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Revue littéraire - Benjamin Constant d’après son Journal intime

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Revue littéraire - Benjamin Constant d’après son Journal intime
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 457-468).
REVUE LITTÉRAIRE

BENJAMIN CONSTANT
D’APRÈS SON JOURNAL INTIME

On s’est en ces dernières années beaucoup occupé de Benjamin Constant, non pas du tribun, ni de l’orateur, ni du théoricien politique, ni de l’historien des religions, mais de l’homme. Diverses publications ont remis sa figure dans une vive lumière, et particulièrement celle du Journal intime où il notait avec autant de sincérité que de clairvoyance les multiples incidens de sa vie intérieure et les états successifs de son âme changeante. Il se trouva que vers la même époque on se reprenait de goût pour les études morales. Le roman d’analyse recommençait d’être à la mode. L’auteur d’Adolphe bénéficia de cette coïncidence. Les psychologues à la manière de M. Bourget lui surent gré de la complexité de sa nature. Les sceptiques à la manière de M. Anatole France goûtèrent l’ironie de sa destinée. M. Maurice Barrès le célébra pour s’être déconsidéré. Tous ils furent attirés par ce qu’il y a de déconcertant dans sa physionomie, séduits par ce qu’elle a d’irritant, conquis par ce qu’elle a de suspect. Ils trouvèrent ses erreurs distinguées. Ils lui rendirent hommage parce qu’il avait scandalisé les simples. En ce temps-là le dilettantisme passait pour une élégance. — Ce Journal intime[1], enfoui jusqu’à présent dans les collections d’une revue étrangère et disparue, vient d’être publié en volume. Mlle Melegari, qui s’est chargée de cette tâche, s’en est acquittée avec intelligence et avec soin. C’est pour nous une occasion d’étudier le « cas » de Benjamin Constant. Il est curieux et il est instructif. C’est l’un des exemples les plus frappans qu’il y ait d’une vie manquée. On y saisit dans le jour le plus révélateur comment et jusqu’à quel point une belle intelligence peut être desservie par un caractère.

Benjamin Constant du côté de l’esprit est doué admirablement. Sa précocité éclate dans ses lettres d’enfant, si peu enfantines qu’on a attendu d’en retrouver les originaux pour en admettre l’authenticité. Il a le brillant et le solide, un jugement pénétrant et sûr, une intelligence facile et largement ouverte à laquelle ne manque pas même la force. Il connaît les hommes et comprend les idées. Il a, à défaut d’une autre, la fidélité aux idées. S’étant de bonne heure, au temps de son premier séjour en Angleterre, épris de l’idée de liberté, il s’est donné pour mission de l’acclimater en France. Sur ce point il n’a jamais varié. Les plus graves problèmes auxquels est attaché le sort de l’humanité ne le rebutaient pas ; ce n’est pas un mince honneur pour lui que d’avoir, sa vie durant, travaillé à un grand ouvrage sur la question religieuse. Avec cela il a des qualités charmantes. Il a une vivacité spirituelle qui fait qu’on le recherche dans le monde et qu’il s’y plaît. Il est brave, avec ce grain de folie dans la bravoure que nous aimons en France. Il est capable de dévouement et de délicatesse, comme le prouvent ses rapports avec son père et avec les enfans que celui-ci eut d’un second mariage. Il a plus d’une fois sacrifié ses intérêts à ses sentimens. Il n’avait pas de méchanceté foncière. — De tous ces dons heureux quel parti a-t-il su tirer ? Ce n’est pas à un autre qu’à lui que nous le demanderons. Son journal et ses lettres contiennent à ce sujet les aveux les plus désespérés. C’est un homme poursuivi par le sentiment qu’il n’accomplit pas sa destinée, qu’il ne remplit pas sa mesure, et qu’il se manque à lui-même. Il essaie de se ressaisir sans y arriver jamais. Tous ses élans sont arrêtés, toutes ses velléités sont stérilisées, tous ses efforts sont frappés d’on ne sait quelle impuissance. Il comprend qu’il devrait arranger sa vie « avec indépendance et régularité. » Il en forme chaque jour le projet et s’en fait la promesse ; c’est à recommencer le jour qui vient. « Si je continue à me laisser mener et à vivre au jour le jour sans prendre un parti décisif pour que ma vie ne se passe pas comme cette journée, comme cette semaine, comme ce mois, tout est perdu. Mais en aurai-je la force ? » Il savait bien, à part lui, que cette force lui ferait toujours défaut.

