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Revue littéraire - « Les Souvenirs » d'Ernest Daudet

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Revue littéraire - « Les Souvenirs » d'Ernest Daudet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

LES « SOUVENIRS » D’ERNEST DAUDET [1]

Ernest Daudet venait de publier le premier tome de ses Souvenirs, lorsqu’il est mort, tout récemment. Il était l’un des plus anciens collaborateurs de la Revue, où il avait donné, le 1er janvier 1877, une nouvelle, la baronne Amalti. C’est une histoire d’amour mondain, très bien contée, fort pathétique, un peu ornée de vaine poésie, mais attrayante. Il était aussi le doyen de la Société des gens de lettres, sinon par l’âge, du moins par ses années de présence, qui couraient depuis le 30 janvier 1860. Et il était assurément l’un des doyens de la presse française, ayant inséré son premier article dans la Gazette de Lyon le 30 juillet 1857. On lui demandait un jour « si ça lui faisait grand plaisir d’être doyen ; » et il sourit, comme on peut sourire à l’idée de n’être plus jeune : il avait cependant la juste fierté du long travail, et très divers, qui occupa toute sa vie. A quatre-vingt-quatre ans, il ne sentait ni lassitude ni ennui.

Il laisse beaucoup plus de cent volumes imprimés. Il disait gentiment que, sur ce nombre, il en abandonnait à l’oubli, — il n’attendait pas la postérité, mais la devançait volontiers, — cinquante ; c’est plus de modestie que n’en ont ordinairement les écrivains.

Ceux qu’il gardait, pour ainsi dire, comment les aurait-il choisis ? Dans un chapitre de ses Souvenirs, il note que la plupart des auteurs dramatiques et des romanciers qui, lors de ses débuts, étaient fameux sont maintenant inconnus : « On dirait d’une loi qui, sauf de rares exceptions, s’exerce impitoyablement sur chaque génération d’écrivains quand ils ne sont défendus devant la postérité que par des œuvres d’imagination… » Je crois qu’en écrivant ces lignes telles que les voilà, il songeait à lui et comptait, pour l’avenir, plus que sur ses dizaines de romans, sur ses livres d’histoire ; et je crois qu’il ne s’est pas trompé. Quoi qu’il en soit du goût de nos petits-neveux, Ernest Daudet a publié quelques-uns des plus beaux documents d’histoire qu’un avisé chercheur de notre époque ait découverts ; enfin l’on ne saurait étudier la Révolution, l’Empire et la Restauration sans recourir à ses ouvrages.

Il n’avait pas eu tout d’abord le projet de s’établir le grand fureteur d’archives et de vieux papiers qu’il est devenu. Mais un jour, peu de temps après son arrivée à Paris, Paul Dalloz lui demanda un roman pour la Petite presse. Il fallait que ce fût très émouvant, pathétique même, et qu’il y eût de grosses péripéties comme en exigent les liseurs de feuilletons, dit-on. « Je lui proposai l’un des plus effroyables épisodes de la Terreur, celui dont Jourdan-coupe-têtes fut, dans la ville d’Avignon, le sinistre héros… » Ce Jourdan, qui avait de l’entrain, s’était imaginé, une fois, de prendre et de réunir soixante et une personnes, femmes et hommes, des aristocrates, et de les précipiter du Château des Papes. Si les liseurs de feuilletons en voulaient davantage, on aurait tort de les satisfaire. Là-dessus, Daudet fut informé que le musée Calvet, d’Avignon, possédait une quantité de pièces relatives à Jourdan-coupe-têtes et à ses malheureuses victimes. Bref, il partit pour Avignon, dépouilla les archives intéressantes et s’aperçut que la vérité est souvent plus extravagante, et pittoresque, et hardie, que l’invention des romanciers. De ses trouvailles, il fit un roman, tout mêlé d’histoire. Mais, de son voyage et de sa recherche, il rapporta, et la conserva désormais, la passion de la vérité singulière, qui a le plus de singularité dans son exactitude la plus fine : et c’est l’histoire.

