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Rob Roy/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 149-162).


CHAPITRE IX.

ENCORE M. CAMPBELL.


Un des voleurs arrive ! Je me tiendrai ferme ; il n’osera pas m’attaquer si près de la maison. Il est inutile d’appeler jusqu’à ce qu’il se présente.
La Veuve.


« Un étranger ! répéta le juge ; ce n’est pas pour affaire du moins, car je… »

Il fut interrompu par la réponse de l’étranger lui-même. « Mon affaire est quelque peu importante, et d’une nature particulière, dit M. Campbell (car c’était lui, l’Écossais que j’avais vu à Northallerton), et je prie Votre Honneur d’y donner un instant de sérieuse attention. Je pense, monsieur Morris, » ajouta-t-il en fixant les yeux sur cet homme avec une fermeté singulière, et presque d’un air menaçant, « je pense que vous me reconnaissez bien, et que vous n’avez pas oublié ce qui s’est passé lors de notre dernière entrevue sur la route ? » Les dents de M. Morris claquèrent ; sa figure s’allongea, devint pâle comme un linge : il donnait tous les signes de la plus grande consternation. « Prenez courage, dit Camphell, et ne faites pas claquer vos mâchoires comme des castagnettes. J’espère que vous pouvez dire sans grand’peine à M. le juge que vous m’avez déjà vu, et que vous savez que je suis un homme d’honneur, jouissant d’une honnête aisance. Vous devez passer quelque temps dans mon pays, et si j’en ai le pouvoir comme j’en ai le désir, je vous rendrai service à mon tour.

— Monsieur… monsieur, je crois que vous êtes un homme d’honneur, et, comme vous le dites, ayant quelque fortune. Oui, monsieur Inglewood, ajouta-t-il en élevant la voix, je crois réellement que ce gentleman est ce qu’il dit être.

— Et que me veut-il ? dit le juge avec quelque aigreur. Un homme en amène un autre, comme les rimes dans la chanson la Maison que Jack a bâtie, et je ne puis ni reposer ni causer paisiblement.

— Patience, monsieur, répondit Campbell ; je viens vous débarrasser d’une affaire qui vous tourmente.

— Vraiment ! alors vous êtes aussi bien-venu que jamais Écossais le fut en Angleterre. Mais voyons, dites-nous ce que vous avez à nous dire.

— Je présume que ce gentleman, continua-t-il, vous a dit qu’il y avait avec lui une personne nommée Campbell quand il eut le malheur de perdre sa valise ?

— Il n’a pas une seule fois prononcé ce nom, dit le juge.

— Ah ! je comprends, je comprends, répondit M. Campbell ; M. Morris a craint de compromettre un étranger qu’embarrasseraient les formes judiciaires de ce pays. Mais comme j’apprends que mon témoignage est nécessaire pour la justification de cet honorable gentleman, monsieur Francis Osbaldistone, qui a été soupçonné injustement, je le dispense de cette précaution. Vous voudrez donc bien (ajouta-t-il en lançant à Morris le même regard décidé) dire à M. Inglewood si nous n’avons pas fait route ensemble pendant plusieurs milles, par suite des instantes prières que vous m’adressâtes le soir à Northallerton, et que je repoussai d’abord ; auxquelles prières je cédai ensuite quand je vous rencontrai sur la route près de Globerry-Allers ; que pour vous obliger, je renonçai à mon projet d’aller jusqu’à Bothbury, et pour mon malheur, me décidai à faire route avec vous.

— C’est la triste vérité, » dit Morris, baissant la tête en répondant affirmativement à la question longue et précise que Campbell lui avait adressée, et dont il semblait approuver la teneur avec une triste docilité.

« Et je pense que vous affirmerez à Son Honneur que personne n’est plus en état que moi de porter témoignage, puisque pendant toute cette affaire j’étais avec vous et près de vous.

— Personne, sans doute, » répondit Morris avec un profond et pénible soupir.

« Et pourquoi diable ne le défendîtes-vous pas, dit le juge, puisque, selon M. Morris, il n’y avait que deux voleurs ? Vous étiez deux contre deux, et vous paraissez l’un et l’autre de vigoureux gaillards.

