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Revue scientifique - La Torpille et les immersibles

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REVUE SCIENTIFIQUE

LA TORPILLE ET LES IMMERSIBLES

Dans un de ces entretiens où la science, sans y rien perdre, se fleurit élégamment de charme littéraire, et où Fontenelle expose la théorie de la gravitation des astres, la marquise fictive qui est son interlocutrice s’écrie soudain : « La philosophie est donc devenue terriblement mécanique. » Si elle ressuscitait de nos jours, la rêveuse marquise, se souvenant du temps des mousquetaires, s’écrierait sans doute : « La guerre est donc devenue terriblement mécanique ;… » et ce serait assurément le seul rapport qu’elle pût trouver entre la guerre et la philosophie.

Cette domination monstrueuse des machines dans la lutte actuelle, si sensible déjà sur le front de terre, est peut-être plus impressionnante encore dans la guerre navale, et il n’est point d’engin qui enferme en ses flancs autant d’ingéniosité mécanique, autant de science diaboliquement pervertie que la torpille qui, chaque semaine, sur les côtes de l’Europe et ces jours passés jusque sur celles de la lointaine Amérique fait les ravages que l’on sait.

La torpille est au sous-marin ce que l’obus est au canon. L’un est la raison d’être de l’autre, et je voudrais examiner brièvement ici les causes qui font de chacun de ces engins, ou plutôt de leur combinaison, le plus foudroyant des agens de destruction. La torpille n’étant elle-même qu’un sous-marin automatique en miniature, il est naturel que nous nous occupions d’abord du sous-marin lui-même. Son rôle stratégique et commercial a été déjà maintes fois traité ici même de main de maître par M. l’amiral Degouy au cours de ses pénétrans articles sur la guerre navale, et notamment dans l’étude qu’il a consacrée récemment au fameux sous-marin commercial Deutschland[1] ; quant à la question de droit international que soulève l’emploi des sous-marins, relativement entre autres à la notion de blocus, M. Bertin l’a traitée naguère avec sa grande autorité dans cette Revue[2].

Aussi n’est-ce ni du point de vue stratégique, ni du point de vue commercial, ni du point de vue juridique que je voudrais à mon tour aborder ici la question du sous-marin, mais plus modestement d’un point de vue technique et scientifique, en montrant par quelques exemples seulement, — car il faudrait des volumes pour épuiser le sujet, — qu’il ne reste point de partie de la physique à laquelle par quelque côté ne touchent ces navires délicats et compliqués, dont les flancs enferment, comme en une synthèse symbolique, presque tout ce que l’homme moderne a su arracher pour la guerre à l’impassibilité tour à tour féconde, ou meurtrière de la science.


Ici comme en tout l’important et le difficile est d’abord de s’entendre sur les mots. Si on entend par sous-marin un vaisseau qui navigue habituellement sous l’eau, il n’y a pas de sous-marin, car la navigation immergée n’est jamais qu’exceptionnelle pour les navires de ce type, et ceci justifie la définition humoristique bien connue dans la marine : « Le sous-marin est un bâtiment qui navigue en surface… » Nous dirons donc : Le sous-marin est un navire capable de naviguer à l’occasion sous l’eau. Mais qu’est-ce alors qu’un submersible ? Les submersibles sont-ils ou non des sous-marins ?

Quelques explications sont ici nécessaires, car on a pris la mauvaise habitude d’englober sous ce dernier vocable des bateaux très différens. Anciennement, on appelait sous-marins des navires capables de plonger à volonté sous l’eau, et qui, même lorsqu’ils naviguaient émergés, ne dépassaient que très peu la surface de l’eau, avaient la plus grande partie de leur volume immergée, en un mot avaient une faible flottabilité, comme on dit dans le patois technique. La flottabilité d’un navire est la fraction de son tonnage dont il émerge quand il flotte. Dans les premiers sous-marins et dans tous ceux qu’on construisit jusqu’à ces deux dernières décades, cette fraction était petite. Sur les sous-marins du début la flottabilité n’était que d’environ 5 pour 100, c’est-à-dire qu’un sous-marin de 200 tonnes, lorsqu’il naviguait à la surface, n’émergeait que d’une dizaine de tonnes. Il suffisait donc de le surcharger d’une dizaine de tonnes d’eau pour qu’il s’enfonçât sous l’eau conformément au principe découvert par l’ingénieur Archimède. Cette petite surcharge d’eau nécessaire à la plongée des premiers sous-marins, on la leur procurait en ouvrant au moment voulu les vannes des réservoirs ménagés dans la coque du bâtiment et qu’on appelle les water-ballasts dans cet horrible jargon que l’entente cordiale elle-même n’a pas encore réussi à rendre digestible aux platoniques amans de la langue de Voltaire.

