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Revue musicale - Un Mozart inconnu

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REVUE MUSICALE

UN MOZART INCONNU


W.-A. Mozart, Sa vie musicale et son œuvre, de l’enfance à la pleine maturité, par MM. T. de Wyzewa et G. de Saint-Foix, t. I et II. Paris, Perrin et Cie.


Sons ce titre, il n’y a guère plus de quinze ans, nous eûmes le plaisir d’entendre une conférence de M. de Wyzewa. Le Mozart dont il nous parla, — dès le début il avait pris soin de nous en avertir, — ne fut « ni M. Bruneau, ni même M. Erlanger, ni feu Benjamin Godard, ni personne autre que Wolfgang-Amédée Mozart, le rossignol de Salzbourg, l’auteur de la Marche turque et du Trio des masques. » Tout d’abord aussi l’orateur nous donna les raisons que nous avions d’ignorer le plus fameux des musiciens, ou de le méconnaître. La gloire de Mozart étant universellement répandue, il est arrivé ceci, que tout le monde a fini par trouver inutile de s’en assurer, ou, comme on dit vulgairement, « d’y aller voir. » Aussi, bien les occasions « d’y aller voir » ne sont ni très fréquentes ni très favorables. Chez nous, si, de tant de musiciens illustres, Mozart est peut-être celui qu’on joue le moins souvent, il est, et de beaucoup, celui qu’on joue le plus mal. Or, depuis quinze ans, les choses sont demeurées en ce deux fois déplorable état. Le titre de la conférence de naguère pourrait servir au livre d’aujourd’hui, et même c’est assez de lire celui-ci pour nous convaincre encore davantage qu’avant de l’avoir lu nous ne connaissions pas Mozart.

Un ami, nous recommandant un jour certain manuscrit, nous disait : « Ne vous laissez pas effrayer par les cent premières pages. » Il ne faut pas non plus avoir peur des deux gros volumes, chacun de cinq cents pages environ, dont se compose le Mozart de MM. de Wyzewa et de Saint-Foix. C’est beaucoup, et ce n’est pourtant que les vingt premières années de Mozart, le printemps d’une vie, qui devait toucher à peine à son été. Mais de ce printemps même, nous n’avions fait jusqu’ici qu’entrevoir la merveilleuse floraison. Fraîche, épanouie, embaumée, la voici tout entière devant nous. Les minutieux biographes ont distingué jusqu’à vingt-quatre périodes dans les vingt ans de l’« enfant prodige, » puis du « jeune maître. » Dans son œuvre, les judicieux critiques n’ont pas compté moins de deux cent quatre-vingt-huit ouvrages. Que dis-je ! les compter ne leur a pas suffi. De tous, fût-ce du moindre, ils ont fait l’historique et l’analyse détaillée. De presque tous ils ont transcrit les premières lignes, afin de nous en donner au moins l’idée et comme la sensation dans l’ordre de la musique pure. Enfin ils ont partagé tous les chapitres entre la biographie et la critique. Et ces deux parties, qui se touchent, et même se tiennent, sont pourtant séparables. Ainsi le lecteur non musicien, j’entends musicien de goût seulement, non de pratique, pourra se contenter de lire l’histoire de Mozart et de ne prendre connaissance que des faits. Le musicien complet trouvera par surcroît dans les citations et dans les commentaires qui les suivent la confirmation des faits et comme une illustration vivante de l’histoire.

Aussi bien, et là n’est pas la moindre originalité de la méthode appliquée par MM. de Wyzewa et de Saint-Foix, lorsque les documens biographiques leur manquaient, c’est dans l’œuvre du maître qu’ils ont été chercher les traces ou les échos de sa vie. Pour eux alors la musique de Mozart a non seulement chanté, mais parlé, mais raconté, mais témoigné. S’ils ont rétabli, — vous devinez au prix de quel travail, de quelles peines, — la chronologie intégrale et rigoureuse de toutes les compositions de Mozart, ils ne l’ont pas fait par vanité d’érudits, mais dans le dessein plus vaste, avec l’espérance plus haute de reconstituer le développement intérieur du génie de Mozart et d’atteindre ainsi la vie et l’âme véritable du maître, par-delà le détail tout anecdotique et souvent indifférent de son existence individuelle.