En tête de son recueil intitulé A travers trois siècles, Ernest Daudet cite ce passage de Maupassant : « Beaucoup ne sont pas frappés par l’acuité vibrante… » Ce n’est pas la plus belle phrase de Maupassant… « par l’acuité vibrante de la vie contemporaine comme ils sont émus par certaines apparitions de l’histoire, d’où découlent pour eux des idées générales, des rêves artistes ou philosophiques… » C’est décidément l’une des plus mauvaises phrases de Maupassant… « L’Aujourd’hui est trop près, trop connu, trop deviné, pas assez imprévu pour nous donner la bizarre sensation d’étrangeté et de grandeur qu’on rencontre par moments dans l’évocation de l’Autrefois. » Et Daudet : « Je ne pense pas qu’on ait jamais mieux expliqué l’attrait puissant qu’exerce le passé sur nos imaginations… » La littérature historique et la littérature que l’on appelle exotique ont bien quelque analogie. Nous faisons de pareils voyages dans le temps ou l’espace. Nous nous dépaysons, nous prenons le change. Et puis nous revenons chez nous avec plaisir, comme l’a dit Pierre Loti, le jour qu’il nous semble que nous sommes déguisés dans nos costumes d’Européens et d’aujourd’hui. Ernest-Daudet se divertissait à merveille au jeu si amusant de l’histoire.

Il ne paraît pas avoir été fort crédule à ces prétendues « lois de l’histoire » qui étaient naguère à la mode : lois de l’histoire, au moyen desquelles on tirerait de l’examen du passé la prévision la meilleure ; il suffit, n’est-ce pas ? de continuer la courbe dont les premiers linéaments sont dans les siècles révolus. C’est ce que tentait de faire, en 1797, Chateaubriand. Mais il ne citait qu’en note, au bas d’une page de l’Essai sur les révolutions, le général Buonaparte ; il ne tenait pas compte de ce général, qui bientôt a modifié à sa guise la courbe de l’histoire. On peut contester à Ernest Havet le droit d’appeler les prophéties de Jérusalem « de l’histoire où les verbes sont mis au futur ; » quant aux prophéties des historiens, mieux vaut les confiner dans le présent, qui est déjà du passé.

Ernest Daudet ne se lance que rarement aux considérations aventureuses. Et c’est un signe de sagesse. Une fois, dans l’ « avertissement » de ses Nouveaux récits des temps révolutionnaires, il pose la question de savoir les dates entre lesquelles il convient d’enfermer la période révolutionnaire. Il la fait commencer au 14 juillet 1789. Il dit que « tout le monde est d’accord sur ce point. » Et l’on aurait envie de le chicaner à ce propos, si l’on préférait le moins du monde choisir une autre date, ou proche de celle-ci, comme celle de la convocation des États généraux, ou lointaine et d’un autre siècle. Mais à quelle date finit donc la période révolutionnaire ? « Napoléon renversé, la Révolution se manifeste par les complots militaires, l’assassinat du Duc de Berry, les tentatives des sociétés secrètes pour soulever les peuples contre les rois. Lorsqu’en 1818, au Congrès d’Aix-la-Chapelle, est formée entre la France, la Russie, l’Angleterre et la Prusse la quintuple alliance, c’est pour se défendre contre la révolution que les souverains de ces États se sont unis. A la lumière des événements qui se sont accomplis depuis en Europe… » Cette page est de 1910 ; ajoutons les événements qui se sont produits depuis lors… « tout homme studieux et réfléchi devra nécessairement reconnaître que la Révolution n’a pas désarmé et qu’en conséquence la période des temps révolutionnaires n’est pas close. » Ernest Daudet la continue au-delà du terme qu’ont fixé d’autres historiens. Il aurait pu la continuer en deçà du 14 juillet 1789. Elle emplit tous les siècles de l’histoire. Il y a, dans l’histoire, des années plus calmes, des apnées plus atroces. Mais l’histoire est, tout le temps, un terrible spectacle et est, tout le temps, un immense désordre : l’artifice, auquel on a recours, de la ranger, en quelque sorte, n’est que pour la commodité de l’enseignement et aussi pour l’illusion de voir clair dans les ténèbres où pâtit l’humanité.

