Aller au contenu

Revue scientifique - Promenade lunaire

La bibliothèque libre.
Revue scientifique - Promenade lunaire
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 453-464).
REVUE SCIENTIFIQUE

PROMENADE LUNAIRE

Le croissant lunaire est toujours une chose charmante, surtout quand, à peine naissant, il est si fin, si délicat, qu’on dirait un long fil recourbé qui, de la paupière de quelque déesse blonde, serait tombé dans l’azur.

L’autre dimanche soir, les gens distraits, les seuls qui, d’aventure regardent en l’air ont pu voir un spectacle plus rare encore. La lune, pleine et au comble de sa rotondité, s’est, en quelques quarts d’heure, avec une rapidité insolite muée en un fin croissant dont l’épaisseur égalait à peine un quinzième du diamètre lunaire.

Quelle était donc la cause de cette transformation étonnante qui, en peu de minutes, faisait se succéder deux phases lunaires séparées à l’accoutumée par près de deux semaines? Tout simplement une éclipse partielle de lune. Notre satellite pénétrait ce soir-là dans le cône d’ombre que la terre, éclairée par le soleil, traîne derrière elle, et c’est notre habitacle terraqué projeté en ombre chinoise sur le visage épanoui de Phœbé qui, pour un moment, en réduisait la circonférence à un mince croissant.

Du coup, les gazettes ont consacré à la lune quelques-unes de leurs lignes, et le public fut incité à se souvenir, quelques heures durant, qu’il y a d’autres problèmes encore dans le monde, d’autres sujets d’étude que le prix des denrées et la question de savoir à qui ira l’argent des mines du Monomotapa.

Dans l’introduction de la précieuse traduction d’Archimède qu’il vient de publier[1], M. Ver Eecke cite ce jugement de Plutarque sur le grand géomètre antique : « Regardant la mécanique et, en général, tout art qu’on exerce pour le besoin, comme des arts vils et obscurs, il ne se livra qu’aux sciences dont la beauté et la perfection ne sont liées à aucune nécessité. »

l’avantage des événements tels que l’éclipse lunaire du mois dernier est qu’ils obligent un instant les hommes à penser à ces objets désintéressés dont Plutarque parle si magnifiquement dans le texte que nous venons de citer. Cela est d’autant plus utile qu’une sorte de vent de folie, qui peut être funeste à ce qui fait la vraie gloire du nom français dans le monde, pousse maintenant nos gouvernants à tarir chez nous la source même des sciences « qui ne sont liées à aucune utilité. »

Or, l’exemple d’Archimède même démontre que, lorsqu’il s’est agi d’opposer à l’ennemi des engins terribles et efficaces, nul ne s’est montré plus réellement utile à la défense de la cité que l’homme qui, négligeant l’utilité immédiate, avait consacré sa vie aux recherches idéales de la géométrie.

La récente éclipse de lune n’a pas seulement occupé la presse par elle-même. On a vu, à son propos, jaillir depuis quelques semaines les controverses les plus passionnantes. La question de l’habitabilité de notre satellite, soulevée d’une manière retentissante par un astronome américain éminent, a fait couler des flots d’encre… et de salive. Un autre astronome, Anglais celui-là, a causé des discussions non dénuées d’ardeur, en annonçant, par la voix bruyante des grands journaux, que la lune présente dans son mouvement une accélération tout à fait insolite.

Je voudrais examiner ici brièvement ce qu’il faut penser de ces problèmes, dont les salons même retentissent, — ce qui honore d’ailleurs les salons. Cet examen me sera facilité par un autre événement sélénologique récent dont l’intérêt n’est pas moindre, à mon avis, et qui est l’achèvement d’une admirable carte photographique de la lune, qu’un astronome de l’Observatoire de Paris, M. Le Morvan, vient de présenter à une des dernières séances de l’Académie des sciences. Déjà l’Observatoire de Paris avait produit le grand allas photographique de la lune de Lœwy et Puiseux, qui fait autorité pour les études sélénologiques, parmi les astronomes du monde entier. M. Le Morvan avait, dans l’établissement de ce grand travail, été le principal collaborateur de Lœwy et Puiseux.

