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Revues étrangères - Encore de nouvelles séries d’atrocités allemandes

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Revues étrangères - Encore de nouvelles séries d’atrocités allemandes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 456-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

ENCORE DE NOUVELLES SÉRIES
D’ « ATROCITÉS » ALLEMANDES


German Atrocities, an official Investigation, par le professeur J. H. Morgan, un vol. in-8o, Londres, librairie Fisher Unwin, 1916. — Caged dying Men, rapport officiel d’une commission d’enquête sur le traitement des prisonniers anglais au camp de Wittenberg, dans le Daily Mail du 10 avril 1916.


« Il y a présentement dans un hôpital de Londres un soldat anglais appelé Stanley Turner qui, — pour incroyable, que cela puisse paraître, — a été sauvé de la mort par la pitié de quelques Allemands ! Blessé très grièvement pendant une attaque, Turner était resté étendu, depuis un samedi matin jusqu’au lundi suivant, à mi-distance entre sa tranchée et la tranchée allemande : si bien qu’il allait périr d’épuisement et de fièvre lorsqu’un officier anglais, qui savait un peu l’allemand, s’est avisé de demander aux occupans de la tranchée ennemie s’ils ne consentiraient pas à laisser enlever le soldat blessé. — Nous vous donnons tout juste cinq minutes ! — ont daigné répondre les Allemands d’en face. Et le plus étonnant est que, en effet, pas un coup de fusil n’a été tiré sur les brancardiers anglais qui, — sans perdre un instant, comme l’on peut penser, — ont couru relever leur camarade et l’ont ramené à l’intérieur de leurs lignes. »

Voilà un trait de bonté allemande dont je ne prétendrai pas, à coup sûr, qu’il ait eu rien de sublime, ou même de particulièrement mémorable ! Mais j’ai cru devoir le signaler parce que c’est, en vérité l’unique trait de ce genre qu’il m’ait été donné de découvrir, depuis bientôt deux ans, non seulement dans des journaux anglais ou français, mais encore dans la demi-douzaine de « livres de guerre » allemands qui me sont tombés sous la main. Pas une fois, par exemple, l’auteur d’un petit recueil berlinois intitulé : Nos Héros n’a eu l’idée d’enregistrer, — dût-il l’inventer au besoin, — le moindre épisode qui nous montrât ses « héros » allemands se conduisant d’une manière simplement « humaine » à l’égard de soldats ou de civils ennemis. Et je sais bien, après cela, que la Légende Dorée est toute pleine d’histoires comme celle de ce cupide et méchant receveur d’impôts égyptien nommé Pierre qui, un jour, — faute d’avoir à sa portée un autre projectile, — avait lancé à la tête d’un mendiant le reste d’un petit pain de seigle qu’il était en train de manger ; et puis, la nuit suivante, ayant été saisi d’une fièvre maligne, ce Pierre avait eu un rêve où il s’était vu forcé de comparaître devant le tribunal suprême. « Et voici que, sur l’un des plateaux d’une balance, des diables tout noirs déposaient ses péchés, tandis que de l’autre côté se tenaient tristement des anges vêtus de blanc qui ne trouvaient rien à mettre pour faire contre-poids ! Et l’un de ces anges dit : « Hélas ! nous n’avons rien à mettre sur ce plateau, si ce n’est un morceau de pain de seigle que le seigneur Pierre a donné au Christ ce matin, et encore contre son gré ! » Et les anges mirent le pain sur le plateau, et Pierre vit qu’il faisait contrepoids à tous ses péchés. » Mais malgré tout ce qui nous a été ainsi révélé des trésors infinis de la paternelle indulgence divine, j’ai peine à me représenter les deux plateaux de la balance ramenés, semblablement, à l’équilibre parfait lorsque, là-haut, « devant le tribunal suprême, » en réponse à des milliers de diables noirs qui seront venus rappeler la longue et tragique série des « atrocités » allemandes, le groupe désolé des anges préposés à la garde spirituelle de l’empereur Guillaume et de ses sujets aura timidement murmuré le récit des « cinq minutes » accordées par les habitans d’une tranchée allemande pour permettre à des soldats anglais de sauver de la mort un de leurs compagnons !