Après avoir épilogue sur la durée de la période révolutionnaire, Daudet confesse que tout cela n’est que pour l’excuser d’avoir classé sous l’étiquette des Temps révolutionnaires plusieurs récits relatifs à une époque plus récente. Il se moque !… Et je l’approuve. Ses récits toute philosophie de l’histoire très heureusement écartée, sont excellents et ont d’abord le mérite de la nouveauté. Il n’est point de sujet qu’il traite et auquel il n’apporte sa contribution de quelque détail au moins ; et il est maints sujets qui sont de lui entièrement. Il a corrigé une profusion d’erreurs. Il avait de la méfiance et ne suivait pas l’imprimé sans contrôle. Il avait de la critique et, la plupart du temps, savait que les « sources » ne sont guère moins trompeuses que les travaux dits de seconde main. Il travaillait bien.

Son œuvre historique est toute pleine d’anecdotes. Voilà ce que lui reprochent les philosophes de l’histoire, si entichés de ce qu’ils nomment les idées. Seulement, les idées, si j’ose dire, on en revient. La complaisance des idées, puis leur éloquence, et enfin le peu de ressemblance qu’elles ont avec la réalité vous les rendent fastidieuses. Les petits faits, ou anecdotes, sont de la vérité, sont les fragments de la vérité. C’est déjà très joli. L’on peut se figurer qu’après avoir attrapé tous les fragments de la vérité, en les réunissant avec habileté, l’on reconstituerait la vérité tout entière. Et l’histoire serait une « patience » ou un « puzzle » de dimensions gigantesques. Mais il y a des pièces perdues ; et les autres, cassées, ou usées, ou qui n’ont plus leurs voisines, ne se raccordent pas facilement. Contentez-vous de regarder quelques fragments de vérité. Regardez-les avec soin : vous leur trouverez plus de signification qu’à tant de vagues et vastes idées où triomphent de grands bavards.

Sous ce titre, Un drame d’amour à la cour de Suède, Ernest Daudet raconte l’aventure très émouvante du baron Armfelt, favori du roi de Suède, Gustave III, et de Madeleine de Rudenschold, demoiselle d’honneur de la princesse Sophie-Albertine. Ce n’est qu’un épisode ; il met en scène quelques-uns des personnages qui ont été le plus célèbres à la fin du XVIIIe siècle : mais « il n’appartient pas à la grande histoire, il s’est déroulé en marge des événements considérables. » Le duc de San Théodoro, diplomate napolitain à Copenhague, écrivait au comte de Bernstorff, ministre des Affaires étrangères, qu’au bout du compte « ce n’était qu’une histoire de femme. » Eh ! reprend Daudet. Et il ajoute que cette histoire de femme eut des conséquences politiques. Il ajoute : « Les épisodes de second rang ne sont pas moins intéressants que ceux du premier. Presque toujours ils aident à les expliquer : c’est ici le cas. » Mais oui !

Et, si l’on veut comprendre les événements de l’histoire, il faut partir de ce principe que les événements sont de qualité humaine. Comprendre les événements, c’est comprendre les hommes : et l’histoire est une étude psychologique. Mais vous ne comprenez point un homme et son âme, si vous n’examinez que ses actes les plus éclatants et apparents. L’on doit, ou l’on devrait, aller jusqu’au tréfonds de cette âme, jusqu’à son secret, que les nouveaux psychologues désignent sous le nom, je crois, de « petites perceptions. » Eh ! bien, les petits faits sont, dans l’histoire (ou psychologie des hommes nombreux, des hommes réunis), ce que sont les petites perceptions dans la psychologie individuelle.

Au surplus, Ernest Daudet n’était point malhabile à traiter les grands sujets. Son Louis XVIII et le duc Decazes enferme beaucoup de temps et d’espace. Les trois tomes in-octavo de son Histoire de l’Émigration pendant la Révolution française ont la précision la plus recommandable et une belle étendue.

