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Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/Mademoiselle de Liron

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MADEMOISELLE
JUSTINE DE LIRON.


Si je vous aime ? singulière question en vérité, après les marques d’amitié que je vous donne ! mais si vous êtes assez fou pour croire qu’une fille de vingt-trois ans est elle-même extravagante à ce point d’épouser un jeune homme de dix-neuf, vous vous êtes singulièrement abusé, monsieur Ernest.

— J’espérais...

— M’épouser, n’est-ce pas ? interrompit brusquement mademoiselle de Liron. Si cette espérance n’a rien qui me blesse, sachez qu’elle me fait beaucoup de peine, car cela me prouve que votre jugement est bien peu formé.

Piqué de ces paroles, Ernest se retourna vivement vers le dossier du banc sur lequel il était assis et cacha son visage dans ses mains. Il est probable qu’il pleurait. Quant à mademoiselle Justine, assise sur le même banc, à peu de distance du jeune homme, elle le regardait avec un mélange de curiosité et d’inquiétude qui ne l’empêchait pas cependant d’agiter avec vivacité une branche de frêne qu’elle tenait à la main. Pendant plusieurs secondes les deux interlocuteurs restèrent dans cette position et sans dire un mot.

— Ernest, reprit enfin mademoiselle Justine, en touchant légèrement avec sa branche le pied de son voisin, écoutez-moi avec attention.

Ernest se retourna aussitôt vers elle. Il laissa aller ses deux bras le long de son corps et tenant le regard baissé, il se disposa a écouter comme quelqu’un qui obéit à un ordre.

Avez-vous véritablement de l’amitié pour moi ? lui demanda mademoiselle de Liron d’un air sérieux.

— Ah ! mademoiselle pourriez-vous douter un instant de l’attachement que je...

— Écoutez, Ernest, prenez bien garde qu’ici il ne s’agit nullement d’amour, mais d’amitié vraie, solide ; en avez-vous une réelle pour moi ?

— La plus sincère, mademoiselle.

— C’est ce que nous allons voir. Puis donc que vous me portez une amitié réelle et sincère, je dois, moi qui en ressens une très-forte pour vous, vous prévenir d’un événement prochain et de la plus haute importance pour moi ; je vais me marier...

Comme à ces mots, Ernest resta immobile et devint tout pâle, mademoiselle de Liron saisit une de ses mains, en lui disant : Allons, prenez garde ! pas d’enfantillages et remettez-vous s’il vous plaît... C’est bien... là... vous sentez-vous mieux ? Comment ! on dirait que vous pleurez !

— Non, mademoiselle ; c’est une sueur froide qui me passe sur le visage.

— Eh bien, essuyez-vous.

Ernest mit la main à sa poche, mais il avait oublié son mouchoir.

— Voilà bien un reste d’habitude d’écolier, dit en souriant mademoiselle de Liron ; tenez, voilà le mien.

Notre jeune homme aurait eu une pinte d’eau sur la figure, qu’il n’eût pas mis plus de temps à l’étancher que les trois gouttes qui roulaient sur son front.

— Allons, c’est bien, et voilà qui est fini, dit mademoiselle Justine ; rendez-moi mon mouchoir et causons.

— Ah ! mademoiselle, j’en ai fait usage, je n’oserais vous le remettre ainsi ; d’ici à quelques jours...

— Mon cher cousin (car il y avait une espèce de parenté entre nos deux causeurs), mon cher cousin, dit la cousine en dirigeant son regard avec fermeté, mais non sans douceur, sur le jeune homme, vous êtes bien strict sur le cérémonial aujourd’hui. Mais vous vous trompez si vous croyez faire de moi une dupe. Je vous le donne, ce mouchoir. Ôtez-en la marque et gardez-le ; puis maintenant revenons au point où nous en sommes restés ; je vais me marier, vous disais-je. Je dois épouser un homme que vous avez vu peut-être autrefois, et qui vient ce soir faire visite à mon père et à moi. C’est M. de Thiézac. J’ose compter sur votre amitié comme sur votre prudence en cette occasion, et je désire même que vous assistiez à cette entrevue.

— Mademoiselle de Liron, dit avec un calme affecté le jeune Ernest, qui s’était levé de dessus le banc, il y a mille sacrifices, à commencer par celui de ma vie, que je suis prêt à faire pour vous ; mais ce que vous me demandez est au-dessus de mes forces. Il ne put achever ces paroles sans que les larmes ne lui vinssent aux yeux, et par un mouvement machinal, il tira brusquement de sa poche le mouchoir qui venait de lui être donné. Mais il s’arrêta tout à coup au moment où il allait s’en servir, et étendit le bras pour le déposer avec dépit auprès de mademoiselle Justine.

— Gardez votre mouchoir, s’écria-t-il, et je ne veux pas rester ici une minute de plus.

Mademoiselle Justine saisit à la volée le mouchoir et la main d’Ernest qu’elle retint, en disant : —Je ne reprends jamais ce que j’ai donné ; et vous, si vous avez de l’amitié pour moi comme vous le dites, vous allez rester, vous rasseoir et m’écouter. Ernest garda le mouchoir et se rassit auprès de sa cousine. — Mon ami, continua-t-elle alors, il faut absolument que vous vous guérissiez de cette manie de faire des scènes romanesques. Ce qui se passe en ce moment me cause peut-être plus de chagrin qu’à vous, et il est bien étrange que ce soit moi qui le supporte avec le plus de courage. Mais enfin, puisqu’il en est ainsi, je ne cesserai pas d’en mettre en cette occasion ; je vous promets donc de faire tout ce qui dépendra de moi pour soulager votre peine, mais j’exige en même temps que vous me disiez précisément quel est votre espoir, quels sont vos projets et en quoi vous avez à vous plaindre de moi ; allons, expliquez-vous.

Le jeune homme éprouvait assez d’embarras. Le langage franc de sa cousine le forçait à parler également sans réserve, et toutefois il n’était pas assez certain de ce qu’il désirait, ni de ce qu’il voulait faire, pour en tracer une idée bien arrêtée. Il se décida donc à répondre dans l’ordre inverse aux demandes qui lui avaient été adressées. — Je ne saurais vous dissimuler, ma chère cousine, dit-il enfin, après avoir un peu réfléchi pour ordonner ses idées, que j’ai à me plaindre de la conduite que vous avez tenue envers moi depuis quatre ans, puisque vous aviez l’intention de...

— Allons, parlez donc hardiment ; de me marier, n’est-ce pas ?

— Eh bien, oui, mademoiselle, c’est une chose affreuse, abominable, horrible de votre part, de m’avoir témoigné une confiance, j’ose le dire, comme si j’eusse été plus âgé que vous, et de me traiter, au moment où vous m’annoncez froidement votre mariage, avec aussi peu de ménagements que si je n’avais que douze ans.

— Eh bien, après ?

— Après ? Eh bien, je suis furieux, désespéré, et je vous le répète, je veux partir à l’instant, parce que je ne suis nullement disposé à prendre le rôle que vous prétendez me faire jouer.

— Allons, Ernest, je suis contente de vous. Je sais au moins les griefs que vous avez contre moi, et j’avoue que j’ai eu grand tort, si par distraction, ou par une bienveillance dont vous me faites aujourd’hui un crime, je n’ai pas mis avec vous une réserve dont, je le vois à présent, une femme a toujours tort de s’écarter. C’est une leçon dont je profiterai. Mais ayez la complaisance de me dire à présent quels étaient vos projets.

— Mes projets ?... ils étaient subordonnés à vos intentions... à vos projets eux-mêmes. Vingt fois vous m’avez dit que vous ne sentiez aucune inclination pour le mariage ; plusieurs partis avantageux se sont offerts et vous les avez refusés ; je vous vois dans la maison de votre père, veuf et peu actif de sa nature, la personne indispensable pour régir à la fois les affaires du dehors et du dedans ; j’en ai conclu que ce genre de vie vous convient ; que vous renonceriez difficilement à une existence agréable, sûre, qui exerce utilement et honorablement toutes vos facultés, et enfin qui vous donne un état et une position dans le monde que vous ne retrouverez peut-être pas, même en faisant ce qu’on appelle un mariage avantageux !

—Ah ! Ernest, cette fois vous avez parlé en homme et comme un ami ; il faut que je vous réponde sérieusement. Tout ce que vous avez observé dans ma conduite jusqu’à présent est vrai. Mais il y a un accident grave que vous n’avez pas prévu.

— Lequel ?

— La mort de mon père, qui est âgé et valétudinaire. Que ce malheur arrive, et je me retrouve dans le cas d’une fille de seize ans, forcée de se marier sans avoir le temps de concilier les convenances avec ses goûts. C’est ce que je ne veux pas. L’existence d’une femme, on le sait, est trop soumise au jugement de ceux qui ne lui portent même qu’un intérêt de curiosité, pour que je m’expose à devenir la victime de leurs fantaisies et de leurs bavardages. Je dois me préparer un avenir raisonnable dans un moment où j’ai encore le temps et les moyens nécessaires pour prendre cette précaution. Vous-même, mon cher Ernest, ajouta mademoiselle de Liron, d’une voix émue, oui, vous entrez pour beaucoup dans mes prévisions.

— Comment, mademoiselle ?

— Ingrat que vous êtes ! Ah ! vous avez déjà tout l’égoïsme de votre sexe ! vous ne m’aimez que pour vous, et si je me laissais aller à vos emportements puérils, je sacrifierais le reste de ma vie et de la vôtre peut-être, à une fantaisie du moment.

— Il est bien dur d’entendre qualifier de fantaisie ce que j’éprouve pour vous.

— Ne nous rejetons pas dans de vaines querelles qui n’éclaircissent rien, mon ami ; au nom du ciel ! entrez donc réellement dans la vie et cessez de vous abuser sur notre position réciproque. N’avez-vous jamais soupçonné qu’ainsi que vous, j’ai senti tout ce qu’il y a de cruel, de désespérant dans ces quatre années que j’ai de plus que vous ! Pourquoi, vous qui m’aimez tant à ce que vous dites, ne m’épargnez-vous pas des reproches que j’ai le soin de ne faire, moi, qu’en silence et au destin ? Est-il besoin de vous dire combien l’amitié que je vous porte est profonde ? Faut-il absolument vous avouer qu’ainsi que vous, j’ai parfois rêvé follement à une union que le plus épais bon sens condamne ? car si ce n’était qu’un ridicule à braver, certes il ne m’arrêterait pas. Mais enfin il y a de grosses, d’énormes vérités sur lesquelles on ne saurait se faire illusion. Vous n’avez que dix-neuf ans, Ernest, et j’en ai vingt-trois. Vous n’avez point d’état, votre fortune n’est pas faite, et, chose bien plus importante encore, votre cœur n’a point été éprouvé.

— Eh quoi ! interrompit Ernest avec vivacité, pourriez-vous croire qu’après vous avoir connue, quelque autre pût faire la moindre impression sur moi ?

— Sans abuser de la prudence, on peut le craindre.

— Oh ! mademoiselle Justine, quelle injure vous me faites ! avec une beauté et des grâces comme les vôtres...

— Brisons sur les compliments, je vous en prie. Je suis comme le ciel m’a faite, et je ne vous permets ni louanges ni critique sur ma personne. Mais tant que vous n’aurez pas été mis à l’épreuve en en voyant d’autres, même moins jolies, moins aimables que moi, vous me permettrez de rester dans le doute. Ce doute, vous le sentez, est supportable pour moi en ce moment ; mais si j’étais à vous, si vous étiez à moi, si nous étions unis indissolublement et que l’épreuve me fût contraire ! Ah ! Ernest, quels regrets n’auriez-vous pas, et quel sort m’attendrait ?

En prononçant ces mots, mademoiselle de Liron, qui avait pris une main d’Ernest, laissa tomber sa tête en fixant ses yeux sur le sable comme quelqu’un qui réfléchit tristement. Cette posture grave et ce silence firent impression sur le jeune homme. Il hasarda quelques protestations d’attachement inviolable ; mais dans la recherche de ses mots, à l’embarras sensible de ses phrases, il était facile de découvrir que mademoiselle Justine de Liron venait de lancer dans l’esprit du jeune homme le germe d’une idée qu’il n’avait jamais eue jusque-là. Elle s’en aperçut bien, et après avoir repris son sang-froid, elle lui dit : « Je suis certaine que vous sentez à présent que je suis trop âgée pour vous ?... que vous ne sauriez raisonnablement vous constituer mon protecteur pendant le reste de ma vie, et que, d’après cela, il est de votre devoir de ne mettre aucun obstacle à mon mariage. »

Ernest resta triste et muet. « Votre silence, ajouta mademoiselle de Liron après une pause assez longue, me touche bien autrement que vos plaintes... Prêtez-moi votre mouchoir que j’essuie mes yeux, car il faut que je rentre à la maison : on m’y attend. »

Tous deux quittèrent le banc, et suivirent sans se rien dire une grande allée couverte, à l’extrémité de laquelle était un escalier conduisant à la maison. Arrivés là, mademoiselle de Liron dit à Ernest : « Ne rentrons pas ensemble, faites quelques tours de jardin avant de venir me rejoindre. » Ernest obéit d’autant plus volontiers que l’émotion qu’il avait éprouvée lui faisait sentir le besoin de marcher et de respirer à l’aise.