Sans compter que le pain de seigle donné, « contre son gré, » par le « seigneur Pierre » n’a pas eu du tout pour effet de lui valoir aussitôt la béatitude éternelle. « Ajoute encore quelque chose à ce pain de seigle, — lui ont dit ses anges, — si tu ne veux pas tomber entre les griffes de ces mauvais diables ! » Et il faut lire dans la Légende Dorée toute la somme énorme d’humble repentir et de brûlant amour « ajoutée » désormais par l’ex-receveur d’impôts à ce qu’il avait plu au Très-Haut d’accepter miraculeusement comme un premier essai de charité chrétienne ! Tandis que les Allemands, bien loin d’avoir mis fin à leurs « atrocités » après le fugitif élan de pitié d’une poignée d’entre eux, nous semblent au contraire s’acharner toujours davantage à réaliser le type absolu de la « barbarie. » De jour en jour notamment, — tout au moins jusqu’aux complications « diplomatiques » de ces dernières semaines, — leurs journaux nous ont apporté un témoignage plus manifeste de la passion croissante avec laquelle la masse entière du peuple accueillait et encourageait les exploits monstrueux de ses sous-marins ; et j’ai appris d’une source très sûre qu’après avoir naguère rejeté d’un commun accord, comme autant de mensonges outrageans pour l’honneur de leur nation, les relations des sévices pratiqués en Belgique et en Pologne par les troupes allemandes, une foule de bourgeois, d’ouvriers, et de paysans d’outre-Rhin en étaient arrivés maintenant à déplorer ouvertement qu’un excès de scrupule de leur maître impérial empêchât l’escadre bien-aimée de leurs zeppelins de procéder à l’anéantissement radical de toute la population civile de Paris et de Londres. C’est comme si, sous le choc d’une déception trop complète infligée soudain à ses rêves secrets de rapine et de domination, cette race naturellement brutale et sauvage avait reconnu l’impossibilité pour elle de s’accommoder plus longtemps d’une « civilisation » qui jamais, d’ailleurs, n’était parvenue à toucher les sources profondes de son être, — de telle sorte qu’elle ne songerait plus dorénavant qu’à en dépouiller jusqu’aux moindres vestiges !


Rien de plus significatif, à ce point de vue, que l’effroyable progrès de toutes les formes du crime, dans la vie allemande de ces années de guerre. Car il n’en a pas été de l’Allemagne comme de notre pays et de l’Angleterre, où c’est chose certaine que la tâche de la police et des tribunaux s’est trouvée sensiblement allégée depuis qu’une même angoisse patriotique a envahi tous les cœurs. Sans arrêt, au contraire, les « variétés » les plus abominables de l’assassinat et du brigandage ont continué à se développer parmi les rues de Berlin et des autres capitales ou grandes cités d’outre-Rhin. Jamais encore, je crois bien, la rubrique des « faits-divers » des journaux de là-bas n’avait été fournie aussi abondamment ; et c’est également dans ces journaux que j’ai lu à quel point les pouvoirs publics se montraient alarmés, en particulier, de la place considérable que tenaient les enfans, les jeunes garçons d’une quinzaine d’années, dans la liste des héros de ces « faits-divers. » Ou bien ce sont de très jeunes femmes, telles que la demoiselle Ullmann et son amie la dame Sonnenburg qui l’autre jour, à Berlin, ont égorgé une de leurs voisines, afin de pouvoir envoyer à leurs « hommes, » sur le « front, » l’argent qu’elles espéraient découvrir dans ses poches. Elles avaient invité leur victime, une ouvrière appelée Franzke, à venir prendre le « café au lait » dans le logement de l’une d’elles. « Après quoi, ayant installé la Franzke de façon qu’elle eût le visage tourné vers le mur, la fille Ullmann s’était mise à marcher de long en large derrière elle, avec un rasoir ouvert dans la main, pour être prête à lui couper la gorge au moment où l’invitée se pencherait sur sa tasse de café ; et puis, à ce même moment, la Sonnenburg avait pris le cou de la Franzke dans un nœud coulant, ce qui avait facilité le travail de sa complice. Mais comme la malheureuse ouvrière, malgré ces précautions, leur avait opposé une vive résistance, la fille Ullmann, lorsqu’elle avait enfin réussi à la tuer, s’était encore vengée sur son cadavre en coupant, avec le rasoir, l’un de ses poignets. Cela fait, les deux amies s’étaient soigneusement lavé les mains, et étaient revenues savourer à loisir leur café au lait. » Arrêtées au bout de quatre semaines par la police berlinoise, la fille Ullmann et sa complice ont avoué qu’elles avaient d’abord songé à se servir d’un revolver, et s’étaient longuement exercées à la pratique de cette arme. — Je cite ce cas entre vingt autres non moins caractéristiques, où l’on retrouverait, de la même manière, un mélange singulier d’inconscience quasi « enfantine » et de dépravation. Ne lisais-je pas, tout récemment, l’histoire d’un petit collégien saxon qui avait essayé d’assassiner sa propre mère pour se procurer le moyen d’aller contempler, dans les somptueux « cinémas » de sa ville natale, les exploits, — plus ou moins « truqués, » — de l’armée allemande ?