La Carte Photographique et Systématique de la Lune qu’il vient d’achever complète leur atlas par des documents inédits, et présente, sous une forme beaucoup plus maniable, un instrument sans pareil pour l’étude des étranges paysages de la lune. Ces documents ont été obtenus au moyen du Grand Équatorial coudé qui est l’instrument le plus puissant de l’Observatoire. Ils prouvent que, quoi qu’on en ait dit, le ciel de Paris est d’une admirable qualité, par le calme et l’homogénéité de son atmosphère, pour les observations astronomiques.

Ceci vaut en effet d’être noté en passant : si le ciel de Paris est un peu moins limpide que celui de la campagne à cause des fumées et des poussières, si par suite les images des astres y sont un peu moins lumineuses (ce qui n’a pas d’inconvénient pour la plupart des recherches), en revanche c’est un fait nettement constaté, que ces images y sont beaucoup plus nettes, plus calmes, moins agitées que dans la plupart des observatoires situés en pleine campagne.

Ce fait curieux a été mis en évidence par tous ceux qui ont eu l’occasion de faire l’étude comparative des conditions de visibilité des astres dans les divers observatoires français, et notamment par M. Jarry-Desloges, spécialiste averti des observations planétaires, qui a fait de ses constatations l’objet d’une communication récente fort remarquée à l’Académie des sciences.

A quoi tient ce fait étrange? Pourquoi les images stellaires ou planétaires sont-elles plus nettes, plus distinctes, moins agitées de mouvements parasites à l’Observatoire de Paris qu’à ceux de Meudon, de Nice ou d’Alger? Sans doute aux heureuses conditions topographiques qui décidèrent du choix de l’emplacement où Louis XIV fit édifier l’Observatoire national. Celui-ci est au sommet d’une éminence modérée et d’où la plaine dévale à peu près également en tous sens. Les conditions y sont symétriques. Au contraire, l’Observatoire de Meudon est au bord d’un plateau surplombant une vallée ; ceux de Nice et d’Alger au bord de la mer, dominant celle-ci d’assez haut. Il s’ensuit que, dans ces derniers postes d’observation, il y a une dissymétrie des couches de niveau de l’atmosphère qui sont inclinées par le terrain. De là sans doute, des courants d’air irréguliers, ascendants, descendants ou obliques, et qui expliquent pourquoi, tout en étant plus brillantes qu’à Paris, les images des astres y sont moins homogènes et moins calmes.

Ce moindre éclat des images astrales à Paris ne parait pas d’ailleurs capable d’entraîner des inconvénients bien sérieux, même pour les objets célestes à faible visibilité, si l’on en juge par le nombre des nébuleuses nouvelles que M. Bigourdan a découvertes récemment dans le ciel, si injustement et si étrangement décrié parfois, de l’Observatoire de Paris.

En tout cas, la carte sélénographique de M. Le Morvan qui va m’aider à guider maintenant mes lecteurs au cours d’une brève promenade dans la lune, démontre sans réplique qu’à moyens instrumentaux égaux, nul Observatoire au monde ne fournit de documents comparables à celui de Paris, — non pas même les grands Observatoires de montagne des États-Unis.

Il n’est pas exagéré de dire que l’étude topographique de notre satellite est beaucoup plus avancée que celle du globe sur lequel nous vivons. Si la « géographie lunaire, » — qu’on me pardonne ce barbarisme excusable par ce temps de crise des humanités, — si la sélénographie, dis-je, a fait récemment des progrès remarquables, c’est grâce surtout à la plaque photographique qui est, comme l’a dit Janssen, la véritable rétine du savant. Par elle, au plaisir esthétique que la contemplation des paysages lunaires procure toujours aux amants des belles formes et des jeux ravissants de l’ombre et de la lumière, nous avons pu ajouter des enseignements du plus haut intérêt et qui nous montrent d’avance le sort réservé à notre terre.

Car la lune, à cause de sa masse 81 fois plus faible que celle de la terre, s’est refroidie beaucoup plus vite. Un gros fer à souder doit être plongé moins souvent dans le feu qu’un petit, pour garder la température utile. La lune a donc franchi avec une certaine rapidité, — en quelques millions de siècles seulement, — les phases fatales de l’évolution de tout astre. Elle est, si j’ose dire, une terre mort-née.