Mais ces sous-marins lourds, bas sur l’eau, étaient par-là même très résistans à l’avancement, c’est-à-dire ne pouvaient avoir qu’une faible vitesse ; il est clair en effet que, de deux vaisseaux de dimensions identiques et munis de moteurs égaux et dont l’un plonge beaucoup moins que l’autre dans l’eau, le premier ira beaucoup plus vite, ayant à vaincre beaucoup moins de résistance liquide (la résistance de l’air est négligeable à côté) : un objet quelconque, une balle de fusil par exemple, projetée avec une force donnée ira beaucoup plus vite et plus loin dans l’air que dans l’eau[3]. En outre ces sous-marins entraient facilement dans la lame, étaient traversés même en surface par les vagues, ce qui les rendait difficilement habitables par mer grosse et impropres aux randonnées en haute mer et à la navigation par mauvais temps.

La question changea de face et ces défauts des sous-marins disparurent lorsque notre éminent compatriote M. Laubeuf, ingénieur des constructions navales, eut l’idée de leur donner une grande flottabilité. On appela submersibles les navires ainsi créés. La flottabilité y atteint des valeurs presque aussi grandes que dans les torpilleurs ordinaires. Ainsi dans le Narval de Laubeuf elle était d’environ 42 pour 100, c’est-à-dire que, à la surface, 42 pour 100 du tonnage total émergeait, celui-ci étant d’ailleurs voisin de 200 tonneaux. Dans tous les submersibles construits depuis sur le type plus ou moins modifié de Laubeuf, cette modification fondamentale subsiste ; et la flottabilité y varie de 20 à 40 pour 100, c’est-à-dire qu’elle est de 4 à 8 fois plus considérable que dans les sous-marins antérieurs. Elle est par exemple d’environ 30 pour 100 dans les submersibles des types Aigrette et Pluviôse, d’environ 33 pour 100 dans nos types plus récens, d’environ 17 pour 100 dans les submersibles italiens du système Laurenti, d’environ 23 pour 100 dans les submersibles allemands du système Germania-Krupp de la série des U1. [On sait que les Allemands désignent leurs sous-marins par un numéro suivant la lettre U, qui est l’initiale du mot Unterseeschiff.] Autant qu’on peut le savoir, les derniers sous-marins construits par les Allemands ont également une forte flottabilité voisine de 20 pour 100. Telle est du moins, d’après ce qu’on peut savoir, le cas pour les appareils de la série des U33 à U38 commencée en 1913, et qui sont analogues aux sous-marins construits à cette époque par Krupp pour l’Autriche et qui déplaçaient environ 675 tonnes en surface et 835 tonnes en immersion. Le sous-marin pseudo-commercial Deutschland a une flottabilité grande et du même ordre, avec un tonnage au moins double, et tel paraît être aussi le cas de l’U53 qui vient de se signaler, comme on sait, au large de New-York.

Tous ces navires allemands sont de simples démarquages modifiés et amplifiés des submersibles français. M. Laubeuf en a signalé récemment deux preuves entre mille : 1o A la fin de 1905, nous avons été informés de l’offre à la Roumanie par Krupp de submersibles système français. 2o Dans le récit d’une croisière sous-marine de Dantzig à Héligoland, écrit par un officier de la marine allemande en 1914 et traduit dans le journal anglais Motor ship and Motor boat du 31 décembre 1914 on trouve cet aveu non dénué de cynisme : « Ce bateau est du type à double coque construit sur le principe Laubeuf qui est un dessin moderne et le type généralement adopté pour tous les navires destinés à la haute mer. »

La confrontation des dates est d’ailleurs à cet égard particulièrement éloquente ;

1o Le Narval a été lancé le 21 octobre 1899 ; quatre submersibles français du type Sirène ont été lancés en 1901.

2o Le Glauco premier submersible italien de l’ingénieur Laurenti, a été lancé le 19 juillet 1905.