De ce génie, de cette âme, un caractère essentiel ou peut-être le principal caractère, n’avait pas encore été mis à sa place et dans son véritable jour : c’est la docilité, l’obéissance même, une obéissance naturelle et comme instinctive, aux influences musicales du dehors. La suite, exactement établie, ou rétablie, des œuvres de Mozart a suffi pour amener la critique à cette conclusion, qu’on peut appeler aussi bien une découverte : « L’âme prodigieusement souple et mobile du maître s’est toujours librement abandonnée à l’impulsion, plus ou moins fortuite, de son goût du moment, si bien que toujours, tout au long de sa vie, Mozart s’est complu à adopter, à employer exclusivement, puis à écarter de son horizon non seulement telle ou telle coupe particulière, tel ou tel procédé d’expression musicale, mais encore jusqu’à telle ou telle manière de concevoir l’objet même et la beauté de son art. Aussitôt qu’un changement se produisait dans les idées du jeune homme, — et nul artiste peut-être n’a connu un plus grand nombre de ces révolutions intérieures, — aussitôt toutes ses œuvres, pendant une durée plus ou moins considérable, portaient la trace de ce changement, au point de nous présenter, parfois, une allure et un style tout contraires à ceux que nous offraient ses œuvres précédentes… A chacun de ces goûts nouveaux il se livrait sans réserve, s’obstinant à reproduire, jusque dans les genres les plus variés, un certain tour de pensée ou un certain mode d’« écriture » définis, jusqu’au jour où, sous l’influence de sa propre lassitude ou de la rencontre d’un modèle nouveau, tout vestige de ces signes caractéristiques disparaissait à jamais de sa production. »

Voilà l’évolution dont nul n’avait encore, du moins avec cette fidélité, cette finesse, noté les phases nombreuses et brèves. Nous disons l’évolution, non le progrès, ce mouvement ayant eu ses retours. Mais, dans un sens ou dans l’autre, il fut constamment déterminé par des mobiles extérieurs : « Toujours, avec sa nature essentiellement « féminine, » ce génie poétique a eu besoin de recevoir d’ailleurs l’élan nécessaire pour engager son œuvre dans des voies nouvelles… » Et les biographes alors d’imaginer Mozart et de nous le présenter sous les traits, mais pacifiés, mais spiritualisés de son Don Juan ; pèlerin d’un autre idéal et d’un autre amour, et le demandant moins aux filles de la terre, qu’aux nobles muses tour à tour apparues à ses regards, à son âme, dans les œuvres d’un Chrétien Bach, d’un Schobert, d’un Michel ou d’un Joseph Haydn et de bien d’autres encore.

Ceux-là, qui par l’exemple, sinon toujours par les leçons, furent en réalité les maîtres de Mozart, les critiques de Mozart les ont nommés tous et tous étudiés. Ils ont, avec précision et jusque dans le moindre détail, déterminé leurs zones et leurs périodes d’influence. Les unes étaient connues, d’autres demeuraient encore ignorées. Ainsi, nous saurons désormais à merveille que Wolfgang, — et cela dès ses premières années, — reçut de son père non seulement les principes techniques, ou la lettre, mais surtout l’esprit même de son art. Et cet esprit, ou cette âme, pour le père d’abord et pour le fils après lui, selon lui, fut toujours l’expression de la sensibilité, la traduction par la musique, par tous les élémens de la musique, de tous les modes, de toutes les nuances des émotions humaines. Les preuves abondent de l’estime où le médiocre musicien qu’était Léopold Mozart tenait le pouvoir expressif du langage sonore. Et quant au génie de Wolfgang, on en pourrait hasarder, entre bien d’autres, cette formule ou cette définition : la rencontre et l’alliance miraculeuse, unique même, du sentiment pur avec la pure beauté.