C’est pourquoi il se borne la plupart du temps à faire le bilan de ses pertes et à constater l’échec irréparable de ses espérances : « La destinée semble se plaire à me condamner à user ma santé qui est bonne et des talens assez distingués, sans qu’il en résulte ni plaisir ni gloire… Je mourrai sans avoir rien fait pour cette gloire tant désirée, doué que j’étais de facultés universellement reconnues… Je n’ai pas fait le quart de ce que je devais faire… Il est difficile d’avoir moins profité de ses diverses situations et plus gaspillé son temps, sa santé, sa fortune et sa vie. » Ces phrases et d’autres toutes pareilles reviennent en manière de litanies monotones et plates. Ni la réputation que malgré tout il s’est acquise, ni la popularité qui lui vint sur le tard, ne lui donne le change. Il ne se fait pas d’illusions sur l’état qu’il tient dans l’opinion des hommes. Bien avant le scandale de son revirement politique, il sent peser sur lui le poids de la mésestime. Dès 1809 il ne voulait traverser les rues de Paris qu’en voiture fermée, parce qu’il craignait d’être montré au doigt. Il souffre de cette hostilité dont il se sent entouré ; mais il ne peut ni s’en étonner ni en appeler. « Les autres m’ont méconnu. Il ne faut pas que je le leur reproche, car je me suis méconnu moi-même. » Pour réclamer des autres l’estime, il lui manque de croire qu’il y ait droit. Au spectacle de sa propre vie et dans la conscience de sa misère intime, le sentiment qu’il éprouve, c’est, nous dit-il « une sorte de mépris et de découragement de moi-même. » Parfois il s’emporte en de subits accès de révolte : « C’est trop fort de n’avoir ni le plaisir auquel on sacrifie sa dignité, ni la dignité à laquelle on sacrifie le plaisir ! » Le plus ordinairement il s’abandonne à la douleur qui s’est installée au plus profond de lui, à une mélancolie morne, sans secousses et sans réveil. Comme il arrive, il généralise son expérience individuelle et prend texte de son infortune particulière pour jeter l’anathème à la vie tout entière. « Tout arrive trop tard dans la vie. Quand le cœur est susceptible de bonheur, le bonheur n’y est pas ; quand le bonheur vient, le cœur n’y est plus. » Désormais il ira ainsi traînant misérablement une vie dont il a cessé même de rien espérer, « une existence agitée qui vieillit sans s’asseoir et qui n’a pas la dignité de son âge. » Et l’éclat posthume, le prestige des funérailles pompeuses n’effacent pas dans notre mémoire le souvenir de ces années désolées où le vieillard usé de corps, usé d’âme, ne se ranimait que pour les émotions du jeu : « Je mange ma soupe aux herbes et je vas au tripot. »

D’où provient comme d’une source cachée cette ombre qui s’est répandue sur toute la vie de cet homme, l’un des plus éminens entre les hommes distingués ? Dans cette organisation, à tant de points de vue privilégiée, quel a été le vice intérieur ? Dans ce concours de tant de belles facultés laquelle a fait défaut, et de telle sorte que toutes les autres, pour avoir été privées de ce seul support, en soient devenues comme inutiles ? Nous le verrons assez clairement en recherchant de quels élémens et sous quelles influences s’est formée la complexion morale de Benjamin Constant.

C’est lui qui signale « ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combine dans la nature d’Adolphe pour son malheur et celui des autres. » Il est impossible d’avoir mieux lu en soi-même, et nous n’avons qu’à creuser dans le sens qu’on nous indique. Une sensibilité très vive et très exigeante, avide d’émotions et de jouissances, tel est bien chez Benjamin Constant le fond même de la nature. Chez lui le désir impétueux et impérieux veut être satisfait sitôt que conçu et se traduit en emportemens fébriles. La résistance l’irrite, et le refus le rendra fou. Ce qu’il demande, il l’exige. On l’aimera, ou il se tuera. Or son désir s’étend à toutes choses. « Au fond, dit-il, je ne puis me passer de rien. » Pour contenter ce besoin de sensibilité, il est parti dans toutes les directions. Il s’est de bonne heure mêlé à la vie et d’abord adressé à l’amour : « La plus grande cause de l’agitation de ma vie est le besoin d’aimer : il faut le satisfaire à tout prix. » Déçu par l’amour, il s’est rejeté vers l’ambition, quitte à les mêler trop souvent et à embrouiller les intrigues de la politique avec les intrigues de l’amour. Enfin ce que ne lui avait donné ni le hasard des affaires ni l’imprévu du cœur de la femme, il le demanda au jeu : c’est à savoir l’émotion sans objet, à l’état pur et à vide, l’émotion pour elle-même.