3o Le U1, premier submersible allemand de la Société Germania-Krupp, a été lancé le 30 août 1905.

En 1900, la France était la seule nation construisant des submersibles. Toutes les autres nations ne construisaient que des sous-marins à faible flottabilité ; toutes depuis sont venues aux idées françaises.

Comme il faut, pour faire plonger les submersibles, beaucoup plus d’eau que dans le sous-marin primitif, c’est-à-dire des réservoirs beaucoup plus grands, on y a placé ces réservoirs à l’extérieur de la coque et tout autour, et c’est ainsi que les submersibles sont constitués par deux coques, par deux enveloppes l’une dans l’autre, un peu comme les bouteilles Thermos, l’intervalle pouvant être à volonté rempli d’eau ou vidé de celle-ci par l’air comprimé. Il en résulte une construction entièrement différente : la coque extérieure des submersibles ne subissant aucune pression en plongée, puisque la mer la baigne également sur ses deux faces, ne subit une pression liquide, qui est alors faible, que quand les water-ballasts sont vides, c’est-à-dire dans la navigation de surface. Cette coque extérieure peut donc être en tête mince comme dans les torpilleurs, tandis que la coque interne qui subit toute la pression hydrostatique en plongée est en tête épaisse. Au contraire, dans les sous-marins à faible flottabilité, les réservoirs étant à l’intérieur du bâtiment, la coque externe doit être épaisse. La forme des deux types de navires diffère également ; le submersible a la forme mince des torpilleurs, tandis que son prédécesseur a une section circulaire comme un cigare. L’expérience a montré que cela ne nuit pas à la bonne tenue en plongée du submersible.

Quant à la crainte, conçue un moment, de voir l’immersion des submersibles durer trop longtemps à cause de leur émergence considérable et de la grande masse d’eau à emmagasiner, elle n’est plus fondée aujourd’hui, des dispositifs heureux et des manœuvres bien conçues ayant permis de ramener cette durée d’immersion à cinq minutes, ce qui satisfait toutes les exigences militaires et permet au bâtiment d’échapper rapidement au tir ennemi en cas de danger.

Aujourd’hui, on a pris l’habitude de désigner sous le nom de sous-marins à la fois les sous-marins à faible flottabilité et les submersibles, tandis que beaucoup d’auteurs et de marins appellent simplement sous-marins tout court les premiers. C’est une source de confusions continuelles. La solution logique et rationnelle consisterait à adopter, pour désigner l’ensemble des deux catégories, le nom collectif d’ « immersibles, » qui a été proposé par M. Maurice, directeur de l’École du génie maritime. Cette solution tend d’ailleurs à se propager, et il faut espérer qu’une décision officielle la consacrera ; on saura alors que les sous-marins sont les « immersibles » à faible flottabilité. Un nom qui désigne à la fois un tout et la moitié de ce tout à l’exclusion de l’autre, est un nom vicieux.

De tout ce qui précède il résulte nettement que le submersible est nettement supérieur par le tonnage, les qualités nautiques, le rayon d’action, la capacité offensive au sous-marin (j’adopte par anticipation la désignation qui vient d’être préconisée). Cela ne veut pas dire que celui-ci soit abandonné partout ou doive l’être. Les submersibles lui sont à certains égards inférieurs (toute médaille a son revers) : 1° Ayant un grand tirant d’eau, ils sont plus vulnérables au canon et à la torpille, et surtout ils ne peuvent s’immerger aux petites profondeurs marines, telles que celles qui règnent aux environs précisément d’une grande partie des côtes allemandes. M. l’amiral Degouy a très justement signalé ce danger, et c’est là peut-être la cause qui fait que le voyage du fameux Bremen ne s’est pas achevé au port. 2° Lorsque le submersible immergé s’incline, cela est beaucoup plus dangereux pour lui à cause de sa longueur : ainsi un bâtiment de 100 mètres de long s’inclinant accidentellement de 10 degrés, ce qui est fréquent en plongée, aura une de ses extrémités 17 mètres plus bas que l’autre. D’où danger plus grand d’accident et nécessité de profondeurs plus grandes. 3° Le prix de revient et la durée de construction des submersibles sont supérieurs. On conçoit dans ces conditions que certaines marines comme celles de l’Angleterre, des États-Unis, du Japon, emploient concurremment les deux types, le submersible comme engin d’attaque à grand rayon d’action, le sous-marin comme engin de défende des côtes et des ports, à rayon d’action réduit, mais à maniabilité plus grande. Quant aux bâtimens employés si efficacement par les Allemands dans leur guerre sous-marine, ils appartiennent sans exception au type submersible ; ce sont de lourdes pousses germaniques greffées une fois de plus sur une tige française. Le coq a couvé des vautours.