Le jeune Mozart, qui ne nous aima guère, nous Français, aurait eu, ne fût-ce que par reconnaissance, des raisons de ne point nous haïr. Il nous doit quelque chose de lui-même et nous ignorions qu’il fût autant notre obligé. Déjà son premier voyage à Paris (1763-1764) ne lui fut pas inutile. Il avait alors huit ans et ce n’est pas communément l’âge des expériences profitables. Mais les années d’apprentissage d’un Mozart ressemblent à des années de maîtrise et l’on ne saurait étudier cet enfant, puis cet adolescent merveilleux, qu’en dehors, au-dessus de la condition et de la loi commune. Il est certain qu’entre novembre 1763 et avril 1764, Wolfgang « s’est profondément imprégné de musique française et cette musique était — alors — « essentiellement simple et claire, la mieux faite du monde pour s’imposer à un cœur d’enfant. » Le petit garçon ne manqua pas de connaître à Paris l’œuvre de Rameau. Il ne fut pas non plus sans entendre, à la Comédie-Italienne, les pièces à ariettes de Danican Philidor et peut-être, à Versailles, certain pot-pourri de Favart, Bastien et Bastienne, dont Mozart, en 1768, reprendra le texte comme livret de son premier opéra-comique allemand. A travers les formes ou les formules de l’époque, l’esprit même de notre art se faisait sentir et révélait à l’enfant étranger, pour toujours, cet « idéal de précision expressive » où l’on doit reconnaître, avec M. de Wyzewa, l’un des signes éminens du goût français.

Que savions-nous jusqu’ici d’un certain Schobert ? A peine son nom. M. de Wyzewa nous apprend que ce claveciniste du prince de Conti fut, en dépit de sa naissance et de son éducation étrangère (il était Silésien), l’un de nos plus grands musiciens d’alors, oui l’un des plus nôtres, et le premier vrai maître de Mozart. On ignore presque tout de sa vie. Il mourut, très jeune (en 1767), empoisonné par des champignons, ainsi que sa femme et l’un de ses enfans. Quant à sa musique, en particulier ses sonates, il suffit de l’étudier pour y trouver, avec autant de surprise que de certitude, l’une des origines ou des sources de Mozart. Cela suffit, mais encore le fallait-il faire. A ceux qui l’ont fait, et très bien, nous sommes redevables de connaître un maître nouveau, et de le connaître deux fois : en lui-même d’abord, ensuite et surtout par rapport à Mozart et pour ainsi dire en fonction de Mozart.

Si l’on est toujours le fils de quelqu’un, il peut arriver qu’on le soit de plusieurs. Ce n’est pas la moindre nouveauté ni le moindre intérêt de l’ouvrage de MM. de Wyzewa et de Saint-Foix que la recherche et la découverte des diverses filiations de Mozart. A peine le petit voyageur (toujours dans sa huitième année) a-t-il passé de France en Angleterre, qu’à l’influence d’un Schobert va succéder celle d’un Chrétien Bach. Après avoir été l’élève, un peu de son père et plus encore de son frère Philippe-Emmanuel, après avoir étudié surtout, à Milan, pendant six ans, le genre et le style italien, Chrétien ou Christian Bach, le dernier fils de Jean-Sébastien, avait été appelé à Londres pour composer des opéras. Il en composait donc, en grand nombre, et d’élégans, de faciles, un peu mondains, parfois délicieux. « Remarquablement écrits pour le chant, et d’une orchestration plus fournie que chez les compositeurs italiens, ces opéras ont consacré la formation définitive d’un genre entièrement dépouillé de la raideur comme aussi du sérieux et de l’élaboration approfondie de l’ancien opéra… Leur influence sur lui (Mozart) fut véritablement énorme ; on peut dire que, durant toute sa jeunesse, Mozart est resté imprégné du style et de l’esprit même de Chrétien Bach dans le style de l’opéra… Ce mélange d’élégance discrète, de pureté mélodique, de douceur parfois un peu molle, mais toujours charmante, cette préférence de la beauté à l’intensité de l’expression dramatique, tout cela est venu directement à Mozart des opéras de Chrétien Bach. » — Resterait seulement à savoir, — et nous l’apprendrons tout à l’heure, — ce qu’à tout cela, qui lui venait en effet de Chrétien Bach, et des autres, Mozart a personnellement ajouté.

