Aller au contenu

Rob Roy/18

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 231-243).


CHAPITRE XVIII.

DÉPART PRÉCIPITÉ.


Eh ! vite, vite ; les voilà qui galopent aussi fort que leurs chevaux peuvent aller. Les revenants courent aussi à cheval : craindrais-tu de faire route avec moi ?
Butler.


Une accumulation de maux dont la cause et le caractère sont différents, offre du moins cet avantage, que la distraction qui résulte de leurs effets contradictoires, empêche celui qui en souffre d’en être accablé. Quoique profondément affligé de ma séparation avec miss Vernon, je l’étais moins cependant que si les malheurs redoutés pour mon père n’eussent occupé forcément mon attention, et par le même motif j’étais moins affecté des nouvelles que me communiquait M. Tresham, que si ces pensées eussent été les seules à m’agiter. Je n’étais pourtant pas un amant léger, ni un fils insensible ; mais le cœur de l’homme ne peut fournir qu’une certaine portion d’émotions douloureuses, et si plusieurs causes viennent les réclamer à la fois, il faut que notre sensibilité se partage entre elles, comme les fonds d’un failli sont répartis au marc la livre entre ses créanciers. Telles étaient mes réflexions en regagnant mon appartement, et, d’après la comparaison que je viens de faire, on pourrait croire qu’elles commençaient à prendre un tour mercantile.

Je me mis à réfléchir sérieusement sur la lettre de votre père ; elle n’était pas très-positive, et me renvoyait pour plusieurs détails à Owen qu’il me priait instamment d’aller trouver aussitôt que possible dans une ville d’Écosse appelée Glasgow ; il m’informait aussi que j’apprendrais des nouvelles de mon vieil ami chez MM. Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, négociants de cette ville, dans le Gallowgate : il me parlait de plusieurs lettres qui, à ce qu’il me parut, avaient dû être perdues ou interceptées, puisque je ne les avais jamais reçues, et se plaignait de mon silence en des termes qui auraient été extrêmement injustes si celles que j’avais écrites fussent parvenues à leur destination. Je demeurai consterné à cette lecture et ne pus douter que l’esprit infernal de Rashleigh ne m’entourât, et n’eût évoqué les ténèbres et les difficultés qui m’assiégeaient : cependant il y avait quelque chose d’effrayant à penser aux moyens qu’il avait dû employer et à l’excès de scélératesse dont il fallait qu’il fût capable pour exécuter de pareils desseins. Je dois dire pourtant à mon honneur que ma séparation avec miss Vernon, quelque douloureuse qu’elle eût pu me paraître dans tout autre moment, n’était plus pour moi qu’une considération secondaire quand je songeais aux dangers dont mon père était menacé. Ce n’était pas que j’attachasse moi-même un grand prix aux richesses ; car, comme la plupart des jeunes gens qui ont l’imagination vive, je me figurais qu’il était plus facile de se passer de fortune que de consacrer son temps et ses facultés au travail qu’il faut pour l’acquérir. Mais dans la position de mon père, je savais qu’une banqueroute serait pour lui une tache ineffaçable, un malheur sans remède auquel rien dans la vie ne pourrait plus apporter de consolation, et qui ne se terminerait que par une mort que le chagrin ne pouvait manquer de rendre prochaine.

Mon esprit était donc occupé des moyens de détourner cette catastrophe, avec un degré d’intensité que l’intérêt n’aurait pu exciter en moi s’il eût été question de mon propre sort : le résultat de ma délibération fut de quitter Osbaldistone-Hall le lendemain matin, et d’aller joindre Owen à Glasgow sans perdre de temps. Je ne jugeai pas à propos d’informer mon oncle de mon départ autrement que par une lettre dans laquelle je le remerciais de son hospitalité et l’assurais qu’une affaire aussi soudaine qu’importante m’avait seule empêché de le faire personnellement ; je savais que le vieux chevalier était lui-même trop sans façon pour ne pas me dispenser volontiers de toute cérémonie, et j’avais une telle opinion de l’étendue et de la profondeur des complots de Rashleigh, que je craignais qu’il n’eût préparé d’avance quelques moyens de faire manquer un voyage dont le but était de les déjouer, et qu’il ne les mît en œuvre, si mon départ avait été publiquement annoncée Osbaldistone-Hall.

