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Rob Roy/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 282-292).


CHAPITRE XXIII.

LES DEUX COUSINS.


Notre homme, en rentrant le soir au logis, y trouva un homme qu’il n’aurait pas dû y voir. Qu’est-ce ci, femme ? dit-il : que veut celui-là ? Comment vint ici ce manant sans ma permission ?
Vieille chanson.


Le magistrat prit la lumière des mains de sa servante, et s’avança pour faire son examen, la lanterne à la main, comme Diogène dans les rues d’Athènes, et probablement avec aussi peu d’espoir que le cynique de rencontrer un trésor dans le cours de ses recherches. Le premier dont il s’approcha fut mon guide mystérieux, qui, assis sur la muraille, les traits dans une immobilité parfaite, les mains croisées sur sa poitrine avec une espèce de nonchalance qui avait un air de défi, continuait de siffler un air en battant du talon contre un des pieds de la table, et soutint l’examen de M. Jarvie avec une assurance et un sang-froid qui mirent un moment en défaut la mémoire et la sagacité du pénétrant magistrat.

« Ah, ah !… Eh, en !.., Oh, oh !… s’écria le bailli ; en bonne conscience, c’est impossible… mais non, cela ne se peut pas… je me trompe… Non, je ne me trompe pas, c’est bien lui, que le diable m’emporte !… Brigand ! cateran[1] ! démon incarné, venu au monde pour toutes sortes de mauvaises fins, et qui n’en ferez jamais une bonne, est-il bien possible que ce soit vous ?

— Moi-même, bailli, comme vous voyez, fut la réponse laconique de mon guide.

— Sur ma conscience ! j’en suis tout étourdi ! Vous, vaurien, voleur de grand chemin, vous vous hasardez dans la prison de Glasgow ? Savez-vous bien ce que vaut votre tête ?

— Ma foi, bien pesée, poids de Hollande, elle peut équivaloir au poids d’un prévôt, de quatre baillis, d’un greffier, de six diacres, sans compter les sous-maîtres[2].

— Ah ! impudent vaurien ! interrompit M. Jarvie ; mais faites la revue de vos péchés, et préparez-vous, car si je dis un mot…

— C’est vrai, bailli, » répondit celui auquel il s’adressait ainsi, en croisant ses mains derrière lui avec la plus grande nonchalance ; « mais vous ne direz jamais ce mot-là.

— Et pourquoi ne le dirais-je pas, monsieur ? Pourquoi ? répondez-moi, pourquoi ne le dirais-je pas ?

— Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie : la première, à cause de notre ancienne connaissance ; la seconde, par égard pour la bonne femme que j’ai laissée près de son foyer à Stuckallachan, et qui a fait un mélange de nos sangs, soit dit à ma honte, car c’en est une pour moi que d’avoir un cousin qui ne s’occupe que de calculs et de gains et de faire mouvoir des métiers et des navettes comme un simple artisan ; et enfin, bailli, parce que si j’apercevais le moindre signe de trahison de votre part, je vous ferais sauter la cervelle avant que la main d’un homme pût vous sauver.

— Vous êtes un coquin déterminé, monsieur, répliqua l’intrépide bailli, mais vous savez bien que je vous connais pour tel, et que mon propre danger ne me ferait pas reculer un moment.

— Et moi je sais aussi, dit l’étranger, que vous avez de bon sang dans les veines, et ce serait bien contre mon gré que je ferais le moindre mal à un parent. Mais il faut que je sorte d’ici aussi libre que j’y suis entré, ou les murs de la prison de Glasgow pourront encore porter témoignage, dans dix ans, de ce qui s’y sera passé cette nuit.