Il travaillait, quand il est mort, à écrire ses Souvenirs. Le premier volume a paru ; les autres paraîtront, souhaitons-le, prochainement. Ce premier volume est, d’ailleurs, la suite, d’un petit ouvrage qu’il avait donné, il y a trente-huit ans, Mon frère et moi, et qui voisine avec Le petit Chose de son frère admirable et qu’il admirait, Alphonse Daudet.

Le petit Chose est un roman délicieux, qui joint à beaucoup de vérité beaucoup de fantaisie. Sur quelques points, l’auteur de Mon frère et moi complète ou corrige les récits du Petit Chose. Par exemple, l’auteur du Petit Chose écrit : « Je fus la mauvaise étoile de mes parents. Du jour de ma naissance, d’incroyables malheurs les assaillirent par vingt endroits… » Mais non ! réplique l’auteur de Mon frère et moi. Dates en mains, il établit qu’en 1840, à la naissance d’Alphonse Daudet, leur famille eut au contraire du répit ; les affaires allaient mieux, et quelques années furent embellies de quelque prospérité. Les catastrophes n’ont commencé qu’en 1846. Il ne veut pas que la naissance du petit Chose ait été le signal de l’infortune ; et il met, dans cette rectification, la tendresse la plus touchante : il ne la montre pas, il la laisse voir.

Ernest Daudet, dans le roman du Petit Chose, pleure souvent ; et il est d’une exquise bonté, sous le nom de Jacques. Oui, je pleurais ! réplique l’auteur de Mon frère et moi : « Lorsque mon frère a tracé le portrait de Jacques, il s’est souvenu de ce trait de ma nature. C’est par-là surtout que le pauvre Jacques me ressemble, bien plus que par les diverses aventures, de pure imagination pour la plupart, à travers lesquelles mon frère l’a fait se mouvoir, en s’attachant, avec l’éloquence d’un cœur reconnaissant, à dépeindre la sollicitude d’un aîné pour son plus jeune… » Ainsi est éludée l’exquise bonté de Jacques, par lui-même.

Il y a, dans Mon frère et moi, une image de Nîmes vers le milieu du siècle dernier, très fine et très joliment coloriée. Nîmes était, à cette époque, l’un des marchés français de la soie. L’on y voyait affluer, plusieurs fois l’an, les éleveurs de vers à soie du Vivarais et des Cévennes. Ils avaient bon air, avec leur habit de bourrette à pans très courts, leurs bas de laine noire, les gros souliers ferrés, les cheveux en queue à l’ancienne mode. Ils vendaient un kilogramme de soie de cinquante à quatre-vingts francs, payés en espèces sonnantes. Le bel argent sonnait sur les comptoirs, et sonnait dans les sacoches que remportaient le soir les montagnards du Vigan, de Largentière, de Villefort.

Un personnage étonnant de caractère et de relief est l’une des grand’mères, une plébéienne sans peur, très royaliste et qui avait sauvegardé son royalisme sous la Terreur ; très belle, les yeux larges et bien ouverts ; et elle ressemblait aux femmes que peignait David. A vingt ans, veuve, son mari fusillé dans l’une de ces échauffourées de la Lozère que réprimait sans clémence le conventionnel Châteauneuf-Randon. Elle a un petit enfant, se réfugie à Nîmes et y attend la fin des mauvais jours. Un matin, son enfant dans les bras, elle se trouve sur le passage de la déesse Raison, que l’on promène dans les rues. La citoyenne qui était emblématiquement la Raison reconnaît la réfugiée, l’interpelle et crie : « Françoise, à genoux ! » Ça vous donne de l’orgueil, d’être déesse ! Françoise, au lieu de se mettre à genoux, fait un geste de gamin. La foule se fâche ; et les « Zou ! zou ! » s’élèvent, menaçants. Plutôt que de se mettre à genoux, Françoise se sauve et, tenant serré son enfant, court, saute par-dessus un puits, court et parvient à s’esquiver. « Un chat n’aurait pas fait ce que j’ai fait ! » disait-elle plus tard. Le soir, elle s’esquive encore ; elle gagne le Vivarais, le hameau des Mages, où elle apprend la mort de son mari. Elle mène, des semaines durant, la vie d’une vagabonde. Les « gendarmes » sont à ses trousses, la rencontrent, lui demandent où est la nommée Françoise. Elle ne le sait pas. Où va-t-elle ? A tout hasard, elle nomme un hameau des alentours. « C’est là que nous allons, dit l’un des gendarmes, qui fait le galantin. Monte derrière moi ; je te conduirai ! » Elle répond qu’elle est une honnête fille. Le galantin s’excuse et s’en va. Mais il s’agit de n’être pas reconnue, la prochaine fois. Elle aperçoit un berger dans un pré, lui glisse un écu dans la main, lui prend son chapeau, son manteau, s’en coiffe, s’en habille, et : « Brave homme, ne me perdez pas ; je suis votre goujat ! » Cinq ans après ce péril, Françoise épouse Antoine Reynaud, de Nîmes. « Elle s’éleva en même temps que lui et, dans aucune circonstance, ne fut au-dessous de l’état social qu’il s’était peu à peu créé. » Elle détesta l’Empereur ; elle eut sa plus grande joie au retour des Bourbons. Elle avait « un entrain de tous les diables, » une gaieté du Midi, une santé florissante et une sagesse heureuse.

