Aller au contenu

Revue musicale - 14 janvier 1892

La bibliothèque libre.
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Thamara, opéra en 4 tableaux, poème de M. Louis Gallet, musique de M. Bourgault-Ducoudray.

Au Conservatoire, un jeudi, à cinq heures de l’après-midi, dans la modeste salle des examens et des concours à huis-clos ; un seul rang de loges ; des banquettes au parterre ; sur la scène, une petite table et un grand piano ; dans les loges, les auditeurs du dehors : des mélomanes, des demoiselles avec leurs mères ; sur les banquettes, les enfans de la maison : d’autres demoiselles avec d’autres mères ; des jeunes gens au visage imberbe ou rasé. Devant la table et devant le piano tour à tour, tantôt assis, tantôt debout, parle, joue, chante, gesticule un homme maigre, au visage ascétique, aux yeux clairs, aux cheveux insoumis. En des leçons qui parfois tournent au concert, il raconte l’histoire entière de la musique depuis l’antiquité, depuis Pindare, depuis Orphée, presque depuis les muses, jusqu’à Wagner, des fêtes d’Olympie à celles de Bayreuth. Cet orateur original, spirituel, comique avec sérieux, savant comme un moine, ardent comme un apôtre, c’est M. Bourgault-Ducoudray, lauréat du prix de Rome il y a quelque trente ans et l’un des meilleurs musiciens que je connaisse.

M. Bourgault-Ducoudray a peu produit. C’est la première fois, je crois, que son nom paraît sur une affiche ; en vedette du moins, car il y a figuré naguère, au-dessous d’autres noms illustres, quand l’auteur de Thamara se fit l’impresario enthousiaste et désintéressé des Haendel et des Bach. Modeste lui-même, M. Bourgault est fier des autres, des grands. Il s’est consacré, que dis-je, sacrifié à eux ; il a préféré leur génie à son talent, et pour leur gloire, abdiqué ses propres chances de renommée. Digne de créer lui aussi, il s’est contenté de comprendre et d’aimer. Il s’est fait l’interprète non-seulement de la pensée personnelle des maîtres, mais de la pensée anonyme et collective des peuples. Il a écouté toutes les voix, les plus humbles comme les plus illustres : celles de Mozart et de Beethoven, celle aussi du pâtre grec, obscur et inconscient héritier de l’aède antique, celle des filles de Bretagne battant leur linge au lavoir ; ses deux œuvres les plus connues sont deux recueils de mélodies, les unes grecques, les autres bretonnes. De son âme ainsi donnée à tous, M. Bourgault-Ducoudray s’est pourtant réservé quelque chose, ne fût-ce qu’une étincelle. Son heure à lui a fini par sonner, mais tardive et discrète. Pauvre Thamara ! commandée à l’auteur une trentaine d’années après le prix de Rome qui lui donnait droit à cette commande, imposée à une direction récalcitrante, décriée à l’avance par des confrères jaloux, différée par mauvais vouloir ou par accident, compromise par un ténor enroué (la chose est fréquente), sauvée par un ténor musicien (la chose est plus rare), l’œuvre a enfin été jouée et non sans succès.

C’est qu’elle n’est pas non plus sans mérite. Mérite tout musical, le poème de M. Gallet n’offrant pas beaucoup d’intérêt ni de nouveauté. Bakou la sainte, au bord de la mer Caspienne, cette mer qui ne communique avec aucune autre mer, comme on nous disait dans notre enfance, est assiégée par le sultan Noureddin. Les habitans parlent de capituler quand une jeune fille, Thamara, nouvelle Judith, résout de se rendre auprès du vainqueur et de le tuer. Mais devant le beau mameluck qui lui parle d’amour, elle se trouble, s’éprend à son tour d’Holopherne et se donne à lui. Elle ne l’en égorge pas moins, bien qu’à contre-cœur et, rentrant dans la ville sauvée, elle se frappe du poignard encore sanglant. A la bonne heure, cette Judith vaut mieux que l’autre, celle de Béthulie, qui n’eut en réalité que les bénéfices de sa patriotique démarche.