Je résolus donc de me mettre en route le lendemain matin à la pointe du jour, et de franchir la frontière du royaume voisin avant que personne au château pût se douter de mon départ. Mais un obstacle assez puissant semblait s’opposer à la célérité d’où dépendait le succès de mon voyage. J’ignorais non seulement le plus court chemin pour me rendre à Glasgow, mais je n’en connaissais même aucun, et comme la situation où je me trouvais ne permettait aucun retard, je résolus de consulter André Fairservice à ce sujet, comme étant le plus à ma portée et me paraissant capable de me donner là-dessus des renseignements exacts. Malgré l’heure avancée, je partis dans l’intention de m’assurer de ce point important, et après quelques minutes de marche j’arrivai à la demeure du jardinier.

L’habitation d’André était située à peu de distance du mur extérieur du jardin ; c’était une de ces chaumières propres et commodes du comté de Northumberland, bâtie de pierres grossièrement taillées, dont les croisées et les portes étaient décorées de lourdes architraves ou linteaux massifs en pierre brute, et dont le toit était couvert de larges dalles grisâtres au lieu d’ardoises, de chaume ou de tuiles. Un poirier s’élevait à l’un des angles de la chaumière, devant laquelle coulait un petit ruisseau et s’étendait un parterre d’environ un quart d’arpent ; derrière, un jardin potager ; à côté, un enclos pour une vache, et un petit champ ensemencé de diverses espèces de grains plutôt pour la jouissance des habitants de la maison que pour la vente : tout annonçait enfin l’abondance et la réunion de ces biens qu’offre la vieille Angleterre, jusque dans les coins du nord les plus reculés, au plus pauvre de ses habitants.

En approchant de la maison du prudent André, j’entendis le son d’une voix dont le ton solennel, nasal et prolongé, me porta à croire qu’André, suivant la coutume louable et méritoire de ses concitoyens, avait assemblé quelques-uns de ses voisins pour se joindre à lui dans ses dévotions du soir, car il n’avait ni femme, ni fille, ni personne du sexe féminin auprès de lui. « Le premier homme qui cultiva la terre, disait-il, avait eu assez de ce bétail. » Cependant il parvenait quelquefois à se composer un auditoire de catholiques et de membres de l’église anglicane du voisinage, qu’il comparait à des tisons arrachés du feu, et sur lesquels il exerçait ses talents spirituels en dépit du P. Vaughan, du P. Docharty, de Rashleigh, et de tous les anglicans qui l’entouraient, et qui regardaient son intervention dans ces matières comme une hérésie qui s’introduisait en contrebande. Il me paraissait donc probable que ses voisins bien disposés se fussent rassemblés chez lui pour tenir une assemblée de cette nature ; mais en écoutant plus attentivement, je reconnus que le bruit provenait entièrement des poumons d’André ; et quand je l’interrompis en entrant dans la maison, je le trouvai seul, lisant à haute voix pour sa propre édification un volume de controverses théologiques, et luttant avec ardeur contre des mots longs et difficiles qu’il ne pouvait comprendre. Mettant de côté un énorme in-folio : « J’étais occupé, me dit-il lorsqu’il me vit entrer, à chercher un charme dans le digne docteur Lightfoot[1]. »

— Lightfoot ! » répliquai-je en regardant avec quelque surprise son formidable volume ; « à coup sûr votre auteur fut malheureusement nommé.

— Oui, monsieur, Lightfoot était son nom, et c’était un théologien comme on n’en voit plus de nos jours. Quoi qu’il en soit, je vous demande pardon de vous tenir ainsi debout à la porte, mais ayant été tourmenté toute la nuit par les esprits (Dieu nous préserve !) je ne me souciais pas d’ouvrir le loquet que je n’eusse fini le service du soir ; je viens de terminer le cinquième chapitre de Jérémie, et si cela ne les tient pas en respect, je ne sais plus qu’y faire.

— Tourmenté par les esprits ! lui dis-je : qu’est-ce que cela signifie, André ?