« D’année en année, — écrivait le fameux « sociologue » germano-américain Gustave Aschaffenburg, — le nombre des crimes s’accroît dans tout l’Empire allemand suivant des proportions absolument effrayantes même pour l’optimiste le plus invétéré. Et ce qui achève de prêter à ce phénomène social une gravité exceptionnelle, c’est que l’immense majorité des auteurs de ces crimes est faite de jeunes gens de toute condition. Dans toutes les classes de la société, nous assistons à une extension incessante, et toujours de plus en plus rapide, d’une pourriture morale contre laquelle notre système pénal se montre de plus en plus puissant, » Aussi bien le Manuel statistique de l’Empire d’Allemagne de 1907 était-il déjà obligé de constater que « le nombre des criminels précoces, âgés de douze à dix-huit ans, avait presque doublé depuis l’année 1883. » Et voici ce que disait hier encore à un rédacteur du Daily Graphic un négociant danois, M. Torssen, qui venait de passer plusieurs mois à visiter diverses régions de l’Allemagne :


De tous les signes de démoralisation que j’ai observés pendant mon voyage, l’un des plus frappans est, à coup sûr, l’énorme progrès du crime. En temps de paix, la plupart des crimes étaient commis par des hommes d’âge adulte : mais aujourd’hui, bien que tous ces hommes se trouvent retenus sur le « front, » vous ne sauriez croire à quel point le meurtre, le vol et d’autres forfaits se sont multipliés, tout cela ayant désormais pour auteurs des femmes ou surtout de tout jeunes gens des deux sexes. Un magistrat de Munich, qui me signalait avec une inquiétude trop justifiée cet accroissement du crime pendant la guerre, ajoutait en propres termes ceci : « Notre bonne chance nous a, il est vrai, épargné jusqu’à présent les angoisses d’une invasion étrangère ; mais nous avons à l’intérieur un ennemi non moins terrible que celui du dehors, et dont la force grandissante constitue un grave danger pour notre vie nationale. » Les journaux allemands évitent autant qu’ils peuvent d’insister sur ce sujet, de manière à ne pas trop effrayer le public : mais le peu qu’ils sont contraints d’avouer suffit pour faire soupçonner l’extrême gravité de la situation. C’est ainsi que, par exemple, le Sud-Ouest de Berlin est tout rempli de cambrioleurs, et même la paisible forêt de Grünewald (le bois de Vincennes berlinois) sert maintenant de refuge à des bandes organisées de jeunes brigands.


Et comment ne pas regarder, aussi, comme l’indice d’un véritable retour à l’ « animalité » la conduite des autorités et de la population allemandes vis-à-vis de plusieurs centaines de prisonniers de guerre atteints d’une terrible épidémie de typhus dans le camp saxon de Wittenberg ? Nos journaux ont signalé brièvement, le mois passé, les conclusions du rapport officiel d’un comité d’enquête anglais sur cette suite nouvelle d’ « atrocités, » égale ou peut-être même supérieure en ignominie à toutes celles qui nous avaient été révélées jusqu’alors ; mais l’on ne saurait trop regretter qu’il ne se soit pas trouvé quelque moyen de placer et d’entretenir plus durablement sous les yeux du public français le texte entier d’un rapport dont chaque ligne aurait eu de quoi raviver dans nos cœurs la haine généreuse, — et nécessaire, — du « Boche. » Qu’on lise, par exemple, ce récit de l’arrivée à Wittenberg d’un groupe de six médecins anglais :


L’épidémie de typhus a éclaté en décembre 1914. Aussitôt tout le personnel militaire et médical du camp s’est retiré précipitamment : si bien que, depuis cette date jusqu’au mois d’août 1915, aucune communication n’a plus eu lieu entre les prisonniers et les autorités allemandes, si ce n’est sous la forme de commandemens criés du dehors à l’intérieur du camp. Les provisions, pareillement, étaient envoyées du dehors au moyen d’un système de wagons à « trolley. »