On désire sans doute savoir quelque chose de précis sur les deux personnages qui viennent de se quitter. Voici ce que nous en avons entendu dire : Ernest était en effet un de ces maudits petits cousins, comme il s’en trouve dans tant de maisons, espèce équivoque, qui tient à la fois de l’enfant, du parent, de l’ami et de l’amant. Petit-fils d’une sœur aînée de M. de Liron et resté orphelin de fort bonne heure, il avait été placé sous la tutelle de son grand-oncle, qui s’était chargé du soin de son éducation et de la gestion de quelques biens qui lui restaient. Ernest de P***, après avoir été élevé au séminaire de Mont-Ferrand, avait témoigné si vivement, vers l’âge de quinze ans, le désir de continuer ses études auprès de son grand-oncle, que celui-ci avait cédé aux vœux de son pupille. M. de Liron, peu curieux de la science, désirait beaucoup, au contraire, avoir dans sa maison un habitant jeune et gai, qui le sortît de l’apathie ordinaire où le plongeait son état maladif. Ernest était donc établi depuis quatre ans chez son oncle, étudiant à peu près comme il voulait et ce qu’il voulait, sous l’inspection de mademoiselle de Liron, sa cousine.

Ce jeune homme, de taille moyenne, fortement constitué, assez médiocrement partagé pour les avantages de la figure, avait cependant une physionomie pleine de vivacité et d’expression.

Caressant, vif et impétueux, avec toutes ces dispositions il était assez peu apte à la carrière à laquelle son oncle le destinait. Mais le père d’Ernest, M. de P*** avait vieilli dans les différentes légations d’Europe, et d’après ce précédent, M. de Liron en avait conclu que son neveu devait aussi être diplomate. Si le caractère du jeune homme se prêtait peu à ces vues, il faut dire que son instruction, bien que n’ayant rien de très-régulièrement classique, était toutefois étendue, et assez variée pour justifier le projet que M. de Liron avait de faire de son neveu un chargé d’affaires, ou un secrétaire d’ambassade.

Cette idée était tombée si naturellement dans l’esprit du vieillard, qu’il avait à peine consulté son neveu en prenant la résolution d’écrire à l’un de ses anciens amis, M. de Thiézac, afin que celui-ci s’employât à Paris en faveur d’Ernest.

Pour mademoiselle de Liron, c’était une charmante personne. Blanche comme le lait, un peu grasse, elle avait de beaux cheveux noirs et des yeux d’un bleu de mer, genre de beauté assez commune parmi les femmes du Cantal, où sa mère était née. Tous ceux qui la voyaient pour la première fois s’étonnaient de ce qu’elle fût parvenue à l’âge de vingt-trois ans sans être mariée. Mais les gens du pays étaient en général fort discrets dans leurs réponses, quand on les interrogeait sur ce sujet. Quelques-uns cependant avaient laissé comprendre, mais avec une réserve extrême encore, que, plusieurs années avant, mademoiselle de Liron avait été assez longtemps absente du pays, et qu’à son retour on avait cru remarquer qu’elle portait une espèce d’habit de deuil. C’était précisément à l’époque où Ernest était venu du collège dans la maison de son oncle, et ce deuil coïncidait avec la fameuse bataille de B***, où tant d’officiers français perdirent la vie.

À partir de ce temps, cette jeune femme, dont l’esprit était plein de fermeté, s’était entièrement livrée aux soins que demandaient la maison et les biens de son père. Depuis les plus petits détails domestiques jusqu’aux prévoyances laborieuses qu’exigent la culture des grains, la récolte, des prairies et l’entretien des serviteurs, elle veillait à tout avec autant d’activité que de prudence. Toutefois la nature de ces occupations ne l’empêchait pas de cultiver son esprit, et bien qu’elle ne fût rien moins qu’une savante, elle n’ignorait cependant rien de ce qui peut former le caractère et orner l’esprit. En somme, elle était l’âme de la maison de son père, et le jeune Ernest s’était élevé, avait essayé tous les sentiments de la vie sous l’influence bénigne de cette gracieuse personne.

Quant au lieu de la scène rapportée en commençant, c’est le parc, le jardin ou les prairies, comme il plaira de le nommer, de M. de Liron.

À un quart de lieue de Clermont-Ferrand, il y a, du côté des montagnes et entre les embouchures des vallées de Royat et de Villar, un petit village tout à fait singulier. On le nomme Chamaillères. C’est une réunion de propriétés particulières ; maisons, prés, ruisseaux, châtaigneraie et grands noyers compris, le tout enfermé de murs assez bas dont les sinuosités capricieuses forment un labyrinthe presque inextricable.

L’habitation de M. de Liron était située au midi de ce village. Elle se composait de deux grandes prairies en pentes opposées, et partagées par un ruisseau venant de Royat.

Parmi des masses de châtaigniers, quelques-uns de ces arbres, plantés avec plus de symétrie, forment une allée ténébreuse, et c’est sur le banc placé dans cette allée que nos deux causeurs étaient venus s’asseoir à l’ombre et goûter le frais, après avoir fait l’inspection des ouvriers et des chars avec lesquels on rentrait la récolte des foins en ce moment.

Ce fut donc à l’extrémité de cette allée qu’Ernest laissa mademoiselle Justine de Liron descendre l’escalier et se diriger vers la maison.

Pour Ernest, devenu pensif, il marcha en remontant le ruisseau, écoutant le bruit de l’eau, croyant réfléchir, et au fait n’ayant que deux idées qui se confondaient en un sentiment bien fort, par lequel toutes ses facultés étaient dominées : « Je ne suis donc qu’un enfant, se disait-il, et mademoiselle Justine de Liron va se marier ! » Malgré tous les efforts d’imagination qu’il fit pour combiner autrement ces deux circonstances et en tirer une conséquence nouvelle, il fut toujours ramené à cette triste conclusion, qu’il était trop jeune pour mademoiselle de Liron ou qu’elle était trop âgée pour lui. Ce fut en laissant osciller sa pensée dans ce faible intervalle que notre jeune homme, parvenu hors de la propriété et suivant les rues sinueuses de Chamaillères, se trouva machinalement transporté dans les bois au milieu des rochers de la vallée de Villar. La chaleur était forte ; il se jeta sur l’herbe, le long du lit d’un ruisseau à sec.

On peut se figurer les agitations à la fois douces et pénibles de notre Ernest, âgé de dix-neuf ans, amoureux fou d’une femme son aînée, qui est à cent pas de lui, qui lui a donné son mouchoir, qui lui a fait la morale pour l’exhorter à la prudence, et qui va se marier avec un autre que lui. Si l’on ajoute à tout cela que ce pauvre enfant est au milieu d’un bois bien ténébreux, auprès de roches sauvages, et harassé par la chaleur, on comprendra aussitôt dans quel état étaient la tête et le cœur d’Ernest.

Cependant mademoiselle de Liron, après avoir recomposé ses traits et passablement rétabli le calme sur sa figure, était rentrée dans la maison afin de s’assurer des soins que l’on avait mis aux apprêts nécessaires pour la réception de M. de Thiézac. C’est, comme on l’a déjà dit, le nom du futur. Après avoir été jeter un coup d’œil sur les appartements qui lui étaient destinés, et avoir été dire quelques mots de tendresse à son vieux père, mademoiselle Justine de Liron s’avança dans l’office, où deux filles étaient occupées à faire des pâtisseries et des friandises destinées à la collation que l’on se proposait d’offrir à M. de Thiézac.

En province, la vie intellectuelle est moins active qu’à Paris, les journées y paraissent plus longues, les travaux domestiques ont plus d’importance et ne manquent même pas d’une certaine majesté ; aussi les femmes qui l’habitent trouvent-elles parfois le moyen de donner de l’éclat aux occupations les plus humbles, et de déployer les ressources de leurs grâces, et quelquefois même de leur coquetterie, en achevant avec plus de promptitude et de dextérité ce qui est confié ordinairement à des mains mercenaires.

En entrant dans l’office et après avoir vu d’un seul coup d’œil comment tout allait, mademoiselle de Liron s’approcha d’une des servantes, chargée de faire un espèce de pâtisserie dont le goût est fort bon en Auvergne. « Mariette, lui dit-elle, tu ne t’y prends pas bien, mon enfant ; range-toi et laisse-moi faire. » Tout en parlant ainsi, elle releva ses manches jusqu’auprès de l’épaule, et enfonça ses jolies mains blanches et potelées dans la pâte jaune déjà préparée.

Il y avait quelques instants que notre héroïne se livrait à cette occupation quand Ernest, qui l’avait vainement cherchée par toute la maison, arriva enfin dans l’office en désespoir de cause.

Il allait parler, mais sa cousine le prévint, parce qu’elle lut dans ses yeux qu’il allait faire et dire quelques sottises.

— Vous venez des prés, n’est ce pas ? lui dit-elle d’un air qui provoquait une affirmation.

— De quels prés ? demanda Ernest.

— Eh mon Dieu ! mon cousin, nous n’en possédons pas tant qu’il faille un effort de réflexion pour les désigner. A-t-on enlevé tous les foins du côté de Royat ?

— Oui, ma cousine.

— Et tous ceux du côté de Villar ? on achève de les mettre sur les chars, n’est-ce pas ?

— Oui... oui... oui, mademoiselle, dit enfin Ernest, dont l’esprit et les yeux étaient distraits par ces demandes imprévues et par les mouvements des beaux bras de mademoiselle de Liron.

— Oui, ma cousine, répéta-t-il en souriant, tout va bien. Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer ? reprit Ernest avec un ton soumis et caressant.

— En vérité je crois que vous n’avez pas tort, car ce travail s’accorde mal avec la saison. Vous avez mon mouchoir, n’est-ce pas ? ajouta la jolie travailleuse ; donnez-le que je me rafraîchisse le visage.

Ernest le tendit aussitôt à mademoiselle de Liron, qui d’un ton de reproche bienveillant lui dit au même moment :

— Vous voyez bien que je ne saurais faire usage de mes mains.

Et en parlant ainsi elle écartait ses bras de son corps, baissait les épaules et relevait la tête, en attendant qu’on la secourût dans son embarras. Ernest hésita un moment ; mais comme il s’aperçut à un léger signe d’impatience que sa cousine désirait être promptement satisfaite, il approcha doucement le mouchoir et enleva des rangées de petites perles qui garnissaient les sourcils, la lèvre et le menton de sa cousine.

Tout le trouble qui régnait dans le cœur d’Ernest à son entrée dans l’office était apaisé, et son visage avait repris, sinon du calme, au moins un air satisfait et riant. Mademoiselle de Liron profita de cette bonne disposition pour sermonner encore son cousin à propos de la conduite qu’il aurait à tenir pendant le cours de la journée, et il fut convenu que le jeune homme parlerait peu et s’abstiendrait surtout de laisser échapper aucun geste qui indiquât de l’humeur. Ce pacte fut conclu entre le cousin et la cousine au sortir de l’office et à l’entrée du corridor par lequel on pénétrait jusqu’aux appartements.

— Vous me le promettez, n’est-ce pas ? disait-elle.

— Oui, ma cousine, répondait Ernest en concentrant son émotion, et tout en répondant au sourire dont on venait d’accompagner la recommandation.

— En vérité, Ernest ?

— En vérité, ma cousine.

— Eh bien ! je compte sur vous. Allez faire votre toilette ; je vais m’occuper de la mienne afin que nous puissions hâter l’instant du dîner.

On s’habilla donc, et bientôt la cloche du dîner se fit entendre. Les deux causeurs descendaient encore de leurs appartements que M. de Liron était déjà placé à table ; car la visite qu’il attendait le sortait du calme profond où il vivait ordinairement. Mademoiselle de Liron ne tarda pas à entrer, et Ernest la suivit à quelques secondes.

— Allons donc, Ernest ! dit M. de Liron sans attacher la moindre importance au reproche qu’il allait faire ; les jeunes gens ont toujours la mauvaise habitude de ne pas arriver à temps. Ta cousine, j’en suis persuadé, est loin d’approuver ces manières, et je pense qu’elle t’en dira son avis. N’est-ce pas, Justine ?

— Oui, certainement, répondit aussitôt mademoiselle de Liron, qui, pour couper court à cette harangue, se mit à faire les honneurs de la table à son père, puis à Ernest, dont la physionomie, redevenue sombre et mécontente, se maintint telle malgré les sourires d’encouragement qui lui étaient prodigués.

Ne pas parler de l’événement du jour et du personnage attendu dans la soirée, c’était la chose impossible. Aussi M. de Liron, comme on s’en doute bien, mit-il ce sujet sur le tapis.

— Eh bien ! dit-il à sa fille en regardant Ernest, tu lui as annoncé la nouvelle, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Enfin, mon cher Ernest, continua le père, voilà ta cousine mariée ; cela doit te faire grand plaisir ?

— Le pauvre jeune homme fit respectueusement une inclinaison de tête sans souffler un mot, et mademoiselle Justine baissa les yeux vers son assiette.

— Il va en résulter un grand changement ici, reprit M. de Liron ; mais au surplus il ne pouvait en être autrement. Depuis plus de six mois, mon cher ami, je cherche les moyens de te faire entrer dans la carrière que ton père a parcourue avec distinction, et j’ai tout lieu de croire que M. de Thiézac, mon gendre futur, celui que nous attendons ce soir, va m’apporter des nouvelles favorables à ce sujet. Je vous assure, continua-t-il en s’adressant aux deux assistants, que je me trouve bien heureux de pouvoir presque au même moment assurer l’avenir de mes enfants. Tu ne m’en veux pas, Justine, de ce que je donne ce nom à Ernest ?

— Grand Dieu ! vous en vouloir, mon père ? Ah ! que n’est-il mon frère ! Mademoiselle de Liron prononça avec tant de force et d’émotion ces paroles, dont le sens vague permettait le choix des interprétations, et l’accent dont elles furent dites produisit une si vive impression sur Ernest, qu’il prit la main de sa cousine et la couvrit de baisers et de larmes.

— Bien ! bien ! mon ami, s’écria le vieux père, enchanté de voir la bonne union qui régnait dans sa famille ; je suis content.