— C’est-à-dire, répondit André, qu’ils m’ont fait une telle frayeur toute la nuit, que j’étais prêt à sortir de ma peau, ce qui ne veut pas dire que quelqu’un fût là pour me l’enlever comme on dépouille un arbre de son écorce.

— Je vous prie de faire trêve un moment à toutes vos terreurs, André, car je désire savoir si vous pouvez m’apprendre le plus court chemin pour aller à une ville d’Écosse qu’on nomme Glasgow.

— Une ville qu’on appelle Glasgow ? répéta André. Glasgow est une cité ! Vous me demandez quel est le chemin qui y mène, et comment ne le connaîtrais-je pas ? ce n’est pas déjà si loin de ma paroisse natale, de Dreepdaily, qui n’est qu’un petit brin plus loin à l’ouest. Mais qu’est-ce que Votre Honneur peut aller faire à Glasgow ?

— J’y vais pour mes affaires, répliquai-je.

— C’est comme si vous disiez : Épargnez-moi les questions, et je ne vous répondrai pas de mensonges. Ainsi vous allez à Glasgow ? » Il réfléchit un moment et ajouta : « Je pense que vous feriez mieux de prendre quelqu’un pour vous y conduire.

— Certainement, si je connaissais quelqu’un qui allât de ce côté.

— Votre Honneur prendrait sans doute en considération son temps et sa peine.

— Sans aucun doute. Mon affaire est pressante, et si vous me trouvez quelqu’un qui veuille m’y conduire, je le paierai comme il faut.

— Ce n’est pas un jour à parler d’affaires mondaines, dit André en levant les yeux vers le ciel ; mais, si nous n’étions pas au dimanche soir, je vous demanderais ce que vous voudriez donner à quelqu’un qui vous tiendrait bonne compagnie sur la route, et qui, en passant devant les châteaux et les terres de tous les seigneurs et gentilshommes, vous en dirait les noms, et vous ferait connaître toute leur parenté.

— Je n’ai besoin que de connaître la route que je dois suivre ; du reste je paierai cet homme de manière à le rendre content ; je lui donnerai tout ce qui sera raisonnable.

— Tout, répliqua André, ne veut rien dire. Le garçon dont je vous parle connaît tous les détours et les traverses des montagnes, et…

— Je n’ai pas de temps à perdre en paroles, André ; faites le marché vous-même pour moi, comme vous l’entendrez.

— Ah, ah ! voilà qui est parler maintenant. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je crois que le guide qui vous conduira sera moi-même.

— Vous, André ? Comment ! vous abandonnerez donc votre place ?

— J’ai dit une fois à Votre Honneur qu’il y avait long-temps que je songeais à m’en aller ; j’y pense peut-être depuis la première année que je suis entré au château, et maintenant je suis décidé à le quitter tout de bon. Ainsi mieux vaut plus tôt que plus tard[2].

— Alors vous quittez le service ; mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages ?

— Sans doute ; il y aura toujours une certaine perte ; mais à la vérité, j’ai entre les mains de l’argent du laird pour des pommes du vieux verger, que j’ai vendues. C’est un fameux marché que les gens qui les ont achetées ont fait là… rien que de mauvais fruit ! Ce qui n’empêche pas que sir Hildebrand, c’est-à-dire son intendant, ne soit aussi pressé d’en avoir l’argent que si c’était la plus belle rainette dorée. J’ai aussi l’argent des semailles, de sorte que je crois que les gages seront en quelque sorte couverts. D’ailleurs, j’espère que Votre Honneur aura égard à mes risques et à ma perte, quand nous aurons gagné Glasgow. Et comptez-vous partir incessamment ?

— Demain au point du jour, répondis-je.

— C’est bien un peu prompt… Où trouverai-je un cheval ? Attendez, j’en connais un qui fera mon affaire.

— Ainsi donc, André, trouvez-vous à cinq heures du matin au bout de l’avenue.

— Que le diable m’emporte ! (c’est ici une façon de parler au moins) si je vous manque de parole, dit André avec vivacité ; et si vous voulez suivre mon conseil, nous partirons deux heures plus tôt. Je connais la route de nuit comme de jour, aussi bien que l’aveugle Ralph Bonaldson qui a parcouru tant de fois tous les coins du pays, quoiqu’il ne puisse distinguer la couleur d’un pâturage.