Ils étaient légion, les autres. Allemands ou italiens, musiciens de théâtre ou de musique pure, auquel d’entre eux le petit Mozart n’aurait-il point alors adressé le salut et le remerciement de Dante à Virgile ! Agé de douze ans, à Vienne, il écoute avec le même plaisir et. le même profit (son œuvre d’alors en porte témoignage) les opéras sérieux d’un Gluck ou d’un liasse, Alceste ou Partenope et des opéras bouffes italiens comme la Buona figliuola de Piccini.

Un Mozart français, un Mozart italien, un Mozart allemand, ces trois personnes coexistent en vérité dans la nature unique de Mozart. Chacune des trois s’y révèle. La dernière a maintes fois subi l’influence, l’empreinte même de deux grands maîtres fraternels, les Haydn : Joseph, l’aîné, le plus grand, celui qu’on oublie, et le plus jeune, Michel, celui qu’on ignore. MM. de Wyzewa et de Saint-Foix ont suivi leurs traces à tous deux à travers l’œuvre du jeune Mozart. Au terme d’une véritable étude consacrée à Michel Haydn, les biographes-critiques ne craignent pas d’écrire : « Il n’est pas douteux que jamais, durant toute sa vie, Mozart n’a rencontré un homme dont le génie fût si singulièrement proche du sien, ni dont l’œuvre dût exercer sur lui une influence à la fois aussi vive et aussi durable. Jusqu’au terme de sa carrière, l’auteur de la Flûte enchantée et de l’Ave verum est resté l’élève et l’imitateur du vieux Michel Haydn. » C’est beaucoup dire, pensera-t-on peut-être d’abord. Mais, la thèse aussitôt posée, il faudra bien lire les pages suivantes, se rendre à des argumens assez nombreux, assez forts, pour la démontrer et la soutenir.

Pourtant, sur le génie de Mozart le génie de Joseph Haydn ne devait guère avoir une action moins efficace que le génie de Michel. On sait quelle admiration réciproque, quelle tendresse, paternelle et filiale, unit toujours l’un à l’autre Haydn et Mozart. Chaque fois qu’il revint d’Italie, en 1771, 1772, 1773, à quinze, à seize, à dix-sept ans, Wolfgang fut pris et repris par l’influence de Haydn. Elle le rendait en quelque sorte à l’esprit allemand. La reprise de 1773, à Vienne, fut la plus forte. Haydn traversait alors une des époques de sa vie où il conçut la notion la plus haute de l’objet et du caractère de son art. Il régnait en maître sur le monde musical viennois. Mozart, le sensible et souple Mozart, ne tarda pas à se constituer son élève et son imitateur. Il reconnut aussitôt combien l’idéal de Haydn dépassait en grandeur, en dignité, l’idéal plus léger et plus menu que lui avaient offert les œuvres de l’école italienne de son temps. On aimerait suivre jusqu’au bout, et dans le détail, l’action et la réaction réciproque des deux génies, car il se lit dès lors entre eux de nobles et pieux échanges. Mozart ne devait pas être ingrat, et tout ce qu’adolescent, presque enfant encore, il avait reçu de Haydn, sa maturité le rendra plus tard à la vieillesse de son maître. Ainsi l’un et l’autre et l’un par l’autre, ces deux grands hommes furent plus grands tour à tour.