Une pareille disposition d’esprit fait les grands passionnés ou les grands aventuriers. Benjamin ne fut ni l’un ni l’autre, n’ayant été marqué par la destinée pour aucune sorte d’héroïsme. C’est la faute du temps. Ceux qui, étant de race affinée et d’intelligence cultivée, passèrent leur jeunesse dans cette fin du XVIIIe siècle défaillant et qui s’affaissait sous tant de ruines, y respirèrent une influence mortelle : ils furent impropres à la vie. C’est la génération de Werther et celle de René. Étrange lassitude qui précède l’expérience et la condamne par avance à n’être qu’une série de déboires ! Adolphe a souffert plus qu’un autre de ce mal, apporté en naissant, de la satiété. Ce qu’il a souhaité le plus ardemment, à l’instant qu’il l’obtient ne lui donne pas ce qu’il avait espéré. Ce qu’il s’est efforcé de saisir lui échappe dans l’effort même qu’il fait pour le posséder. Il s’étonne, une fois l’élan brisé, d’être travaillé encore par la même inquiétude. « Tout me semble précaire et prêt à m’échapper. Ce que j’ai ne me rend pas heureux… J’ai désiré beaucoup de choses dans ma vie ; je les ai presque toutes obtenues, et, après les avoir obtenues, j’ai déploré mon succès… Mon cœur se fatigue de tout ce qu’il a et regrette tout ce qu’il n’a pas… » Ce désenchantement s’étend sur toutes les choses ; il semble qu’un souffle venu on ne sait d’où en ternisse à mesure les vives couleurs. C’est le souffle même du néant. Derrière tous ces effondremens partiels, on découvre et on aperçoit surgir l’image de la mort. Benjamin, très jeune, en est obsédé : « J’ai, comme vous le savez, ce malheur particulier, que l’idée de la mort ne me quitte pas. Elle pèse sur ma vie, elle foudroie tous mes projets… » Ainsi toujours jetée en avant par les impulsions de la sensibilité et repoussée toujours par les échecs que le désenchantement lui fait subir, l’âme n’arrive pas à trouver le repos. Partagée entre le désir et le regret, qui se succèdent invariablement en elle et qui presque s’y accompagnent, elle oscille de l’un à l’autre, en proie à une perpétuelle mobilité.

D’autres raisons, les influences extérieures qui par malheur allaient dans le même sens où tendait sa nature, ont contribué à faire de la mobilité la loi elle-même du caractère de Benjamin Constant. Il ne trouve dans les conditions de sa vie aucune fixité, mais au contraire rien que de changeant, d’errant et de décousu. Né en Suisse, transplanté en Hollande, promené d’Oxford à Erlangen, d’Edimbourg à Paris, séjournant tantôt à la cour de Brunswick et tantôt à celle de Weimar, en réalité il n’a pas de patrie. Son éducation est sans règle. Il passe de la tendresse de deux femmes qui le choient en enfant gâté, à la tutelle d’un précepteur sévère. De bonne heure il est laissé à lui-même. Il fait des sottises qu’il qualifiera plus tard d’énormes. J’allais dire qu’il est sans famille. Mais plutôt de sa famille lui est venue cette autre tendance qui, le mettant sans cesse en lutte avec lui-même, a définitivement installé dans son cœur le désaccord et la contradiction.

Faisant quelque part l’inventaire des qualités qu’il a trouvées dans l’héritage des de Constant, Benjamin signale « ce ton d’ironie qui est le style de ma famille, cette affectation de persifler le sentiment, de n’attacher du prix qu’à l’esprit et à la gloire… » Il put tout à l’aise observer ce tour d’esprit chez son père, M. Juste de Constant, pauvre homme, inhabile à se conduire, maladroit et pusillanime, à moitié déclassé par son second mariage. Ce père, chez qui la sécheresse du cœur se compliquait et s’augmentait par la timidité de l’esprit, ne sut inspirera son fils nulle confiance. Il fut pour lui« non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. » Cette contrainte est, dans les rapports de père à fils, ce qu’on peut imaginer de plus fâcheux. La confiance a besoin pour se développer d’être encouragée ou peut-être sollicitée. L’abandon est une habitude autant qu’un besoin. Faute de pouvoir se livrer, et toute expansion étant impossible, Benjamin s’accoutume de bonne heure à se replier sur soi. On a dit justement qu’il n’avait pas eu d’enfance.