Ce moment d’effusion débarrassa le cœur d’Ernest d’un poids énorme et remit de l’aisance dans la conversation pendant le reste du repas. Le jeune homme put entendre prononcer le nom de M. de Thiézac. Il alla même jusqu’à dire oui ou non quand on le consulta sur les apprêts de la réception du soir.

Cependant la maison était déjà en émoi, et une heure après le dîner tout était préparé pour l’arrivée de M. de Thiézac. C’était un homme de cinquante ans, qui, bien qu’ayant exercé la magistrature, n’avait pas laissé que de payer tribut, dans sa jeunesse, à des divinités beaucoup moins graves que Thémis. Avant d’arriver à Chamaillères, pour se présenter à sa future et traiter de son mariage, il avait été passer une saison et prendre les eaux an mont d’Or. C’est de là qu’il était attendu et qu’il arriva en effet vers les sept heures et demie du soir.

M. de Liron, soutenu par le bras d’Ernest, fit un effort sur lui-même pour sortir de la maison et aller jusqu’à la grande avenue de noyers qui conduisait à la porte principale. C’est de là qu’ils virent entrer la litière portée par deux mules, dans laquelle M. de Thiézac avait préféré revenir des bains pour voyager avec plus de promptitude et d’agrément.

Cet équipage n’est guère réservé qu’aux malades et aux dames, aussi son apparition ne contribua-t-elle pas peu à augmenter les préventions défavorables qu’Ernest avait naturellement contre celui qui arrivait.

Dès que la litière fut parvenue à une petite distance de M. de Liron, M. de Thiézac fit arrêter les mules et mit pied à terre. Malgré ses cinquante ans et une santé qui n’était pas robuste, libre dans ses mouvements et n’ayant pas encore entièrement renoncé aux manières élégantes de sa jeunesse, il s’avança avec empressement vers M. de Liron et lui présenta la main en lui demandant l’hospitalité. À peine les compliments d’usage furent-ils échangés qu’il s’enquit de la santé de mademoiselle de Liron, et témoigna une vive impatience d’aller lui présenter ses hommages.

— Allons, allons, Ernest, dit M. de Liron, tournons nos pas vers la maison, car ma fille nous y attend.

En effet, tandis que les domestiques transportaient le bagage de M. de Thiézac à l’appartement qui lui était destiné, l’oncle, le neveu et le nouvel hôte se dirigèrent du côté de la maison. Comme ils étaient sur le point de monter les marches du perron, M. de Thiézac dit à M. de Liron, en lui offrant aussi son bras :

— Votre jeune acolyte est sans doute monsieur votre neveu, au sujet de qui vous m’avez écrit ?

— Précisément, répondit le vieillard.

— Oh bien ! continua vivement M. de Thiézac en souriant à Ernest, j’ai obtenu pour lui ce que vous désiriez. La demande a été parfaitement accueillie, et pour peu que votre jeune homme ait quelque curiosité de voir Paris, il pourra la contenter promptement, car sa présence y est bien impatiemment attendue, je vous assure.

M. de Liron s’arrêta un instant pour prendre les mains de M. de Thiézac en signe de reconnaissance, puis on avança vers le salon.

Mademoiselle Justine y était. Depuis que son père et son cousin en étaient sortis, jusqu’au moment où ils furent près d’y rentrer avec M. de Thiézac, elle était restée d’abord près d’une fenêtre, le front collé sur une vitre, regardant machinalement les plantes qui bordaient la maison. Mais aussitôt que les arrivants eurent dépassé la grande avenue, et qu’elle put les voir, elle recula de quelques pas pour observer plus à l’aise ces trois personnes, qui comprenaient en elles l’énigme de toute sa destinée. Son esprit était plongé dans un abîme de réflexions contradictoires, lorsque ces trois messieurs entrèrent dans le salon. Ernest était pâle comme la mort, et tandis qu’il aidait tant bien que mal son vieil oncle à s’établir dans son fauteuil, M. de Thiézac s’avança d’une manière fort respectueuse, mais aisée, vers mademoiselle de Liron, qui se sentit obligée de rassembler toutes ses forces pour conserver son sang-froid et ne pas laisser fléchir ses genoux.

M. de Thiézac, homme d’esprit et d’expérience, s’aperçut-il ou non de la pâleur d’Ernest et du trouble de mademoiselle de Liron ? C’est ce que l’on ignore, car il eût fallu être bien habile physionomiste pour lire alors sur sa figure ce qu’il ressentait au fond de l’âme.

Quoi qu’il en soit, le prétendant s’avança vers celle dont il désirait captiver la bienveillance, et il y eut de part et d’autre un échange de politesses qui se reproduisit de temps à autre pendant le reste du jour employé à prendre le frais sur le banc de la grande allée.

Le soleil était caché depuis longtemps derrière les montagnes, et l’obscurité commençait à se faire sentir, lorsqu’un domestique vint prévenir que la collation était servie sur table. On se leva ; M. de Thiézac offrit son bras à mademoiselle de Liron, et tandis qu’ils se dirigeaient lentement vers le perron, Ernest fut obligé de rester en arrière, pour aider la marche pénible de son oncle.

Le courage d’un jeune homme de dix-neuf ans, qui laisse celle qu’il aime avec un rival pour assister son aïeul, est d’autant plus méritoire qu’en général il n’est pas apprécié ; et il arrive assez souvent dans ces occasions que l’impassibilité des vieillards semble tourner en malice. M. de Liron, qui n’allait jamais vite, marchait plus lentement encore dans ce moment. Il jetait de temps en temps les yeux sur M. de Thiézac et sur sa fille en ralentissant le pas, pour les laisser pénétrer dans la maison. Sitôt qu’entrés dans le vestibule ils furent masqués par l’embrasure de la porte, M. de Liron s’arrêta tout à coup, et se tournant vers Ernest : — Eh bien ! lui dit-il d’un air tout joyeux, n’est-ce pas un heureux jour que celui-ci ? Car enfin voilà ta cousine mariée ! et d’après ce que nous a dit M. de Thiézac, ton avenir est assuré ; tu vas partir pour Paris ! Comme Ernest, tout ému de ce qu’il venait de voir et d’entendre, s’apprêtait à parler :

— Je me doute de l’émotion que tu éprouves, mon enfant ; mais je n’écoute rien, continua le vieillard avec plus de force qu’à l’ordinaire ; je te connais, je sais que tu m’aimes, que tu m’es sincèrement attaché, et que tu appréhendes de me voir demeurer seul. Mais cela ne te regarde pas ; que mes deux enfants soient heureux, entends-tu, Ernest ?... Que mes deux enfants soient heureux ! et je fais mon affaire du reste. Mais entrons, ajouta-t-il en riant de la joie qu’il ressentait ; il ne faut pas laisser les amants seuls ; tu dois savoir cela, toi ? » Ils entrèrent bientôt au salon, d’où les quatre convives passèrent à la salle à manger.

La collation était élégamment servie ; on mangea peu. Ernest et sa cousine ne parlèrent que pour ne pas blesser les bienséances. M. de Liron, tout joyeux, soutint sans s’en apercevoir le poids d’une conversation à laquelle M. de Thiézac ne prit part qu’avec une prudence et un certain tact, qui sauvèrent à deux des convives une partie de la gêne où leur position réciproque les mettait.

Lorsque ce repas eut eu toute la durée qu’il pouvait avoir, c’est-à-dire quand M. de Liron, après avoir satisfait le besoin d’exprimer sa joie, pensa que M. de Thiézac avait sans doute besoin de prendre du repos, on quitta la table. Le vieillard, donnant le peu de validité de ses jambes pour excuse, pria son hôte d’accepter les soins de son neveu, chargé de l’installer dans son appartement, et l’on se sépara.

Dès que le jeune Ernest pensa que sa cousine était rentrée chez elle, et quand il se vit chargé de confiner M. de Thiézac à quelque distance de la maison, dans un corps de logis séparé, dont il habitait lui-même une partie, il se sentit plus à l’aise.

Il y a des occasions où la journée qui passe est si importante pour nous, où la prévoyance devient si fougueuse et l’inquiétude si active, qu’une précaution prise pour six heures semble devenir le garant du repos de toute notre vie. À peine Ernest eut-il introduit M. de Thiézac dans l’appartement situé au-dessus du sien, que le sourire vint sur ses lèvres, et qu’il redoubla de prévenances envers un homme que, dans le fond de sa pensée, il regardait alors comme son prisonnier.

— Mon cher monsieur Ernest, dit M. de Thiézac en lui tendant la main, je vous remercie du soin que vous avez pris de me conduire à mon appartement. Je m’aperçois, au surplus, que tout ce que monsieur votre oncle m’a dit de vous répond à ce qui est. Vous êtes un aimable jeune homme, et si, comme je n’en veux pas douter, vos connaissances et vos talents sont dignes d’éloge ainsi que votre caractère, vous ferez facilement votre chemin dans le monde. » L’air de supériorité avec lequel ces paroles furent prononcées diminua tout à coup la joie un peu présomptueuse que venait d’éprouver Ernest ; aussi s’empressa-t-il de faire un salut de remercîment, en indiquant par son geste l’intention où il était de se retirer pour laisser son hôte prendre du repos.

Mais celui-ci le retint. « Vous logez près de moi, ajouta-t-il ; la nuit est chaude, je suis peu dormeur, et si vous voulez seulement me permettre de passer un vêtement plus léger, nous ferons connaissance en causant un peu avant d’aller nous mettre au lit. Nous avons à parler de bien des choses qui vous intéressent. » L’invitation était précise, faite d’un ton de commandement amical qui rendait tout refus impossible : aussi Ernest demeura-t-il, après avoir donné un signe de consentement où il y avait cependant plus de gravité que de respect.

— Mon cher Ernest, reprit M. de Thiézac en se jetant sur un petit sofa où il engagea son interlocuteur à s’asseoir, vous savez l’objet qui m’amène dans cette maison : j’ai le plus vif désir de me lier à votre famille, et j’ai demandé la main de mademoiselle votre cousine. Si j’avais le bonheur de voir mes vœux à ce sujet s’accomplir, je ne crains pas de vous dire que vous trouveriez en moi un allié disposé à vous aimer et à vous être utile comme un véritable parent. J’ajouterai même que, sans savoir précisément quel sera le succès de ma demande ; que, sans avoir eu l’avantage de vous connaître personnellement jusqu’ici, je me suis empressé depuis quelque temps de m’occuper sérieusement de votre avenir.

Ernest témoigna encore par un signe de tête l’espèce de reconnaissance que cet intérêt anticipé lui inspirait.

— Je vous dispense, jusqu’à ce que nous nous connaissions mieux, de tout remercîment envers moi, ajouta M. de Thiézac, et je vous ai déjà reconnu trop de pénétration d’esprit pour que, par goût aussi bien que par prudence, je ne vous parle pas avec franchise. À mon âge, vous le sentez, il faut faire sa cour sérieusement. Aussi ai-je profité avec empressement de l’occasion favorable qui se présentait de faire un grand plaisir à votre famille, en vous servant vous-même. Au point où je sais que vous êtes arrivé, il faut voir et connaître Paris. Mais le séjour dans cette ville n’est pas sans danger pour un jeune homme de votre âge quand il n’y est pas solidement fixé par des occupations et des devoirs. Nous avons trouvé moyen de remplir toutes ces conditions difficiles, et il ne tient qu’à vous de bien profiter de ce qui est déjà fait. » M. de Thiézac fit une pause à ce moment ; mais comme Ernest n’en profita pas pour prendre la parole, il ajouta en souriant : « Je vous l’avoue franchement, en agissant ainsi j’avais d’abord l’idée d’être agréable à votre famille ; mais je suis heureux de voir que cette galanterie d’une espèce assez nouvelle prendra, grâce à vous, tout le caractère d’une action sage et raisonnable. Tenez, lisez cela, continua M. de Thiézac en présentant une lettre décachetée à Ernest ; je l’ai reçue ce matin au village des Bains, avant mon départ. » Ernest l’ouvrit et lut ce qui suit :

Paris, ce 20 juin 18...

« Mon cher ami, je ne puis vous écrire que quelques lignes en réponse à la demande que vous m’adressez pour le jeune Ernest de P***. Je connais sa respectable famille, et comme je sais que vous ne pouvez prendre intérêt qu’à des personnes qui en sont dignes, je suis d’autant plus disposé à choisir ce jeune homme pour m’aider dans mes nouvelles occupations, qu’il me faut absolument, et le plus promptement possible, une personne dans la probité et l’intelligence de laquelle je puisse mettre une entière confiance. Envoyez-moi donc Ernest de P*** ici, en toute hâte. Le moindre retard me mettrait hors d’état de l’employer comme vous le désirez.

Tout à vous.

N. »

— Vous le voyez, dit M. de Thiézac en reprenant tranquillement la lettre des mains d’Ernest, vous n’avez pas un instant à perdre. Il faut faire vos préparatifs pour partir demain pour Paris.

— Cela est impossible, monsieur, dit Ernest d’un ton convenable, mais ferme.

— Impossible ? c’est bien fort ce que vous dites là. Il faut y réfléchir ; l’occasion qui vous est offerte ne se représentera peut-être pas de longtemps. Et enfin pour vous, je dirai plus, pour monsieur votre oncle et mademoiselle votre cousine, il ne faut pas faire un enfantillage dont vous vous repentirez, et qui sans aucun doute vous attirera de justes reproches.

— En vérité, monsieur, répondit Ernest, si je ne devais pas être certain de votre bienveillance envers moi, j’aurais lieu de m’étonner du soin que vous prenez de m’avertir de la légèreté de mon âge... Je ne veux... Non, en vérité, monsieur, je ne puis partir demain.