— J’ai été toute ma vie, sous le bon plaisir de Votre Honneur, dit Campbell, un homme paisible et tranquille, très-peu propre aux querelles et aux batailles. M. Morris sert ou a servi, à ce qu’on m’a dit, dans les armées de Sa Majesté ; et il aurait pu résister, si cela lui eût convenu, puisqu’il voyageait avec beaucoup d’argent, comme je l’ai su depuis : quant à moi, qui n’avais que très-peu de chose à défendre, et qui suis d’une humeur pacifique, j’étais peu disposé à m’exposer au danger. »

Je regardai Campbell pendant qu’il prononçait ces mots, et je ne me rappelle pas avoir vu un plus singulier contraste que celui que formait l’expression d’audace et de dureté de ses traits, avec le ton de douceur et de simplicité de ses paroles. Je vis même sur ses lèvres un léger sourire ironique qui semblait témoigner, comme malgré lui, de son dédain pour ce caractère tranquille et paisible qu’il jugeait à propos de s’attribuer, et qui me fit soupçonner que s’il avait figuré dans l’affaire de Morris, ce ne pouvait être comme victime ou même comme simple spectateur.

Peut-être quelques soupçons se présentèrent alors à l’esprit du juge ; car il s’écria : « Voilà une étrange histoire ! »

L’Écossais parut deviner ce qui se passait en lui, car il changea de ton et de manière, et, laissant en partie de côté cette affectation hypocrite d’humilité qui lui réussissait si peu, il dit d’un air plus franc et plus naturel : « À dire vrai, je suis de ces bonnes gens qui ne se soucient guère de se battre, à moins qu’ils n’aient quelque chose à défendre ; et je n’étais pas dans ce cas quand nous rencontrâmes ces voleurs. Mais, afin que Votre Honneur sache que je suis un homme bien famé, je vous prie de jeter les yeux sur ce billet. »

M. Inglewood prit le papier et lut à demi-voix : « Je certifie que le porteur de cet écrit, Robert Campbell de… (de quelque lieu que je ne puis pas prononcer, dit le juge en interrompant sa lecture) est un homme de bonne famille, de mœurs paisibles, voyageant en Angleterre pour ses affaires particulières, etc., etc. Donné sous notre sceau, à notre château d’Inver… Invere… Inverara… Argyle. »

« C’est un certificat que j’ai jugé à propos de demander à ce digne seigneur (ici Campbell porta la main à sa tête, comme pour toucher son chapeau) Mac Callum More.

— Quel est ce Mac Callum, monsieur, dit le juge ?

— Celui qu’on appelle en Angleterre le duc d’Argyle.

— Je sais très-bien que le duc d’Argyle est un seigneur de grande distinction, et un véritable ami de son pays. J’étais près de lui en 1714, lorsqu’il débusqua le duc de Marlborough de son commandement. Je voudrais qu’il y eût beaucoup de seigneurs comme lui. C’était alors un honnête tory, intime ami d’Ormond. Il s’est rattaché au gouvernement actuel, comme j’ai fait moi-même, pour la tranquillité et la paix de son pays ; car je ne puis croire que ce grand homme s’y soit décidé, comme de méchantes gens le prétendent, par la crainte de perdre ses places et son régiment. Son certificat, comme vous dites, monsieur Campbell, est très-satisfaisant ; et maintenant qu’avez-vous à nous dire sur ce vol ?

— Cela sera court ; c’est que M. Morris pourrait aussi bien en accuser l’enfant qui n’est pas né, ou moi-même, que ce jeune gentleman, M. Osbaldistone ; car non seulement je puis attester que l’individu qu’il a pris pour lui était plus petit et plus gros, mais j’ai même aperçu son visage dans un instant où son masque a glissé, et il n’avait pas la moindre ressemblance avec M. Osbaldistone ; et je pense, » ajouta-t-il en se tournant d’un air naturel mais ferme vers M. Morris, « que monsieur avouera que j’étais bien plus en état que lui de reconnaître ceux qui prirent part à cette affaire, puisque moi seul j’avais gardé mon sang-froid.