L’aînée de ses filles, Adeline, était bien différente : « une personne mince et frêle, avec un teint olivâtre et de grands yeux tristes, une nature rêveuse, romanesque, passionnée pour la lecture, aimant mieux vivre avec les héros des histoires dont elle nourrissait son imagination qu’avec les réalités de la vie ; malgré cela, une âme de sainte, d’une mansuétude infinie… » Elle fut la mère du petit Chose et du sensible Jacques, son frère, qui avait le goût des larmes.

Quand vinrent les malheurs de la famille, l’aîné des fils dut abandonner le collège et travailler au magasin, plier les foulards de soie imprimée, faire les emballages, dresser les factures, recevoir les créanciers, compter les derniers écus, endurer l’angoisse et l’humiliation. Tout cela, l’auteur de Mon frère et moi le raconte avec une poignante exactitude, et en historien, jusqu’au moment où les pleurs d’autrefois lui remontent aux yeux : « Jours de notre misère, quel sillon vous avez creusé dans notre souvenir ! de quelle maturité précoce vous avez revêtu notre esprit ! Oui, à vivre avec l’adversité, nous sommes de bonne heure devenus des hommes. On le deviendrait à moins !… Mais l’expérience achetée à ce prix est si douloureuse que je ne souhaite à personne de l’acquérir si chèrement. Les soucis de ce qu’on aime, la poursuite désespérée de l’argent, la détresse profonde et non avouée, la honte des sollicitations importunes, les courses matinales chez le curé de la paroisse, le premier et le seul à qui on ose tout dire, l’angoisse de l’attente succédant aux demandes, les réponses qui n’arrivent pas, l’incertitude du lendemain, l’horizon sans éclaircie… Lecteur, Dieu te garde de ces épreuves ! » En 1857, il fallut vendre les meubles, payer les dettes et assurer l’honorabilité du nom. Puis Ernest Daudet partit pour Paris : il lui restait, en arrivant, cinquante francs.

C’est ici que commencent les Souvenirs de mon temps ou Débuts d’un homme de lettres. Le garçon de vingt ans, qui avait la passion de la littérature, se proposait tout bonnement ceci : « La reconstruction d’un foyer détruit. » Et le moyen ? La littérature ! S’il ne doutait pas de la difficulté, il avait conscience de sa force. Il était débile pourtant ; mais il avait de l’énergie. Le premier tome des Souvenirs ne s’étend que sur quatre années. Quelles années, d’espoirs déçus, de vains efforts et de tracas à décourager les plus robustes ! Un bon accueil, en général ; et des promesses, puis ce n’est rien. Si les journaux de Paris n’ont pas besoin de copie, le débutant passe des semaines ou des mois en province, à Blois ou Alençon, par exemple, et dirige un pauvre petit journal. Ou bien on l’envoie dans l’Ardèche. Une autre fois, on lui offre d’aller fonder un journal, mais ce n’est point aux environs de Paris : c’est à l’île Bourbon ; de riches planteurs demandent, pour mettre en lumière leurs opinions et pour servir leurs intérêts, un jeune homme de bonne famille et qui ait du talent. Il refuse. Une autre fois encore, on le place chez un vieux bonhomme qui a été membre du Conseil d’État, qui est à la retraite et qui se promet d’écrire un grand ouvrage sur La liberté des mers. Le partisan de cette liberté n’avait plus toute sa tête à lui. Ernest Daudet lui rédigea quelques pages et le quitta.