Et puis, en voyage, on se lie bon gré mal gré avec les compagnons que le hasard nous donne et l’on finit par se prendre pour eux d’une affection qui, pour être née des circonstances, n’en est pas moins sincère. C’est pourquoi dans cette sarabande silencieuse qui emporte je ne sais où les astres vagabonds, nous aimons de tendresse particulière notre voisine la lune. Elle seule presque, dans l’Univers, ne nous humilie pas par une masse et une importance supérieures aux nôtres. Cela nous relève à nos propres yeux d’avoir, dans le cortège solaire, où nous faisons si piètre figure, cette suivante muette et docile.

A vrai dire, nous ne parlerons pas ici de la lune tout entière, mais seulement de celui de ses hémisphères qui est sans cesse tourné vers nous, puisque la lune met exactement le même temps à l’aire un tour complet autour de la Terre qu’à faire une rotation sur elle-même.

On sait aujourd’hui très bien pourquoi il en est ainsi : de même que la lune produit, par son attraction, des marées sur la terre, celle-ci en produisait également sur notre satellite, lorsqu’il avait encore des parties fluides. La masse de la terre étant prépondérante, les marées lunaires étaient bien plus fortes que les nôtres. Or naguère la lune tournait sur elle-même beaucoup plus vite que maintenant. La durée de cette rotation que nous pouvons appeler le « jour lunaire », n’était guère il y a quelque 56 millions d’années que de huit jouis environ, donc quatre fois plus petite que maintenant.

Mais il est clair que la protubérance liquide produite sur la lune par l’attraction de la terre et qui tend sans cesse à se diriger vers celle-ci, devait, par suite de la viscosité et du frottement qu’elle produisait, agir comme un frein et modérer peu à peu la rotation lunaire, jusqu’à ce que la durée du jour lunaire soit précisément égale au mois, comme nous le voyons aujourd’hui.

Cette influence retardatrice des marées va nous permettre d’éclairer un petit problème particulier qui a été soulevé lors de la dernière éclipse de lune.

Interviewé par un grand journal anglais, M. Crommelin, astronome de l’Observatoire de Greenwich, aurait déclaré que les observations de l’éclipse de lune avaient mis en évidence une accélération tout à fait anormale, et qui prouverait que le mouvement de la lune est nettement en avance sur les éphémérides.

Présentée sous cette forme « toute nouvelle, » la nouvelle est certainement erronée, et les déclarations de M. Crommelin qui est un astronome averti ont été manifestement travesties par son truchement journalistique. Ce sont choses qui arrivent fréquemment lorsque des affirmations de techniciens tombent dans des oreilles inaptes à en saisir les nuances.

Tout d’abord, il est évident que les éclipses da lune sont, de tous les phénomènes, les moins aptes à nous fournir des indications sur le mouvement exact de notre satellite. L’ombre de la terre projetée sur lui a en effet un bord très mal délimité par suite de la réfraction et de la diffusion des rayons solaires dans l’atmosphère terrestre, et aussi parce que cette ombre est entourée d’une zone de pénombre où elle se fond d’une manière assez floue. Il s’ensuit que les observations des divers contacts de l’ombre projetée par la terre et du disque lunaire ne peuvent se faire avec une précision suffisante pour mettre en évidence des anomalies même dix fois plus grandes que celles attribuées au mouvement lunaire.

La vérité, — que la dernière éclipse de lune a été une occasion non de découvrir, mais de rappeler, — est que la lune présente en effet dans son mouvement orbital une légère accélération anormale qui ne cadre pas avec les éphémérides calculés au moyen des méthodes nouvelles de la mécanique céleste. Cette accélération est faible et ne parait pas excéder quelques secondes d’arc par siècle. On jugera qu’elle est minime, si on veut se souvenir qu’un angle d’une seconde est moins de la trois-cent-millième partie d’un angle droit.

Si petite qu’elle soit, cette accélération séculaire du mouvement de la lune est réelle, et les observations astronomiques avec leurs méthodes infiniment précises l’ont depuis longtemps manifesté. Laplace déjà s’en était préoccupé au début du siècle passé.