Pendant les deux premiers mois, les prisonniers malades ont eu à se passer complètement de tous soins médicaux. Le 10 février 1915, six des treize médecins anglais retenus prisonniers à Halle, — contrairement à tout droit, — ont reçu l’ordre de se rendre au camp de Wittenberg. Aucune explication ne leur a été donnée des motifs de cet ordre, et c’est seulement de la bouche du conducteur de leur train qu’ils ont appris l’existence à Wittenberg d’une épidémie de typhus. En arrivant au camp, les médecins ont été frappés du silence apathique des prisonniers anglais entassés dans les deux grandes salles. Au milieu d’une obscurité lugubre, ces infortunés marchaient de long en large, ou bien gisaient sur le sol, tous déjà touchés par la maladie. Le soir de ce même jour, deux des médecins anglais ont été transférés dans des hôpitaux installés en dehors du camp. Des quatre autres, un seul, le major Lauder, est demeuré vivant.

Malades ou bien portans, les prisonniers étaient contraints à dormir, trois par trois, sur un seul matelas : ce qui rendait la transmission de la maladie presque inévitable. Vainement le major Lauder a demandé aux autorités que l’une des deux salles fût réservée aux malades atteints du typhus : du dehors, les officiers allemands ont enjoint aux quelques gardiens maintenus dans le camp de s’opposer à la séparation ainsi réclamée, — sans même tenter, d’ailleurs, la moindre justification d’une défense aussi insensée. Nul moyen d’obtenir pour les malades la nourriture ou les remèdes dont ils avaient besoin. Chaque jour, des doigts de pieds se prenaient de gangrène, et impossible de se procurer de quoi les bander ! L’un des rares prisonniers anglais sortis vivans de Wittenberg, le soldat Lutwyche, a dû, à son retour d’Allemagne, se faire amputer les deux jambes, tandis que, sans l’ombre d’un doute, la gangrène dont il souffrait aurait pu se guérir avec un pansement moins rudimentaire.


Je ne puis malheureusement songer à pousser plus loin mes citations ; mais les quelques lignes qu’on vient de lire suffiront déjà pour donner une idée d’une lâcheté vraiment monstrueuse et qui est encore, au dire des témoins les plus autorisés, l’un des traits distinctifs de l’ « abrutissement » de la race allemande. Que l’on se représente le degré d’abjection morale où doivent être descendus ces officiers et ces médecins allemands du camp de Wittenberg qui, depuis l’apparition des premiers signes du typhus, « s’enfuient précipitamment » au dehors et n’osent plus remettre le pied au camp aussi longtemps qu’il y reste un seul prisonnier malade ! Ou plutôt non : une fois, au cours des six mois qu’a duré l’épidémie, les prisonniers ont reçu la visite du médecin-chef du camp, le très galonné docteur Aschenbach. « Ce haut dignitaire nous est arrivé revêtu de haut en bas d’un costume imperméable, avec des gants de caoutchouc et, sur la tête, un masque pareil à ceux qui servent à protéger des gaz asphyxians. Sa visite, précédée d’une foule de mesures de précaution, n’a pas duré, en tout, plus de dix minutes. » Et le rapport ajoute que, dès la semaine suivante, cette visite de l’intrépide docteur Aschenbach a mérité à celui-ci d’être décoré de la Croix de Fer, — « pour services exceptionnels rendus en combattant une épidémie de typhus [1] ! »

Lâches et féroces, tels étaient bien les Allemands de Wittenberg. Écoutons encore ce passage de la relation du docteur Lauder, — dont chaque détail nous est confirmé par le témoignage unanime de vingt autres prisonniers anglais récemment rapatriés : « Nos morts étaient enterrés dans un cimetière improvisé sur la limite extérieure du camp. Les Allemands nous envoyaient, tous les jours, un certain nombre de cercueils où nous déposions les prisonniers morts, après quoi les collègues encore valides de ceux-ci étaient autorisés à les emporter jusqu’au cimetière, en passant par une porte découpée dans la clôture de fils barbelés. Le cimetière était beaucoup trop petit, de sorte que les cercueils avaient peine à être entassés les uns sur les autres. Mais ce que les prisonniers avaient le plus de peine à supporter était les sarcasmes insultans avec lesquels ces cercueils de leurs malheureux camarades ne manquaient jamais d’être accueillis par les habitans de Wittenberg, qui se tenaient en dehors des barrières, et avaient toute permission d’outrager aussi bien les morts que les vivans ! » D’une façon générale, les prisonniers en étaient arrivés à souhaiter d’être atteints du typhus. « Ils préféraient ce mal, avec toutes ses horreurs, au régime abominable que leur faisaient subir leurs gardiens allemands. »