Ernest prononça cette dernière phrase, d’abord avec une expression si vive de colère, puis après de tendresse, qu’elle facilita à M. de Thiézac le moyen de renouer la conversation. « Mon cher Ernest, dit-il, entre garçons, puisque je le suis encore, la différence d’âge n’exclut pas la confiance. Là ! parlez-moi franc ; est-ce que vous avez quelque petite affaire de galanterie qui vous tienne bien au cœur ? Si c’est cela, il ne faut pas en faire mystère. Je conçois très-bien la contrariété que doit vous causer un départ aussi brusque ; mais enfin ce sont de ces malheurs, entre nous soit dit, dont on trouve toujours moyen de se consoler, surtout à Paris, et je ne pense pas que vous soyez assez enfant pour sacrifier un avenir brillant et sûr à une amourette passagère. »

Pendant tout ce discours M. de Thiézac, la tête appuyée sur l’une de ses mains, regardait avec calme, mais d’un œil pénétrant, le jeune Ernest, qui, au mot d’amourette, avait eu toutes les peines du monde à contenir la colère qui gonfla son cœur.

Une amourette !... mademoiselle Justine de Liron !... Une amourette ! se répétait-il intérieurement, lui pour qui sa cousine était un être sacré, un ange, une personne divine ! mais il se contint ; le respect profond, la vénération tendre qu’il avait pour sa cousine, se représentèrent si vivement à son esprit, qu’il trouva la force de réprimer son indignation. Il en vint même jusqu’à sentir la nécessité d’user de quelque dissimulation envers celui qui venait de le blesser si profondément.

— Je vous remercie mille et mille fois, dit-il, de la franchise avec laquelle vous prévenez tous les cas qui pourraient mettre obstacle à ma carrière dans le monde ; mais je vous jure, monsieur, ajouta Ernest avec fierté, que je n’ai pas d’amourettes.

— Eh bien ! tant mieux, répliqua froidement M. de Thiézac ; car rien alors ne pourra vous retenir ici ou à Clermont, au delà du temps nécessaire pour vous préparer à partir.

Ernest allait faire quelque objection, lorsque M. de Thiézac ajouta en tirant sa montre :

— Mais nous ne nous apercevons pas, en causant ainsi, de la promptitude avec laquelle le temps s’écoule ; une heure est sonnée, il faut nous reposer. Nous nous reverrons demain.

Ernest tint encore bon, et chercha à reprendre la parole ; mais son hôte lui présenta la main, lui souhaita le bonsoir et coupa court ainsi à cet entretien.

Notre jeune homme rentra chez lui, étouffant de colère et de jalousie. Longtemps mille idées incohérentes l’assaillirent pendant une pénible insomnie. Bref, il fatigua tellement son esprit et son corps, que vers les quatre heures du matin tous ses membres restèrent accablés sous un sommeil de plomb.

Quant à son voisin, il s’était mis prudemment au lit pour réparer la fatigue du voyage et ordonner les nombreuses réflexions que la conversation précédente lui avait suggérées. Il dormit peu, mais bien ; et après quelques heures de repos, il reprit le cours de ses pensées que le sommeil avait mûries, et médita alors sur le plan de la journée qu’il avait à passer.

Le grand avantage, le seul peut-être, des rivaux de l’âge de M. Thiézac sur les jeunes gens comme Ernest, est de ne pas perdre leur temps et leurs forces en fureurs ou en rêveries inutiles. Notre futur sut bien en profiter. Les soupirs et le bruit des pas d’Ernest ne l’auraient pas averti de l’agitation à laquelle ce malheureux jeune homme était en proie, que son expérience et sa pénétration le lui auraient fait deviner. Son calcul fut si juste, qu’il prévit même le repos forcé que cette espèce de fièvre amènerait. Aussi, vers les cinq heures du matin, M. de Thiézac, dérogeant à ses habitudes, s’habilla, sortit, et alla se promener sous les fenêtres du corps de logis habité par M. et mademoiselle de Liron.

Ce demi-stratagème lui réussit au mieux. Depuis longtemps les faneurs étaient à l’ouvrage, et déjà tous les domestiques de la maison, ainsi que mademoiselle de Liron elle-même, étaient sur pied. Dès qu’elle aperçut M. de Thiézac, elle rejeta en arrière son grand chapeau de paille et alla à lui en souriant :

— Eh quoi, monsieur, lui dit-elle, vous déjà levé ! je ne vous croyais pas si amateur de la vie rurale.

— On doit toujours se conformer aux goûts et aux habitudes de ses hôtes, répondit M. de Thiézac en dirigeant ses pas de côté, de manière à faire comprendre à mademoiselle Justine qu’il désirait lui dire quelques mots en particulier.

— Qu’est-ce ? et que voulez-vous, monsieur ? dit-elle avec quelque émotion.

— Rien, mademoiselle, qui puisse vous inquiéter ; mais j’ai pensé que cette heure serait opportune pour vous entretenir d’une affaire qui intéresse monsieur votre père, et à laquelle, si je ne me trompe, vous pouvez donner une heureuse issue.

— Qu’est-ce donc, monsieur ?

— Votre cousin, le jeune Ernest, pour une raison que je ne puis découvrir, et que je ne dois pas chercher à connaître, fait difficulté de partir demain pour Paris. Or vous saurez qu’il y est impatiemment attendu pour prendre possession d’un poste qui lui est destiné. Je ne vous cache pas que son avenir dépend de la résolution qu’il va prendre. Au surplus, ajouta M. de Thiézac, après avoir donné quelques explications touchant l’emploi réservé à Ernest, prenez lecture de cette lettre de mon ami, et vous jugerez vous-même si le départ de votre cousin doit être différé.

Mademoiselle de Liron lut la lettre et la rendit sans proférer une parole.

— J’ignore, encore un coup, poursuivit M. de Thiézac, quelle est l’espèce d’enfantillage qui cause l’obstination de votre jeune parent ; mais je compte sur vous seule pour la vaincre. Il faut le décider à prendre un parti favorable à lui-même et... à... toute votre famille.

Ces derniers mots, prononcés avec plus de lenteur et de gravité que le reste, furent suivis d’un intervalle de silence. Enfin mademoiselle de Liron, en se rapprochant des ouvriers, dit à M. de Thiézac, qu’elle laissa dans l’allée :

— Parlez de tout ceci à mon père, monsieur, je ferai, je vous le jure, tout ce qui pourra contribuer à préparer un avenir heureux à mon cousin et à ma famille.

M. de Thiézac se rendit de là chez M. de Liron, auquel il avait promis d’aller le trouver de bonne heure pour s’occuper de jeter les bases du contrat de mariage projeté. Bien que les préliminaires de ce traité eussent été prévus d’avance, ils donnèrent occasion à une conversation qui fut assez longue.

Mais pendant qu’elle avait lieu, voilà qu’Ernest, sortant tout à coup du sommeil que ses agitations et son âge avaient rendu si profond, sauta hors de son lit, s’habilla et se mit à courir après M. de Thiézac sitôt qu’il eut la certitude qu’il avait quitté son appartement. Uniquement préoccupé de l’idée de s’assurer du lieu où il pouvait être, il passa assez près de sa cousine sans l’apercevoir. Ce fut elle qui, étonnée de l’impétuosité de sa marche, de la fixité de son regard, l’arrêta en l’appelant.

— Ernest, dit-elle, où allez-vous ainsi ? Qui cherchez-vous ?

Muet de surprise d’abord :

— Je cherche M. de Thiézac, dit-il enfin.

— Il est occupé d’affaires avec votre oncle... Venez ici, Ernest... Tâchez de vous calmer, et faisons un tour dans la grande allée pour parler plus librement.

Ils parcoururent une vingtaine de pas sans dire un mot. Mademoiselle de Liron seule pouvait rompre ce silence ; elle s’arrêta tout à coup, et parla ainsi :

— Je suppose, Ernest, que vous n’avez pas oublié les protestations d’amitié sincère que vous m’avez données hier, sur ce banc que voilà ? Le moment est venu de me prouver que j’ai eu raison de compter sur vous. Eh ! pensez-y bien : de la conduite que vous allez tenir dépendent votre avenir et le mien. Mon père traite en ce moment de mon mariage, vous avez une occasion de partir demain pour Paris ; partez ! partez ! Ernest, au nom du ciel, partez ! c’est le -dernier conseil que puisse vous donner une amie véritable. Partez !

— Partir ! s’écria Ernest, en laissant échapper un torrent de larmes, partir demain ! Je ne le pourrai jamais ! Dans ce moment une servante s’avança en courant vers mademoiselle de Liron pour lui parler.

— Qu’est-ce ? Que me veut-on ? cria-t-elle de loin avec vivacité.

Monsieur votre père désire vous voir.

— Il suffit ; rentrez, j’y vais.

Elle dit, et retournant brusquement vers Ernest, qui pleurait toujours :

— Ernest, Ernest ! dit enfin mademoiselle de Liron avec une véhémence qui ne lui était pas ordinaire, consentez-vous à partir demain ?

On ne répondit rien.

— Y consentez-vous ? répéta-t-elle.

— Non, répondit le jeune homme en sanglotant.

— Eh bien, adieu ! dit mademoiselle de Liron d’une voix étouffée ; je vous laisse. Mes craintes n’étaient que trop bien fondées ; vous n’êtes qu’un enfant ! Et elle le quitta.

Cependant elle était impatiemment attendue par son père et son futur, qui, comme on sait, venaient de s’occuper des dispositions du contrat de mariage. Dès qu’elle entra, son père s’écria :

— Viens vite auprès de nous, mon enfant, on a besoin de ta présence ; tu t’entends mieux à traiter les affaires que moi, puisque tu surveilles ordinairement les miennes : il est donc juste que tu prennes connaissance de celle-ci, qui t’intéresse particulièrement. Au surplus, ajouta-t-il en faisant un geste qui exprimait tout à la fois et sa joie et la confiance qu’il mettait dans les deux futurs époux, arrangez-vous ensemble, ce que vous arrêterez sera bien fait, et je ne veux plus prendre d’autre soin que d’apposer ma signature au contrat.

Il remit entre les mains de sa fille le papier sur lequel étaient écrites les clauses, et s’étendit dans son fauteuil comme un homme décidé à ne plus faire aucun effort d’attention.

Cette petite harangue donna le temps à mademoiselle de Liron de se remettre de son émotion. Or il y avait dans l’embrasure d’une fenêtre une table et deux sièges ; elle prit l’un et invita M. de Thiézac à s’asseoir sur l’autre. Alors elle lut avec la plus profonde attention toutes les conditions projetées. Cet examen terminé, elle replaça doucement le papier sur la table, et dit à M. de Thiézac en élevant très-peu la voix :

— Je ne puis qu’applaudir, monsieur, à la prudence généreuse qui a dicté et approuvé ces conditions. La lecture que je viens d’en faire m’a singulièrement touchée, et je vois que ce que mon père m’a dit de vous est exactement vrai. Fasse le ciel que je puisse justifier les préventions favorables que votre présence ici semble indiquer !

On eût dit qu’il y avait quelque chose qui allait jusqu’à l’humilité dans le ton modeste que mademoiselle de Liron mit à cette dernière phrase, et l’on pourrait peut-être croire que, pressée par sa conscience et entraînée par la conduite loyale de M. de Thiézac, elle fut sur le point de faire à cet homme un de ces aveux dont les femmes se repentent toujours après. Mais mademoiselle de Liron avait cela de particulier qu’elle était franche et prudente, juste au même degré ; aussi elle allait parler, et cependant elle ne dit rien.

Pas une nuance de ce combat intérieur n’échappa à l’œil pénétrant de M. de Thiézac, qui sentit bien que le cœur de mademoiselle de Liron était gros d’un secret, mais dont il ne pouvait démêler précisément la nature.

Mademoiselle de Liron n’osait plus lever les yeux, et M. de Thiézac ne pouvait détacher les siens de dessus elle. Cette position fausse, cet état pénible ne duraient déjà que depuis trop longtemps, lorsque l’arrivée brusque d’Ernest les fit tout à coup cesser. Après avoir fait un salut aux deux personnes qu’il tirait d’embarras sans s’en douter, il s’avança rapidement jusque vers le fauteuil de son grand-oncle, auquel il n’avait pas encore donné le bonjour.

— Ah ! ah ! te voilà, dit le vieillard en l’embrassant ; eh bien ! que nous diras-tu de nouveau ce matin ?

— Mais... de nouveau ? peu de chose, mon cher oncle, répondit Ernest en élevant la voix comme pour attirer l’attention des deux autres personnages ; si ce n’est, mais vous le savez sans doute, que je pars demain pour Paris.

— Vous partez pour Paris ? dirent presque en même temps et comme malgré eux mademoiselle de Liron et M. de Thiézac.

— Oui, je pars pour Paris, répéta Ernest avec un calme affecté qui ne trahissait que mieux sa colère, je pars pour Paris.

— Eh bien ! quand je vous l’avais dit, monsieur de Thiézac, observa en riant le vieil oncle, que mon neveu n’est pas assez extravagant pour sacrifier les avantages que vous lui avez si généreusement préparés, avais-je tort ? Va ! continua-t-il en s’adressant à Ernest, je t’ai toujours jugé un sage et honnête garçon, je vois que je ne me suis pas trompé !

Tout en poursuivant sur ce ton, il donna à son neveu des conseils sur son séjour à Paris, et finit par lui remettre une bourse d’or pour faire face aux dépenses qu’allaient occasionner son départ et son voyage.

M. de Thiézac ne comprit rien à tout ce qu’il voyait. Pour mademoiselle de Liron, elle employait tous ses efforts à retenir de grosses larmes qui roulaient dans ses yeux. Elle était surtout tourmentée de l’air presque dur que donnait à Ernest la résolution brusque et violente qu’il prenait. Oh ! qu’elle eût désiré en ce moment pouvoir lui dire quelques paroles douces en particulier pour calmer sa fureur ! Mais il n’en était déjà plus temps.