Forcé de se replier ainsi sur soi-même, on en vient par une pente insensible à ne vivre que par soi et que pour soi. La nécessité se change en habitude et l’habitude en plaisir. On s’observe, on s’analyse. On n’est occupé que de ses souffrances et plutôt des imaginaires. On se complaît dans le spectacle de sa misère. On prolonge sous les yeux de l’âme le spectacle de ses erreurs. On trouve à se les reprocher un charme stérile. On est la substance de sa propre pensée. On est à soi-même tout l’univers. C’est l’égoïsme intellectuel, si voisin de l’autre qu’il se confond souvent avec lui. — Cette habitude qu’a Benjamin Constant de rédiger son journal, de tenir registre des états de son âme et de noter les nuances de sa sensibilité, prouve assez que, quoi qu’il puisse dire, il s’intéresse à lui-même. Mais il ne s’intéresse pas à ce qui n’est pas lui. Il est indifférent aux autres. Cela mène à les mépriser. « Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C’est la règle… » Voilà une règle bien étroite et bientôt formulée. Mais Benjamin s’empresse d’accepter cet aphorisme qui autorise tous ses dédains.

Le meilleur moyen pour élever une barrière entre les autres et nous, c’est la raillerie. Tel est aussi le ton habituel de la conversation de Benjamin Constant. Il avoue qu’il ne peut causer sérieusement. Cela n’a pas laissé que de lui nuire auprès de ses contemporains déconcertés et indisposés par cette manie de persiflage : « Ce qui m’a toujours fait du tort, ce sont mes paroles. » Les gens n’aiment guère à s’apercevoir qu’on se moque d’eux. L’avantage que trouve Benjamin à cette plaisanterie perpétuelle c’est qu’elle lui permet « de cacher ses véritables pensées », de réserver l’intérieur et de s’assurer cette indépendance dont il est si jaloux. Seulement le jeu qu’il joue est dangereux : on ne s’y livre guère impunément. Le pli de l’ironie une fois contracté ne s’efface plus. Ayant commencé par railler les autres on finit par se railler soi-même. Ainsi fait Benjamin, et il s’en vante : « Il y a en moi deux personnes, dont l’une observe l’autre… Je m’amuse de tous les embarras où je me trouve, comme si c’étaient ceux d’un autre. Je suis furieux, j’enrage ; mais au fond cela m’est absolument égal… La meilleure qualité que le ciel m’ait donnée c’est celle de m’amuser de moi-même. » C’est lui qui souligne ces derniers mois. Échapper à la duperie de soi-même, n’est-ce pas le suprême effort d’un esprit libre ? Ce détachement lui semble très philosophique et signe d’une intelligence supérieure. Il ne sait pas, ce moraliste pénétrant, que la dernière illusion à laquelle nous ayons le droit de renoncer c’est celle qui nous fait croire en nous.