Les déboires ne suffisaient pas à le défaire de sa volonté. Une charmante chose est que, dans le récit de ses déboires, il n’y a ni amertume ni rancune, pas un mot sévère, nulles représailles contre les gaillards dédaigneux qui ne l’ont guère secondé. A le lire, on dirait que tout le monde lui a été gentil : et c’est lui principalement qui l’était.

Il esquisse un portrait de Pontmartin, qui l’obligea, un portrait qui est un remerciement, du reste sans flatterie ; mais la flatterie et la reconnaissance ne se confondent pas. Pontmartin fut obligeant. D’autres ne le furent pas ; d’autres furent méchants, soyez en sûrs : on ne les voit pas, dans les Souvenirs.

De 1857 à 1861, le jeune Daudet rencontra les gens les plus renommés. Il les aperçut ; et ce n’est point assez pour en dire ce que nous n’avons pas appris depuis longtemps par les mémoires de tel ou tel. Daudet les nomme, indique la place qu’ils occupaient dans l’attention publique ; et il passe. Avec une aimable modestie et avec une discrète loyauté, il se retire et nous dit ou a l’air de nous dire : Ceux-là, vous les connaissez bien ; je ne les connaissais pas beaucoup.

Mais il en a très bien vu, de moins grands et qui, parce qu’ils avaient moins de gloire en poche, étaient d’un accès plus facile. Quelques-uns d’entre eux sont dignes de curiosité ; quelques-uns même, d’amitié.

L’un des meilleurs est le pauvre poète Philoxène Boyer, qui avait alors vingt-huit ans et qui comptait rivaliser avec Victor Hugo. Trois comédies en vers jouées à l’Odéon, maintes pages de fantaisie heureuse publiées ici ou là : jolis débuts. Mais point d’argent : le peu d’argent qui composait son patrimoine, il l’avait gaspillé avec insouciance et avec bonté. Il entreprit une série de conférences, qu’il donna au cercle des Sociétés savantes, quai Malaquais, le soir, l’hiver. Il n’eut pas grand monde. « Je vois encore la salle, le conférencier serré dans un habit noir usé jusqu’à la corde, cravaté de blanc, une cravate fripée dont sa jeune femme avait vainement fait et refait le nœud ; elle, assise à quelques pas de lui et, et comme lui, en face des auditeurs ; ceux-ci, dans une attitude où l’on devinait la pitié d’amis fidèles entourant le lit d’un malade : dès qu’on l’abordait, il donnait l’impression d’une nature frôle et maladive, avec sa tête de Christ sur la croix, sa mise étriquée, le désordre de ses longs cheveux qui flottaient sur ses épaules, et la sollicitude visible de la compagne qui ne le quittait pas. » Il parlait de Shakspeare. Un soir, il s’enflamme et vient à comparer la gloire que convoitent les poètes au balcon de Rosalinde : et Rosalinde y est penchée ; qui ne voudrait escalader le balcon de Rosalinde ? Sa voix avait pris un accent de délire : « J’ai entendu beaucoup d’orateurs, dans ma vie ; sur le visage d’aucun d’eux, et je parle des plus illustres, je n’ai jamais vu l’expression qui vient de l’âme se traduire ainsi en traits de feu… » Après la conférence, il fallait ramener le pauvre poète chez lui, le calmer, le soigner ; car il avait la fièvre et ses mains, ses « mains d’élégiaque, » tremblaient.