— Je l’avoue, monsieur, je l’avoue complètement, » dit Morris, se reculant lorsqu’il vit Campbell approcher sa chaise de la sienne comme pour appuyer son appel ; « et je suis disposé, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à M. Inglewood, à rétracter mon accusation en ce qui regarde M. Osbaldistone ; et je vous prie, monsieur, de permettre qu’il aille vaquer à ses affaires et moi aux miennes. Votre Honneur a peut-être quelque affaire à régler avec M. Campbell, et je suis très-pressé de partir.

— Alors, au diable les déclarations ! dit le juge en les jetant au feu ; et maintenant vous êtes parfaitement libre, M. Osbaldistone ; et vous, monsieur Morris, vous voilà tranquille.

— Oui, » dit Campbell en regardant Morris qui acquiesçait avec une triste grimace à l’observation du juge, « tranquille comme un crapaud sous une herse ; mais ne craignez rien, monsieur Morris, nous allons sortir ensemble, et je vous escorterai (j’espère que vous ne doutez pas de ma parole, quand je vous parle ainsi), je vous escorterai jusqu’à la prochaine grand’route, et là nous nous séparerons ; et quand nous nous reverrons en Écosse, ce sera comme de bons amis, où il y aura de votre faute. »

Avec l’air de terreur d’un condamné quand on vient lui annoncer que la charrette l’attend, Morris se leva ; mais lorsqu’il fut sur ses jambes, il parut hésiter : « Je vous dis de vous rassurer, répéta Campbell, je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous n’aurons pas quelques nouvelles de votre valise, si vous voulez suivre de bons conseils ? Nos chevaux sont prêts : dites adieu à M. Inglewood, et montrez-vous Anglais. »

Après cette exhortation, Morris nous fit ses adieux et sortit sous l’escorte de M. Campbell ; mais il paraît que de nouveaux scrupules ou de nouvelles craintes le saisirent avant qu’il eût quitté la maison, car j’entendis Campbell lui réitérer ses assurances de protection. « Par l’âme de mon corps, vous êtes aussi en sûreté que dans le jardin potager de votre père. Comment un homme, avec cette barbe noire, n’a-t-il pas plus de cœur qu’un poulet ! Allons, venez avec moi, comme un franc compagnon. »

Les voix se perdirent dans l’éloignement, et bientôt le bruit des pas des chevaux nous annonça qu’ils avaient quitté la maison du juge.

La joie qu’éprouva le digne magistrat, de voir se terminer si facilement une affaire qui le menaçait de beaucoup d’embarras, fut un peu tempérée quand il songea à ce que son clerc pourrait penser de cet arrangement. « J’aurai encore Jobson sur les épaules pour ces maudits papiers. Je n’aurais pas dû les détruire, après tout. Mais, bah ! je lui paierai ce que ce procès aurait pu lui rapporter, et cela calmera tout. Et maintenant, miss Diana Vernon, quoique j’aie rendu la liberté à tous les autres, je veux décerner un mandat pour vous remettre à la garde de la mère Blakes, ma vieille femme de charge ; j’enverrai chercher mon voisin M. Musgrave, les miss Dewkins et vos cousins ; nous aurons le vieux Cobs, le joueur de flûte, et vive la joie ! Et, en vous attendant, nous aurons, M. Frank Osbaldistone et moi, une bouteille qui nous fera bonne compagnie. »

— Grand merci, juge, reprit miss Vernon ; mais il faut que nous retournions à Osbaldistone-Hall, où l’on ignore ce que nous sommes devenus, afin de délivrer mon oncle de ses inquiétudes sur le sort de mon cousin, qu’il aime comme un de ses fils.