Et voici maintenant une autre série d’ « atrocités, » rapportées à grand renfort de preuves « documentaires » par l’un des maîtres les plus considérables du barreau anglais, M. J. H. Morgan, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Londres ! M. Morgan a été l’un des membres les plus actifs de la Commission chargée d’aller s’enquérir, sur les lieux, des crimes commis par les Allemands dans les régions occupées par les troupes anglaises ; et nul doute qu’il ait contribué déjà, pour sa bonne part, à la rédaction du rapport officiel publié naguère par cette Commission. Son séjour prolongé dans le Nord de la France et de fréquentes visites à d’autres parties du « front occidental » lui ont même procuré l’occasion d’observer toute sorte de menus aspects de notre vie française, que nous traduit avec une précision et une délicatesse singulières un article récent du Nineteenth Century. Nous y trouvons décrits, par exemple, des types infiniment divers de « poilus » de tout âge et de toute origine ; ou bien c’est, à propos de la survivance « miraculeuse » de la statue équestre de Jeanne d’Arc décorant le parvis de la cathédrale de Reims, ce magnifique éloge de la femme française :


Pendant que je regardais l’héroïque Pucelle continuant à élever vers le ciel son étendard, en face de la cathédrale profanée, et toujours absolument intacte au milieu des ruines qui l’entouraient, j’ai eu soudain l’impression d’avoir là devant moi un symbole parfait de toutes les femmes de France. Je me suis souvenu d’avoir rencontré partout d’authentiques descendantes spirituelles de Jeanne d’Arc. N’était-ce pas l’une d’elles qui m’était apparue sous l’espèce de la petite vieille que j’avais vue, tout à l’heure, faisant l’école au fond d’une cave, et enseignant avec une gaîté héroïque les légères « chansons de France » à des enfans qui arrivaient et s’en allaient coiffés de leurs petits masques respiratoires, indispensables pour les protéger contre les obus empoisonnés qui ne cessent point de tomber parmi les vénérables places et rues de leur ville ? N’était-ce pas une héritière de Jeanne d’Arc que j’avais rencontrée sous l’espèce de l’aimable « patronne » de mon hôtel, demeurant fidèlement à son poste, et répondant avec une simplicité indomptable à mes questions sur l’averse quotidienne des obus allemands : « Ma foi, m’sieu, on a vite fait de s’y habituer ! » Et ces travailleuses des champs que, tout de même que Jeanne, j’avais vues « hardies de chevaucher chevaux et les mener boire ! » Et puis encore ces tranquilles âmes qu’il m’avait été donné d’entrevoir sur tout mon chemin, ces femmes et ces mères françaises vivant frugalement de leur allocation de vingt-cinq sous par jour, et dont les doigts agiles ne se lassent point de confectionner des « tricots » pour leurs chers « poilus » et qui, tout de même que Jeanne en présence de ses juges, pourraient affirmer que, « quant à ce qui est de filer et de coudre, elles pourraient tenir tête à n’importe quelle femme de Rouen ! » Et cette autre petite vieille qui, chaque jour et du matin au soir, l’été passé, stationnait en plein soleil devant la porte d’une ambulance voisine du Vieil-Armand avec un parapluie tout décoloré dans ses mains tremblantes, attendant l’entrée ou la sortie des blessés amenés sur des brancards afin d’abriter leurs yeux de l’aveuglante lumière, n’était-elle pas, elle aussi, une fille spirituelle de Jeanne, qui lui avait légué sa « grande pitié au royaume de France ? »

Et c’est ce que les fils de France ont clairement compris. Au Nord de Reims s’étend une ligne de tranchées crayeuses occupées par un certain régiment ; et derrière ces tranchées sommeille un village dont l’église, presque entièrement détruite, se pare d’une statue de Jeanne d’Arc persistant, là comme partout, à se dresser tout à fait intacte sur son piédestal. Or, au delà de ce village, s’ouvrent des abris garantis des bombes, des abris soigneusement creusés par un régiment de chasseurs qui, depuis, a été envoyé sur un autre point du « front ; » et la première chose qui ait frappé mon regard en y pénétrant, avant même que j’eusse le loisir d’admirer l’ingénieuse maîtrise de ce « travail d’art, » a été la manière dont ses créateurs l’avaient décoré : car au seuil de l’abri, surmontant l’inscription : 49e chasseurs à pied, s’élevait, avec la grâce élancée d’un ange s’apprêtant à prendre son vol, une exquise petite statue de Jeanne d’Arc ! Celle-ci est bien, en vérité, la perpétuelle réincarnation de la France, comme aussi le secret de son immortelle jeunesse. Une France repue et satisfaite peut faire parfois semblant de l’oublier ; une France rationaliste peut affecter de la « laïciser ; » mais toujours la France éprouvée et souffrante est revenue, revient, et reviendra vers elle ! C’est en elle que toujours la vraie France retrouvera son souffle et le sang de son cœur.