On a invoqué récemment la nouvelle loi de gravitation d’Einstein comme étant de nature à rendre compte de cette anomalie du mouvement de la lune, de même qu’elle explique l’accélération séculaire du périhélie de la planète Mercure. Mais un examen attentif montre que cette explication ne doit sans doute pas être la vraie.

L’explication semble être celle que Delaunay a proposée naguère : si le mouvement de la lune parait s’accélérer, si elle semble tourner un peu plus vite autour de la terre, cette accélération n’est qu’une apparence due à ce que la terre tourne un peu moins vite sur elle-même, c’est-à-dire que la durée du jour sidéral augmente. La lune ne va réellement pas plus vite, mais notre unité de temps s’accroît.

Quand on fait le calcul, on trouve que le frottement des océans actuels sur leur fond est tout à fait insuffisant pour rendre compte de l’effet observé, si minime soit-il. Il faut faire intervenir les frottements intenses que produisent vraisemblablement les marées internes dues à la partie encore plus ou moins fluide et visqueuse de l’intérieur du globe terrestre. L’astronome sir G. H. Darwin, fils de l’illustre naturaliste, est même parti de là pour calculer, — d’après l’accélération séculaire de la lune, — la valeur du coefficient de viscosité de l’intérieur de la terre. Si l’on adoptait le coefficient ainsi obtenu, on trouverait pour la durée de l’évolution du système terre-lune plusieurs milliards d’années ; il est vrai que ce nombre doit être très diminué parce que la terre a dû autrefois être beaucoup plus liquide qu’aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, l’accélération séculaire du moyen mouvement de la lune est complètement expliquée si l’on admet que chaque siècle, le temps, compté au moyen du mouvement apparent de la sphère céleste, est en retard de trois secondes sur ce qu’il serait, si la durée de la rotation terrestre était restée la même.


Les photographies lunaires obtenues au grand équatorial coudé de l’Observatoire ont été réalisées avec une durée de pose d’environ une seconde, pendant laquelle l’instrument est assujetti à suivre très exactement le mouvement apparent de la lune. Il ne faut qu’une pose de quelques dix-millièmes de seconde pour obtenir du soleil des photographies comparables.

En fait, le soleil est environ 600 000 fois plus brillant que la pleine lune. Cela veut dire que, si le ciel étoile était sur toute sa surface d’un éclat uniformément égal à celui de la pleine lune, nous n’obtiendrions encore qu’un éclairement six fois moindre que celui du ciel à midi par un beau temps. La première impression, non étayée de mesures photométriques précises, est certainement que la différence paraît moins grande que cela entre les éclairements du soleil et de la lune.

Dans ce domaine d’ailleurs, il y a bien d’autres impressions qui sont erronées. Ainsi, l’on croit couramment que la lumière de la lune est plus bleue et moins jaune que celle du soleil, et les peintres figurent en bleu les clairs de lune et en jaune les paysages ensoleillés. Or, c’est le contraire qui est vrai. Le soleil est réellement beaucoup plus bleu que la lune et celle-ci beaucoup plus jaune que lui. L’impression contraire est due à une illusion d’optique, le phénomène de Purkinje. C’est cette illusion et non la réalité que figurent les peintres.

Un coup d’œil d’ensemble sur les photographies lunaires de l’Observatoire nous montre que, non agrandie, la lune y a un diamètre de 16 centimètres. En regardant cette image à une distance de 16 centimètres (ce qui est un peu plus que la distance minima de la vision distincte), nous voyons à peu près la lune comme si nous planions à 3 000 kilomètres au-dessus d’elle, alors qu’elle est réellement à 360 000 kilomètres de la terre. Mais ces photos supportent un agrandissement tel que la lune y est vue alors comme si nous en étions séparés par 450 kilomètres seulement, ce qui est à peu près la distance de Paris à Brest. Mais de Paris nous ne voyons pas Brest à cause de la rotondité terrestre et surtout à cause de l’absorption énorme des rayons lumineux par l’air. Cette absorption dans le sens horizontal est telle que la lumière d’un astre situé au zénith est moins absorbée par notre atmosphère que celle d’un objet situé au niveau du sol à 8 kilomètres. Or ces photographies de la lune sont prises quand elle est près du zénith.