— Je le crois, dit le juge ; car quand son fils aîné, Archie, finit si tristement dans cette malheureuse affaire de sir John Fenwich, le vieil Hildebrand prononçait son nom aussi souvent que celui des six qui lui restaient, et se plaignait de ne pouvoir jamais se rappeler lequel de ses fils avait été pendu. Retournez donc promptement, et tranquillisez sa sollicitude paternelle. Mais écoutez-moi, fleur des bruyères, dit-il en l’attirant à lui par la main et d’un ton de bonne humeur, une autre fois laissez la justice faire ses affaires, sans mettre votre joli doigt dans son vieux pâté moisi, rempli de fragments de lois en français ou en latin de cuisine. Et, Diana, ma beauté, laissez les jeunes gens se montrer le chemin les uns aux autres à travers les marais, de peur que vous ne vous égariez en indiquant la route aux autres, mon joli feu follet. »

Après cet avertissement, il salua miss Vernon, et me fit aussi un adieu très-amical.

« Tu parais être un bon garçon, monsieur Frank, et je me rappelle aussi fort bien ton père : il était mon camarade de collège. Écoute, ne voyage pas si tard, et ne fais pas tant le rodomont avec ceux que tu rencontreras sur la grande route du roi. Tous les sujets du roi ne sont pas tenus de comprendre la plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec ce qui touche à la félonie. Voilà aussi la pauvre Diana Vernon, seule et abandonnée sur la terre, qui court, monte à cheval, selon son bon plaisir : aie bien soin d’elle, ou je retrouverai ma jeunesse et je me battrai avec toi, ce qui cependant me causerait un petit embarras. Et maintenant pars et laisse-moi à ma pipe et à mes réflexions ; car, comme dit la chanson :


De l’Inde la feuille étrangère
Brûle et s’éteint rapidement :
De l’homme ainsi la force est passagère ;
Et de la jeunesse légère
Quand le feu n’a plus d’aliment,
Comme une cendre desséchée,
La vieillesse paraît, vers la tombe penchée,
Fumeur, songes-y constamment. »


Je pris grand plaisir aux traits de bon sens et de sentiment qui échappaient au juge au milieu des vapeurs de sa paresse et de sa complaisance pour lui-même ; je l’assurai que je profiterais de ses conseils, et je pris congé de l’honnête magistrat et de sa demeure hospitalière.

Un repas était préparé pour nous dans l’antichambre ; nous y fîmes peu honneur. En descendant, nous trouvâmes dans la cour le domestique de sir Hildebrand que nous avions rencontré en arrivant ; il dit à miss Vernon que M. Rashleigh lui avait donné l’ordre de nous attendre pour nous accompagner au château. Nous fîmes quelque temps route en silence, car, à dire vrai, mon esprit était si troublé des événements de la journée que je n’aurais su prendre le premier la parole. Enfin miss Vernon s’écria, comme pressée par ses propres réflexions : « Rashleigh est un homme incompréhensible : il excite tous les sentiments, excepté l’affection. Il fait ce qu’il veut, et les autres ne sont pour lui que des marionnettes. Il a un acteur prêt à jouer tous les rôles qu’il imagine, et un esprit souple, fertile en expédients, qui ne l’abandonne dans aucune occasion.

— Vous pensez donc, lui dis-je, répondant plutôt à sa pensée qu’à ses paroles, que ce monsieur Campbell, qui s’est présenté si à propos, et qui a enlevé mon accusateur comme un faucon enlève une perdrix, est un agent de M. Rashleigh Osbaldistone ?

— Je le soupçonne fortement, répondit Diana, et même je doute beaucoup qu’il fût venu si à point, s’il ne m’était arrivé de rencontrer Rashleigh dans la cour du juge.

— Alors c’est vous que j’en dois remercier, ma belle libératrice.

— D’accord ; mais supposez que vous m’avez fait vos remercîments et que je les ai reçus avec un gracieux sourire ; car je ne me soucie guère de les entendre tout de bon, et je suis plus disposée à les écouter en bâillant que de toute autre manière. En un mot, monsieur Frank, je désirais vous servir, et heureusement j’ai pu le faire ; je vous demande une grâce en retour, c’est de ne m’en plus parler. Mais qui vient à notre rencontre, l’éperon sanglant, la figure pourpre de fatigue ? C’est l’homme de loi subalterne, je crois, ni plus ni moins que M. Jobson. »

En effet c’était M. Jobson lui-même venant en toute hâte, et, comme nous le vîmes bientôt, de fort mauvaise humeur. Il s’approcha de nous, et arrêta son cheval comme nous allions passer près de lui en le saluant légèrement.