J’approuvai avec empressement l’amendement d’André à ma première proposition, et nous convînmes de nous trouver au lieu désigné à trois heures du matin. Cependant une réflexion soudaine se présenta à mon futur compagnon de voyage.

— Et le revenant, le revenant, dit-il, s’il venait à nous poursuivre ! Je ne m’accommoderais pas de voir chose semblable deux fois dans les vingt-quatre heures.

— Bah, bah ! m’écriai-je en m’éloignant, ne craignez rien de l’autre monde. Il y a dans celui-ci des démons vivants qui savent se suffire à eux-mêmes, et qui n’ont pas besoin des autres, quand toute la bande de Lucifer reviendrait ici pour les soutenir et les aider. »

En prononçant ces mots, qui m’étaient arrachés par la situation dans laquelle je me trouvais, je quittai l’habitation d’André et retournai au château.

Je fis le peu de préparatifs qui étaient nécessaires à mon voyage ; j’examinai et chargeai mes pistolets, puis me jetai sur mon lit pour donner quelques heures au sommeil et me préparer à supporter la fatigue et les inquiétudes du voyage que j’allais entreprendre. La nature, épuisée par les agitations tumultueuses de la journée, me fut plus propice que je ne l’espérais, et je jouis d’un sommeil profond et paisible, dont je sortis pourtant en sursaut au moment où la vieille horloge de la tourelle voisine de ma chambre sonnait deux heures. Je me levai sur-le-champ, me procurai de la lumière au moyen de mon briquet, et me mis à écrire la lettre que je destinais à mon oncle ; ceci fait, je mis dans ma valise les effets dont j’avais besoin, laissant derrière moi tout ce qui me parut trop embarrassant à emporter, et, descendant légèrement l’escalier, je gagnai l’écurie sans rencontrer d’obstacle. Sans être tout à fait aussi habile palefrenier qu’aucun de mes cousins, j’en avais assez appris à Osbaldistone-Hall pour savoir brider et seller un cheval ; de sorte qu’au bout de quelques minutes j’étais monté sur le mien, et prêt à commencer mon voyage.

En parcourant la vieille avenue sur laquelle la lune jetait une clarté pâle et blanchâtre, je me retournai, et regardai avec un profond soupir ces murs qui renfermaient Diana Vernon, m’abandonnant au triste pressentiment que nous étions séparés pour ne plus nous revoir. Il était impossible, dans cette ligne longue et irrégulière de croisées gothiques blanchies par les rayons de la lune, de distinguer celle de l’appartement qu’elle occupait. « Elle est déjà perdue pour moi, » pensais-je en laissant errer mes yeux sur le château qui, vu sous l’effet du clair de lune, offrait une masse d’architecture dont les détails compliqués étaient incertains et confus ; « elle est déjà perdue pour moi, même avant que j’aie quitté le séjour qu’elle habite ! Quel espoir me reste-t-il donc de conserver une correspondance avec elle, quand nous serons séparés par tant de lieux ! »

Tandis que je me plongeais dans une rêverie qui n’avait rien que de pénible, l’airain résonna trois fois au milieu du calme profond de la nuit, et me rappela qu’il était temps de joindre au rendez-vous un individu bien moins intéressant, c’est-à-dire André Fairservice.

À la première grille, je trouvai un homme à cheval, posté dans l’ombre que projetait le mur ; mais ce ne fut que lorsque j’eus toussé deux fois et appelé André, que l’horticulteur me répondit : « Oui, oui, c’est André lui-même.

— Passez devant, dis-je, et tâchez de garder le silence jusqu’à ce que nous ayons dépassé le hameau qui est dans la vallée.

André partit en effet devant, et d’un pas beaucoup plus rapide que je n’aurais voulu. Il se conforma tellement aussi à ma recommandation de garder le silence, qu’il ne voulut faire aucune réponse aux questions que je lui adressai sur la cause d’une précipitation qui me semblait aussi inutile. Après nous être dégagés par des sentiers de traverse bien connus d’André, des ruelles pierreuses et des mauvais chemins sans nombre qui s’entrecoupaient les uns les autres, nous arrivâmes sur une bruyère découverte, et, la traversant rapidement, nous poursuivîmes notre route par les montagnes qui séparent l’Angleterre de l’Écosse dans ce qu’on appelle les Marches moyennes[3].