Au total, sur ces photographies convenablement agrandies et où un millimètre correspond à environ 3 kilomètres de la surface lunaire, il n’est pas un objet, pas une vallée, une colline, un accident quelconque du sol ayant 4 à 500 mètres de diamètre et qui puisse échapper à notre examen. Au contraire, sur notre terre, dans les régions polaires et dans tous les continents, sauf l’Europe, il y a des étendues de pays des dizaines et des centaines de fois plus grandes et que les géographes ne connaissent pas encore. Il est d’ailleurs évident qu’il y a une limite à l’agrandissement des clichés lunaires, limite au-delà de laquelle la visibilité des objets ne gagne plus rien, et qui est imposée par les dimensions mêmes des « grains » de la plaque photographique.

Au premier examen des photographies lunaires prises, par exemple au premier quartier, on remarque que la finesse et le modelé des détails augmente à mesure qu’on s’éloigne du bord circulaire du disque vers la ligne qui sépare la partie éclairée de la partie sombre, et qu’on nomme le « terminateur. »

C’est que, le long de celui-ci, le soleil est levant et les moindres aspérités du sol lunaire projettent au loin des ombres énormes qui accusent tous les accidents du relief.

Ces ombres sont comme coupées au couteau et bien plus nettes que les ombres projetées de nos paysages terrestres. C’est que d’abord l’air et l’eau ayant depuis longtemps disparu de la lune, le lent travail d’érosion et d’atténuation des angles que ces éléments font sur la terre n’a été qu’incomplet sur la lune. Partout les sommets des montagnes et les coupures des vallées y ont gardé la fière et rude noblesse de leurs lignes initiales. D’autre part, il n’y a pas sur la lune d’atmosphère qui, comme ici-bas, diffuse la lumière solaire et donne du flou et du moelleux aux ombres et aux arêtes des paysages éloignés. Cette absence d’atmosphère lunaire invisible a été démontrée par une foule de méthodes, notamment par la spectroscopie et par l’étude des occultations des étoiles derrière le bord de la lune, qui ont lieu avec une soudaineté extraordinaire et non progressivement comme ce serait le cas s’il y avait une atmosphère absorbante et réfringente.

De là cette netteté de vitrail, ce heurté dans les jeux d’ombre et de lumière, qui donne aux horizons lunaires leur étrange beauté.

Dans les régions éloignées du terminateur, le soleil est plus haut sur l’horizon, les ombres projetées moins longues et le paysage parait de plus en plus plat. C’est pourquoi les photographies de la pleine lune, comme d’ailleurs son apparence télescopique, sont de beaucoup les moins intéressantes.

Le terminateur du premier quartier qui, à l’œil nu, nous semblait tout à fait rectiligne prend, grâce à la vision supra-terrestre que nous donne la photographie, un aspect étonnamment déchiqueté. Par endroits l’ombre empiète profondément sur le quartier visible. A côté au contraire, celui-ci s’avance hardiment dans la nuit en promontoires de lumière déliées. Ailleurs même on aperçoit des points isolés, véritables oasis de lumière, environnés d’ombre.

En les regardant on peut dire qu’on assiste à un lever de soleil sur des montagnes de la lune. Ces points lumineux sont des sommets que dore déjà le soleil levant, alors que les lieux environnants sont encore dans la nuit. Ainsi, à Genève, lorsqu’il y fait encore nuit, on voit le Mont-Blanc déjà rosi par le soleil levant.

Nous pouvons donc à peu de frais admirer sur la lune cet alpenglühn dont l’attrait fit entreprendre à Tartarin sa mémorable ascension du Righi. Sans doute les pacifiques astronomes qui nous procurent un si rare spectacle n’étonneront pas, par leur héroïsme, l’armurier Costecalde et le brave capitaine Bravida, capitaine d’habillement, mais on ne peut pas tout avoir !

Beaucoup des montagnes lunaires sont très hautes. On mesure facilement leur altitude par divers procédés et notamment par la longueur des ombres projetées. La plus élevée est le Mont Leibnitz, près du pôle sud de la lune, qui a environ 8 200 mètres d’altitude, à peu de chose près l’altitude du point culminant de l’Himalaya. La lune est donc beaucoup plus accidentée proportionnellement que la terre dont le diamètre est quadruple.