Ernest, après avoir remercié son oncle des bontés qu’il avait pour lui, signifia d’une manière précise que dans une heure il quittait Chamaillères pour Clermont, d’où il partirait le lendemain avec le courrier de Paris.

— J’ai, ajouta-t-il, mes préparatifs à faire, et le temps qui me reste suffira à peine. Si monsieur de Thiézac veut bien me charger de ses commissions pour Paris, je me trouverai heureux de lui donner en cela, comme en tout autre occasion, la preuve de ma reconnaissance. Recevez donc mes adieux, continua-t-il en promenant son regard sur tous les assistants, et permettez-moi de les faire courts... Vous m’approuvez sans doute, ma cousine, dit-il presque bas à mademoiselle de Liron, en lui baisant la main qu’il effleura à peine ; je pourrais pleurer et je ne serais encore qu’un enfant.

Il embrassa de nouveau son oncle, invita M. de Thiézac à lui envoyer ses lettres, et sortit enfin, laissant les trois personnages présents fort diversement surpris de tout ce dont ils venaient d’être témoins.

Il demeurèrent assez longtemps comme muets. Mais M. de Liron ne put bientôt plus se contenir.

— Savez-vous, monsieur de Thiézac, s’écria-t-il tout à coup, que ce garçon-là a l’âme d’un Caton ?...

Mais personne ne répondit à cette apostrophe. Après quelques minutes, mademoiselle de Liron, qui sentait que ses pleurs allaient couler, se retira chez elle, et M. de Thiézac prit le prétexte des lettres, pour suivre cet exemple.

Le reste de cette journée, dont le commencement avait été si vif, fut, en apparence au moins, excessivement calme. Mademoiselle de Liron ne sortit de sa chambre que pour avoir l’air de surveiller les récoltes qui s’achevaient. M. de Thiézac resta chez lui pour se reposer, disait-il, et M. de Liron passa le temps dans son grand fauteuil, comme à l’ordinaire. Du reste, les repas furent silencieux. On ne dit pas un seul mot du projet de mariage, et personne n’osa même prononcer le nom d’Ernest. Tout le monde avait l’air grave, soucieux, et au silence que chacun observait, il eût été facile pour un témoin froid de juger que tout n’était pas fini. C’était le calme qui précède la tempête.

À onze heures, M. de Thiézac souhaita le bonsoir à ses hôtes et regagna le corps de logis qu’il habitait. Un orage court, succédant à la grande chaleur de la matinée, avait donné quelque fraîcheur à l’air de la nuit. M. de Liron et M. de Thiézac, cédant à l’influence de cette température, reposaient déjà, que mademoiselle Justine parcourait encore la partie de la maison habitée par elle et son père, pour y faire son inspection habituelle. Tout était calme, en ordre, et le silence n’était interrompu que par le bruit de ses pas et le frôlement de sa robe. En montant l’escalier qui mène à sa chambre, elle était triste et pensive.

— Ernest ? se disait-elle, que fait-il ? que pense-t-il en ce moment ?... Il doit m’en vouloir... le pauvre enfant !

Et elle s’arrêtait, tenant sa lumière d’une main et de l’autre s’appuyant sur la rampe. Navrée de tristesse, elle parvint ainsi jusqu’à sa porte, et tourna nonchalamment la clef qui y demeurait habituellement pendant le jour. Comme elle fut entrée et qu’elle eut placé son flambeau sur un meuble, en promenant ses regards autour d’elle, elle aperçut non sans terreur Ernest lui-même, se tenant debout dans une encoignure de la chambre. Sa première idée fut qu’elle avait une vision, en sorte qu’un sentiment assez doux précéda celui de la colère dans son cœur.

— Quoi ! vous ici, monsieur ! dit-elle enfin, et presque bas ; car, malgré son extrême frayeur, elle eut encore la force de modérer sa voix.

— Vous ici ! venez-vous pour me perdre ?... c’est indigne ! sortez ! sortez !...

La contenance d’Ernest était triste, abattue, et il se disposait à sortir sans répondre, lorsque mademoiselle Justine, faisant quelques pas vers lui, l’arrêta.

— Mais non, restez, dit-elle ; j’oubliais que toutes les portes sont fermées, et puisque vous avez été assez audacieux pour pénétrer jusqu’ici, je veux au moins connaître le prétexte qui vous y a fait venir : parlez, hâtez-vous de parler, je vous prie.

Cette phrase, prononcée avec une certaine volubilité, expira tout à coup sur les lèvres de mademoiselle de Liron, et à l’effort qu’elle avait fait sur elle-même pour se contenir en apercevant Ernest, succéda une défaillance qui la força de se jeter dans un fauteuil. Ernest sortit alors de l’abattement où il était plongé, et saisissant un flacon d’eau de senteur qu’il trouva à sa portée, il en frotta les narines et les tempes de sa cousine, qui pâlissait et dont les yeux étaient à demi fermés. À cette vue, la frayeur du jeune homme fut grande, mais de peu de durée, car il s’aperçut bientôt que le teint et les yeux de sa cousine reprenaient leur éclat. Cependant cette scène inopinée apporta quelque désordre dans la toilette de la malade. Vainement essaya-t-elle deux ou trois fois de débarrasser son visage de ses grands cheveux noirs que son peigne avait abandonnés. Force lui fut d’avoir recours à son cousin pour remettre l’ordre dans sa chevelure. Cet échange de secours donnés et reçus, joint à la maladresse avec laquelle Ernest remplissait pour la première fois les fonctions de coiffeur, tout cela faillit faire perdre à mademoiselle de Liron l’air sérieux que sa position lui faisait une loi de conserver.

— Asseyez-vous, dit-elle à son cousin d’un ton bref, et laissez-moi faire.

Elle rajusta vivement ses cheveux tant bien que mal, et se tourna vers lui pour l’interroger.

— Je ne vous demanderai pas comment vous êtes venu ici, monsieur, lui dit-elle, mais pourquoi vous y êtes et de quelle manière vous avez imaginé d’en sortir : dites-le-moi, avez-vous réfléchi à tout cela ?

Ernest, sans lever les yeux, fit un signe négatif.

— Vous conviendrez donc qu’il est bien malheureux pour moi de me trouver à la merci d’un étourdi de votre espèce ?

Ernest avoua la justesse de cette observation par un autre mouvement affirmatif.

— Mais répondez au moins à ce que l’on vous demande, poursuivit Justine ; avez-vous perdu l’usage de la parole ? Eh bien ! qu’avez-vous ?... pourquoi pleurer et me regarder ainsi ? Ernest, au nom du ciel, répondez-moi !

Mais il ne répondait rien, et après avoir pris une main de sa cousine, il resta comme en extase à considérer toute sa personne.

La vérité est que mademoiselle de Liron, qui n’y pensait guère en ce moment, vêtue d’une robe blanche, les cheveux épars et laissant éclater dans ses yeux toute la vivacité des émotions qu’elle éprouvait, brillait alors d’une admirable beauté. Le pauvre Ernest ne s’en aperçut que trop ; aussi, sourd à toutes les questions qui lui étaient faites, indifférent aux justes reproches qu’on lui adressait, sitôt que les larmes vinrent soulager son cœur et qu’il put proférer quelques mots, ce fut pour dire d’une voix étouffée : « Ô Dieu ! que vous êtes belle ! »

Il y eut un mélange de regrets et d’admiration si vrais, si profonds et si tendres dans cette exclamation, que mademoiselle de Liron ne put contenir son émotion et tourna la tête pour pleurer aussi.

— Pardon ! pardon ! mille fois pardon ! s’écria alors Ernest en se jetant à genoux, ou plutôt chassez-moi de devant vos yeux ; je suis un malheureux, un infâme qui ai osé violer votre asile ! Non, une éternité de regrets ne suffira pas pour expier ma faute. Et sachez tout ; oui, connaissez toute l’étendue de mon indignité. Hélas ! ce sont vos justes reproches, c’est ce mot d’enfant qui a excité mon orgueil et m’a entraîné à faire cette horrible action. Je suis un infâme ! chassez-moi !

La douleur et les remords d’Ernest étaient si vifs, que, presque privé de l’usage de sa raison, il laissa tomber sa tête sur les genoux de sa cousine et les inonda de larmes brûlantes.

— Ernest ! Ernest ! remettez-vous, relevez-vous, dit-elle en lui soulevant le front avec ses deux mains. N’oubliez pas où nous sommes ; pensez qu’il est nuit... Dans ce silence... le moindre bruit... Ernest, remettez-vous !

Sans cesser d’être à genoux, il releva sa tête et regarda autour de lui comme quelqu’un qui se réveille au milieu d’un songe. Mademoiselle Justine lui passa doucement sa main sur le front pour le rendre tout à fait à lui.

— Mon ami, lui disait-elle, remettez-vous et causons tranquillement. Dites, quelle étrange idée vous a poussé à cette folle action, vous qui êtes naturellement si bon, qui avez le cœur si généreux ? Quoi ! en vérité, ce que je vous ai dit hier aurait-il pu vous offenser à ce point ?

— Je l’avoue, répondit Ernest, il y a une heure encore, lorsque je suis entré ici, j’étais aveuglé par la colère, au point que je vous l’aurais exprimée si je vous eusse rencontrée alors. Mais, ajouta-t-il en portant la main sur ses yeux, à peine ai-je respiré l’air de cette chambre, à peine me suis-je senti entouré de tous ces objets qui vous appartiennent, qui vous touchent, qui retiennent le parfum de votre personne, oh ! j’ai senti ma colère s’évanouir et les regrets se sont emparés de mon cœur. Vous comprenez, vous sentez, n’est-ce pas, à quel point je suis malheureux de ce que j’ai fait ?

— C’est bien mal, en effet, dit mademoiselle de Liron avec douceur.

— Dites donc que c’est affreux, infâme. Oh ! je ne me le pardonnerai jamais ! Vous que j’ai aimée d’abord comme une mère, que j’ai chérie bientôt comme une sœur, qu’enfin j’ai…

Mademoiselle de Liron l’arrêta.

— Eh ! oui, je le sais bien, vous regardez le reste comme un rêve, et même comme un rêve d’enfant !

— Quoi ! Ernest, encore de la rancune ?

— Eh bien ! oui, je vous ai aimée, je vous ai adorée, et je vous aime et vous adore encore. Mon malheur vient de ce que vous m’avez toujours regardé comme un enfant. Mais non, Justine, je ne le suis pas. La colère a pu me pousser à faire une action blâmable, mais, au fond, le besoin impérieux de vous voir encore une fois, de vous parler à cœur ouvert, m’a invinciblement poussé à venir ici. Sachez-le donc, vous êtes ma vie, mon avenir, tout enfin pour moi ! Apprenez aussi tous les rêves qu’a faits cet homme que vous considérez comme un enfant. Depuis un an, Justine, je me regarde comme lié à vous. Pour moi, vous étiez ma femme ; pour moi, je suis encore et je serai toujours votre mari. C’est un vœu que j’ai fait, je le tiendrai. Je pars demain pour Paris ; Dieu sait ce que j’y ferai et ce que je vais devenir ; mais peu m’importe à présent. Avec vous, pour vous et par vous, je ne sais ce dont je n’eusse pas été capable ; mais aujourd’hui tout m’est indifférent, et dès l’instant que ce n’est pas pour vous que je fais, je n’ai envie de rien faire. Allez, mariez-vous, tâchez d’être heureuse ! Pour moi, mettez-moi à la porte comme un vaurien, c’est ce que j’ai bien mérité.

En achevant ces mots, prononcés avec tant de vivacité que mademoiselle de Liron n’avait pu en interrompre le cours, Ernest se leva brusquement et témoigna avec une espèce de fureur l’intention formelle de s’en aller. Vainement mademoiselle de Liron employa-t-elle toutes les raisons que sa tendresse et la prudence lui suggéraient pour le dissuader de partir à cet instant de la nuit : il ne voulut se rendre à aucune, et répéta à plusieurs reprises, et comme un homme tout à fait hors de lui :

— Je veux partir ! je veux partir !

Le danger de cette scène assez bruyante, au milieu du silence de la nuit, était imminent. Mademoiselle de Liron, qui le sentait bien, fit un dernier effort pour calmer et retenir son cousin.

— Non, répéta-t-il, je veux partir.

— Eh bien ! dit alors mademoiselle Justine avec une tendresse qui n’était pas sans fierté, puisque vous êtes venu ici sans mon ordre, monsieur, vous n’en sortirez que quand je le voudrai.

Le ton dont cette injonction fut prononcée rendit tout à coup Ernest à lui-même. Sa cousine avait été se rasseoir, et, par un mouvement involontaire, il alla se replacer à genoux devant elle.

— Que vous me rendez malheureuse, lui dit-elle, avec vos emportements ! et comme vous semblez prendre plaisir à justifier les craintes que m’inspire votre âge ! Ernest, écoutez-moi donc tranquillement, car j’ai quelque chose de bien sérieux à vous dire, mon ami.

— Parlez, ah ! parlez, Justine !

— Il est donc vrai que vous m’aimez ?

— Oh ! oui.

— Et que votre bonheur et votre avenir dépendent de moi ?

— Je vous l’ai dit.

— Ainsi il dépend de moi, par exemple, que vous poursuiviez avec ardeur la carrière que vous allez embrasser à Paris ?

— Sans aucun doute.

— Pauvre enfant ! ajouta-t-elle en passant plusieurs fois ses mains sur les cheveux et le front d’Ernest ; pauvre enfant ! va, ne t’offense plus de ce nom qui t’est donné pour la dernière fois par celle que tu as d’abord aimée comme une mère. Console-toi, Ernest, prends courage ; ah ! je sacrifierai tout pour t’en donner.