Cette sensibilité ardente et désenchantée et ce tour d’esprit ironique en se combinant aboutissent à faire de Benjamin le plus irrésolu des hommes et le plus inconsistant. Son esprit indécis et flottant est incapable de se fixer. Il hésite, perd le temps d’agir et ne conçoit un projet que pour l’abandonner au moment de l’exécution. « Après avoir pris toutes mes précautions pour partir et voyager toute la nuit, ma chambre était chaude, mon lit bon : je suis resté et c’est l’image de tous mes projets. » Ç’a été le supplice de toute sa vie. — Il ne fait pas difficulté de l’avouer quand il est seul avec lui-même et quand il s’examine. Il essaie de s’en défendre quand on le lui reproche ; et comme il est raisonneur subtil et sophiste ingénieux, il se trouve des excuses qui peuvent faire illusion. Ce qu’on appelle du nom d’indécision et pour quoi les hommes ont coutume d’être sévères, ne serait-ce pas tout simplement le produit d’une intelligence plus clairvoyante et qui aperçoit d’abord les objections ? « C’est une accusation à laquelle tous les gens éclairés sont exposés parce qu’ils voient les deux ou pour mieux dire les mille côtés des objets et qu’il leur est impossible de se décider, de sorte qu’ils ont l’air de chanceler tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. » L’argument est spécieux, et il est commode de faire de l’aptitude à se résoudre l’apanage de la sottise. Parce que ceux qui ont l’esprit obtus sont volontiers entêtés, il ne s’ensuit pas que la fermeté procède de l’inintelligence. Ceux qui prennent parti, ce n’est pas qu’ils soient incapables d’apercevoir plus d’une idée, mais c’est qu’apercevant plusieurs idées ils sont capables de les comparer et de les subordonner. — De même Adolphe professe une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. « Lorsque j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion… je me sentais poussé à les contredire… Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible. » Ils ont tort sans doute. Les gens d’esprit savent combien ces maximes sont inégales à la réalité et combien les faits dépassent ces formules où on prétend les enserrer. S’ils acceptent pourtant ces principes tout grossiers qu’ils soient, ce n’est pas parce qu’ils en sont dupes, mais c’est qu’ils ont reconnu qu’il y a plus d’inconvéniens à s’en passer qu’à s’y soumettre. Il est des mots pour discréditer les idées et des artifices de langage merveilleux pour brouiller les notions. Benjamin Constant est un des maîtres de la langue. Il a l’esprit fertile et souple. — Ou encore l’indécision ne serait-elle pas un effet de la bonté ? Il est aisé d’aller droit devant soi quand on ne songe qu’à soi. On hésite pour peu qu’on regarde autour de soi et quand on craint de faire souffrir. Or Benjamin déclare que tout ce qu’il respecte sur la terre, c’est la douleur. Il est convaincu que « la véritable moralité consiste à éviter le plus qu’on peut de la douleur. » Pour lui, devant Dieu et devant sa conscience, il proteste que dans tout ce qu’il a fait il n’a jamais eu que de bons motifs. Les tergiversations, les atermoiemens, les repentirs et les retours, et toutes ces lenteurs qu’on lui a tant reprochées ne partaient que des intentions les meilleures. Il est dommage seulement que ces intentions si bonnes aient eu des résultats si fâcheux. Il n’a su que prolonger les situations les plus douloureuses et non pas épargner la souffrance, mais la faire durer. Apparemment c’est qu’une pitié passagère et languissante n’est pas la même chose que la bonté, et que la notion de bonté ne se conçoit même pas si elle n’est complétée par celle d’énergie. Mais l’énergie est ce qui fait à Benjamin Constant le plus cruellement défaut. Il est incapable de vouloir. Cela chez lui est essentiel. Sa volonté est paralysée et frappée d’une sorte d’ataxie. Il souffre d’une lésion de la volonté. Le trait dominant de son caractère, c’en est l’irrémédiable faiblesse.

Ceux qui sont atteints de cette sorte d’infirmité recueillent de coutume, à défaut de l’indulgence, la pitié. On devine que si grande doit être leur détresse ! Ils se sentent ridicules dans ce tiraillement perpétuel de leurs projets contradictoires. Une bibliothèque promenée à travers l’Europe avec ses volumes dépareillés et usés par le voyage, tel est l’emblème qui semble à Benjamin symboliser assez exactement son âme. Avec sa manie de l’indépendance il est sans cesse dépendant d’autrui, en quête d’un conseil, en train de plaider sa cause et cherchant à justifier ses actions. Ne se suffisant pas à lui-même, il a besoin d’être approuvé. Il s’occupe de cette opinion qu’il affecte de dédaigner. Les personnes à qui il confie ses incertitudes et dont il implore dans des cas particulièrement embarrassés les bons offices, sont attristées, révoltées parfois de cet excès de timidité. C’est ce qui arrivait à celle qui fut son amie la plus fidèle et la plus dévouée, à sa cousine Rosalie de Constant. Elle remarque que la faiblesse de caractère a pour effet habituel de licier les meilleures natures, et d’y produire les pires défauts. L’un de ceux qu’elle lui reproche, c’est qu’avec un cœur sincère il trompe tout le monde. Cela même est inévitable et l’auteur du Journal en fait maintes fois l’aveu. « Je dois passer mon temps à mentir et à tromper la fureur qui m’épouvante… Soumettons-nous et dissimulons, c’est l’art du faible. » C’est un art sujet à beaucoup de mécomptes. Faute d’avoir assez de courage pour faire face aux difficultés, et parce qu’on veut sans cesse biaiser et ruser, finalement on s’embarrasse dans ses propres habiletés. On s’engage en des impasses d’où l’on n’a pas d’espoir de sortir à son honneur. On s’irrite. On s’emporte en violences. Cette amertume de langage, cette sécheresse et cette dureté dont Benjamin s’est rendu tant de fois coupable, ce n’étaient que d’autres aspects de la même faiblesse. — Aussi bien il s’est lassé de bonne heure d’essayer de donner à sa vie une direction qui lui échappe toujours. Il se résigne à y assister en témoin ennuyé et en spectateur narquois. Un demi-fatalisme lui sert à excuser cette défaillance suprême : « Je me laisse conduire en grande partie par la destinée, parce que je crois quelle est présidée par une intelligence bienveillante. » Il dira d’autres fois et plus simplement : « Il faut s’en remettre aux événemens… Que faire contre le sort ?… Faut-il se confier au hasard ? Va pour le hasard ! » Il sait pourtant mieux qu’un autre que ce mot de hasard est un mot vide de sens. C’est lui qui a écrit cette phrase profonde : « Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout. » Mais dans la déroute du caractère les circonstances reprennent leur empire. Elle s’en va à la dérive, prenant toutes les directions, subissant tous les heurts, virant à tous les détours de la route, cette vie sans guide… Quelle pitié ! Et comme il est juste ce mot de Benjamin Constant sur Adolphe « si misérable dans sa faiblesse ! »