« Ainsi, monsieur… ainsi, miss Vernon… oui, je vois ce qu’il en est ; on a accepté la caution pendant mon absence. Je voudrais seulement savoir qui a dressé l’acte. Si Son Honneur use souvent de cette forme de procédure, je lui conseille de chercher un autre clerc, voilà tout ; car certainement je donnerai ma démission.

— Supposez qu’il eût son clerc actuel cousu à sa manche, dit Diana, cela ne ferait-il pas aussi bien, monsieur Jobson ? Mais je vous prie, comment se porte le fermier Rutledge ? l’avez-vous trouvé en état de dicter, signer et sceller son testament ? »

Cette question sembla redoubler la colère de l’homme de loi. Il regarda miss Vernon avec un tel air de dépit et de ressentiment, que je fus violemment tenté de le jeter à bas de son cheval avec le manche de mon fouet : je ne me contins qu’en songeant à son peu d’importance.

« Le fermier Rutledge, madame ? dit le clerc lorsque son indignation lui permit d’articuler une parole, le fermier Rutledge se porte aussi bien que vous. Sa prétendue maladie n’est qu’un conte, un mauvais tour ; si vous ne le saviez pas déjà, vous le savez maintenant.

— Vraiment ! reprit miss Vernon en affectant la plus grande surprise ; en êtes vous bien sûr, monsieur Jobson ?

— Oui, madame, répondit le clerc furieux ; et de plus ce rustaud m’a traité de fripon, de fripon, madame ; il m’a dit que je venais pour attraper de l’argent, madame ; et je ne mérite pas plus ce reproche qu’aucun autre de mes confrères, moi surtout qui suis clerc de la justice de paix, exerçant cet office en vertu d’une loi rendue dans la trente-troisième année du règne d’Henri VII, et d’une autre loi de la première année de celui de Guillaume… du roi Guillaume, madame, de glorieuse et impérissable mémoire, ce prince immortel qui nous a délivrés des papistes, des prétendants, des sabots et des bassinoires[1], miss Vernon.

— Triste chose que ces sabots et ces bassinoires ! dit miss Vernon qui semblait se plaire à augmenter sa rage ; il paraît qu’en ce moment vous n’avez besoin de rien qui vous échauffe, monsieur Jobson. Je crains que Rutledge n’ait pas borné son impolitesse aux paroles : êtes-vous sûr qu’il ne vous ait pas frotté les épaules ?

— Me frapper, madame ! non, non, nul homme vivant ne me frappera, je vous le promets, madame.

— C’est-à-dire qu’il en sera selon ce que vous mériterez, monsieur, lui dis-je ; car vous parlez à madame d’une manière si inconvenante que, si vous ne changez de ton, je pourrai bien vous donner une leçon.

— Une leçon, monsieur ! à moi ! savez-vous à qui vous parlez ?

— Oui, monsieur, répondis-je. Vous vous intitulez vous-même clerc de la justice de paix ; Gaffer Rutledge vous appelle fripon ; ni à l’un ni à l’autre titre vous n’avez droit d’être impertinent à l’égard d’une dame. »

Miss Vernon, posant la main sur mon bras s’écria : « Venez, monsieur Osbaldistone, je ne veux pas que vous maltraitiez M. Jobson ; je ne lui veux pas assez de bien pour lui permettre d’être touché seulement du bout de votre fouet ; il vivrait là-dessus pendant trois mois au moins. D’ailleurs vous l’avez déjà assez maltraité, vous l’avez appelé impertinent.

— Je me soucie peu de ses paroles, madame, dit le clerc d’un ton moins insolent ; d’ailleurs impertinent n’est pas une insulte qui puisse servir de base à un procès ; mais fripon est une injure au premier degré, et je ferai voir à Rutledge et à ceux qui l’imiteraient, ce qu’il en coûte pour troubler la paix publique et chercher à m’enlever ma réputation.

— Oubliez cela, monsieur Jobson, dit miss Vernon, car vous savez que, d’après vos lois, où il n’y a rien le roi perd ses droits ; et quant à vous enlever votre réputation, je plains les gens qui la prendraient, et je souhaite fort que vous ayez le bonheur de la perdre.