— Allons, allons, dit M. Jarvie, on sait ce qu’on doit à son sang, et il ne convient pas, entre parents, de chercher la paille que chacun peut avoir dans son œil, si les autres ne s’en aperçoivent pas. Ce serait une triste nouvelle pour la bonne femme du ben de Stuckallachan, que d’apprendre que vous, limier montagnard, vous m’avez fait sauter la cervelle, ou que je vous ai fait mettre une corde autour du cou. Mais vous conviendrez, mauvais démon, que si ce n’était pas vous, j’aurais fait aujourd’hui la meilleure capture qu’on puisse faire dans les Highlands.

— Vous auriez essayé de le faire, cousin, je n’en doute pas ; mais ce dont je doute, c’est que vous eussiez réussi ; car nous autres montagnards nous sommes terribles quand on nous parle de captivité, et si envelopper nos jambes de drap nous paraît une entrave à laquelle nous ne pouvons nous assujettir, comment supporterions-nous les jarretières de fer entre les murs d’une prison ?

— Cela n’empêchera pas que vous ne finissiez par trouver dans les murs d’une prison les jarretières de fer, et qui plus est la cravate de chanvre… Personne dans un pays civilisé n’a jamais fait de tours semblables… vous voleriez dans vos propres poches… Mais prenez garde, je vous en ai averti.

— Eh bien, cousin, s’il m’arrive malheur, vous porterez le deuil à mes funérailles.

— Du diable si l’on y verra du noir, Robin, excepté les corbeaux et les corneilles, je vous en réponds. Mais que sont devenues les mille livres d’Écosse que je vous ai prêtées, et quand dois-je les revoir ?

— Ce qu’elles sont devenues ? » répliqua mon guide après avoir feint de réfléchir un moment… « je ne puis pas le dire exactement ; probablement elles sont allées avec la neige de l’année dernière.

— C’est-à-dire sur le sommet de Scheballion, fripon que vous êtes ; mais croyez-vous que je puisse les aller chercher là ? non, c’est ici même que j’en attends de vous le paiement.

— Mais dit l’Écossais, je ne porte dans mon sporan[3] ni neige, ni dollars ; et si vous voulez savoir quand vous recevrez ceux-ci, je vous répondrai que c’est lorsque le roi rentrera dans son royaume, comme le dit une vieille chanson.

— Encore pire, Robin, reprit le marchand de Glasgow ; encore pire, car vous êtes un séditieux… Voulez-vous nous ramener le papisme et le pouvoir arbitraire, les encensoirs et les formules, et les curés avec leurs surplis et leurs vieilles iniquités ? Vous feriez mieux de vous en tenir à votre ancien métier de theftboot de black-mail, de spreaghs et de gill-ravaging[4]. Il vaut encore mieux voler des bestiaux que ruiner les nations.

— Bon, bon, trêve à votre whigisme ; répondit le Celte ; nous ne nous connaissons pas d’aujourd’hui. J’aurai soin que les montagnards en jupon respectent votre banque lorsqu’ils descendront visiter les boutiques de Glasgow et les débarrasser de leurs vieilles marchandises ; et quant à vous, à moins que votre devoir ne vous y contraigne absolument, je vous engage à ne me voir, Nicol, qu’autant que je voudrai être vu.

— Vous êtes un intrépide coquin, Rob, répondit le bailli, et on entendra dire quelque jour que vous avez été pendu, cela est certain ; mais je ne veux pas faire comme le vilain oiseau qui souille son propre nid, à moins d’y être forcé par la nécessité, par la loi du devoir, auquel aucun homme ne doit être rebelle. Mais qui diable est celui-là ? » continua-t-il en se retournant vers moi, « quelque jeune pillard que vous avez enrôlé, je suppose ; il a l’air d’avoir un cœur hardi pour dévaliser sur les grands chemins, et un long cou pour la potence.