Justine se leva, laissant Ernest dans un étonnement facile à concevoir ; puis elle se plaça devant son bureau et écrivit un billet ; dès qu’elle l’eut achevé, elle le présenta à son cousin pour qu’il le lût, ce qu’il fit.

— Maintenant vous me promettez, Ernest, ajouta mademoiselle de Liron en reprenant la lettre, sur laquelle elle mit : À mon père ; vous me promettez que, dès que vous serez à Paris, vous emploierez toute votre ardeur et toutes vos facultés non-seulement à vous faire une position dans le monde, mais encore à donner de l’éclat à vos talents et à votre nom ?

— Je vous le promets.

— Ce n’est pas tout.

— Que voulez-vous encore ? dites, parlez.

— Mais non... plus tard, Ernest, plus tard, mon ami, je te le dirai. Va, pour l’instant, sois satisfait. Demain, quand tu seras sur la route de Paris, cette lettre que je viens d’écrire sera remise à mon père ; je te le promets sur l’honneur, je te le jure. Ainsi, tu ne peux plus douter de l’amour que j’ai pour toi.

— Ah ! ma chère Justine, balbutia Ernest au milieu des soupirs et des larmes de joie qui le suffoquaient, ma vie entière ne suffira jamais à reconnaître ta tendresse et ta bonté !

De ce moment, l’émotion des deux amants fut portée à son comble ; ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et leurs lèvres se confondirent dans un long baiser. Minuit sonnait à la paroisse.

Être aimé franchement et se sentir combler de bonheur volontairement par celle que l’on aime, est une félicité bien rare ! Ernest l’éprouva.

Vers les deux heures et demie du matin, dans leur alcôve et sur leur lit, les deux amants devisaient tendrement ensemble. S’interrogeant sur les premiers temps de leurs amours, ils s’avouaient alors joyeusement, ce qu’ils avaient tenu secret autrefois par réserve et par crainte. Ils riaient surtout des précautions sévères qu’ils s’étaient imposées, et, après s’être moqués d’eux-mêmes, ils mêlaient leurs sourires avec mille et mille baisers. Mais quand l’amour est vrai il porte avec lui quelque chose de grave ; et dans ces entretiens si doux, où l’on résume avec délices le bonheur, il est assez ordinaire toutefois que l’éclat du présent soit obscurci par les prévisions de l’avenir.

— Ô Dieu ! quand nous reverrons-nous ? demanda Ernest.

— Je ne sais, répondit-elle.

Et ils s’embrassèrent.

— Mais tu pleures, ma Justine ! qu’as-tu ?

— Oui, je pleure, et dans mes larmes il y a de la joie et du chagrin.

— De quoi t’affliges-tu ?

— Va ! ce n’est rien, et j’ai aussi mes enfantillages que tu dois pardonner. Je pense d’ailleurs qu’il faut bientôt nous quitter !

— Ô Dieu ! pas encore.

— Il le faut absolument, mon ami. S’il ne nous est plus permis d’invoquer la sagesse, du moins ne renonçons pas à la prudence.

— Justine ! Justine !

— Eh bien ! que veux-tu ?

— Hier, l’autre jour, je ne sais quand, tu m’as dit : Ce n’est pas tout... plus tard je te le dirai. Qu’est-ce ? oh ! parle, ma Justine ; dis-moi tout ce que tu as à me dire.

Et en s’exprimant ainsi, Ernest témoignait encore par ses caresses tout l’excès de son impatience ; mais mademoiselle de Liron fut quelque temps sans répondre à son amant, et, pendant ce silence, elle redoubla de caresses tendres et graves envers lui, comme pour le préparer à ce qu’il allait entendre.

— Parle donc, Justine, murmura tendrement Ernest, je t’en supplie !

— Eh bien ! écoute, dit-elle enfin en approchant les lèvres de l’oreille de son ami. Je t’aime, mon Ernest ; je t’aime autant qu’il est donné à une femme d’aimer ; Dieu, qui seul nous voit, m’en est témoin, et pour toi, oh ! j’en suis certaine, tu n’en doutes pas.

— Non, ma Justine !

— Cet amour, Ernest, m’assure des droits sur ton cœur, et comme je sais que tu es généreux, il m’en donne sur ta personne.

— Tu le sais, je te l’ai dit : je suis à toi pour la vie !

— Écoute, mon Ernest, écoute ton amie : tu reconnais donc ces droits ?

— Oui, oui, mille fois oui !

— Eh bien ! j’en vais faire usage dès aujourd’hui ; mais au nom de la tendresse que je t’ai montrée, j’exige que tu me promettes d’avance de te soumettre à ce que je vais décider.

— Je te le promets !

— Ce n’est pas assez ; jure-le, Ernest.

— Tout à toi, ma Justine ! je te le jure ! que désires-tu ?

— Oh ! cher ami, je ne désire pas... je veux…

— Eh bien ! que veux-tu ?

— Je veux... mais je veux absolument, qu’à partir de ce jour jusqu’à un an révolu, tu te livres à tes occupations nouvelles, et qu’à l’exception du serment que tu viens de faire, tu te regardes comme libre envers moi de tous les engagements que tu as pris avec toi-même.

— Comment, Justine ?...

— Oh ! je le veux ainsi, Ernest.

— Quoi !...

— Je le veux, et tu as juré de m’obéir ; c’est moi seule qui déciderai de notre avenir, et je t’interdis toute initiative à ce sujet.

Les larmes coulèrent des yeux du jeune homme. Il se sentit tout à coup comme précipité du comble du bonheur dans un abîme de chagrins. Déjà ses idées s’obscurcissaient dans son esprit, lorsque tout à coup un rayon d’espoir vint encore y briller.

— Justine ! Justine ! dit-il à son amante, ô ma bien-aimée ! penses-y donc !... si cette nuit ?... pense ! et qu’un gage de notre tendresse !...

Mademoiselle de Liron, mettant la main sur la bouche d’Ernest, ne le laissa pas achever.

— Oh ! lui dit-elle d’une voix émue, c’est le seul cas d’exception à ton serment.

Alors, tout en cherchant à se dégager de ses bras, elle ajouta d’un ton plus assuré :

— Voila l’instant où il faut nous séparer ; pars, Ernest, pars.

Elle fit un dernier effort pour écarter Ernest, à qui elle tendit cependant la main en signe d’adieu en lui disant :

— C’est en ce moment que je m’attends à trouver en toi l’âme d’un homme. Tu vas partir, tu le veux, j’en suis certaine ; car tu ne me feras pas l’affront de me forcer à t’en donner l’ordre.

Il obéit. Tandis que, debout dans la chambre, il se préparait à la retraite, mademoiselle de Liron, du fond de l’alcôve, continua à ranimer son courage, et finit par lui donner des instructions pour sa fuite.

— Fais bien attention, lui disait-elle : sur le bord de mon bureau, tu trouveras la clef de la petite porte qui communique avec l’ancienne salle de bain. Tu connais les êtres ; marche seulement avec précaution, et que Dieu te conduise ; adieu !

Ernest, sur le point de partir, se rapprocha du lit.

— Justine, dit-il, laisse-moi te dire encore une fois adieu.

— Oui, mais ce sera la dernière.

Il voulut l’étreindre dans ses bras ; mais elle s’y refusa avec constance ; et après une nouvelle tentative d’Ernest, elle se rejeta dans le fond de l’alcôve, et s’enveloppa le corps et la tête dans sa couverture pour ne plus rien entendre. Vaincu par cette résistance, Ernest partit enfin.

À huit heures du matin, mademoiselle de Liron sonna pour faire monter quelqu’un chez elle. Une servante se présenta. En lui remettant de son lit la lettre qu’elle avait écrite dans la nuit :

— Donnez ceci à mon père, dit-elle, et faites mes excuses de ce que je ne descendrai pas aujourd’hui : je suis incommodée.

Mariette s’acquitta ponctuellement de sa commission. Lorsqu’elle remit le billet, M. de Liron, entouré de ses papiers, revoyait précisément le projet de contrat de mariage avec M. de Thiézac. Le vieillard ouvrit et lut tout aussitôt la lettre de sa fille, et le saisissement qu’il en éprouva ne lui permit que de dire à M. de Thiézac :

— Tenez, monsieur, cela vous regarde.

M. de Thiézac lut ce qui suit :


« Mon très-cher et très-honoré père,

Malgré tout le chagrin que je vais vous causer, la conscience me fait un devoir de vous dire que je ne puis absolument consentir à l’union que vous avez projetée pour moi. Il n’y a ni légèreté ni caprice dans ma résolution. Je ne crois pas pouvoir faire le bonheur de la personne qui a bien voulu m’honorer de sa préférence. Dites-lui l’estime profonde que sa noble conduite m’inspire, et donnez-lui-en pour preuve ce que j’ai le courage de faire en ce moment. Pardonnez-moi, mon père.

Votre respectueuse fille.
J. de Liron. »        

— Eh bien ! demanda le vieux père à son ami, comprenez-vous quelque chose à tout cela ?

— C’est tout au plus, répondit M. de Thiézac ; mais pour ce qui me touche personnellement dans cette affaire, je vois que mademoiselle votre fille a un genre de probité rare parmi les personnes de son sexe ; et cette qualité, je l’avoue, me fera toujours regretter la perte de sa main.

M. de Liron resta absorbé dans les réflexions où cet événement inattendu le plongea, et M. de Thiézac rentra presque aussitôt chez lui pour faire ses préparatifs de départ.

L’habitation de Chamaillères fut bien silencieuse pendant toute cette journée du 23 juin qui suivit le départ d’Ernest. Vers le soir, M. de Thiézac fit ses adieux à M. de Liron, et se mit en route pour Clermont. Un séjour plus long chez son vieil ami aurait rendu sa position désagréable, et d’ailleurs, il faut le dire à sa louange, il sentit que, quels que fussent les motifs de la retraite de mademoiselle Justine de Liron, il était de la politesse, de l’humanité même, de la laisser libre chez elle. Il partit.

Ce ne fut que le lendemain matin que M. de Liron revit sa fille. La confiance qu’il avait en elle était si involontaire et si complète, que c’était tout au plus s’il prenait de l’inquiétude lorsqu’elle avait le soin, comme cela était arrivé la veille, de le prévenir de ce qu’elle pourrait faire d’extraordinaire et d’inattendu. Il était si bien fait à la voir se conduire raisonnablement ; l’habitude de ne penser et de n’agir que par elle était si bien prise chez lui, qu’il ne lui venait pas même l’idée de réfléchir sur ce qu’elle avait fait. Ce qui l’occupa le plus lorsque sa fille se présenta devant lui, ce fut d’apprendre de sa bouche que son indisposition était passée, et que sa santé lui permettait de vaquer comme à l’ordinaire aux soins domestiques.

Après les départs, ceux qui restent ont des moments pénibles à passer dans les premiers jours : l’heure des repas, par exemple. Au dîner, mademoiselle de Liron et son père se trouvèrent assis près d’une table qui leur parut immense. Il ne s’y dit rien que ce que les besoins du moment faisaient dire, et le père et la fille tournaient toujours involontairement leurs regards vers la place qu’Ernest occupait encore la veille. Il n’y eut pas même de conversation commencée, et les seules paroles que M. de Liron laissa échapper déchirèrent le cœur de sa fille :

— Il doit être à présent à Aigueperse ou à Gannat, dit le vieillard en mettant la main à l’endroit de la table où se plaçait toujours son neveu.

Et il reprit lentement sa marche pour aller au salon jusqu’à son fauteuil.

Ces tristes scènes se renouvelèrent plus d’une fois. Mais l’âme de mademoiselle de Liron était forte, et son cœur aimant se sentait la faculté de vivre une année des souvenirs du bonheur d’un jour. Elle augmenta et régularisa encore ses occupations journalières. L’absence de son cousin lui fit sentir la nécessité de consacrer à son vieux père les mêmes heures qu’Ernest lui donnait. Elle lui faisait des lectures, et le soir jouait aux échecs avec lui. Enfin elle s’imposa beaucoup de nouveaux devoirs pour échapper aux regrets involontaires et à la tristesse dont elle redoutait sérieusement l’empire.

Pendant un an et plus, elle suivit exactement le plan de vie qu’elle s’était tracée, et à l’exception des jours où sa santé, qui était devenue moins bonne, la forçait à se relâcher de ses devoirs, elle les remplissait avec tant d’exactitude et d’un air de si bonne humeur, que son père et tous les gens de la maison la regardaient comme la personne la plus tranquille et la plus heureuse du monde. Au fond de l’âme, mademoiselle de Liron ressentait habituellement une satisfaction si profonde d’avoir rendu Ernest heureux, de ce qu’elle lui avait fait prendre une marche raisonnable dans la vie, que ce bonheur contre-balançait et au delà tous les chagrins que l’absence fait éprouver aux personnes ordinaires.

Elle avait ses faiblesses cependant ; une entre autres que nous ferons connaître. La nuit du 23 juin, Ernest oublia sa montre au moment où il sortit de la chambre. Quelques instants après son départ, et lorsque mademoiselle de Liron se fut débarrassée des couvertures où elle s’était enveloppée, elle s’aperçut de cet oubli au bruit régulier du balancier. Elle prit la montre, la baisa ; puis tout à coup et afin de ne pas laisser interrompre ce bruit, ce mouvement, auxquels l’impulsion avait été donnée par une main si chère, elle la remonta. Chaque soir, à la même heure, elle touchait, elle baisait et remontait la montre, dont le bruit, toujours le même, lui faisait croire fermement quelquefois pendant une minute ou deux qu’Ernest était là. Oh ! combien elle redoutait que la montre ne s’arrêtât ! Que d’espérances, que de rêveries superstitieuses même, se succédaient dans son esprit, lorsqu’elle poursuivait de l’œil l’aiguille sautant de seconde en seconde !