Il semble en vérité que tous les principes, tous les élémens de la beauté sonore épars en ce temps-là dans le monde, se soient réunis pour composer la perfection unique de Mozart. Avec sa grâce, avec son sourire d’enfant, il allait, dérobant à tous les peuples, à tous les maîtres, le secret de leur chant et de leur âme elle-même. Et tous ils se laissaient dépouiller, un peu surpris, mais bientôt plus heureux encore de retrouver et de reconnaître, sans savoir par quel enchantement, leur propre voix plus pure et leurs concerts plus harmonieux. Dans l’œuvre du jeune Wolfgang, l’apport italien ne fut pas le moins abondant. Les deux biographes-critiques en ont dressé le bilan après chaque séjour de l’enfant au-delà des Alpes. Avec tous les documens, toutes les observations qu’ils ont réunies, on composerait un volume à la fois solide et charmant sur l’italianisme de Mozart. Une place d’honneur y serait faite à l’enseignement que Mozart, à Bologne, en 1770, reçut du célèbre Père Martini, « cet homme admirable, ce représentant parfait du génie de sa race et le dernier héritier de ce beau style italien qui naguère avait créé les chefs-d’œuvre des Frescobaldi et des Corelli, et de Haendel même. En se nourrissant de ses leçons, — dont bien d’autres, avant lui, avaient profité, mais personne aussi pleinement ni avec autant de passion, — Mozart s’est trouvé prendre contact avec ce que l’Italie avait à lui donner de plus précieux et de plus sacré. Et si, plus tard, son œuvre va se distinguer de celle de ses plus grands rivaux par un caractère de beauté plus pure et plus haute, peut-être le devra-t-elle, en grande partie, à la chance qui lui aura permis de consacrer ces trois mois de sa jeunesse à recueillir l’héritage des vieux maîtres italiens. »

Italiam ! Italiam ! Un siècle après Mozart, un autre, un tout autre grand musicien d’Allemagne devait aussi jeter ce cri de désir et d’amour que, depuis Virgile, ont proféré tant de lèvres humaines. Richard Wagner lui-même ne rêva-t-il pas je ne sais quelle alliance entre son génie et le génie latin ? Dans une mémorable lettre adressée à Arrigo Boito, il exprima l’espoir que son Lohengrin, descendant alors en Italie, pourrait être le messager et comme le héraut de cette union mystérieuse. Mais c’est à Mozart, au seul Mozart, qu’avait été réservée la faveur de l’accomplir. Pour nul autre-autant que pour le mélodieux enfant, l’Italie ne se montra bienfaisante et généreuse. L’amour dont elle l’aima n’eut rien de jaloux ni de sévère. Elle ne prétendit point régner seule en son cœur ; elle accepta le partage avec sa patrie. Et même, par un contraste, sinon par une contradiction piquante, l’Italie fut un jour témoin de l’évolution ou de la révolution tout allemande qui vint, parmi tant d’autres, changer l’âme toujours changeante du jeune Mozart. L’ouvrage, abondant en surprises, que nous étudions, n’offre pas de plus curieux épisode, ni jusqu’ici de moins connu. C’était à Milan pendant l’hiver de 1772-1773. Mozart avait dix-sept ans. Hôte de l’Italie pour la troisième et dernière fois, il achevait la composition et préparait la représentation de l’opéra qui lui avait été commandé, Lucio Silla. L’ouvrage devait « passer » le 26 décembre 1772. Le 5 du même mois, vingt et un jours auparavant, Wolfgang écrivait tranquillement à sa sœur : « Encore quatorze morceaux à faire et puis j’aurai fini. » Au jour dit, il eut fini en effet. Le succès de Lucio Silla fut médiocre. L’ouvrage néanmoins contient plusieurs passages, un épisode en particulier (la scène des tombeaux) qui, par « l’ardente beauté, » par « la profondeur tragique, » se placent au premier rang de tout l’œuvre dramatique du maître. Et puis, et surtout, ces fragmens apparaissent comme les symptômes d’un état d’esprit et d’âme, d’un accès, d’une véritable crise de romantisme que va traverser pendant quelques mois le génie du jeune Mozart. L’Allemagne entrait alors dans la période d’agitation passionnée que l’on désigne communément par le nom de Sturm und Drang et que représentent, dans l’ordre littéraire, des œuvres telles que la Lénore de Bürger et le Werther de Gœthe (1774).