— Mon bon monsieur Jarvie, » dit Owen qui, ainsi que moi, était resté muet pendant cette étrange reconnaissance et ce dialogue non moins extraordinaire entre ces deux singuliers parents ; « mon bon monsieur Jarvie, c’est le jeune M. Frank Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison, qui devait y occuper la place confiée à son cousin Rashleigh… » Ici Owen ne put retenir un profond soupir. » Mais quoi qu’il en soit…

— Oh ! j’ai entendu parler de ce jeune muscadin, dit le marchand écossais en l’interrompant ; c’est lui dont votre patron, comme un vieux fou d’entêté, voulait bon gré mal gré faire un négociant, et qui, par aversion pour un travail qui fait vivre un honnête homme, s’est engagé dans une troupe de comédiens ambulants. Eh bien, monsieur, que dites-vous de cette belle œuvre ? Hamlet le Danois, ou le spectre d’Hamlet, fournira-t-il caution à M. Owen ?

— Je ne mérite pas ce reproche, monsieur, mais je respecte vos motifs, et je suis trop reconnaissant de l’appui que vous prêtez à M. Owen pour m’en offenser. Le seul motif qui m’amenait ici était de voir ce que je pourrais faire, et c’était peu de chose sans doute, pour aider M. Owen dans l’arrangement des affaires de mon père. Quant à mon éloignement pour la profession du commerce, c’est un sentiment dont je suis le seul et le meilleur juge.

— Et moi, dit le montagnard, je me sentais déjà porté à estimer ce jeune homme, avant de savoir ce qu’il était ; mais maintenant je déclare que je l’honore à cause de son mépris pour les métiers à filer, pour les navettes, et pour les gens qui se livrent à ces viles occupations.

— Vous êtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu’un lièvre de mars, quoique je ne sache pas trop expliquer pourquoi un lièvre serait plus fou en mars qu’à la Saint-Martin… Les métiers, dites-vous ? parbleu, vous en faites un beau ! et vous vous filez une corde qui finira par vous étrangler. Et quant à ce jeune homme que vous poussez au grand galop à la potence et au diable, croyez-vous que ses vers et ses comédies le tireront d’embarras plus que tous vos jurements et la lame de votre dirk, réprouvé que vous êtes ? Tityre, tu patulœ, comme on dit, lui apprendra-t-il où est Rashleigh Osbaldistone ? et Macbeth avec ses sorcières, son festin et tous ses vassaux, et les vôtres par-dessus le marché, Robin, armés de leurs boucliers, de leurs sabres, lances, épées, poignards, lui procureront-ils les cinq mille livres sterling qu’il faut pour payer les billets dont l’échéance est dans dix jours ?

— Dix jours ! » m’écriai-je en tirant de ma poche, par un mouvement involontaire, le papier que m’avait remis Diana Vernon ; et le délai pendant lequel j’en devais respecter le cachet étant expiré, je me hâtai de l’ouvrir. L’enveloppe contenait une lettre cachetée, qui, dans ma précipitation, s’échappa de mes mains. Un léger courant d’air, qui provenait d’un carreau cassé, fit voler cette lettre jusqu’aux pieds de M. Jarvie, qui la ramassa, en examina l’adresse avec une grande curiosité et sans cérémonie, et, à mon grand étonnement, la présenta à son cousin le montagnard, en disant : « C’est un bon vent que celui qui a amené cette lettre à son adresse, quoiqu’il y eut dix mille contre un à parier qu’elle n’y arriverait jamais.

Le montagnard ayant examiné l’adresse, en rompit le cachet sans façon. J’essayai de l’empêcher d’aller plus loin.

— Il faut, lui dis-je, monsieur, que vous me prouviez que cette lettre vous est destinée, avant que je souffre que vous en preniez lecture.