Les organes qui servent aux « immersibles » pour se propulser, pour se déplacer ou s’équilibrer en profondeur, pour se diriger, réunissent les plus subtils perfectionnemens de la technique et de la science.

Le propulseur d’abord : en plongée, il est nécessaire que le moteur des immersibles ne consomme pas la précieuse provision d’air respirable, ne produise pas de trépidations et de chocs repérables, ne donne pas de grandes quantités de produits qu’il est nécessaire d’évacuer. Seul, l’accumulateur électrique remplit à peu près ces conditions. C’est pourquoi, en plongée, les hélices des immersibles ont été jusqu’ici mues par des accumulateurs. Mais ceux-ci ont plusieurs inconvéniens, et surtout ils sont très lourds ; ils pèsent environ 80 kilogrammes par cheval de puissance, c’est-à-dire environ 8 fois plus que certains moteurs à vapeur. Il faut 750 kilos d’accumulateurs pour débiter un cheval-vapeur pendant vingt-quatre heures, et seulement 30 kilos de machine à vapeur pour obtenir le même résultat. Pour donner aux immersibles un rayon d’action suffisant, on a donc été conduit à renoncer complètement aux accumulateurs, lorsque leur emploi n’est plus indispensable, c’est-à-dire pendant la navigation en surface. On emploie alors, soit des moteurs à vapeur, soit, — sur les bâtimens allemands, — des moteurs à pétrole du système Diesel, à combustion interne. Les moteurs de surface servent en même temps à recharger les accumulateurs. L’immersible, qui emmagasine à la surface de l’énergie motrice pour sa plongée, est assez comparable à la baleine qui vient de temps en temps puiser dans l’air l’oxygène nécessaire à son énergie en plongée. Tout cela fait que, en dehors de la viciation de l’air des sous-marins à laquelle on remédie automatiquement par l’oxylithe, le sous-marin, je veux dire l’immersible, a intérêt à ne pas rester trop longtemps en plongée, faute de quoi son énergie motrice disparaîtrait.

L’idéal serait évidemment de n’avoir qu’un moteur unique pour la plongée et la surface, mais jusqu’ici les essais dans ce sens n’ont pas abouti à des résultats définitifs. Pourtant, dès avant la guerre, M. l’ingénieur en chef Maurice avait étudié une machine à vapeur spéciale pour la plongée, dans laquelle la vapeur était produite, non par l’oxydation d’un combustible, mais par la chaleur accumulée en surface grâce à un accumulateur thermique spécial, sur lequel on nous permettra de ne donner aucun détail. Il est probable, comme l’a remarqué déjà M. l’amiral Degouy, que les Allemands, avec leur classique habileté de plagiaires adaptateurs, ont appliqué cette idée dans leurs immersibles récens, car Krupp construit actuellement une chaudière qui ressemble comme une sœur à celle de M. Maurice.

En tout cas, l’emploi d’une source d’énergie unique (pétrole ou vapeur), pour la propulsion à la fois en plongée et en surface, est de ces problèmes dont la solution ne saurait tarder, car il répond à des nécessités réelles, et c’est surtout en matière de technique et de science que les besoins créent les moyens et que « nécessité ne connaît pas de loi. »


Les organes qui permettent aux immersibles de se déplacer exactement suivant les trois dimensions de l’espace sont arrivés aujourd’hui à un grand degré de perfection. Le bâtiment étant immobile, pour monter ou descendre, il faut expulser une certaine quantité d’eau des water-ballasts, ou, au contraire, leur en ajouter, ce que l’on fait au moyen de pompes et de vannes commandées électriquement, ou autrement, et dont les manettes sont sous l’œil du commandant. Des manomètres soumis à la pression de la colonne d’eau sus-jacente indiquent à chaque instant la profondeur atteinte.