Faut-il voir comment se traduit dans les actes le caractère dont nous venons d’analyser la complexion maladive et faut-il suivre les vaines agitations de ce cœur désemparé ? Benjamin Constant a vingt ans ; il a déjà commis plus d’une sottise. Le hasard, maître de sa vie, fait qu’il rencontre sur son chemin Mme de Charrière et qu’il lui plaît pour sa grâce de gamin désabusé et pour les boucles de ses cheveux blonds. Il devient le chérubin de cette marraine très quadragénaire. Elle achève de le déniaiser et complète l’œuvre bien commencée de son scepticisme. Elle aura à s’en repentir et souffrira du ton des lettres qu’il lui adresse, léger jusqu’à l’impertinence et indélicat jusqu’au cynisme. Il fera si bien qu’il tuera chez elle même le regret. Elle le reverra sans émotion et sans plaisir : « Nous n’avons ri ensemble de rien, sinon de nous-mêmes, ou plutôt l’un de l’autre. » — Le hasard a parfois des jeux méchans. Benjamin se laisse marier à Wilhelmine, baronne de Cram, qui est sans beauté, sans esprit et sans cœur. Comme bien on pense, il fut dominé par elle : « Ah ! ce n’est pas l’esprit qui est une arme, c’est le caractère. J’avais bien plus d’esprit qu’elle, et elle me foulait aux pieds. » Par bonheur, Wilhelmine abusa du droit qu’a la femme d’être une peste. Ses intrigues étaient d’ailleurs publiques et internationales. Suivant le mot de son mari, elle tâtait de toutes les nations. Un divorce intervint. — Tout autre que Benjamin eût été à jamais dégoûté du mariage ; mais l’imprévu est l’unique règle de sa conduite : il ne rêve que de recommencer l’épreuve. Il se fait des félicités légitimes une image délicieuse : il avait l’âme conjugale. Son journal et sa correspondance sont remplis de projets de mariage parmi lesquels il en est de saugrenus et dont au surplus aucun n’aboutit. Il s’adresse à tous les échos, demandant une femme. La liste des candidates est longue et variée : Julie Talma, femme divorcée du grand tragédien ; Mme Lindsay, quarante ans et mère de deux enfans naturels ; Amélie, « trente-deux ans, point de fortune, et des ridicules que l’âge a consolidés » ; Antoinette, « vingt ans, de la fortune et point de ridicules, commune de figure et n’a rien de français ; » Rosette, qui malheureusement est laide ; Adrienne, qu’il est dans la nécessité de refuser, bien que sa tante la comtesse de Nassau lui promette une fortune considérable. — Pour ce qui est de sa conduite envers Mme de Staël, elle est assez connue sans que nous ayons besoin d’en recommencer l’histoire.

Cependant, au cours d’une lettre datée de 1800 il s’informe de ce que peut être devenue une Mme de Mahrenholtz ou de Hardenberg qui doit avoir trente et un ans. Quatre ans plus tard le journal intime mentionne une lettre d’elle lui annonçant qu’elle vient de se remarier avec le général Dutertre que Benjamin à ce propos n’hésite pas à traiter de sot. Bientôt après il la rencontre et reste indifférent. Il la revoit à Paris en 1806. Charlotte devient sa maîtresse. « Journées folles, délices d’amour ! que diable cela veut-il dire ? Il y a douze ans que je n’ai rien éprouvé de pareil : c’est par trop fou ! » Poussez jusqu’au paragraphe suivant : « Soirée avec Charlotte. La fièvre passerait-elle, et l’ennui commencerait-il ? J’en ai diablement peur. » Après quoi il l’épouse.