À ces nombreux devoirs et à cette innocente faiblesse, mademoiselle de Liron joignait, pour occuper son âme pendant toute la journée, une lecture habituelle qu’elle faisait le soir quand elle était rentrée dans sa chambre. Quoiqu’elle eût été élevée très-soigneusement par sa mère, qui était fort religieuse, mademoiselle de Liron n’était naturellement pas portée à la dévotion. Dans la régularité qu’elle mettait à remplir ses devoirs de piété, il y avait surtout de l’habitude, et aucune répugnance. Poussée par l’instinct qui l’avertissait de ne laisser inoccupés ni son corps ni son âme, elle s’était imposé comme une tâche d’assister habituellement aux offices. Par une précaution qui dérivait du même principe, elle s’abstenait de toutes les lectures qui pouvaient ramener son esprit à des pensées qui n’y revenaient que trop souvent d’une manière toute naturelle. Le livre, et ce fut bientôt le seul dont elle fit usage, le seul livre donc qui remplît son âme, qui plût à son cœur, et dont la simplicité s’accordât avec la nature de son esprit, fut l’Imitation de Jésus-Christ ; et entraînée par cet instinct qui nous fait mêler si souvent le cri des passions aux accents de la prière, chaque soir, après avoir remonté la montre d’Ernest, elle faisait sa lecture. Au bout de quelques mois, on aurait pu reconnaître aux feuillets fatigués du chapitre des merveilleux effets de l’amour divin, quel était le véritable état du cœur de l’aimable Justine de Liron.

Cependant un an et quinze jours s’étaient écoulés depuis le 23 juin de l’année précédente. Ernest était à Rome depuis dix mois en qualité de deuxième secrétaire auprès de l’ambassadeur de France, lorsque, dans la matinée du 8 juillet, on lui donna l’ordre de se tenir prêt à partir d’un moment à l’autre comme courrier extraordinaire à Paris. Cet avertissement lui causa une émotion singulière. Il éprouva tout à la fois une joie très-vive d’aller en France, et la crainte d’être obligé de quitter Rome avant d’avoir reçu une lettre qu’il attendait d’Auvergne. Malgré ce conflit de sentiments contraires, notre jeune diplomate, soutenu par l’attachement à ses devoirs, plutôt que par la discrétion obligée de ceux qui fréquentent les chancelleries, déroba à tous les regards la joie et l’inquiétude qui disputaient son cœur, et fit tenir son équipage prêt pour son départ.

Après avoir rendu comme par politesse quelques visites à ses connaissances, il se présenta enfin chez la comtesse D***. Elle se tenait dans un petit salon dont toutes les jalousies étaient fermées à cause de la chaleur.

— Ah ! c’est vous, dit-elle a Ernest en se levant pour aller au-devant de lui. Venez, asseyez-vous là, je vous attendais.

La comtesse et Ernest s’assirent sur le sofa en se tenant la main.

— Qu’avez-vous, Cornélia ? lui dit-il.

— Ce que j’ai ? Je me sens mourir.

— Mais qu’avez-vous ? répéta-t-il en lui baisant la main.

— Vous quittez…

Elle s’arrêta, parce que sa voix s’éteignit ; puis elle reprit : « Vous quittez Rome ! »

Comme Ernest semblait sinon nier la chose, du moins la présenter comme incertaine,

— Je le sais ; n’ayez point d’inquiétudes, reprit Cornélia, et comptez sur mon silence ; mais moi, ne me trompez pas. Une dissimulation de votre part me serait plus pénible encore que votre perte ; retournez en France, allez la revoir, elle vous aime, vous l’aimez. Ah ! s’écria Cornélia en fondant en larmes, qu’elle est heureuse !... Mais ne faites pas attention à ce que je dis ; ne pensez pas à moi. J’ai tort, mille fois tort, vous m’aviez prévenue ! Je vois maintenant que j’espérais l’impossible !

Ernest, après ces mots, fit de vains efforts pour calmer le chagrin de Cornélia. Elle ne dit plus rien que : « Adieu ! adieu ! » qu’elle répéta plusieurs fois après s’être appuyée la tête sur le coussin du sofa ; et lorsque Ernest s’approcha d’elle pour l’interroger de nouveau, elle lui témoigna par un signe qu’elle désirait rester seule et même qu’il ne revînt plus la voir.

Certes Ernest fut très-sensible au chagrin que venait de lui témoigner Cornélia, et il eût été impardonnable à lui de ne pas prendre intérêt à une personne qui, pendant les trois derniers mois qu’il avait passés à Rome, n’avait rien ménagé pour se faire aimer de lui. Mais la beauté, les grâces de l’esprit et la tendresse vive de la jeune Romaine n’avaient pu faire sortir du cœur d’Ernest le parfum d’amour si fort que mademoiselle de Liron y avait déposé. Il s’était d’ailleurs conduit en galant homme. Cornélia lui avait si ouvertement témoigné son goût pour lui, qu’il eût été plus que ridicule à un homme de son âge, et dans la ville où il se trouvait, d’affecter une rigueur qui ne convient jamais à son sexe. De plus, et lorsqu’il eut lieu de penser que la jeune Romaine attendait de sa part l’entier abandon de son cœur, il avait eu la bonne foi de lui laisser entendre qu’il appartenait depuis longtemps à une autre.

Dans cette occasion, la pauvre Cornélia se trouva, comme elle le dit elle-même, dans son tort, et elle subit le sort si commun à la plupart des humains qui se laissent toujours entraîner au bonheur du moment, sans vouloir réfléchir aux regrets qui arriveront ensuite.

Le chagrin que ressentit Ernest de cette séparation fut vif et très-sincère. Mais l’amant de mademoiselle de Liron n’avait pas fait cent pas dans la rue pour rentrer au palais de France, que l’idée de son départ prochain et de l’arrivée de la lettre qu’il attendait de Chamaillères, vint reprendre toute la place dans son esprit et dans son cœur.

À peine fut-il entré dans la chancellerie qu’il demanda si les lettres étaient arrivées. Précisément on les distribuait ; mais dès qu’il eut reçu le paquet qui lui revenait et du milieu duquel il aperçut et retira aussitôt la lettre portant le timbre de Clermont, on vint l’avertir que l’ambassadeur le faisait demander. Il monta aussitôt. C’était en effet pour recevoir les instructions relatives à la mission dont il allait être chargé et l’ordre de partir dans la nuit prochaine.

Quoique l’affaire dont il s’agissait ne fût pas d’une haute importance, cependant elle était pressée, et l’ambassadeur, pour ne pas perdre de temps, avait pris le parti d’en confier verbalement quelques détails à Ernest. Ce jeune homme avait assez peu de goût pour l’état où il se trouvait engagé, toutefois il avait l’esprit si lucide, la mémoire si ferme, qu’il saisissait et retenait les affaires les plus chargées de détails avec une grande promptitude. De son côté, l’ambassadeur était l’homme aux petits soins, et pour n’avoir rien à se reprocher, il répétait la même chose plutôt dix fois qu’une. La conférence dura plus d’une heure et demie. Or, comme au bout de dix minutes Ernest était parfaitement au courant de ce qu’il avait à faire, le reste du temps lui parut durer un siècle. De toutes les lettres qu’il avait reçues dans les bureaux, il n’avait pris que celle de sa cousine, et tout en écoutant et en répondant machinalement, il portait sans cesse la main dans la poche où il l’avait mise. Il en calculait le contenu par son volume ; il touchait légèrement le cachet avec son doigt pour lire par le secours du tact le chiffre de sa cousine qui y était empreint. Poussé par une curiosité qui s’augmentait à mesure que durait la conférence, il alla jusqu’à profiter des instants où l’ambassadeur était tourné vers son bureau et où il cherchait des papiers, pour tirer la lettre de son habit, la baiser, en respirer même l’odeur, dans l’espérance de recueillir quelque chose de celle qu’il aimait. Enfin l’ambassadeur donna congé à Ernest. Tout palpitant de joie et d’impatience, il monta chez lui, où il s’enferma pour faire sa lecture à son aise et sans être interrompu.

Cette lettre était fort longue, et l’on n’en rapportera que ce qu’il est indispensable d’en connaître.

En voyant la date, « Chamaillères, ce 23 juin 18**, » Ernest ne put se tenir de baiser mille et mille fois cette ligne qui renouvelait en quelque sorte tout son bonheur. L’émotion qu’il en ressentit fut assez forte, et les larmes de joie qu’il répandit devinrent assez abondantes, pour qu’il fût obligé d’attendre quelques minutes avant d’entreprendre sa lecture. Enfin il la commença.

Sa cousine lui écrivait : « Je suis vraiment enchantée de ce que vous me marquez dans votre dernière lettre du commencement de ce mois. Vous réussissez dans la carrière où vous êtes, vous n’avez point de dégoût pour les occupations de votre état, ce qui est bien important ; et enfin vous voilà presque devenu un savant. Je suis bien aise que vous ayez repris l’étude de l’anglais, que vous parliez l’italien sans peine, et je vous prie de remercier de ma part, si vous le voulez, ce bon camaldule, le père Taddeo, des soins vraiment délicats qu’il a pris pour vous faire relire tous vos auteurs latins. Ignorante comme je le suis, je ne profiterai guère de tous les nouveaux avantages que vous avez acquis, mais il me suffit de penser qu’ils vous feront valoir aux yeux des autres, pour que j’éprouve d’avance la joie que me donneront vos succès. Je garde pour moi le français ; vous savez le plaisir singulier que j’éprouve à vous entendre parler ! »

Un peu plus loin elle disait : « On ne se porte pas bien à Chamaillères. Mon père, votre oncle, baisse sensiblement. Il ne peut plus marcher que pour aller de son fauteuil à la table ou à son lit. Cela est bien triste, et je vous en préviens afin que si vous venez nous revoir ici comme vous paraissez en nourrir l’espérance, l’étonnement que vous causerait ce spectacle ne vous afflige pas trop. Pour moi, je suis toujours dans le même état, et les palpitations qui ont commencé à se faire sentir, comme je vous l’ai déjà écrit, peu de jours après votre départ de Chamaillères, augmentent plutôt qu’elles ne diminuent. M Tilorier, le médecin de Clermont, vient ici tous les deux jours au moins. La mauvaise santé de mon père l’y oblige ; mes indispositions l’y ont attiré aussi. Il m’a saigné trois fois depuis huit mois. Les soins que ce brave jeune homme nous donne me touchent beaucoup, et je ne sais en vérité de quelle manière mon père et moi nous pourrons nous acquitter envers lui. »

Après cette partie de la lettre, Ernest en suspendit pour quelques instants la lecture. Ce qu’il venait d’apprendre, joint à ce qu’il savait déjà par les lettres précédentes sur le dérangement de la santé de sa cousine, lui donnait de l’inquiétude. L’affaiblissement de son oncle, les assiduités même de M. Tilorier à la maison de Chamaillères, tout cela noircit, obscurcit quelques instants son imagination. Il eut de la peine à reprendre sa lecture, enfin il continua :

« Il faut, mon cousin, que je vous fasse part de deux mariages qui vous intéressent. Mariette a épousé ce gros joufflu de Louis Rafiat, notre premier garçon de ferme. Il y avait longtemps que les pourparlers avaient eu lieu. Mais Louis avait conçu sur Mariette des soupçons fâcheux que je suis parvenue à dissiper. Imaginez-vous de qui il était jaloux ? de vous ! Sa femme, la bonne Mariette, reste à mon service. L’autre mariage ne vous déplaira pas plus qu’à moi. Enfin M. de Thiézac, après avoir parcouru tous les châteaux de l’Auvergne pour trouver une vieille fille qui lui plût et à qui il convînt, a épousé mademoiselle d’Entremont, avec laquelle il se fixe dans une fort belle terre qu’il a aux environs de Saint-Flour. Cette dernière affaire m’a mis du baume dans le sang, car je savais que depuis un an M. de Thiézac errait dans la basse et haute Auvergne en cherchant aventure, et j’étais fort impatiente de le voir casé. »

La lettre de mademoiselle de Liron se terminait par des éloges et des remercîments adressés à Ernest sur les lettres qu’il lui avait écrites depuis leur séparation, et particulièrement de celles qui lui étaient venues de Rome :

« Ne vous attendez pas cependant, disait-elle, que je vous parle longuement de votre Quirinal, des villes, des ruines et de toutes les curiosités que vous voyez. Je n’aime toutes ces choses qu’autant qu’elles vous plaisent ; que parce que j’imagine qu’elles donneront plus d’éclat à votre esprit, plus de charmes à tout ce que vous dites. Les détails que vous me donnez sur la société de Rome et sur la beauté des femmes que l’on y rencontre, m’intéressent davantage, et si je pouvais avoir l’idée de vous faire un reproche, ce serait d’avoir glissé bien laconiquement sur ce dernier sujet. »

Ernest, en lisant ces dernières lignes, pensa à Cornélia, et s’aperçut bien que, malgré toute la discrétion et la réserve qu’il avait mises dans ses lettres, il ne lui avait pas été possible de mettre la pénétration d’une amante en défaut. Il resta quelques instants pensif. Mais il ne put bientôt s’empêcher de sourire, tout en se sentant pénétré de tendresse, en lisant le passage suivant, qui peignait si vivement ce qu’il venait d’éprouver lui-même, quelques instants avant, chez l’ambassadeur :