Le chemin ou, pour mieux dire, le sentier interrompu que nous suivions, était un affreux mélange de marécages et de broussailles ; cependant André ne ralentissait en rien sa course, et trottait bravement en avant, d’un train à faire huit ou dix milles à l’heure. J’étais surpris et mécontent de l’opiniâtreté avec laquelle ce drôle s’obstinait à le suivre, car nous rencontrions à chaque pas des montées et des descentes très-brusques, sur un terrain où nous courions le risque de nous rompre le cou, et nous nous trouvions quelquefois tellement au bord des précipices, que le moindre faux pas d’un de nos chevaux eût entraîné son cavalier à une mort certaine. La lune ne nous fournissait plus qu’une clarté imparfaite et douteuse, et en quelques endroits l’ombre épaisse des montagnes nous enveloppait de si profondes ténèbres, que je ne pouvais plus suivre André que par le bruit des pieds de son cheval, et par les étincelles qu’il faisait jaillir des pierres sur lesquelles nous marchions. Cependant la rapidité de ce mouvement et l’attention que ma sûreté personnelle m’obligeait de donner à mon cheval, finirent par me devenir réellement utiles en détournant mes pensées de la foule de réflexions pénibles qui auraient accablé mon esprit ; mais, à la fin, après avoir crié à plusieurs reprises à André d’aller plus doucement, je fus sérieusement irrité de l’impudence et de l’obstination qu’il mettait à ne vouloir ni m’obéir ni me répondre. Ma colère, toutefois, était impuissante ; j’essayai bien deux ou trois fois de rejoindre mon guide opiniâtre, dans le dessein de me servir du manche de mon fouet pour lui apprendre à descendre de cheval ; mais André était mieux monté que moi, et soit qu’il fût emporté par l’ardeur de l’animal qui le portait, ou, plus probablement encore, qu’il fût aiguillonné par le pressentiment de mes bonnes intentions à son égard, le fait est qu’il redoublait le pas toutes les fois que je cherchais à l’atteindre. D’un autre côté, j’étais obligé d’avoir recours à mes éperons pour ne pas le perdre de vue ; car, sans lui, je sentais qu’il ne me serait jamais possible de retrouver ma route à travers le pays désert et sauvage que nous traversions d’un si grand train. Mais, ma colère étant enfin arrivée au comble, je le menaçai d’avoir recours à mes pistolets, et d’envoyer à André le bouillant cavalier[4] une balle qui mettrait un terme à l’impétuosité de sa course, s’il ne la ralentissait pas de son propre mouvement. Cette menace parut faire quelque impression sur le tympan de son oreille, qui était restée sourde tant que je m’en étais tenu à des prières, car il ralentit son pas de manière à ce que je pusse l’approcher.

« Il n’y a guère de bon sens à courir de ce train, me dit-il alors.

— Et quelle était donc votre intention en courant de cette manière, obstiné drôle que vous êtes ? » répliquai-je ; car j’étais dans un de ces accès de colère que, par parenthèse, rien ne contribue plus à animer que d’avoir récemment éprouvé un mouvement de frayeur personnelle : c’est comme quelques gouttes d’eau jetées sur un brasier ardent, et qui, ne pouvant suffire pour éteindre le feu, en augmentent la vivacité.

« Que me veut Votre Honneur ? demanda André avec une gravité imperturbable.

— Ce que je veux, drôle ? il y a une heure que je vous crie d’aller plus doucement, et vous n’avez pas seulement pris la peine de me répondre : êtes-vous ivre, ou fou, pour en agir de la sorte ?

— Sous le bon plaisir de Votre Honneur, j’ai l’oreille un peu dure ; je conviens aussi qu’avant de quitter le vieux château où j’ai demeuré tant d’années, j’ai bu le coup de l’étrier, et n’ayant personne pour me faire raison, j’ai été obligé de m’en charger moi-même ; autrement, il aurait fallu laisser le reste de mon eau-de-vie à ces papistes, et Votre Honneur conçoit que c’eût été dommage. »

Tout cela pouvait être très-sensé ; d’ailleurs, ma position exigeait que je fusse en bonne intelligence avec mon guide. Je me contentai donc de lui prescrire de prendre dorénavant mes ordres sur le pas dont nous devions marcher.