Nous avons pris beaucoup plus de plaisir à la lecture qu’à l’audition de Thamara. La répétition et la représentation même nous avaient laissé froid. A qui la faute ou à quoi ? Un peu, sans doute, à la pauvreté de l’action, à sa diffusion aussi : deux scènes y suffiraient au lieu de quatre ; le premier tableau, par exemple, fait presque totalement de chœurs : la ville se rendra-t-elle ou ne se rendra-t-elle pas ? a paru long et monotone. Et puis l’instrumentation de M. Bourgault-Ducoudray ôterait plutôt qu’elle n’ajoute à l’intérêt de sa musique. Elle manque d’homogénéité ; les groupes et même les unités sonores y ont trop d’autonomie ; les détails, parfois trop d’importance ou de singularité, sans que cela donne ni relief ni couleur à l’ensemble qui reste gris. Mais le plus grand danger pour Thamara, comme pour toute œuvre sérieusement faite et digne d’être écoutée sérieusement, c’est le théâtre où elle est jouée, cet affreux Opéra de cinquante ou soixante millions, où décidément on ne jouit de rien, ni par les yeux, ni par les oreilles. On n’y voit que des choses laides, et les belles choses s’y entendent à peine. Je ne sais quelle buée de froideur et d’ennui remplit cette salle trop grande, inhospitalière, figée dans son luxe de mauvais goût et sous sa croûte d’or. Les artistes chantent là-bas, là-bas, derrière un fossé que rien ne comble, que rien ne traverse. J’ignore s’ils s’intéressent au public ; mais le public n’a aucunement l’air de s’intéresser à eux. Il arrive à neuf heures, le public, que ce soit la première représentation de Thamara ou celle d’Ascanio, la dixième de Lohengrin ou la huit centième des Huguenots, et une fois arrivé, il bavarde. Les directeurs peuvent changer, le public et la salle ne changeront pas. Gardons-nous donc de juger une œuvre sur la seule audition. Rentrons et relisons-la dans le silence.

Le premier acte de Thamara nous a semblé un peu lourd, encombré de chœurs massifs, quoique bâti par un bon architecte classique, un élève de la grande école, nourri de Haendel et de Bach. L’originalité peut faire ici défaut, mais non pas la conscience, ni la science, ni le style ; le dialogue des groupes est bien coupé ; une belle phrase du grand-prêtre ; Elle a prié pendant des jours sans nombre, se développe avec une solennité toute sacerdotale ; cette autre : Une vierge animée de la force de Dieu, chantée par le pontife d’abord et reprise par la foule, est d’un caractère liturgique approprié à la situation. J’aime moins le finale à grand fracas, avec cuivres et réminiscences de Meyerbeer (les Huguenots, 1er chœur du IIIe acte) ; on me dira qu’il est à sept temps, chose rare, mais « le temps ne fait rien à l’affaire. » Il y fait beaucoup, répondrait M. Bourgault-Ducoudray ; et le temps, sans jeu de mots cette fois, le temps, au sens musical du terme, ou, pour parler plus exactement, le rythme et avec lui le mode, préoccupent avant tout l’auteur de Thamara. M. Bourgault n’a qu’un rêve, mais dont il ne s’éveille jamais : introduire dans l’art contemporain les rythmes et les modes antiques, et, par eux, accroître l’abondance et la beauté de la polyphonie et de l’orchestration, ces deux grandes sources de la musique moderne.

Modes et rythmes antiques ou orientaux, c’est tout un, l’Orient et avec lui les pays « à l’abri de la civilisation musicale » ayant seuls conservé les traditions de la Grèce. Aussi, un sujet oriental convenait-il particulièrement à M. Bourgault-Ducoudray. Il y fallait une couleur spéciale que le musicien n’a point épargnée. Il a varié les rythmes, écrivant ici un finale à sept temps, là un chœur de femmes à cinq, rompant à tout moment par des mesures inégales la carrure et la symétrie des périodes. De là, dans le discours musical, plus de souplesse et de liberté, parfois un peu d’incertitude, mais souvent un nouvel équilibre et des balancemens inconnus.

M. Bourgault n’a pas tiré moins bon parti des modes divers, ses chers modes dorien, phrygien, lydien ou autres. Quelle fortune pour lui que de pouvoir altérer une note sensible, augmenter une quarte juste, terminer une phrase sur la dominante ou la médiante au lieu de la tonique, faire du chromatisme à loisir et parfois même à outrance, broder, sur l’orchestre ou les voix, les ornemens qui caractérisent les mélopées orientales, la danse des derviches ou le chant du muezzin !

Dans le second acte, M. Bourgault a fait tout cela. Il est très bon, ce second acte, et plus on le relit, plus on y prend d’intérêt. Le théâtre représente le harem de Noureddin dans un palais, près du camp. C’est le soir ; le sultan regarde danser les bayadères : joli petit ballet, mélodies exotiques, harmonisées avec beaucoup d’ingéniosité ; un premier chœur d’almées, étrange par l’équivoque de la tonalité, l’alternance des rythmes et l’inattendu de la dernière cadence. J’aime le récit que fait Noureddin de son rêve : la première partie vague et flottante, la suite plus passionnée et plus chaude ; j’aime surtout, sous la déclamation où l’on reprendrait seulement un peu de gaucherie, le développement à l’orchestre d’une ardente phrase d’amour. Il y a du Wagner là dedans et du plus nerveux, du plus magnétique, du plus chromatique aussi, avec des poussées d’orchestre et l’élan d’un grupetto final, qui rappellent certains paroxysmes du maître de Bayreuth. Charmant et même le plus charmant de tous, le chœur féminin à cinq temps : Au charme fuyant d’un rêve. Il est avec les pages précédentes, avec le chant plus âpre du ténor, dans une relation tonale extrêmement heureuse. Mainte fois d’ailleurs, le compositeur a reproduit au cours de son œuvre, et par le même procédé, ce très heureux contraste de la passion et du calme.