— Fort bien, madame ; bonsoir, madame ; je ne dis rien de plus ; il y a des lois contre les papistes, et le pays s’en trouverait mieux, si on les exécutait. Le trente-quatrième statut d’Édouard VI condamne les antiphoniers, missels, manuels, légendes, et ceux qui les ont en leur possession ; il est ordonné aux papistes de prêter serment, le premier statut du roi régnant punit ceux qui s’y refusent ; il y a des peines contre ceux qui entendent la messe. Voyez le trente-troisième statut de la reine Élisabeth, et le troisième de Jacques Ier, chap. 35. Il y a des actes à faire enregistrer, double taxe à payer…

— Voyez la nouvelle édition des statuts, publiée par les soins de Joseph Jobson, gentilhomme, clerc de justice de paix, dit miss Vernon.

— Et de plus, continua Jobson, je vous avertis, vous, Diana Vernon, fille, et papiste réfractaire, de vous rendre à votre demeure, et cela par le plus court chemin, sous peine de félonie. Vous êtes tenue de demander passage au bac public, sans vous y arrêter un instant ; et si vous ne pouvez trouver passage, de marcher tout le jour, dans l’eau jusqu’aux genoux, essayant de passer ainsi.

— C’est une sorte de pénitence protestante pour mon hérésie catholique, je suppose, dit miss Vernon en riant. Alors je vous remercie de votre avertissement. Je vais me rendre à ma demeure le plus promptement possible, et désormais j’y resterai davantage. Bonne nuit, mon cher monsieur Jobson, miroir de la courtoisie cléricale.

— Bonne nuit, madame ; songez qu’il ne faut pas plaisanter avec les lois. »

Et nous nous séparâmes.

« Il va chercher quelque autre moyen de nuire, dit miss Vernon en le regardant s’éloigner : n’est-ce pas une chose cruelle que des personnes bien nées soient exposées aux insultes officielles d’un misérable coureur de procès, et cela parce que nous croyons ce que tout le monde croyait il n’y a guère plus de cent ans ?… Car certainement notre religion a pour elle l’avantage de l’ancienneté, au moins.

— J’ai éprouvé une violente tentation de casser la tête à ce maraud, répondis-je.

— Vous auriez agi en étourdi ; et cependant, si ma main avait été un peu plus lourde, je crois que je lui en aurais fait sentir le poids ; ce n’est point pour me plaindre, mais il y a trois choses pour lesquelles je mérite la pitié, si quelqu’un juge à propos d’avoir de la compassion pour moi.

— Et puis-je vous demander quelles sont ces trois choses, miss Vernon ?

— Me promettez-vous de me plaindre bien sincèrement, si je vous les dis ?

— Assurément, en pouvez-vous douter ? » répondis-je en rapprochant mon cheval du sien, tandis que je parlais avec un intérêt que je ne cherchais point à déguiser.

« Eh bien ! car, après tout, c’est une chose charmante que d’inspirer une telle compassion, voici mes trois sujets de plainte : d’abord, je suis fille et non pas garçon, et l’on m’enfermerait dans une maison de fous si je faisais la moitié des choses qui me viennent à l’esprit ; tandis que si j’avais, comme vous, la prérogative d’agir à ma guise, je pourrais me faire imiter et applaudir avec transport.

— Je ne puis vous plaindre sur ce point, comme vous le désirez, lui répondis-je ; ce malheur est si général qu’il est le partage d’une moitié de l’espèce humaine, et l’autre moitié…

— Est si bien partagée qu’elle est fort jalouse de ses prorogatives ; j’oubliais que vous êtes partie intéressée. Non, » continua-t-elle pour m’empêcher de répondre, « je vois que ce doux sourire est la préface d’un très-joli compliment sur les avantages que méritent les parents et les amis de Diana Vernon de ce qu’elle est née une de leurs ilotes ; mais épargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher ami, et voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de mon acte d’accusation contre la fortune, comme dirait cet embrouilleur d’affaires. J’appartiens à une secte opprimée, à une religion proscrite, et, loin que ma dévotion me fasse honneur, le juge Inglewood peut m’envoyer à la maison de correction, parce que j’adore Dieu à la manière de mes ancêtres, et me dire, comme le vieux Pembroke à l’abbesse de Wilton, quand il s’empara de son couvent : Allez filer, femme[2], allez filer.