Enhardi par ma modération, André éleva la voix d’un octave, et prit le ton important qui lui était familier la plupart du temps.

« Votre Honneur ne me persuadera pas plus que personne au monde qu’il soit prudent ou sain de prendre l’air de la nuit dans ces montagnes, sans s’être auparavant réconforté l’estomac d’un bon verre de genièvre ou d’eau-de-vie, ou de quelque cordial de ce genre. J’ai traversé cent fois les Olterscape-Kiggs, de jour et de nuit, et je n’aurais jamais pu me retrouver si je n’avais bu la goutte du matin ; et il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir, à chacun de mes côtés, une petite barrique d’eau-de-vie.

— En d’autres termes, André, vous faisiez la contrebande… Comment la conscience d’un homme qui a des principes aussi sévères que les vôtres lui permettait-elle de frauder ainsi le trésor public ?

— Ce n’est que dépouiller les Égyptiens, répondit André ; la pauvre vieille Écosse a eu assez à souffrir de ces coquins de douaniers, qui sont tombés sur elle comme des sauterelles, depuis la malheureuse Union ; c’est agir en bon fils que de lui apporter, en dépit de cette canaille, quelque cordial pour soutenir son ancienne vigueur. »

En l’interrogeant encore, j’appris qu’André avait fréquemment traversé ces montagnes en faisant le métier de contrebandier, avant et depuis son établissement à Osbaldistone-Hall. Cette circonstance avait quelque importance pour moi, puisqu’elle m’assurait qu’il était très-capable de me servir de guide malgré l’escapade qu’il avait faite en partant. Cependant, quoique notre marche fût alors moins rapide, le coup de l’étrier, ou la cause quelconque qui avait accéléré à tel point les mouvements d’André, semblait encore conserver une partie de son influence. Il jetait souvent derrière lui un regard brusque et convulsif, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Ces symptômes d’effroi diminuèrent pourtant par degrés à mesure que nous approchions du haut d’une montagne très-élevée, d’un aspect sauvage, et dont le sommet, qui pouvait avoir près d’un mille de l’est à l’ouest, avait de chaque côté une pente très-rapide. Les pâles rayons du matin commençaient à éclairer l’horizon lorsque André regarda de nouveau en arrière, et n’apercevant pas la trace d’un être vivant dans ces déserts, sa figure austère commença à se dérider ; il se mit d’abord à siffler, et chanta ensuite avec plus de gaieté que de mélodie le refrain d’un air de son pays :


Dans ces montagnes, ô Jenny,
Et sur cette aride bruyère
Je me crois ton unique ami ;
Oui, tu m’appartiens tout entière,
Et nul dans ma tribu guerrière
N’oserait m’offrir un défi.


Il passait en même temps la main sur le cou de son cheval, et cette action ayant attiré mon attention sur lui, je reconnus à l’instant la jument favorite de Thorncliff Osbaldistone. « Que veut dire ceci ? dis-je gravement ; vous avez pris la jument de M. Thorncliff !

— Je ne dis pas qu’elle ne lui ait pas appartenu dans le temps, mais elle est à moi maintenant.

— Vous l’avez volée, misérable !

— Non, non, monsieur ; aucun homme ne peut m’accuser de vol.. Mais voilà comme la chose s’est passée, voyez-vous : l’écuyer Thorncliff m’avait emprunté 10 livres sterling pour aller aux courses d’York, et du diable s’il a jamais voulu me les rendre ; quand je les lui redemandais, il parlait, lui, de me rompre les os. Maintenant je vous réponds qu’il ne lui sera pas facile de faire repasser la frontière à son cheval ; car à moins qu’il ne me rende jusqu’au dernier sou de mon argent, il ne reverra jamais un poil de sa queue. Je connais à Longhmaben un petit procureur qui est un fin matois, et qui me dira comment je dois m’y prendre avec lui. Moi, voler la jument ! non, non, André Fairservice n’est pas capable du péché de vol… Je n’ai fait que la retenir jurisdictiones fandandy causey. Ce sont là de bonnes paroles de procureur, elles ressemblent presque au langage de nous autres jardiniers et à celui d’autres savants… C’est bien dommage qu’elles soient si chères… Ces trois mots-là sont tout ce qu’André a gagné à la fin d’un long procès, et tout le fruit qu’il a retiré de quatre barils d’eau-de-vie, la meilleure qui eût jamais traversé les montagnes. Ah, Dieu ! qu’il en coûte cher à plaider !