Voici un tout autre personnage, encore plus ignoré maintenant que Philoxène Boyer : Paul Deltuf. Il est amusant, parce qu’on dirait d’un ami de Rastignac, de Vandenesse ou de Rubempré. Il était né en 1825 et il appartenait à une famille honnête et riche. D’un accident de son enfance, il gardait une claudication qui le rendait fort malheureux. Il avait de plus grands sujets de tristesse et, durant son adolescence, la mélancolie était à la mode. Jeune homme de Balzac, voici Deltuf, dans sa jeunesse : « debout, par quelque belle après-midi de printemps, sur le perron de Tortoni, vêtu d’une redingote de mérinos noir à collet et parements de moire, d’un pantalon gris perle, d’un gilet blanc rehaussé d’une lourde chaîne d’or, coiffé d’un chapeau aux ailes bien cambrées sur l’oreille, et jouant avec une canne élégante, en regardant la foule d’un air d’indifférence qui n’était pas exempt de toute affection. » Homme du monde et romancier : ce fut le rêve de Deltuf d’être ceci et cela. Mais il perdit sa fortune ; et il n’était pas un grand romancier. Une drôlesse le ruina et, l’ayant ruiné, l’abandonna. Cette drôlesse avait un mari. Et Deltuf, bon gré mal gré, eut affaire au mari. Le mari, la femme et lui-même, il mit le tout dans un roman, les Pigeons de la Bourse. Le roman se termine par un mariage. « Seulement, moi, disait-il, — et il souriait avec chagrin, — je n’ai pas épousé Aurélie ! » Les Pigeons de la Bourse le vengeaient, en quelque sorte ; mais ils ne l’enrichirent pas. Comme il avait écrit ce roman de tout son cœur et comme il était, en l’écrivant, fort en colère, il crut que ce serait une œuvre à conquérir la foule. Ce n’est qu’un roman « gris, » paraît-il, et qui n’émut personne. Alors, Deltuf se fit une philosophie d’être misanthrope : car nos doctrines dépendent de nos aventures.

Il composa une nouvelle, Les riens qui sont tout. « Ce titre explique bien des choses. L’homme qui l’a trouvé s’est du même coup révélé ; il soutirait surtout de ces riens… » La nécessité de vivre à bon marché, l’aspect du restaurant modeste où il dînait, les rebuffades qu’il essuyait dans les revues ou les journaux, une critique peu obligeante et le succès du prochain, tout le fâchait. Ce qui le désespéra fut de renvoyer son valet de chambre, faute d’argent pour le payer, et d’ouvrir sa porte lui-même. Il n’eut qu’un très petit appartement ; mais il ne manquait pas d’avoir, dans son antichambre, « une table sur laquelle étaient placés, à côté d’une coupe remplie de cartes de visite, deux chapeaux, l’un pour le jour, l’autre pour le soir, et une paire de gants anglais. » Il travaillait avec acharnement. Et il eut quarante ans. La gloire ne venait pas, ni la fortune. Il résolut de ne les plus attendre et publia un Essai sur Machiavel, qui ne se vendit pas.

Que faire ? Il écrivit une Histoire de Théodoric le Grand. Quelle idée ! Mais aussi, quelle époque, très différente de la nôtre, où l’on peut croire, sans être fou déjà, que l’on fera fortune et sera glorieux pour avoir écrit une histoire de ce grand Théodoric ! Deltuf passa presque une année entière à cette besogne ; il était plein de zèle et de confiance ; il n’était quasi plus misanthrope. Car nos doctrines s’en vont, tristes ou gaies, lorsque s’en vont nos chagrins ou nos joies.

Deltuf croyait, avec son Théodoric, « frapper un grand coup. » Les directeurs de revues et de journaux l’appelleraient, lui offriraient mille magnificences. L’Histoire de Théodoric le Grand parut : et elle disparut en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour l’écrire. Un matin, Deltuf sortit de chez lui, comme de coutume. Traînant la jambe, il descendait la rue Taitbout. Il rencontra l’un de ses amis et lui demanda : « Vous resterait-il, par hasard, un exemplaire de mon Théodoric ?… Imaginez-vous que l’édition a été épuisée le jour même de la mise en vente et que l’Impératrice en veut un exemplaire ! Vous comprenez mon embarras : tirez-moi de là, s’il vous plaît. » Ce fut ainsi qu’on s’aperçut que Deltuf était fou, un matin qu’il voyait la vie en rose. On l’enferma.