— Ce n’est point là un mal sans remède, lui répondis-je d’un ton grave ; consultez quelques-uns de nos ministres les plus instruits ; ou plutôt consultez votre excellente raison, miss Vernon, et vous reconnaîtrez que les différences qui séparent notre croyance de celle où vous avez été élevée…

« Chut ! » dit Diana en plaçant son doigt sur sa bouche ; « chut ! pas un mot de plus sur ce sujet. Abandonner la foi de mes ancêtres ! Si j’étais homme, abandonnerais-je leur bannière au moment où la fortune se déclare contre elle, pour passer comme un traître du côté de l’ennemi victorieux ?

— J’honore la noblesse de vos sentiments, miss Vernon ; quant aux inconvénients auxquels elle vous expose, je vous dirai seulement que les blessures que nous recevons en obéissant à notre conscience portent leur baume avec elles.

— Oui, mais elles n’en sont pas moins cruelles et cuisantes. Je vois que vous avez le cœur très-dur, et que le sort auquel je puis être réduite, de battre du chanvre ou de filer du lin, vous touche aussi peu que l’obligation où je suis de porter une coiffe et des bonnets au lieu d’un chapeau et d’une cocarde ; ainsi je m’épargnerai l’inutile peine de vous dire mon troisième sujet de plainte.

— Je vous en prie, ma chère miss Vernon, ne me retirez pas votre confiance, et je vous promets que le triple tribut de compassion qui est dû à vos malheurs inouïs sera payé fidèlement au récit du troisième, pourvu que vous m’assuriez qu’il ne vous est pas commun avec toutes les femmes, ni même avec tous les catholiques d’Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, dans notre zèle pour l’Église et l’État, nous ne pourrions le désirer, nous autres protestants.

— C’est en effet, » dit Diana d’une voix altérée et d’un air sérieux que je ne lui avais pas encore vu, « un malheur qui mérite bien la compassion. Je suis, comme vous avez pu le remarquer, d’un caractère franc et sans réserve ; une fille sans défiance, qui voudrait agir ouvertement et sans dissimulation avec tout le monde, et le destin m’a enveloppée dans des filets si resserrés, que j’ose à peine dire un mot, dans la crainte des conséquences qu’il pourrait avoir, non pour moi, mais pour d’autres.

— C’est vraiment un malheur auquel je prends une part bien vive, miss Vernon, mais que j’aurais difficilement soupçonné.

— Oh ! monsieur Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu’un savait quelle peine j’éprouve souvent à cacher sous un visage riant un cœur déchiré, vous auriez pitié de moi. J’ai tort, peut-être, de vous parler aussi franchement de ma situation ; mais vous avez de l’esprit, de la pénétration, vous n’auriez pas tardé à me faire cent questions sur les événements de la journée, à me demander quelle part Rashleigh a eue à votre délivrance, et mille autres choses qui attireront certainement votre attention. Moi, je ne saurais parvenir à vous répondre avec l’adresse et la dissimulation nécessaires, je le ferais gauchement et je perdrais votre estime, si vous me l’accordez, aussi bien que la mienne propre. Il vaut donc mieux vous prier sur-le-champ, de ne pas me faire de questions, car il n’est pas en mon pouvoir d’y répondre. »

Miss Vernon prononça ces paroles d’un ton si pénétré, qu’elles produisirent sur moi la plus vive impression. Je l’assurai qu’elle n’avait point à craindre que je la pressasse d’indiscrètes questions, ni que j’interprétasse mal son refus de répondre à celles qui pourraient être raisonnables ou au moins naturelles.

« J’étais, ajoutai-je, trop sensible à l’intérêt qu’elle avait pris à mes affaires, pour abuser de l’occasion que sa bonté m’avait offerte de pénétrer les siennes. Je la suppliais seulement, si mes services pouvaient jamais lui être utiles, de ne pas hésiter à les réclamer.