— Vous trouverez probablement qu’il en coûte bien plus cher encore, André, si vous vous avisez de vous payer ainsi sans autorité légale.

— Bon, bon, nous sommes en Écosse maintenant, Dieu soit loué ! et je trouverai des amis, des procureurs, et même des juges pour moi, aussi bien que tous les Osbaldistone du monde. Le cousin au troisième degré de la mère de ma mère est cousin du prévôt de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu’on fît tort à personne de son sang. Allez, allez, la justice est la même pour tout le monde, ici ; ce n’est pas comme chez vous, où un pauvre diable peut se voir mettre la main dessus, en vertu d’un mandat du clerc Jobson, avant qu’il sache seulement pourquoi. Mais dans peu vous verrez qu’il y aura encore moins de justice parmi eux, et c’est une des grandes raisons pour lesquelles je leur ai souhaité le bonjour. »

J’étais extrêmement contrarié de cet exploit d’André, et je me plaignis amèrement du sort qui me mettait une seconde fois en rapport avec un individu d’une probité si peu scrupuleuse. Je pris le parti, cependant, d’acheter de lui la jument quand nous serions au terme de notre voyage, et de la renvoyer à mon cousin. Je résolus aussi d’écrire à mon oncle dans la première ville où il y aurait un bureau de poste, pour l’informer de la réparation que je projetais ; il me semblait inutile, en attendant, de tancer André sur cette action, qui, dans le fait, n’avait rien de très-extraordinaire dans sa position. J’étouffai donc mon ressentiment, et lui demandai ce que signifiaient ces dernières expressions que bientôt il y aurait moins de justice dans le Northumberland.

« De justice ! dit André, ah ! oui, il y en aura assez, mais ce sera celle qui se fait au bout du bâton… Les prêtres et les officiers irlandais et tout ce bétail papiste, qui ont été camper ailleurs parce qu’ils n’osaient plus rester dans le pays, reviennent en troupe maintenant dans le Northumberland. Et ces corbeaux-là ne s’y rassembleraient pas s’ils ne sentaient quelque charogne. Aussi sûr que vous existez, sir Hildebrand trempe dans tout cela, car on ne voit au château que pistolets et fusils, épées et poignards ; et ce n’est pas pour rien, je vous garantis : ces jeunes Osbaldistone, d’ailleurs (j’en demande pardon à Votre Honneur), sont des écervelés qui n’ont peur de rien. »

Ces paroles me rappelèrent les soupçons que j’avais conçus moi-même que les jacobites étaient à la veille de quelque entreprise désespérée. Mais sentant qu’il ne me convenait pas de m’ériger en espion des actions et des paroles de mon oncle, j’avais plus fui que recherché l’occasion de me mettre au courant de ce qui se passait. André Fairservice ne connaissait pas un pareil scrupule, et il parlait sans doute très-sincèrement en disant qu’une des raisons qui l’avaient déterminé à quitter le château était la conviction qu’il s’y tramait quelque complot désespéré.

« Les domestiques, me dit-il, ainsi que tous les tenanciers et paysans, ont été enrôlés et passés en revue, et l’on voulait me faire prendre les armes aussi à moi… mais je ne me soucie pas de faire partie d’une telle troupe, et ceux qui me le demandaient ne connaissaient guère André… Non, non : je me battrai comme un autre quand il me plaira, mais ce ne sera ni pour la prostituée de Babylone, ni pour celle d’Angleterre non plus. »



  1. Pied léger. a. m.
  2. Better a finger off as aye wagging, dit le texte. a. m.
  3. Middle-Marche, ou frontières mitoyennes. a. m.
  4. Hotspur, éperon chaud. a. m.