Mais il faut que j’arrive aux « atrocités » dont l’étude a fait l’objet du long séjour en France de M. Morgan. Non content de travailler, comme je l’ai dit, à la rédaction du rapport officiel de la commission anglaise dont il était membre, l’éminent professeur de droit constitutionnel a encore recueilli, pour son propre compte, un certain nombre de témoignages dûment contrôlés, et qui ne laissent pas de nous renseigner efficacement, eux aussi, sur l’étonnante dépravation morale des Allemands. Voici d’abord, par exemple, des relations apportées, sous serment, le 16 octobre 1914, devant le commissaire de police de la ville de Bailleul ! Une « ménagère » appelée Hélène B... raconte qu’elle a vu six soldats allemands « présenter à un officier trois jeunes gens civils qui portaient des paquets. » L’officier a dit aux soldats, en langue française, — sans doute afin d’être compris des trois jeunes gens : « Allez vite les fusiller dans la prairie ! » Et c’est bien ce qu’ont fait les soldats, ainsi qu’il résulte des affirmations d’une dizaine d’autres témoins, également cités par M. Morgan. L’un de ces témoins, Mme Gabrielle D..., dont la maison se trouve exactement en face de la « prairie » où a eu lieu l’exécution, avait alors chez elle un soldat allemand, qui s’occupait à « faire la cuisine, » et qui lui a dit, en désignant du doigt le funèbre cortège : Regardez, madame, comme c’est beau ! Voir fusiller des civils français, regardez, c’est ça qui est du beau travail ! On devrait les tuer tous comme ça !

Pareillement le réserviste prussien Richard Gerhold, tué en septembre 1914 à Nouvion en Picardie, avait écrit, peu de jours auparavant, sur son carnet de route : « C’est pour moi une folle joie quand on peut se venger de cette canaille de curés belges et français ! » Et comment ne pas mentionner encore ce passage d’une lettre qu’écrivait à sa fiancée, de Péronne, le 16 mars 1915, le soldat bavarois Johann Wenger : « Je t’envoie un bracelet fait d’un éclat d’obus. Tu auras là un beau souvenir d’un guerrier allemand qui a fait toute la campagne et tué des tas de Français. J’ai aussi tué à la baïonnette un bon nombre de femmes. Pendant le combat de Badonviller j’ai ainsi expédié sept (7) femmes et quatre (4) jeunes filles dans l’espace de cinq minutes. Le capitaine m’avait dit de tuer ces truies françaises à coups de fusil, mais j’ai préféré me servir de ma baïonnette [2]. »

M. Morgan nous transmet aussi une très curieuse série de témoignages russes, qui lui ont été communiqués par une commission officielle de Pétrograd. Qu’on me permette d’en extraire, tout au moins, la saisissante déposition du soldat Nicolas Dorojka :


Durant la seconde moitié de juin 1915, le régiment de ce témoin a pris part à un combat près d’Ivangorod. Resté maitre du champ de bataille, le régiment s’y est installé pour la nuit ; et quelques-uns des soldats ont aidé les brancardiers à transporter les blessés dans un hangar de bois, couvert de paille, à l’extrémité du village voisin. D’après les témoignages des médecins et de tout le personnel de la Croix Rouge, le nombre des blessés logés dans ce hangar était d’environ soixante-dix. Or voici que, vers onze heures de la nuit, on a entendu le fracas soudain et violent d’une fusillade : le village venait d’être cerné par des Allemands ! Le témoin Dorojka a pris son fusil et s’est enfui avec trois camarades ; mais, dans l’obscurité, ils sont tombés sur une patrouille allemande qui leur a enlevé leurs armes, et les a ramenés dans le même hangar où le témoin avait aidé à transporter les blessés russes. Quelques instans plus tard, un officier allemand a donné un ordre à ses soldats ; puis, rassemblant de ses propres mains une brassée de la paille qui tapissait le sol du hangar, il l’a placée contre l’un des coins du bâtiment, et y a mis le feu avec une allumette. Le témoin déclare qu’il s’est presque évanoui en voyant l’officier mettre le feu au hangar. La paille s’est tout de suite enflammée, le feu a commencé à envelopper le bâtiment ; et bientôt des cris perçans se sont élevés de l’intérieur : c’étaient les blessés qui appelaient au secours ! A ce moment, l’officier qui avait allumé l’incendie s’est aperçu de la présence des quatre prisonniers, debout sur le seuil : sans dire un mot, il s’est approché d’eux et a déchargé son revolver contre la tempe de l’un des camarades du témoin, qui aussitôt est tombé à terre. Pendant que l’officier s’apprêtait à frapper pareillement un autre des prisonniers, Dorojka, ayant pris son élan, a réussi à franchir un groupe de soldats allemands et à s’échapper sans trop de dommage, malgré les coups de revolver tirés contre lui. Il a erré au hasard toute la nuit, et a fini par rentrer dans les lignes russes.