— Je vous remercie, me dit-elle, je vous remercie : votre voix ne résonne pas comme le carillon appelé compliment ; vous parlez comme un homme qui sait à quoi il s’engage. Si jamais, mais cela est impossible… si cependant l’occasion s’en présente, je vous demanderai de vous rappeler votre promesse ; et, je vous le proteste, je ne me fâcherais point que vous l’eussiez oubliée : il suffit que vos intentions soient sincères aujourd’hui. Bien des choses peuvent les changer avant que je vous prie, si jamais j’ai besoin de le faire, d’assister Diana Vernon comme si vous étiez son frère.

— Et quand je serais le frère de Diana Vernon, répondis-je, je ne serais pas plus disposé à la servir ! Et maintenant je ne sais si je puis vous demander si Rashleigh a contribué de son plein gré à ma délivrance ?

— Non pas à moi, mais vous pouvez le lui demander à lui-même et comptez bien qu’il répondra oui ; car si quelque bonne action se trouvait abandonnée comme un adjectif isolé dans une phrase mal construite, il se présentera toujours pour lui servir de substantif.

— Je ne dois pas non plus vous demander si Campbell n’est pas lui-même l’individu qui a débarrassé M. Morris de sa valise, et si la lettre que notre ami Jobson a reçue n’était pas une ruse pour l’éloigner du lieu de la scène, de peur qu’il ne mît obstacle à l’heureux événement de ma délivrance ? Je ne dois pas non plus demander…

— Ne me demandez rien, dit miss Vernon, car votre curiosité n’a point de bornes. Vous devez penser de moi aussi favorablement que si j’avais répondu à toutes ces questions, et à cent autres encore, avec autant d’aisance que Rashleigh eût pu le faire. Tenez, chaque fois que je toucherai ainsi mon menton, cela voudra dire que je ne puis satisfaire votre curiosité sur le sujet qui vous occupera. Il faut que j’établisse des signaux de correspondance avec vous, parce que vous allez être mon confident et mon conseiller, à cela près que vous ne saurez rien de mes affaires.

— Rien de plus raisonnable, répondis-je en riant ; et vous pouvez croire que la sagacité de mes conseils répondra à l’étendue de votre confiance. »

En conversant ainsi, nous arrivâmes fort bien disposés l’un pour l’autre à Osbaldistone-Hall, où la famille entière était au milieu de son orgie du soir.

« Servez à dîner, pour M. Osbaldistone et moi dans la bibliothèque, » dit miss Vernon à un domestique. « Je dois avoir compassion de vous, » ajouta-t-elle en se tournant vers moi, « et pourvoir à ce que vous ne mourriez pas de faim dans cette maison de brutale abondance ; autrement il est probable que je ne vous aurais pas montré le lieu de ma retraite. Cette bibliothèque est mon antre, le seul coin du manoir où je sois à l’abri des orangs-outangs, mes cousins. Ils ne s’aventurent jamais jusqu’ici, dans la crainte, je pense, que les in-folio ne tombent et ne leur brisent le crâne, car ils ne produiront jamais d’autre effet sur leurs têtes. Suivez-moi donc. »

Je la suivis par des passages voûtés et un escalier tournant, jusqu’à la chambre où elle avait ordonné qu’on nous servît.



  1. Manière de caractériser les partisans écossais des Stuarts. a. m.
  2. Le monastère de Wilton fut accordé au comte de Pembroke lorsqu’il eut été supprimé par Henri VIII ou son fils Édouard VI. À l’avènement de la reine Marie, de catholique mémoire, le comte fut forcé de rendre le couvent à l’abbesse et à ses belles recluses, ce qu’il fit en exprimant ses remords, s’agenouillant humblement devant les vierges, et les ramenant dans les possessions d’où il les avait chassées. À l’avènement d’Élisabeth, il se refit protestant ; et chassa une seconde fois les religieuses de leur couvent. Les remontrances de l’abbesse, qui lui rappelait l’expression de son repentir, ne purent lui arracher d’autre réponse que ces mots ; « Allez filer, femmes, allez filer. » a. m.