La montée ou la descente du bâtiment non plus immobile, mais en marche, est encore plus curieuse. La manœuvre et ses organes sont presque les mêmes ici que dans l’aéroplane. L’oiseau artificiel qui se soutient dans l’air, le poisson cuirassé qui se maintient sous la mer se trouvent avoir je ne sais quelles affinités qui les font semblables et symétriques de part et d’autre de la surface du sol. Les pôles aussi sont à l’opposé l’un de l’autre, et pourtant ils sont semblables.

De même que l’aéroplane est plus lourd que l’air et ne s’y tient en équilibre que par sa vitesse qui l’empêche de tomber au sol, ainsi que je l’ai expliqué naguère, de même le submersible ou le sous-marin en marche est équilibré par son commandant, de manière à être plus léger que l’eau, et sa vitesse seule l’empêche de remonter à la surface. On obtient ce résultat grâce à des ailerons placés de part et d’autre de la coque légèrement inclinée le haut vers l’arrière, de même que, symétriquement, les ailes d’avion sont inclinées le haut vers l’avant, et qui reçoivent de l’eau en mouvement une poussée qui tend à les faire enfoncer. Si, pour une cause quelconque, le bâtiment s’arrête, la poussée descendante ainsi produite sur les ailerons est supprimée, et le navire remonte automatiquement à la surface. La sécurité ainsi obtenue est encore augmentée grâce à de puissantes pompes d’épuisement qui permettent, en cas de besoin, de vider rapidement les caisses à eau, grâce encore à des plombs de sûreté fixés au-dessous de la coque et qu’une manœuvre simple permet de détacher au besoin. Malgré la triple cuirasse de ces dispositifs de sécurité, plus d’un de nos submersibles est, hélas ! dès le temps de paix, resté au fond des abysses océaniques avec son précieux chargement de jeunes vies ensevelies. Mais le péril toujours suspendu sur les courages les couronne d’une auréole, et les sensations et les heures sont multipliées par le frôlement humide du danger dans ces nefs d’acier, cercueils d’héroïsme parfois, vases toujours parfumés de beauté morale et de tranquille sacrifice.

Quant à la gouverne dans le sens latéral dans le plan horizontal, elle s’y fait comme dans les autres navires, comme dans les aéroplanes, par des gouvernails verticaux. Mais pour se diriger, plonger, pour apercevoir l’ennemi sans en être vu et régler sur lui l’attaque imprévue des torpilles, il faut aux immersibles une vision. Il ne saurait être question de vision sous-marine. Par les hublots d’un bâtiment en plongée, on ne distingue rien sous l’eau à quelques mètres de profondeur, même en employant de puissans projecteurs qui d’ailleurs feraient repérer le navire. La lumière du soleil elle-même est complètement absorbée à une faible profondeur. Il faut donc au navire immergé un œil aérien. Cet œil, c’est le périscope dont la lentille au bout d’un long tube dépasse légèrement la surface de l’eau.

Avec leur périscope pédoncule et leur coque blindée, le sous-marin, le submersible, ne sont-ils pas un peu les frères de ces crustacés podophtalmiques, aux carapaces redoutables, qui ont leur œil au bout d’une longue antenne et qui livrent sans fin de silencieux combats tout au fond de la mer smaragdine ?


Le sous-marin sans torpille serait comme un canon sans munitions. Bien qu’on ait vu quelquefois dans cette guerre des submersibles allemands user du canon contre d’inoffensifs vaisseaux marchands, il est sans exemple que l’un d’eux ait canonné un navire de guerre. La torpille est et reste leur arme principale.

