications superficielles, sommaires et ne varietur, on en vient à négliger toute étude de caractère, toute analyse de sentimens, tout ce qui particularise un être et en fait un individu. Jacqueline est la jeune fille de condition irrégulière que la société bourgeoise repousse et renvoie à son premier milieu. Mais encore ? Est-ce une nature foncièrement honnête et qui va souffrir de cette abjection à laquelle une loi inexorable la condamne ? Ou bien, le mouvement auquel elle a obéi en quittant son milieu d’origine n’était-il qu’une velléité, et est-elle ramenée à sa vraie destinée par une « nostalgie de la boue ? » A quel moment a-t-elle fait un coup de tête ? Quand elle est allée à la vertu, ou quand est-elle allée au vice ? Nous n’en savons rien. Cette Jacqueline reste pour nous une énigme que l’auteur ne s’est pas soucié de nous faire déchiffrer.

Plus nous réfléchissons et plus il nous apparaît que nous sommes dans l’artificiel et le convenu. Les cas, que l’expérience nous fournit et sur lesquels nous pouvons raisonner, ne sont pas si nets. Du milieu le plus libre, vous transportez cette Jacqueline dans le milieu le plus rigide. Trop est trop, et l’auteur se fait la partie trop belle. Dans la réalité, Jacqueline aurait été la fille d’une mère un peu inquiétante et sur laquelle il y a des histoires. C’est une fille très avisée, qui a vu beaucoup de choses et acquis de bonne heure de la finesse et du tact. Mariée à un garçon qui l’a épousée par amour, mais qui visiblement est un naïf, un faible, et dénué de toute force de résistance, c’est de sa belle famille qu’elle entreprendra la conquête. Elle aura, pour enjôler ces vieilles gens, d’honnêtes roueries et une coquetterie vertueuse qui la feront réussir là où toute autre aurait échoué. Je veux bien que Cherbourg soit une ville de traditions antiques ; mais là comme partout il se fait bien des changemens. A Cherbourg comme ailleurs, une femme intelligente, adroite et personnellement irréprochable, a autre chose à faire que de se réfugier dans la galanterie… Mais de toute évidence, le parti pris violent du Détour est plus dramatique ou plus théâtral.

Le danger pour un écrivain éminemment doué des qualités de l’homme de théâtre, est qu’il devienne prisonnier de ces qualités mêmes. Il doit sans cesse réagir contre l’heureuse et périlleuse tournure d’esprit qui lui fait apercevoir toutes choses du point de vue du théâtre, c’est-à-dire en leur faisant subir une déformation spéciale. La vie se reconnaît à la variété, à la souplesse, à la complexité, à l’imprévu. Même au théâtre, la vérité de théâtre ne suffit pas, si elle ne s’accompagne tout au moins d’échappées sur la vérité. Et c’est à quoi M. Bernstein ne saurait trop réfléchir.

L’interprétation nouvelle n’est, autant que je me souvienne, guère inférieure à l’ancienne. Mlle Madeleine Lély a infiniment plu dans le rôle de Jacqueline : elle a de la finesse, de la grâce, de l’émotion. M. Capellani a de la jeunesse et de la chaleur dans le rôle du jeune Rousseau. Et M. Signoret a dessiné la silhouette de Rousseau père, l’insupportable discoureur, d’un trait appuyé, avec une verve caricaturale mais bien amusante.


Plusieurs théâtres nous ont donné des spectacles de rentrée destinés à occuper la scène en attendant les pièces plus importantes. Mais il arrive que l’événement déjoue beaucoup de prévisions. C’est ainsi que, au Vaudeville, la Prise de Berg-op-Zoom de M. Sacha Guitry est partie pour une fructueuse carrière. C’est un vaudeville d’un comique bon enfant, une sorte de pochade énorme et non sans gaîté. L’auteur, qui joue le principal rôle, et M. Baron fils y sont excellens. — Au Théâtre-Antoine, dans Une Affaire d’Or, M. Marcel Gerbidon, qui doit être un terrible pince-sans-rire, nous conte sans sourciller l’histoire extraordinaire d’une femme qui, ayant épousé un milliardaire, le ruine afin de lui rendre service. — A l’Odéon, la Reine Margot, jouée dans le noir et en dedans, ce qui est un perpétuel contresens, se défend quand même par cette espèce de cocasserie puissante qui faisait la force du vieux Dumas.


RENE DOUMIC.