Cet officier s’amusant à brûler vifs soixante-dix blessés russes, voilà un trait qui eût mérité de prendre place en compagnie des « atrocités » décrites, l’autre jour, par M. John Morse [3] ! Et combien d’autres détails encore, dans ces témoignages envoyés de Russie au professeur Morgan, qui auraient également de quoi confirmer le jugement du vieux négociant anglais, — devenu volontaire dans l’armée russe pour montrer aux Allemands la « couleur de ses yeux, » — sur la transformation d’une race soi-disant « civilisée » en une horde d’animaux féroces ! De la même façon que, tout à l’heure, nous voyions les habitans de Wittenberg accablant de leurs ignobles sarcasmes, à la fois, les cercueils des victimes anglaises du typhus et les survivans du fléau, nous lisons dans un des rapports publiés par M. Morgan toute espèce de « bonnes farces » inventées par les soldats allemands pour vexer et torturer leurs prisonniers russes. « Ils annonçaient aux prisonniers qu’on allait leur donner un supplément de soupe ; et puis quand les Russes se précipitaient vers la cuisine, on lâchait contre eux une meute de chiens qui leur mordaient les jambes, au grand ravissement de tous les spectateurs. » Il n’y avait pas jusqu’aux infirmières allemandes, — jusqu’à des femmes vêtues de l’uniforme de Sœurs de Charité, — qui ne se divertissent à mystifier les blessés russes confiés à leur garde. Elles feignaient de leur offrir du pain et des saucisses ; après quoi, lorsque les blessés étendaient la main, elles y assénaient un fort coup avec une cuiller de bois ; ou bien encore elles frottaient le visage des blessés avec une saucisse dont elles-mêmes, sans doute, se régalaient ensuite ! Dans toutes les villes où passaient des convois de soldats russes blessés, la foule des habitans civils se pressait autour d’eux, « les frappait violemment, tirait leurs moustaches, et leur crachait dans la bouche ! »

Lâches et féroces : toujours, décidément, ce sont les deux mots qui nous reviennent en tête, au spectacle de ces Allemands « décivilisés. » Et puis encore, avec cela, une fourberie à la fois si fuyante et si effrontée qu’elle aussi évoque en nous l’idée d’une race où ne subsiste plus aucun vestige de dignité « humaine. » Entre toutes les formes de la dépravation allemande, c’est même là, peut-être, la plus répugnante ; et l’on conçoit sans peine l’étonnement mêlé de dégoût qu’éprouve, devant elle, le professeur Morgan. Mensonge à tous les degrés de l’échelle sociale, depuis le soldat prêt à cacher sa traîtrise sous les sermens les plus solennels jusqu’à cet Empereur qui ose maintenant affirmer sans rougir, à la face du monde, qu’il « n’a pas voulu » la présente guerre ! Mensonge au fond de chaque parole du gouvernement impérial, à tel point que, suivant l’expression de l’éminent professeur anglais, « nul homme raisonnable et sans parti pris ne peut plus y croire si peu que ce soit. » N’a-t-il pas en effet, ce gouvernement qui ne cesse pas de se targuer de sa « loyauté, » n’a-t-il pas « falsifié à dessein des documens belges absolument anodins, de manière à en faire un grief contre la Belgique, » n’a-t-il pas « à plusieurs reprises rompu des engagemens contractés par lui vis-à-vis du ministère anglais et du Vatican, » n’a-t-il pas « sciemment, tous les jours, détourné de leur sens le plus manifeste les différens articles des conventions internationales où il avait souscrit ? » Une publication foncièrement allemande, éditée en Suisse pour tromper les pays neutres sur sa véritable origine, « et dont le titre même, — la Revue Internationale, — est déjà un mensonge, » n’a-t-elle pas reconnu expressément que « toutes les histoires de mutilation de soldats allemands, naguère activement propagées par les autorités allemandes, n’étaient en réalité rien d’autre que le produit d’une suggestion hystérique ? »