De tous les projectiles employés dans cette guerre, balles, bombes, grenades, obus fusans ou perçu tans, etc., la torpille est sans doute le plus meurtrier, celui dont les effets sont les plus foudroyans. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler que, sans parler même du gigantesque Lusitania, la torpille a suffi maintes fois à couler en quelques minutes des cuirassés géans. D’où provient cette puissance terrible de la torpille ? De plusieurs raisons. D’abord, les torpilles récentes contiennent des charges d’explosif considérables. Celles qu’emploient actuellement les Allemands renferment environ 125 kilos d’explosif, c’est-à-dire, autant que les obus les plus puissans, plus que l’obus de 400. Ensuite la torpille est lancée sous l’eau et frappe le navire sous sa ligne de flottaison : outre les effets propres de la destruction, elle produit donc un envahissement du navire par l’eau qui a tôt fait de le couler. Mais surtout, les effets de l’explosif sont beaucoup plus intenses dans l’eau que dans l’air, l’eau formant « bourrage. » Tous ceux qui, aux colonies, ont péché à la dynamite et ont vu dans un rayon considérable tous les poissons tués par la percussion d’une petite cartouche, connaissent cet effet amplificateur de l’eau sur les explosions. Quant à l’explosif employé, la plupart des marines utilisent dans leurs torpilles le coton-poudre humide. Il semble pourtant que les Allemands lui aient préféré le trinitrotoluol fondu, — qu’ils appellent aussi trotyl où trinol, et qui est, on le sait, dérivé de la nitration du toluol, comme la mélinite est dérivée de la nitration du phénol, ou la dynamite de la nitration de la benzine. Mais que ce soit l’un ou l’autre qui soit employé, la détonation de l’explosif placé dans la chambre avant de la torpille n’est obtenue, comme dans les obus, que par l’intermédiaire d’un percuteur au fulminate de mercure et d’un relais contenant un explosif plus sensible, coton-poudre sec ou trinitrotoluol pulvérulent.

En somme, la torpille n’est qu’un obus sous-marin mais qui a ceci de particulier d’être automatique, ou plutôt automoteur. La torpille entretient elle-même sa vitesse sous l’eau, grâce à un petit moteur à air comprimé qu’elle renferme dans sa partie postérieure et qui fait fonctionner deux petites hélices placées à l’arrière et tournant en sens contraire. Ceci est nécessaire pour que la torpille ne tourne pas sur elle-même.

Il ne suffit pas que la torpille marche ; il faut qu’elle marche en ligne droite vers le point visé et à une profondeur constante pour ne pas passer trop bas, sous le navire, ou au contraire venir flotter à la surface. La profondeur la plus efficace est de 3 ou 4 mètres. Pour les y maintenir, on munit les torpilles récentes d’un manomètre soumis à la pression de la colonne d’eau sous-jacente et qui, automatiquement, agit par des ressorts sur un gouvernail de profondeur horizontal et très analogue à celui des aéroplanes. Quant à la rectitude de la marche, elle est maintenue grâce à des gouvernails verticaux analogues aussi à ceux des avions et qui sont commandés par un gyroscope.

Pour augmenter la vitesse, on a donné à la torpille comme aux coques d’avion une forme fuselée, ronde à l’avant, effilée à l’arrière, ce qui la fait d’ailleurs ressembler beaucoup plus à un sous-marin qu’à un submersible. Elle arrive à avoir ainsi sur une petite distance une vitesse d’environ 80 kilomètres à l’heure. Pour franchir un kilomètre, — distance au-dessus de laquelle on ne la tire guère avec succès, — il lui faut donc près d’une minute. Pendant ce temps, le navire visé se déplace en général d’une quantité très supérieure à sa longueur. Il faut donc viser en avant, en tenant compte de la vitesse angulaire du navire et de la distance. Comme on voit, le lancement d’une torpille est une opération encore plus délicate qu’un réglage de tir d’artillerie sur but mobile. On comprend aussi dans ces conditions pourquoi un navire en danger d’être torpillé n’a pas de meilleure tactique que de naviguer irrégulièrement en zigzag.

Avec son gyroscope tournant à grande vitesse, ses hélices aux rotations contraires, son moteur à air- comprimé réchauffé, son abdomen bourré d’explosif, ses gouvernails délicats commandés par des servo-moteurs et des manomètres, la torpille est vraiment la plus étonnante merveille que la science au service de l’art de détruire ait jamais réalisée. Une chose pourtant est remarquable et d’une singulière ironie : la torpille a emprunté son nom au poisson bien connu qui attaque et se défend au moyen d’une violente décharge électrique ; or l’électricité est précisément le seul des agens physiques qui n’entre pour rien dans le fonctionnement de la torpille.

Certes la torpille est en soi un engin terrible. Mais, tant qu’elle fut destinée à être lancée par des navires à flottaison positive, c’est-à-dire visibles à distance, par les torpilleurs, son efficacité guerrière fut et ne pouvait être que relativement médiocre. Avant qu’un torpilleur, si vite soit-il, eût le temps d’approcher à bonne portée du croiseur ou du cuirassé qu’il voulait torpiller, il avait grandes chances d’être mis hors de combat à distance par les canons de son adversaire.