La musique ne pouvait échapper à cette influence. Il semble même qu’elle l’ait subie la première. Alors sur les fronts les plus purs, les plus calmes, un souffle d’orage passa. Jusque chez un Haydn, M. de Wyzewa naguère a constaté ce mouvement de fièvre. Il a surpris une chaleur, un trouble et vraiment un frisson nouveau dans certaines œuvres étranges et magnifiques telles qu’une sonate pour piano en ut mineur, une série de quatuors savans et dramatiques et surtout ces « prodigieux poèmes de douleur pathétique » que sont les symphonies appelées la Passion, les Adieux et la Symphonie funèbre. Aujourd’hui c’est, dans l’œuvre de Mozart, à la même époque, exactement la même année (la dix-septième de la vie de Mozart) que par les mêmes signes le même état nous est révélé, fêlât, ou, comme disaient les anciens, éthos allemand, propre à l’Allemagne d’alors, et par où l’on ignorait communément que Mozart adolescent eût passé. Chose plus surprenante encore : le hasard ayant voulu que l’Italie fût témoin de ce passage et que le « mal romantique » atteignît Mozart pendant qu’il se trouvait à Milan et composait un opéra italien, c’est dans la langue musicale italienne qu’il exprima des sentimens allemands. Et cela, qui, chez tout autre, n’eût pas manqué de produire un contraste, voire une disparate, ne fit qu’ajouter une harmonie de plus à ce génie en tout et toujours harmonieux.

L’espace nous est ici trop mesuré pour suivre Mozart à travers les détours et les retours même d’un chemin qu’on avait, jusqu’ici, cru moins sinueux. Plus d’une étape encore, dans l’un ou l’autre sens, offrirait l’intérêt le plus vif et le plus imprévu. MM. de Wyzewa et de Saint-Foix, avec délicatesse, les ont toutes su distinguer et définir. Par les œuvres seules, à défaut de documens, ils nous montrent quelle année bénie et féconde est la dix-septième année de Mozart, l’année du « grand effort créateur. « Un peu plus loin, rien que ce titre d’un autre chapitre : « la vingtième année, » quand c’est de Mozart qu’il s’agit, n’est-il pas une promesse et comme un programme de fête ! Nous parlions de régression tout à l’heure. Une fois, une seule, sur sa route enchantée, on dirait que Mozart s’arrête, s’il ne recule. Par un de ces reviremens qui lui sont familiers, il passe et peut-être il descend, du grand style à la « galanterie, » ainsi qu’on appelait de son temps le genre, ou l’idéal, — car après tout c’en était un encore, — de la musique seulement agréable et légère. C’est aux environs de sa dix-huitième année que le déjà savant et vigoureux artiste se transforme, — pour un temps, — en un poète assurément délicieux encore, mais « plus préoccupé d’amuser et de ravir ses auditeurs que de les émouvoir en exposant devant eux les passions de son propre cœur. »