— Soyez tranquille, monsieur Osbaldistone, me répondit-il avec le plus grand sang-froid… rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre très humble serviteur, Robert Campbell, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi. »

Je restai comme stupéfait de mon manque de discernement… Toute la nuit, la voix, et même les traits de cet homme, quoique imparfaitement vus, m’avaient rappelé de vagues souvenirs, mais sans que je pusse me rendre compte des lieux ou des personnes avec lesquelles ils pouvaient avoir rapport. Ceci fut tout à coup pour moi un trait de lumière. Cet homme était Campbell lui-même ; je ne pouvais le méconnaître : c’étaient ses traits prononcés et sévères, son air réfléchi, son langage figuré, son accent écossais, qu’il dissimulait à volonté, mais qui, dans les moments d’émotion, venait donner du piquant à ses sarcasmes et de l’énergie à ses discours : comment avais-je pu m’y méprendre si long-temps ? D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, ses membres avaient toute la vigueur qui peut s’allier à l’agilité ; car, à la liberté et à l’aisance remarquables de tous ses mouvements, on ne pouvait douter qu’il ne possédât au plus haut degré cet avantage. Sous deux rapports seulement sa taille pouvait manquer aux règles de la symétrie : ses épaules étaient si larges en proportion de sa grandeur, que quoiqu’il fût mince et dégagé, elles donnaient à sa taille quelque chose de trop carré, relativement à sa hauteur ; et ses bras, quoique robustes et nerveux, étaient d’une longueur presque difforme. J’appris depuis qu’il tirait vanité de cette circonstance, au point de dire que lorsqu’il portait l’habit montagnard il pouvait nouer ses jarretières sans se baisser, et qu’elle lui facilitait aussi le maniement du sabre, dans lequel on dit qu’il était très-adroit. Quoi qu’il en soit, ce manque de proportions lui ôtait le droit qu’il aurait eu à passer pour un très-bel homme ; il donnait à son aspect quelque chose de sauvage, de bizarre et presque de surnaturel, et me rappelait involontairement les contes que la vieille Mabel me faisait sur les Pictes qui, dans les temps anciens, ravagèrent le Northumberland ; race moitié hommes, moitié démons, et qui, de même que ce Campbell, se faisaient remarquer par leur courage, leur ruse, leur férocité, la longueur de leurs bras et la largeur de leurs épaules.

En me rappelant les circonstances dans lesquelles nous nous étions déjà rencontrés, je ne pus douter que le billet ne lui fût adressé. Il jouait un rôle important parmi ces personnages sur lesquels Diana Vernon semblait exercer une influence secrète, et qui, à leur tour, paraissaient en exercer une autre sur elle. Il était pénible de penser que le sort d’un être aussi aimable se trouvât lié en quelque sorte avec celui de gens de l’espèce de cet homme ; cependant il n’était guère possible d’en douter. Mais de quelle utilité cet individu pouvait-il être aux affaires de mon père ? Je ne pouvais me l’expliquer que d’une seule manière. Rashleigh Osbaldistone avait certainement, à la prière de miss Vernon, trouvé moyen de faire paraître M. Campbell, lorsque sa présence s’était trouvée nécessaire pour me disculper de l’accusation de Morris ; ne serait-il pas possible que, par son influence sur Campbell, elle parvînt aussi à faire paraître Rashleigh ? D’après cette supposition, je demandai à M. Campbell où était mon perfide cousin, et s’il y avait long-temps qu’il ne l’avait vu. Je n’en reçus qu’une réponse indirecte.

« C’est un coup un peu scabreux dont elle me charge là. Cependant je ne tromperai pas son attente. M Osbaldistone, je ne demeure pas très-loin d’ici… mon cousin peut vous montrer la route… Laissez M. Owen faire de son mieux à Glasgow, et venez me voir dans mes montagnes ; il est probable que je pourrai vous obliger et être utile à votre père dans cette extrémité. Je ne suis qu’un pauvre homme, mais l’esprit vaut mieux que les richesses… Et vous, cousin (se tournant vers M. Jarvie), si vous voulez vous aventurer à venir manger avec moi un plat de bœuf écossais[5] ou une cuisse de daim, rendez-vous avec ce jeune Anglais jusqu’à Drymen ou Bucklivie ; mieux encore, venez jusqu’au clachan d’Aberfoïl, j’y enverrai au-devant de vous quelqu’un qui vous conduira à l’endroit où je me trouverai alors. Qu’en dites-vous ? voilà mon pouce[6]. Vous n’aurez jamais à craindre d’être trompé par moi.