J’ai eu pour ma part, — ajoute M. Morgan, — l’occasion de collaborer avec les autorités françaises à la démonstration de l’entière authenticité d’un ordre émanant d’un général de l’armée allemande qui prescrivait à ses soldats de massacrer tous les blessés qui leur tomberaient entre les mains. Tout d’abord, cette authenticité avait été niée, de la façon la plus énergique, par le gouvernement impérial de Berlin : mais lorsque ensuite nos recherches l’ont établie sans l’ombre d’un doute possible, le même gouvernement a publié une déclaration affirmant qu’un ordre analogue avait été émis, une année auparavant, par l’un des généraux de l’armée anglaise, — excuse tout à fait mensongère, d’ailleurs, et qui jamais n’a pu s’accompagner du moindre semblant de preuve.

Mais, aussi bien, me paraît-il que les autorités allemandes souffrent aujourd’hui d’une espèce de perversion morale absolument morbide. C’est ainsi que, l’année dernière, le gouvernement impérial écrivait, dans un mémoire où il tâchait à se défendre du crime abominable qu’avait été le torpillage de la Lusitania : « Le cas de cette destruction du paquebot anglais met en relief, avec une clarté horrible, à quel affreux sacrifice d’existences humaines aboutit la pratique de la guerre telle qu’elle est exercée par nos ennemis. « Cette affectation de s’indigner devant les conséquences de ses propres crimes, et cet effort à en rejeter la faute sur autrui sont certainement parmi les signes les plus remarquables de la susdite perversion morale de l’âme allemande, — dont chaque jour nous apporte de nouveaux témoignages.


Il faut lire, dans l’éloquente Introduction de l’ouvrage de M. Morgan, toute sorte d’autres exemples de cette « perversion » du sens moral chez la race allemande. Et la conclusion qu’en tire inévitablement le savant professeur est que toute convention internationale signée désormais avec un tel adversaire ne risquerait pas seulement de demeurer vaine, mais aussi de devenir pour nous un « danger positif, » — en raison de ce que M. Morgan appelle la « casuistique d’une nation de sauvages intellectuels. » Le moyen, en vérité, de ne pas se défier des effets d’une convention signée par des peuples de bonne foi, attachant aux mots leur sens authentique, avec un peuple qui, selon l’expression célèbre du vieux Thucydide, « a prostitué les mois jusqu’à leur faire perdre leur relation naturelle à l’égard des choses ? » Il y a là un problème politique infiniment délicat, et qui mérite bien de retenir toute l’attention des Puissances Alliées. Évidemment, celles-ci devront, même après la paix, se préoccuper de modifier leurs anciens codes internationaux, de façon à nous garantir des « tours » et des « retours » de la fourberie allemande. Sans compter l’obligation pour elles de tâcher, dès maintenant, à nous en garantir en préparant de toutes leurs forces l’avènement, plus ou moins prochain, d’une victoire qui leur permettra d’opposer, ensuite, une digue plus solide aux futurs assauts d’une « casuistique » bien autrement dangereuse que celle des Sanchez et des Escobar !


T. de WYZEWA.

  1. Autre trait de l’incroyable « lâcheté » allemande : plusieurs prisonniers revenus d’Allemagne m’ont dit que leurs gardiens les avaient priés de leur donner, avant de partir, une sorte de « certificat » attestant que ces gardiens s’étaient montrés indulgens et serviables à leur endroit : après quoi ils avaient cousu le papier sous la doublure de leur capote, « pour le cas où ils seraient appelés sur le front. » En d’autres termes, ces soldats allemands ne rêvaient déjà qu’à la possibilité pour eux de devenir, à leur tour, nos prisonniers de guerre : et je crois les entendre murmurant à leur « fiancée, » en manière de consolation : « Ne te fais pas trop de soucis, ma chère Marguerite ! Avec l’aide du bon Dieu, et à force d’y tâcher, je réussirai bien à me faire prendre par l’ennemi dès mon arrivée sur le front ! »
  2. C’est le soldat lui-même qui répète en chiffres, dans des parenthèses, — pour être plus sûr de se faire bien comprendre, — le nombre des femmes et jeunes filles qu’il a « expédiées. »
  3. Voyez la Revue du 15 mars dernier.