Benjamin a quarante-sept ans. Il va connaître la passion pour la première fois. C’est bien la passion qui parle dans ses lettres à Mme Récamier, la passion toute pure, à la fois brûlante et respectueuse, exigeante et timide, enragée par la coquetterie, consolée par un sourire, jalouse de tout, heureuse d’un rien, la passion telle qu’elle éclate dans le cœur novice des très jeunes gens. C’est le malheur de Benjamin que son cœur n’a jamais consulté son âge. Cette passion pour Mme Récamier lui a fait commettre la plus retentissante de ses erreurs. Tant qu’enfin, lassé de toujours demander sans rien obtenir, et la déception éclairant à ses propres yeux la folie de cet amour, il céda lui-même à « l’inextinguible fou rire. » Il n’avait pas cessé, d’ailleurs, de faire des vœux pour le bonheur de Charlotte et de protester, fût-ce auprès de Juliette, de son inébranlable attachement pour son « ange de femme. »

On dira : « Où est dans tout cela le crime de Benjamin ? Va-t-on lui reprocher d’avoir eu part à l’humaine faiblesse ? N’est-ce pas la condition du cœur de changer sans cesse ? et dans quel temps l’a-t-on vu demander à la raison la loi de son changement ? » A beaucoup ces variations semblent charmantes ; elles sont l’unique cause de leur sympathie pour Benjamin Constant. Il est pourtant dans cette vie où abondent les spectacles étranges tels épisodes devant lesquels l’indulgence la plus déterminée se trouve à bout et à court d’excuses. Il n’y avait qu’un Benjamin pour proposer à la femme qu’il épouse de l’épouser secrètement et de prolonger le mystère afin de ne pas porter ombrage à une maîtresse impérieuse. Mais surtout il n’y avait que lui pour s’applaudir d’une pareille combinaison et y voir le triomphe de l’incomparable délicatesse de ses sentimens : « Nous avons tout combiné de la manière qui nous a paru la meilleure et la plus délicate comme sentiment… » Qu’il puisse y avoir dans un arrangement si ingénieux quelque chose d’humiliant pour celle à qui on l’impose, ce scrupule ne se présente même pas à son esprit. Il s’étonne, la chose faite, que sa femme en ressente malgré tout quelque tristesse. Il se rendra compte un peu tard de la véritable nature de son action : « Je sens très bien ma situation, le mal que je fais et que je laisse faire, et la manière dont j’abuse d’une personne vraiment angélique qui, malgré sa douceur, a plus d’une fois été malade de désespoir. » En fait, elle avait tenté de s’empoisonner.

Il est à peine besoin de rappeler la conduite que tint Benjamin Constant aux Cent-Jours. Le 19 mars 1815 il lançait le fameux article du Journal des Débats : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » Un mois s’était à peine écoulé, Benjamin acceptait d’entrer au service du « rusé demi-sauvage échappé de la Corse. » Il était conseiller d’État et rédigeait l’acte additionnel. Dans son Mémoire sur les Cent-Jours, il a fait l’apologie de sa soudaine conversion. D’autres ont plaidé pour lui les circonstances atténuantes. Il a subi, dit-on, le même entraînement général qui ramenait alors toute la France à Napoléon ; en se rapprochant du pouvoir il n’a abdiqué aucune de ses idées ; il a fait acte de politique et servi la cause du libéralisme. Nous sommes devenus assez sceptiques en matière politique et nous ne voulons pas mal de mort à ceux qui se plient à la nécessité des temps… La vérité est que Benjamin Constant écrivit l’article des Débats pour plaire à Mme Récamier et sous l’influence d’une société qui devait le mois d’après le regarder « comme un pestiféré. » Sollicité par Napoléon il céda à la tentation parce qu’il était dans sa nature de toujours céder. Il n’y eut dans cette affaire ni calcul, ni souci d’aucun intérêt relevé. Il n’y eut qu’inconséquence et maladresse. — En 1830, ruiné par le jeu, Benjamin accepte que le roi Louis-Philippe lui paie ses dettes. L’offre fut faite avec ménagemens, reçue avec défiance ; il n’en reste pas moins que pour un chef d’opposition c’est une fin médiocre, alors même qu’on se montre bien déterminé à n’avoir aucune reconnaissance du service rendu. Au temps de sa prime jeunesse, Benjamin se demandait : « Qu’est-ce que la dignité ? » Et il répondait que ce n’est rien. Ce point de vue a influé sur toute sa vie.