— Non, non, Robin, dit le prudent bourgeois. Je n’aime pas à m’éloigner des environs ; je ne suis pas libre d’aller dans vos montagnes sauvages, au milieu de vos jupons et de vos jambes nues[7]… cela ne convient pas à la place que j’occupe, cousin…

— Que le diable emporte vous et votre place ! s’écria Campbell… La seule goutte de bon sang que vous ayez dans les veines vient de l’aïeul de votre grand-père, qui fut pendu à Dumbarton, et vous prétendez que ce serait déroger à votre dignité que de venir me voir ! Mais, écoutez-moi, cousin : je vous dois mille livres d’Écosse ; en bien, je vous les paierai jusqu’au dernier sou si vous voulez être poli avec moi et me venir voir un jour avec cet Anglais.

— Vous me faites rire, avec vos idées de noblesse. Portez donc votre noble sang au marché, et vous verrez ce que vous achèterez avec cela. Mais dans le cas où j’irais chez vous, est-il bien vrai que vous me rembourseriez mon argent ?

— Je vous le jure par la sainte Église, dit le montagnard, par le nom de celui qui dort sous les pierres grisâtres d’Inch-Cailleach[8]

— C’est assez, c’est assez, Robin : nous verrons ce que nous pourrons faire. Mais il ne faut pas vous attendre à ce que je passe la ligne des hautes terres. Pour rien au monde je n’irai plus avant. Il faudra donc venir me trouver en-deçà de Bucklivie ou du clachan d’Aberfoïl, et surtout n’oubliez pas l’essentiel.

— Ne craignez rien, ne craignez rien, je serai fidèle à ma parole comme la bonne lame qui n’a jamais trahi son maître. Mais il est temps que je change d’air, cousin ; car celui de la geôle de Glasgow ne vaut rien au tempérament d’un montagnard.

— Ma foi, je le crois, répondit le marchand ; et pourtant, si je faisais mon devoir, vous ne changeriez pas si tôt d’atmosphère, comme dit le ministre. Ah ! Seigneur, faut-il que ce soit moi qui vous favorise et vous aide à échapper à la justice ! Ce sera une honte éternelle pour moi et les miens, et qui rejaillira jusque sur la mémoire de mon père.

— Bon, bon, que cette mouche ne vous pique pas, répondit son parent. Quand la boue est sèche, elle s’en va si vous la frottez. Votre honnête homme de père savait fermer le yeux tout comme un autre sur la faute d’un ami.

— Vous pouvez avoir raison, Robin, répondit le bailli après un moment de réflexion ; mon père, le digne diacre, était un homme sensé ; il savait que nous sommes tous fragiles, et il était ami fidèle. Vous ne l’avez pas oublié, Robin ? » Il y avait au moins autant de bouffonnerie que de pathétique dans le ton adouci dont il fit cette question.

« Oublié ! répondit son parent ; et pourquoi l’aurais-je oublié ? C’était un bon tisserand, et c’est lui qui m’a fait ma première paire de bas. Mais allons, cousin, ajouta-t-il en chantant,


Allons, vite, emplissez mon broc et ma besace,
Puis sellez mes chevaux, appelez mon valet,
Et hâtez-vous d’ouvrir vos portes, s’il vous plaît :
De Dundee à l’instant je veux quitter la place.


— Chut ! monsieur, dit le magistrat d’un ton d’autorité ; convient-il de chanter ainsi, étant encore si près du jour du sabbat ? Cette maison peut, un jour, vous entendre chanter un autre air. Mais, hélas ! nous aurons tous à rendre compte de nos erreurs. Stanchells, ouvrez la porte. »

Le geôlier obéit, et nous sortîmes tous. Stanchells regarda avec quelque surprise les deux étrangers, et se demanda probablement de quelle manière ils étaient entrés là sans qu’il s’en fût aperçu. Mais M. Jarvie réprima l’envie qu’il aurait eu de faire des questions, en disant : « Ce sont deux de mes amis, Stanchells, deux de mes amis. » Nous descendîmes alors dans le vestibule du bas, et appelâmes plus d’une fois Dougal, qui ne fit aucune réponse. Campbell observa alors, avec un sourire sardonique, que, s’il connaissait bien Dougal, il n’avait pas attendu qu’on lui fît des remercîments de la part qu’il avait prise à la besogne de la nuit ; mais que, vraisemblablement, il avait déjà pris au grand trot la route de Ballamaha.