Quoi qu’il en soit, et si l’on ne craignait de jouer sur les mots, on appellerait volontiers cette nouvelle biographie critique une histoire. — très neuve en effet à cet égard, — des variations du jeune Mozart. Mais sous ces variations, à travers les influences diverses, il fallait maintenir, sauvegarder l’unité et la personnalité du maître ; il importait de nous faire comprendre, sentir, comment et pourquoi Mozart et non point Chrétien Bach, ou Haydn, ou Schobert a été le vrai, l’unique Mozart. C’est à quoi les auteurs ont parfaitement réussi. Non pas qu’ils aient tenté nulle part, isolément, la définition ou le portrait du génie de Mozart. Mais plutôt ils en ont, un peu partout, à tout propos, et sans jamais les rassembler en masse, noté les élémens ou les traits. Dès le début, rappelant telle ou telle anecdote, ils ont bien montré, dans le caractère, dans la vie et dans l’œuvre de « l’enfant prodige, » l’alliance jusque-là sans exemple et qui depuis ne s’est pas renouvelée, du naturel et du merveilleux. Tout est miracle chez le petit Mozart, mais avec un air simple, familier, je dirais presque ingénu. Plus tard, en étudiant la formation ou la composition du génie de Mozart, les deux historiens-critiques ont pris soin d’y signaler, non seulement à côté, mais au-dessus de l’apport extérieur, l’élément personnel, enfin le don de Dieu, plus fort, plus sacré que toutes les influences humaines. Ainsi Mozart a reçu beaucoup d’un Chrétien Bach. Mais à tout ce qu’il lui doit il ajouta « le secret d’une beauté plus parfaite » et s’il a parlé quelquefois la même langue, il s’en est du moins servi pour « traduire des sentimens d’un degré plus haut. » Est-ce à l’œuvre d’un Michel Haydn que nous comparerons l’œuvre de Mozart ? Il faudra bien alors avouer, avec MM. de Wyzewa et de Saint-Foix, que « le produit de l’élève contient pour ainsi dire plus de musique, une portée expressive plus haute et une réalisation plus parfaite que n’en contenait son modèle immédiat. Et cela « sans compter un certain don mystérieux de vie artistique, qui toujours nous fera apparaître comme un seul et même ensemble un chef-d’œuvre de Mozart. » Enfin et surtout lorsque les deux auteurs, quittant, comme ils font souvent, comme on leur sait gré de le faire, le langage technique, en viennent à nous parler « de ce secret de simple et transparente beauté, de cette mélodie constante et vraiment « infinie, » de ce don de transfigurer toutes choses en chant ; » de ce besoin irrésistible, continu, absolu, de vivre en beauté et de représenter ainsi toute vie et toute la vie, alors il semble bien qu’on ne puisse manquer de reconnaître ici, dégagée des antécédens ou des alentours, la personnalité, bien plus, l’essence, et la plus pure, du génie de Mozart.

Elle se répand à travers le livre et, tout entier, le pénètre. On la respire en chacune des œuvres citées, de la première à la dernière. Oui, la première de toutes, un petit menuet composé par Wolfgang à l’âge de six ans (janvier 1762) est déjà du Mozart. « Le style est encore d’une simplicité tout enfantine ; la basse reste sèche et pauvre, se bornant à marquer le rythme. » Mais comparez-le seulement avec un autre menuet, gravé sur la même page, dont l’auteur est le père de Wolfgang et son premier maître : vous sentirez aussitôt la différence profonde, l’abîme entre les deux natures, « et combien l’enfant, par instinct, » avait déjà « le don de faire chanter sa musique, de la rendre vivante. »

En ce peu de notes, les premières que l’imagination de Mozart ait conçues, que ses petites mains aient jouées, je ne sais quoi nous émeut et nous attendrit. Le premier volume de MM. de Wyzewa et de Saint-Foix s’ouvre sur cette citation. Le second se ferme, ou peu s’en faut, sur une autre, qui, pour d’autres raisons, peut également nous toucher. L’œuvre, dont on lit ici les quatre premières mesures, est un graduel pour la fête de la Vierge. Daté du 9 septembre 1777, lendemain de la Nativité, peut-être fut-il composé pour la dite fête et recopié le jour suivant, il est écrit pour quatre voix, avec accompagnement de quatuor et d’orgue, en contrepoint aisé. Quelques traces de styles « galant, » ça et là certaine concession au goût profane s’y découvrirait sans peine. L’expression générale du petit morceau n’en est pas moins pieuse et tendre, le recueillement profond avec simplicité. « Nulle part autant que dans ce Sancta Maria, — jusqu’à l’Ave verum de 1791, qui d’ailleurs n’est pas sans le rappeler singulièrement, — Mozart n’est parvenu à réaliser, à l’aide des procédés tout mondains de la musique de son temps, un idéal nouveau du chant religieux, traduisant l’émotion d’un cœur chrétien en présence de la Vierge, comme d’autres œuvres, instrumentales ou vocales, traduisent les émotions de l’amour ou de la souffrance profane. » Et puis il n’est pas jusqu’aux paroles, latines, qui ne donnent à cette composition de Mozart un sens particulier, un intérêt biographique, une valeur d’âme en quelque sorte autant qu’une valeur d’art. « Sainte Marie, mère de Dieu, je vous dois tout ; mais, à partir de ce moment, je me voue expressément à votre service, et vous choisis pour ma patronne et ma gardienne. Votre honneur et votre culte ne s’effaceront plus de mon cœur ; jamais je ne les abandonnerai ni ne les laisserai violer par d’autres personnes dépendant de moi, ni en paroles, ni en fait. Sainte Marie, accueillez-moi miséricordieusement, prosterné à vos pieds. Protégez-moi dans la vie et me défendez à l’heure de la mort. Amen. »