Elle est également beaucoup plus volcanique. Ses milliers de cratères ont en général des dimensions bien supérieures à celles des plus grands orifices volcaniques de la terre. Certains ont des centaines de kilomètres de diamètre.

Ces cirques lunaires sont construits d’une façon uniforme : un vaste entonnoir circulaire, assez semblable, en somme, au Cotisée ou aux arènes d’Arles et de Nîmes, mais différents en ce qu’ils s’étagent en pente douce vers l’extérieur, en pente souvent très raide (dont l’inclinaison dépasse parfois 45°) vers la surface unie qui occupe le milieu de l’entonnoir. Souvent, au centre du cirque, s’élève un piton isolé, généralement moins élevé que le bord du cratère. Certains cirques lunaires ont une profondeur considérable (mesurée, elle aussi, par les ombres portées) et qui atteint, par exemple, 6 800 mètres dans le cirque Curtius et 3 560 mètres dans le beau cirque Copernic, dont le diamètre dépasse 90 kilomètres.

On compte plusieurs dizaines de milliers de cratères de toutes dimensions, repérés sur la lune. Beaucoup ont des noms, noms de savants le plus souvent, d’astronomes surtout, et qui sans cela seraient pour la plupart oubliés depuis longtemps, car il n’y a jamais eu sur la terre des milliers d’astronomes de génie.

La lune est donc proprement le Panthéon des astronomes. L’équité n’a pas toujours présidé à ces appellations. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle, Riccioli, astronome médiocre et important (il y en a comme cela quelquefois), a donné son nom à un magnifique cirque lunaire, tandis qu’il appelait Galilée un tout petit cratère de rien du tout, situé à côté. Aussi, quand on regarde une carte de la lune, on se croirait tout à fait sur la terre.

On a beaucoup disputé sur l’origine des cratères lunaires et émis à ce propos certaines hypothèses fort fantaisistes. Celle d’une formation balistique, qui attribue ces entonnoirs à la chute de nombreux bolides, doit pour mille raisons être écartée. Il semble bien établi, par les magistrales études de Lœwy et Puiseux, qu’ils sont des à la pression de la masse interne incandescente de la lune, qui les a soulevés aux endroits de moindre résistance, puis, la masse interne se rétractant, le centre du dôme s’est effondré.

De ces cirques tous volcaniquement éteints aujourd’hui, il en est d’ailleurs de formation plus ou moins récente; comme le montre l’étude des photographies, les plus jeunes sont ceux qui empiètent sur les enceintes des cirques voisins. Car en géologie, comme aussi, à ce qu’on dit, dans les sociétés humaines, les êtres jeunes et vigoureux bousculent, pour se faire place, ceux dont la résistance a été affaiblie par leur plus longue durée.

Parmi la foule des cratères, les accidents sélénographiques les plus caractéristiques sont les vastes lâches sombres qui sont des plaines et qu’on appelle des « mers » (mer de la Sérénité, de la Tranquillité, des Crises, de la Putréfaction, etc.), bien qu’on n’y ait jamais décelé la moindre trace d’eau. Mais nous conservons malgré tout, par une sorte île respect filial, ces anciennes et baroques dénominations donnons par nos ancêtres en Uranie.

Au bord de ces « mers, » on voit aussi de véritables chaînes de montagnes, Apennins, Caucase, Alpes (ici les nomenclateurs ne se sont pas mis en frais d’imagination). Le sommet des Alpes lunaires qui se nomme le Mont Blanc, comme de raison, n’a que 3 618 mètres, 1 200 mètres de moins que le nuire, et ainsi se trouve respecté, — une fois n’est pas coutume, — le sens de la hiérarchie.


* * *

Tel est le monde sauvage et étrange où le professeur W.-H. Pickering, de l’Université Harvard, vient d’affirmer que la vie existe d’après les résultats de ses plus récentes observations. Cette nouvelle, transmise à l’univers, — je veux dire à la population terrestre, — par tous les câbles et toutes les ondes de la T. S. F. a causé quelque émoi jusque dans les salles de rédaction, où l’on est pourtant professionnellement blasé sur ces sortes de choses.