« Et nous aura laissés, et moi surtout, moi, moi, enfermés dans la prison toute la nuit ! s’écria le bailli avec colère et agitation. Vite des marteaux, des limes, des pinces ! Envoyez chez le diacre Yettlin, le serrurier, et faites-lui savoir que moi, le bailli Jarvie, je me trouve enfermé dans la geôle par un coquin d’Highlandais que je ferai pendre aussi haut qu’Aman.

— Quand vous l’attraperez, dit Campbell gravement. Mais attendez ; la porte n’est sûrement pas fermée. »

En effet, en l’examinant, nous trouvâmes que non-seulement la porte était restée ouverte, mais que, dans sa retraite, Dougal, en emportant les clefs, avait eu soin que personne ne pût exercer de sitôt son emploi de portier.

« Il a des lueurs de sens commun, ce pauvre Dougal, dit Campbell ; il sait qu’une porte ouverte peut m’être utile au besoin. »

Nous étions alors dans la rue.

« Je vous dirai franchement mon opinion, Robin, dit le magistrat : c’est que, si vous continuez votre genre de vie, vous devriez avoir un de vos hommes comme porte-clefs dans chaque prison d’Écosse ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Ou un cousin bailli dans chaque bourg ; je m’en trouverais tout aussi bien, cousin Nicol. Mais bonne nuit, ou plutôt bonjour, et n’oubliez pas le clachan d’Aberfoïl. »

Et, sans attendre de réponse, il s’élança de l’autre côté de la rue et se perdit dans l’obscurité. Aussitôt qu’il eut disparu, nous l’entendîmes siffler doucement et d’une manière particulière, et on lui répondit sur-le-champ.

« Entendez-vous les diables des Highlands ? dit M. Jarvie. Ils se croient déjà sur les pentes du Ben-Lomond, où ils peuvent jurer et siffler sans s’inquiéter du samedi ou du dimanche. » Ici il fut interrompu par quelque chose de lourd qui vint tomber avec bruit à ses pieds. « Dieu nous protège ! Qu’est-ce encore que cela ? Mattie, approchez la lanterne… Sur ma conscience, ce sont les clefs ! Eh bien, ils ont tout aussi bien fait ; cela aurait coûté de l’argent à la ville… et puis les questions sur la manière dont elles auraient été perdues. Oh ! si le bailli Grahame venait à apprendre quelque chose de ce qui s’est passé cette nuit, ce serait une terrible affaire pour moi !…

Comme nous n’étions encore qu’à quelques pas de la prison, nous reportâmes les clefs au geôlier qui, n’ayant pu fermer les portes, gardait son poste en se tenant en sentinelle dans le vestibule jusqu’à l’arrivée du nouvel affidé qu’il avait envoyé chercher pour remplacer le fugitif.

Après avoir rempli ce devoir, l’honnête magistrat reprit sa route ; et comme j’allais du même côté que lui, je l’accompagnai, moi profitant de sa lanterne, et lui profitant de mon bras, pour nous reconnaître dans des rues qui, malgré ce qu’elles peuvent être maintenant, étaient alors sombres, inégales et mal pavées. La vieillesse se laisse aisément gagner par les attentions des jeunes gens. Le bailli me témoigna de l’intérêt, et me dit que, puisque je ne faisais pas partie de cette race de comédiens et amateurs de théâtre, qu’il détestait de tout son cœur, il serait bien aise que je vinsse déjeuner avec lui, et manger une merluche grillée et un hareng frais, ajoutant que je trouverais chez lui M. Owen qu’il aurait pu alors faire mettre en liberté.