Le grand duo d’amour serait excellent s’il avait quelques pages de moins. La phrase du ténor, accompagnée par le violoncelle solo, n’est pas ce que j’en aime le mieux. Elle a quelque chose de contourné, de maigre aussi, parfois d’embarrassé, quand les dessins de la voix et de l’instrument, les trilles et les gammes se répondent ; elle sent un peu l’artifice et l’arrangement de contre-point. Je préfère de beaucoup le début : ne fût-ce que les premiers mots de Thamara : J’ignore la crainte, auxquels une simple modulation donne tant de sérieux et de fierté ; puis le cantabile de Noureddin : Devant moi tu restes glacée, avec sa courbe harmonieuse et sa molle cadence, à la Massenet ; mais surtout le corps même, ou le cœur du duo. La situation y est traitée avec force, le mouvement toujours juste, la mélodie jamais banale, et l’harmonie sans cesse ingénieuse. L’antagonisme entre les sentimens des deux personnages commence par s’accuser fortement, puis se fond peu à peu dans l’unanimité de la tendresse et de la volupté. Le musicien a bien suivi cette évolution, opposant toujours à l’effroi de Thamara, à sa défense contre l’amour qu’elle sent approcher d’elle, la passion croissante de Noureddin qui chante dans l’extase, en pleine lumière. J’ai retenu quelques beaux cris de la jeune fille : celui-ci, par exemple : Qui m’a conduite ici ? cet autre, plus pathétique encore : Mais rien ne pouvait donc me dire que l’ennemi c’était l’amour. Un pareil duo n’est vraiment pas ordinaire. A chaque instant la voix haletante de Thamara coupe les cantilènes passionnées de Noureddin, mais enfin l’amour triomphe. Une très belle phrase éclate, sonore, puissante, libre en sa fantaisie comme une improvisation d’Orient ; longue, mais soutenue jusqu’au bout d’un souffle ardent et fort. Tout y est original, bien qu’un simple tremolo l’accompagne ; de ce tremolo se dégage une sorte d’appel ou de fanfare sur laquelle plane le chant vainqueur. De caressantes arabesques entourent la mélodie, lui donnent plus de grâce et de caprice ; des harmonies singulières en prolongent le vol, en suspendent la chute. Elle s’attarde, s’éteint et se ranime encore, se traîne sur des inflexions étrangement douces et meurt enfin dans un soupir. La réponse de Thamara défaillante n’est pas moins belle. C’est le motif d’amour déjà entendu au commencement de l’acte. Repris ici d’abord par Thamara seule, puis en duo, puis en épilogue instrumental après le baiser décisif et la chute du rideau, il est d’un excellent effet. Il a quelque chose de très prenant, d’un peu énervant aussi. C’est peut-être, comme nous le disions plus haut, la beauté wagnérienne, mais c’est la beauté.

La scène suivante : le sommeil et le rêve de Noureddin, ’l'angoisse de Thamara, sa lutte avec elle-même devant l’amant qu’il faut frapper, n’est faite et ne pouvait l’être que des motifs déjà entendus, amoureux ou patriotiques, rappelés d’ailleurs avec intelligence.

Le tableau final est fort court. J’y ai pourtant remarqué les stances de Thamara. Quand je dis stances, je dis mal : il n’y a pas là de couplets, rien par exemple qui rappelle les fameuses strophes de Sapho. Thamara ne chante qu’une phrase accompagnée en marche funèbre, mais cette phrase est très belle. Elle l’est par son mouvement noble, triste, et qui monte ; par son étrangeté douloureuse, par l’incertitude volontaire d’une tonalité qui toujours se dérobe et semble fuir cette voix comme le repos a fui cette âme, enfin par les dernières notes, d’où elle retombe, incertaine encore et pour ainsi dire à faux, d’une de ces chutes qui brisent.

Je m’étonnerais que le public se passionnât pour Thamara ; mais il aurait tort de ne s’y point intéresser. Qu’il écoute attentivement le second acte ; il y prendra plaisir. Qu’il encourage Mlle Domenech : elle est intelligente et bonne musicienne. Quant à M. Engel, il continue ses prouesses : tantôt il sauve Lucie de Lammermoor, tantôt le Rêve, tantôt Thamara (j’approuve d’ailleurs fort inégalement ces trois sauvetages). Il n’y a que lui pour lire un rôle à première vue, l’apprendre en quarante-huit heures et le chanter avec un goût parfait.


CAMILLE BELLAIGUE.