Les défauts chez Benjamin Constant sont les défauts du caractère ; mais comme tout se tient dans les natures mêmes où semblent régner le désaccord et la contradiction, ces défauts (affectent toute la personne et du. cœur remontent à l’esprit. C’est aussi bien la vérité dont nous aurions trouvé la confirmation dans l’œuvre même de Benjamin Constant si nous avions eu la place et le loisir d’examiner l’influence exercée par le publiciste sur les affaires de son temps et de soumettre à l’analyse les écrits qu’il a laissés. Que si ses idées n’ont pas eu sur le développement de la pensée contemporaine une action en rapport avec leur justesse, leur hardiesse et leur générosité, ce n’est pas pour une autre cause. Il n’est pas indifférent, quand on écrit un livre pour défendre l’idée religieuse, de l’avoir commencé dans le dessein justement contraire. Benjamin Constant admire l’utilité des faits et aussi leur complaisance. Ces dix mille faits dont il avait noté les premiers sur des cartes à jouer à la table de Mme de Charrière, il n’avait eu dans toutes les vicissitudes de son ouvrage qu’à en modifier la disposition. Il s’en était servi comme on se sert de soldats, en changeant de temps en temps l’ordre de bataille et leur faisant faire volte-face au commandement. Cela est d’un habile tacticien ou d’un prestidigitateur adroit, plus que d’un apologiste très convaincu. Or, il n’est que la conviction qui se communique et qui s’impose. Pour lui, Benjamin Constant n’est jamais entièrement de son avis. On reproche à son éloquence d’être froide, à son argumentation d’être lucide plutôt qu’entraînante. C’est qu’il est indifférent aux intérêts de l’humanité : mauvaise condition pour les défendre avec chaleur. Il méprise les hommes ; disposition fâcheuse pour qui a mission de revendiquer leurs droits. Grand homme devant la liberté !… s’il y croyait. L’égoïsme est cause d’infériorité dans la vie intellectuelle qui a besoin comme l’autre de sympathie et d’abnégation. Et il se retourne contre nous. Car ce n’est pas en nous, c’est en dehors et au-dessus, que réside le principe qui peut mettre la paix dans l’âme, l’harmonie dans les facultés et l’unité dans la vie. Benjamin le comprenait comme il comprenait tout, et il l’a dit à l’occasion : « Le sentiment du devoir accompli est une chose admirable et donne un calme qui diminue la moitié de la peine qu’on éprouve dans quelque circonstance que ce soit. L’indécision est le grand supplice de la vie. Or il n’y a que le devoir qui nous en préserve. »

Mais il était dans la destinée de cet homme si intelligent de n’appliquer aucune des idées qu’il concevait le plus nettement et de ne jamais vouloir ce qu’il souhaitait le mieux. Si nous nous placions à ce point de vue du bien qui est celui même que Benjamin Constant nous indique, nous aurions contre lui trop beau jeu. Au surplus, il n’a jamais pris fantaisie à personne de saluer en lui un héros du devoir. On l’admire pour le raffinement de son esprit, et pour l’incomparable distinction de sa nature. Donc nous nous sommes demandé à quoi ont abouti ces qualités éminentes : c’est à lui faire commettre quelques fautes véritablement trop lourdes et à le mettre en telles occurrences sensiblement au-dessous de l’humanité moyenne. Nous avons laissé de côté ces « maximes communes » où se complaisent les sots. Nous constatons seulement qu’en des circonstances signalées et dans des occasions éclatantes, cet homme supérieur, à l’esprit si fin, à l’ironie si nuancée, aux contradictions si distinguées, au scepticisme si délicat, s’est montré décidément par trop inélégant.


RENE DOUMIC.

  1. Journal intime de Benjamin Constant, publié par Mlle Melegari, 1 vol. in-8o, chez Ollendorff. — Cf. Lettres de Benjamin Constant à sa famille, publiées par J.-H. Menos, 1 vol. in-12 ; chez Savino. — Lettres à Mme Récamier, 1 vol. in-8o ; chez Calmann Lévy. — Consulter sur Benjamin Constant : Philippe Godet, Histoire littéraire de la Suisse française, chez Fischbacher, et surtout le bel article de M. E. Faguet dans le numéro de la Revue du 1er juin 1888.