Sainte-Beuve a cependant fait un certain cas de ce pauvre Deltuf. Il le compte parmi les romanciers qu’il appelle « sensibles ; » et il loue ses Idylles antiques, « élégies fermes et gracieuses » qui « le rattachent à André Chénier, sans l’y enchaîner. » Sainte-Beuve ajoute : « Ce que j’ai lu depuis de ce jeune poète… » ce n’était que depuis la précédente année… « me l’a montré de plus en plus en voie de se dégager ; avec la facture dont il dispose déjà habilement, il a un noble désir. » Mais tout cela s’anéantit dans la folie, et puis dans l’immense oubli.

Les souvenirs de la vie littéraire, ceux d’Ernest Daudet, ceux de tous les écrivains de notre temps, contiennent une quantité de tels épisodes, ridicules et douloureux. La vie littéraire, de notre temps, est rude et fait un grand nombre de victimes.

Ernest Daudet l’a traversée avec honneur : c’est le mot qu’il faut qu’on emploie. Il n’a pas eu beaucoup de chance. Aucun de ses livres n’a fait de bruit, ne lui a valu soudain la fortune et la gloire. Il n’a pas obtenu toute sa juste récompense. Il a donc redoublé d’ardeur au travail. Ses livres, extrêmement distingués et, quelques-uns, très importants, je le disais, de sorte qu’ils doivent durer comme de fortes contributions à l’histoire de la Révolution, de l’Empire et de la Monarchie restaurée, ses livres qui ne lui donnaient pas tout ce qu’il aurait eu le droit d’en attendre, il les a multipliés. Il ne prenait point de repos et, selon ce qu’il s’était promis à vingt ans, jour après jour, il « reconstruisait son foyer. » Il a vécu très dignement, et avec le délicat plaisir d’une tâche que la littérature et l’histoire embellissaient.

On le voyait, à la fin de l’après-midi, dans les journaux où il apportait de la copie : ses chroniques étaient riches d’informations et liaient l’incident du jour à la série des incidents auxquels il avait assisté ou dont il avait lu la relation, durant sa longue vie d’observateur et de curieux. Il sortait, sur le tard, ayant travaillé dès le matin sans relâche. Il ne paraissait point accablé. Mince et petit, élégamment vêtu, sanglé, rieur, aimable et doux, il arrivait, prenait le ton de la causerie, ne la suivait pas si elle avait le tour qu’il n’aimait pas, le tour de quelque méchanceté ou de quelque cynisme ; alors, il s’en allait, sans qu’on le vît partir. Et, s’il restait, il était charmant de courtoisie, d’aménité, contait joliment une anecdote, ne demandait pas l’applaudissement, se contentait de plaire : et il plaisait, par une grâce modeste et gentille. Il avait le goût de l’amitié ; il ne la confondait pas avec la camaraderie. Mais il savait donner, à la vaine camaraderie aussi, de l’agrément. Il avait une haute idée de son métier d’homme de lettres. Il a été un homme de lettres accompli, sans reproche, et dont l’existence est toute limpide. Jamais il n’a recherché les stratagèmes. Il travaillait. Sa probité se voit dans son œuvre et se voyait en lui. La dureté de la besogne ne le rebutait pas. Il est resté alerte et vif jusqu’au bout. Et, à la veille de sa mort, il avait encore des épreuves à corriger, des livres à finir, de nouveaux livres à écrire : dont il riait, disant qu’il n’en finirait jamais. A quatre-vingt-quatre ans, la mort l’a surpris.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Souvenirs de mon temps ; débuts d’un homme de lettres (Plon). Du même auteur, à la même librairie, Mon frère et moi, souvenirs d’enfance et de jeunesse (nouvelle édition).