Quand il écrivit ce morceau religieux, en l’honneur de la Vierge, Wolfgang n’avait pas encore accompli sa vingt-deuxième année. Il se préparait à quitter encore une fois Salzbourg, le 23 septembre, pour commencer, en compagnie de sa mère, le grand voyage qui devait, par Munich, Augsbourg et Mannheim surtout, le mener, ou le ramener à Paris. On sait, par d’autres documens, qu’il était, à cette époque, engagé dans une congrégation ou une confrérie « mariale. » Dès lors on comprend, on goûte même, à la veille du jour où le jeune et pieux pèlerin allait se remettre en route, la beauté, la ferveur et la dévotion de cette « harmonieuse prière, » véritable consécration à la Vierge, des vingt ans de Mozart.

Ainsi, dans ce livre, chaque œuvre de Mozart, analysée en soi, comme pure musique, est traitée encore comme élément de biographie, mais d’une biographie surtout intérieure et psychologique, où l’esprit et l’âme ont plus de part que les événemens. MM. de Wyzewa et de Saint-Foix ont intitulé leur étude : Mozart, sa vie musicale et son œuvre. Le titre ne ment pas : c’est bien en musique que l’on voit ici vivre Mozart. De quelle vie ondoyante et diverse, nous avons essayé de vous en donner l’idée. Lisez le livre pour en avoir le sentiment et presque la sensation. Il n’est pas un genre musical où ne se soit essayée, illustrée l’Enfance et la Jeunesse de Mozart. Musique d’opéra, de concert, de chambre, d’église, à quoi Wolfgang, à vingt ans, n’avait-il pas touché de ses mains légères, de ses divines mains ! Pour lui, par lui, tout devenait musique, parce que tout était musique en lui. Rien, fût-ce un repas, ne lui paraissait indigne d’être accompagné, d’être honoré, d’être embelli pas les sons. Il a composé des « musiques de table » destinées aux festins que donnait le prince-archevêque de Salzbourg. C’était des « divertissemens, » ou de simples « entrées pour trompettes et timbales, » accompagnées parfois de deux flûtes, annonçant d’autres « entrées, » celle des hôtes et celle même, non moins solennelle, des plats. Et puis, quand le jeune Wolfgang avait rempli de ses chants les salles de fête et de théâtre, les églises et les chapelles, le palais des grands et la maison de Dieu, son génie débordant s’échappait au dehors. Les places, les rues de Salzbourg résonnaient de ses « musiques de plein air, » et les sérénades de Mozart faisaient la ville de Mozart harmonieuse, dans l’ombre claire des nuits d’été

Ce livre même, écrit à la gloire du maître, est une harmonie, un perpétuel concert. Les citations musicales y sont en si grand nombre que non seulement on le lit, mais on l’écoute. On l’a fermé depuis longtemps, que l’on croit toujours l’entendre. Il laisse en nous l’impression, l’écho, ou plutôt mille échos d’une fête sonore, d’une fête exquise, et la jeunesse de Mozart continue de chanter à nos oreilles. En son langage familier et mystique, il nous souvient qu’un jour Gounod nous disait : « Mon enfant, quand j’entrerai — si j’y entre, comme je l’espère, — au Paradis, je saluerai d’abord le bon Dieu. Mais après, tout de suite après, je demanderai : Maintenant, et Mozart ? Où est Mozart. » Dès ce monde, en attendant l’autre, le lecteur sait désormais où trouver Mozart, le jeune Mozart.


CAMILLE BELLAIGUE.