Sur quoi se base le professeur Pickering (dont les travaux astronomiques sont d’ailleurs assez honorablement connus) pour affirmer qu’il y a de la vie sur le visage tourmenté de la pâle Hécate? Sur ce fait qu’on y trouve, assure l’astronome américain, d’immenses zones de végétation qui poussent en certains endroits avec une rapidité prodigieuse quand le soleil s’y glisse. Ces vastes étendues végétales fleurissent rapidement, puis diminuent et disparaissent.

Or les documents et les observations récentes de M. Le Morvan à l’Observatoire de Paris, vont nous permettre de nous faire une opinion sur ce sujet qui a été abordé par lui lors de sa récente communication à l’Académie des sciences.

Ce qui a donné naissance aux affirmations du professeur W.-H. Pickering, c’est qu’on observe incontestablement à chaque lunaison, des teintes vertes plus ou moins mélangées de jaune et de blanc vers les fonds déprimés de certains cirques lunaires aux parois déchiquetées. Chose curieuse, on observe ces teintes pendant peu de temps après le lever du soleil sur ces fonds et lorsque les rayons solaires y ont une incidence très rasante. Peu après, lorsque le soleil est plus haut, elles disparaissent. Rien ne démontre que ces teintes vertes si éphémères et si localisées soient produites par de la végétation. Tout tend à prouver au contraire qu’elles sont dues simplement à la réfraction des rayons solaires par les myriades de cristaux aux arêtes aiguës et par les roches volcaniques plus ou moins vitreuses qui dans la lune, — comme dans certaines régions, volcaniques terrestres, — doivent abonder près des cratères éteints.

Cela est d’autant plus probable que, comme nous l’avons vu, les arêtes aiguës de ces cristaux et de ces roches transparentes, pas plus que les bords mêmes, si déchiquetés, des cratères, n’ont été usés par l’érosion. Il s’ensuit que les circonstances sont extrêmement favorables à cas jeux chromatiques de lumière auxquels M. Le Morvan attribue les apparences si « sensationnellement » interprétées par Pickering. C’est en somme quelque chose d’un peu analogue au rayon vert de la terre. Ce qui, — en dehors de l’absence optiquement constatée de vapeur d’eau et d’oxygène dans la lune, — tend à prouver que telle doit être la vérité, c’est qu’en quelques instants parfois, ces zones vertes s’étendent ou disparaissent sur des étendues énormes. Il n’est pas possible que de la végétation varie de cette manière.

Au surplus, le professeur Pickering assure avoir observé sur la lune des changements qu’il attribue sans hésiter à des blizzards, à des éruptions volcaniques, à des brumes et brouillards, à des nuages. Il semble bien que rien de tout cela ne soit réel.

Il y a bien longtemps que les observateurs de la lune y ont signalé des points brillants qui se déplacent, des zones plus ou moins floues, suivant les moments des sortes de marées ou de brumes. Seulement, quand on compare les photos ou les dessins de ces observateurs, on constate que les variations constatées par chacun ne concordent pas. En outre, des photos prises à quelques instants d’intervalle, manifestent des changements qui, s’ils étaient réels, correspondraient à des déplacements de la surface lunaire, à des vitesses de plusieurs kilomètres à la seconde. La vérité, c’est que toutes ces prétendues variations lunaires sont causées par l’agitation et les ondulations de l’atmosphère terrestre. Ce sont des apparences analogues à la scintillation. Il suffit d’avoir observé dans une bonne lunette l’image de la lune, tout ondulante et frémissante, pour en être persuadé.

En résumé, il semble bien que rien n’autorise à affirmer l’existence de vie organisée sur notre satellite, dont la surface est plus déserte et plus aride mille fois que celle du Sahara. L’Arioste déjà, nous a décrit dans la lune des vallons fleuris et peuplés de nymphes dansantes. Il faut hélas ! déchanter, à moins qu’il n’existe des nymphes anaérobies.


CHARLES NORDMANN.

  1. Œuvres complètes d’Archimède, traduites du grec par Paul Ver Eecke, Desclée, de Brouwer et Cie.