« Mon cher monsieur, » lui dis-je après avoir accepté son invitation et l’en avoir remercié, » comment avez-vous pu croire que j’avais pris le parti du théâtre ?

— Ma foi, dit M. Jarvie, c’est un grand faiseur de phrases qu’on appelle Fairservice, et qui est venu ce soir me prier de donner ordre au crieur de vous faire proclamer dans toute la ville au point du jour. Il m’apprit qui vous étiez, et que vous aviez été renvoyé de la maison de votre père parce que vous ne vouliez pas entrer dans le commerce, et pour que vous ne fissiez pas honte à votre famille en montant sur les planches. Un certain Hammorgaw, qui est un de nos chantres, l’a amené ici en me disant que c’était une de ses anciennes connaissances. Mais je les ai renvoyés en les menaçant de leur tirer les oreilles pour venir me faire une semblable demande à pareille heure. Je vois bien à présent que c’est un sot qui ne sait ce qu’il dit en parlant de vous. J’aime un garçon, continua-t-il, qui n’abandonne pas ses amis dans le malheur ; c’est ainsi que j’ai toujours agi moi-même, de même que mon père le digne diacre. Dieu le bénisse et lui fasse paix ! Mais vous ne devriez pas trop hanter ces montagnards ; c’est un mauvais bétail. On ne peut pas toucher à de la poix qu’il n’en reste aux mains, souvenez-vous de cela. Sans doute le meilleur de nous peut errer. Moi-même j’ai failli une, deux et trois fois cette nuit, mon garçon ; oui, depuis hier j’ai fait trois choses que mon père le diacre n’aurait pu croire, les eût-il vues de ses propres yeux. »

Nous étions en ce moment à la porte de sa maison. Il s’arrêta cependant un moment sur le seuil, et dit avec l’accent d’une profonde contrition : « Premièrement je me suis livré à des pensées d’affaires temporelles le jour du sabbat ; secondement, j’ai fourni caution à un Anglais ; et enfin, en troisième et dernier lieu, j’ai laissé échapper de prison un malfaiteur : mais la miséricorde de Dieu est grande[9], monsieur Osbaldistone. Mattie, je puis entrer tout seul ; accompagnez M. Osbaldistone chez Lucky Flyter, au détour de la rue. Monsieur Osbaldistone, ajouta-t-il à voix basse, je vous prie de ne pas vous permettre d’incivilité avec Mattie ; c’est la fille d’un honnête homme, et une petite-cousine du laird de Limnierfield. »



  1. L’expression cateran, qui est écossaise, répond à celle de pillard. a. m.
  2. Stentsmasters, dit le texte, agents du fisc, chargés en Écosse de percevoir la contribution personnelle. a. m.
  3. Le sporan est la poche d’un vêtement écossais. a. m.
  4. Theft-boot, recel d’un vol ; black-mail, impôt des caterans ; spreagh, maraude ; gill-ravaging, vol de bestiaux. a. m.
  5. Scotch collops, hachis de bœuf écossais. a. m.
  6. There’s my thumb. Nous dirions en France : voilà ma main. a. m.
  7. Le texte dit red shanks, mots qui proprement signifient jambes rouges, soit à cause des bandes rouges qui pouvaient les couvrir, soit à cause de leur nudité habituelle. Cette expression peut avoir aussi le sens de jambes fortes. a. m.
  8. Inch-Cailleach est une île du Loch-Lomond où le clan de Mac-Gregor avait autrefois sa sépulture, et où l’on peut voir encore leurs tombes. Il y avait jadis un couvent dans cette île ; de là le nom d’Inch-Cailleach ou île des Vieilles Femmes.
  9. There’s balm in Gilead, dit le texte ; il y a du baume à Galaad : phrase biblique. a. m.