Mais lorsque c’est le sous-marin, et non plus le torpilleur, qui s’est servi de la torpille, l’efficacité en a été centuplée. Le sous-marin n’est en somme qu’un torpilleur défilé, ou, si on préfère, masqué derrière l’écran opaque et miroitant de l’eau ; or, dans cette guerre qui est avant tout, sur mer comme sur terre, une question de repérage et de défilement, cette circonstance est fondamentale. Entre un pauvre petit sous-marin en plongée à quelques brasses d’un puissant cuirassé et celui-ci, la lutte est la même qu’entre une batterie d’énormes obusiers repérée, et visible et une batterie de petit calibre, mais bien défilée ; c’est celle-ci qui finalement réduira l’autre au silence comme c’est en général le sous-marin lilliputien qui coulera le Goliath cuirassé. Cela est si vrai que, depuis les expériences du début de la guerre, les flottes cuirassées de haut bord n’osent plus s’aventurer aux abords des havres fréquentés par les sous-marins adverses et qu’elles doivent au repos se barricader dans leurs ports derrière des filets d’acier, comme font, aux pays chauds, les belles indolentes derrière les fines mailles des moustiquaires, seule défense possible contre un misérable insecte.

C’est parce qu’il obéit, grâce à son périscope, aux lois inexorables du repérage, grâce à son immersion à celles du défilement, que le sous-marin armé de la torpille est le plus terrible des engins de cette guerre. Repérage, défilement, c’est partout et toujours les trois quarts de la tactique dans cette lutte étrange. Heureusement les Alliés ont aujourd’hui contre les torpilles et les sous-marins allemands des moyens de défense qui se sont déjà montrés efficaces. Mais si ces moyens défensifs sont suffisans en l’état actuel, c’est uniquement parce que les Boches par bonheur n’avaient point au début de la guerre un nombre très grand de sous-marins et n’en peuvent point construire assez pour réparer à la fois leurs pertes et multiplier sensiblement le nombre de ceux qui subsistent.

L’amiral von Tirpitz, qui est aujourd’hui, mais un peu tard, l’apôtre bruyant du sous-marin torpilleur, n’a eu pendant toute sa carrière qu’un but : créer une flotte de haut bord qui batte de vive force les flottes ennemies. En 1902 encore, il raillait pesamment l’emploi éventuel des sous-marins dans une guerre navale. Son maître impérial a heureusement partagé son erreur, son dédain passé du sous-marin offensif ; et c’est peut-être ce qui, pour une large part, assurera la victoire finale de l’Entente. Si l’Empereur allemand avait su gouverner, c’est-à-dire prévoir, sa devise eût été : « Notre avenir est sous l’eau. » — Aujourd’hui il est trop tard.

L’emploi tactique du sous-marin et de la torpille pour la guerre ou pour un blocus ont été au contraire prévus de longue date par plusieurs techniciens français et anglais, par l’ingénieur Laubeuf, par la claire vision de l’amiral Fournier, par l’amiral sir Percy Scott qui dirige actuellement le service de défense contre aéronefs en Angleterre ; ce sont là quelques-unes des plus belles intelligences qui jamais aient mis la science et la pensée au service de la guerre.

Il y a, quoi qu’on en ait, une certaine mélancolie à penser que les armes et les méthodes les plus efficaces de nos ennemis dans la guerre navale sont des armes et des idées françaises. — Et ceci est vrai aussi de la guerre continentale : la poudre sans fumée, les explosifs nitrés stables des obus… d’autres progrès techniques récens, que nous préférons ne pas préciser, quoique nous les connaissions bien, fournissent aujourd’hui, aux Allemands qui ont su les cambrioler, puis les appliquer avec sagacité, des adjuvans matériels sur lesquels s’étaie l’infériorité de leur force d’âme, de leur nombre et de leur richesse. N’eût-il pas mieux valu que ces inventions françaises n’eussent jamais été faites ? Non, si nous savons les généraliser intelligemment jusqu’à dominer l’ennemi non seulement par le cœur, mais aussi par la technique et l’acier.


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1916, p. 888.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1915, p. 758.
  3. De ce fait la vitesse des sous-marins est de 20 à 40 pour 100 plus faible en plongée qu’à la surface.