« Je ne saurais vous exprimer, finissait par dire mademoiselle de Liron, le charme qui s’attache pour moi aux lettres d’un ami. Quand il en arrive une, d’abord on la regarde, et s’il y a du monde on la met dans sa poche ; puis on y porte la main à toute minute pour bien s’assurer qu’elle ne s’est pas envolée. Enfin on la lit, on la relit ; après quoi on s’impose la privation de rester plusieurs heures sans y jeter les yeux, et l’on tâche de l’oublier pour la relire encore avec une nouvelle joie. Voilà, mon ami, ce que je fais avec vos lettres. »

Il s’en fallut bien que cette lettre, toute pleine de tendresse qu’elle fût, satisfit Ernest. À cela près des nouvelles assez tristes de la santé des habitants de Chamaillères, elle ne contenait rien que celles qu’il avait reçues précédemment de sa cousine n’exprimassent à peu près de la même manière. L’amour, dans un jeune homme surtout, est une espérance fiévreuse, qui le fait toujours aspirer après un accroissement de bonheur. Il y avait douze jours d’écoulés depuis que l’année d’épreuve exigée par mademoiselle de Liron était révolue. La lettre qu’il venait de recevoir était précisément datée du jour anniversaire, et cependant il ne s’y trouvait pas une phrase, pas un mot qui fît même allusion aux espérances qu’il nourrissait toujours dans son cœur. Ces mots de mademoiselle de Liron : « Moi seule déciderai de notre avenir, et je t’interdis toute initiative à ce sujet, » lui revinrent désagréablement dans l’esprit ; et, dans sa mauvaise humeur, il fut sur le point d’accuser sa cousine d’user de tyrannie envers lui. Mais ces accès de dépit naturels à Ernest ne prenaient plus tant d’empire sur lui, depuis que son caractère avait été obligé de se plier à l’inexorable nécessité qui régit les affaires, et aux caprices des hommes dont il avait eu l’occasion de fréquenter la société depuis un an. Ce fut volontairement même, qu’il réprima cette colère, qu’il s’imposa la loi de s’occuper de ses affaires et des apprêts de son départ. Sitôt qu’Ernest, devenu plus calme par la préoccupation que lui donnèrent ces soins, eut retrouvé en lui-même l’homme chargé d’une mission grave, et décidé à ne rien négliger pour remplir les devoirs sacrés de son état, il éprouva un contentement intérieur dont il ne tarda pas à sentir que la cause première venait des sages conseils que lui avait donnés mademoiselle de Liron. Jusque-là il avait certainement bien aimé cette femme ; mais de ce jour seulement, il eut la conscience de l’estime profonde que méritait l’admirable bon sens de sa cousine, et après avoir maudit les mauvaises pensées qui avaient souillé un instant son esprit, il ne s’occupa plus que des soins qu’exigeaient son départ et son voyage.

Courant la poste nuit et jour, il fut bientôt à Paris, où il retrouva, dans le ministre des relations extérieures, auprès duquel sa mission l’appelait, M. de X***, qui un an avant l’avait fait venir de Clermont sur la recommandation de M. de Thiézac. La manière dont Ernest traita la partie des affaires qui lui avait été confiée de vive voix par l’ambassadeur de France à Rome, lui valut des éloges de la part de M. de X***, qui lui fit entendre qu’il comptait sur lui quand il y aurait quelques négociations délicates à traiter. Notre jeune diplomate fut sensible à ces louanges ; toutefois il eut l’idée de les faire tourner au profit de son cœur, au lieu d’en repaître sa vanité.

— Mon oncle, M. de Liron, est mal portant, dit-il à son patron ; si je pouvais croire que mes services ne vous seront pas utiles pendant quelques semaines, je prendrais la liberté de vous demander un congé pour l’aller voir.

— Votre cousine ne se porte pas bien non plus, dit M. de X***, tout en réfléchissant à la demande que lui faisait Ernest. Eh bien ! allez, allez les voir, continua-t-il d’un air indifférent. Mais vous serez remplacé à Rome, je vous garde, et tenez-vous pour averti que, selon toute vraisemblance, le premier voyage que vous ferez sera long.

Ernest, avant de partir et pendant son voyage, n’avait écrit à sa cousine ni de Rome, ni même de Lyon, ville dans laquelle il s’arrêta deux heures, à cause de l’incertitude où il était de savoir s’il pourrait obtenir la permission d’aller en Auvergne. Forcé de se reposer au moins deux jours à Paris après un voyage long et fatigant, ce fut de là qu’il envoya quelques lignes à mademoiselle de Liron pour lui apprendre son arrivée prochaine et son séjour à Chamaillères.

Le lieu de la date et la lecture de ce billet, car il n’y avait que quelques mots, causèrent un mélange d’émotions toutes contraires à cette sage et aimante personne. La joie qu’elle éprouva d’abord, en apprenant qu’elle allait revoir son cousin, fut indicible, puis ce sens droit et imperturbable qui présidait à toutes ses pensées, à toutes ses actions ; qui l’avait empêchée par exemple de jamais témoigner l’impatience du retour de son cousin, dans toutes les lettres qu’elle lui écrivit pendant son absence ; cette prudence pleine de tendresse lui fit à son tour regretter qu’une séparation plus longue n’eût pas consommé une rupture qu’elle jugeait toujours indispensable au bonheur de son cher Ernest.

Le 22 juillet, à huit heures du matin, Ernest était à Clermont, où il laissa tout son bagage pour ne faire qu’un saut jusqu’à Chamaillères. Depuis une heure et plus, mademoiselle Justine de Liron, dans l’attente, et ne pouvant ni s’occuper ni même réfléchir, allait de la grille d’entrée au banc de la grande allée, où elle ne pouvait rester assise que deux secondes, dans l’appréhension où elle était de ne pas voir son cousin la première. Enfin il arriva, poussa la grille, et s’élança en courant jusque vers sa cousine, qu’il embrassa plusieurs fois sans pouvoir rien dire. Pour elle, l’émotion que lui causa la vue d’Ernest provoqua une de ces palpitations auxquelles elle était devenue sujette, et elle prit le bras de son cousin à deux mains, en appuyant sa tête sur son épaule. Tous deux gardaient le silence.

— Marchons, dit enfin mademoiselle Justine ; et ils avancèrent à pas très-lents.

À moitié de l’avenue, elle s’arrêta encore ; et sans regarder Ernest :

— Vous êtes grandi, lui dit-elle ; je m’en aperçois au mouvement de mon bras.

À ce moment, Mariette, passant près de la maison, s’écria tout à coup :

— Voilà monsieur Ernest !

Et elle courut en prévenir M. de Liron. Le vieillard était sur son fauteuil dans le salon, où Mariette préparait déjà des sièges pour Ernest et mademoiselle Justine qui entraient.

Le vieil oncle reçut les tendresses que lui fit son neveu avec ces marques de sensibilité qui, chez les personnes âgées et malades, indique plutôt la faiblesse des organes que la force de leurs émotions. Ernest, tout prévenu qu’il était, fut touché de l’abattement de son oncle ; pour mademoiselle de Liron, que l’habitude rendait moins attentive à ce triste spectacle, elle ne détournait pas les yeux de dessus Ernest. Il avait atteint sa vingtième année. Les préoccupations de l’étude et des affaires, huit mois passés à Rome, où tout exerce si vivement l’intelligence, où l’on se trouve au milieu de l’élite de la société de l’Europe, avaient empreint sur la figure d’Ernest une gravité qui, jointe à la vivacité naturelle de sa physionomie, rendait son expression presque imposante. Son costume même, ses manières, un choix d’expressions plus correctes, plus élégantes dans son langage, et enfin un certain air aventureux et pénétrant que contracte le regard pendant de longs voyages, tout dans ce jeune homme contribuait à exciter la curiosité et un étonnement mêlé de quelque inquiétude dans l’esprit de mademoiselle de Liron. Elle ressentit, pour un seul moment, il est vrai, comme du chagrin de ce que son cousin eût changé si vite, quoique tout à son avantage, mais éloigné d’elle. Elle se surprit même regrettant son maintien un peu désordonné, son humeur parfois inégale, ses bouderies qui donnaient le droit de le gronder. Enfin elle fut forcée de reconnaître en lui des avantages qu’il n’avait pas acquis auprès d’elle. Mais Ernest était devenu un homme ; aussi tout en éprouvant de la satisfaction de ce qu’il était ainsi, en coûta-t-il quelques efforts de courage à mademoiselle de Liron pour se l’avouer.

Cependant le vieux père, dont les forces furent bientôt épuisées par les larmes qu’il avait versées, ne sentait, n’entendait plus rien. Sa fille en avertit Ernest, dont la présence auprès de son oncle devenait désormais une fatigue inutile, et elle l’invita à venir reconnaître les prairies et le jardin qu’ils avaient si souvent parcourus ensemble.

Cette première promenade se sentit de la gêne qu’éprouvaient Ernest et mademoiselle de Liron. On fit des remarques sur quelques changements faits dans la distribution des eaux ; on indiquait une plantation nouvelle, une rigole construite récemment, et vingt autres minuties de cette nature. auxquelles ni l’un ni l’autre des promeneurs n’attachait la moindre importance. Tout en débitant ainsi des paroles, faute d’oser se rien dire, mademoiselle de Liron et Ernest passèrent près de l’arbre où le pauvre petit cousin avait tant pleuré l’année dernière, lorsqu’on lui dit « qu’il n’était qu’un enfant ! »

Ernest s’approcha de l’arbre. Après l’avoir observé attentivement en mettant plusieurs fois la main sur le tronc, sans dire un mot, il dirigea son regard vers celui de sa cousine, qui crut y démêler, alors, du milieu d’une expression pleine de tendresse, un rayon de joie victorieuse qui la troubla. Elle rougit, et comme elle s’était remise en marche, tout aussitôt Ernest la rejoignit et lui offrit son bras.

— Volontiers, lui dit-elle, car je me sens fatiguée ; allons nous asseoir sur le banc, vous me parlerez encore de Rome et de tout ce que vous y avez vu de curieux et de beau. En effet, Ernest mit sa cousine au courant de mille détails dont il n’avait pu l’entretenir dans ses lettres, et pendant cette conversation, qui dura plus d’une heure, il arriva une ou deux fois que les réticences les plus adroitement ménagées par Ernest furent précisément ce qui laissa deviner beaucoup à mademoiselle Justine.

Cet entretien fut interrompu par l’arrivée du médecin, qui sortait de chez M. de Liron, et venait à la recherche de sa fille pour s’informer aussi de l’état de sa santé. À son approche, Ernest se leva, et ces deux messieurs se saluèrent avec cette politesse grave et froide qui indique que l’on ne se connaît pas.

D’après les apparences, M. Tilorier pouvait avoir de trente-deux à trente-cinq ans. Avec de la pénétration d’esprit et de la timidité dans le caractère, instruit et se défiant de lui-même, plus propre à la science qu’à la pratique, il avait une sincérité de cœur et une élévation pleine de sensibilité dans l’âme, qui l’auraient rendu bien plus propre à devenir un bon prêtre qu’un habile médecin. Malgré cela, il était recherché à Clermont parce qu’il soignait bien ses malades et qu’il ne les brutalisait pas.

Mademoiselle de Liron l’aimait beaucoup. Croyant peu à la médecine, elle s’arrangeait on ne peut mieux d’un docteur qui réformait ses ordonnances à son gré, et dont la conversation n’était pas sans charme pour elle.

M. Tilorier prit donc place sur le banc, et tâta le pouls de mademoiselle de Liron, qui avait placé sa main sur son genou. Le docteur resta près d’une minute sans parler.

— Vous avez plus d’agitation qu’à l’ordinaire, dit-il ; évitez les émotions vives, ne vous fâchez pas surtout, ne marchez pas trop vite ni trop longtemps, et... enfin...

— Ah ! nous y voilà, interrompit mademoiselle de Liron ; pas de café le matin, n’est-ce pas ? Écoutez, mon cher docteur, si vous craignez que le café ne me fasse mourir, moi, je vous préviens que je mourrai de chagrin dans le cas où vous m’empêcheriez d’en prendre. Nous sommes donc à deux de jeu, laissez-moi au moins la consolation du plaisir.

Mademoiselle de Liron débita cette folie avec une insouciance mêlée de gaieté, qui contrastait singulièrement avec l’air grave et soucieux que prit la figure du médecin sur lequel Ernest avait les yeux fixés. Ce dernier prit la parole :

— Sérieusement, monsieur, pensez-vous que l’usage du café soit dangereux pour mademoiselle de Liron ?

— Très-sérieusement, monsieur, répondit M. Tilorier.

— Eh bien ! ma cousine, continua Ernest avec quelque altération dans la voix, vous ne nous ferez pas le chagrin de persister à faire une chose qui peut vous nuire, n’est-ce pas ?

— Mais je ne suis pas malade, observa mademoiselle de Liron en regardant tour à tour Ernest et le médecin, dont l’air inquiet fit peu à peu disparaître la gaieté de sa figure. Cependant... si le docteur le dit... si vous le voulez, Ernest, j’obéirai.

Ernest prit la main de sa cousine en signe de satisfaction, et la figure de M. Tilorier reprit son air de douceur et de sérénité accoutumées. Il se retira. Ernest, qui n’était pas sans inquiétude, fit de nouvelles questions à sa cousine sur ce qu’elle éprouvait ; mais elle parla sur tous les détails de ses indispositions avec tant d’originalité et d’indifférence, et le caractère timide de M. Tilorier lui donnait si beau jeu pour faire croire qu’il exagérait tous les dangers et qu’il avait peur d’un rien, qu’Ernest, ébloui par la gaieté de sa cousine, riant avec elle des précautions méticuleuses du docteur, et n’entendant d’ailleurs absolument rien à la médecine, se sentit bientôt délivré des craintes qu’il avait conçues d’abord.

Cette journée et la suivante se passèrent ainsi à refaire en quelque sorte connaissance, et à mettre Ernest au courant de tous les changements qui s’étaient opérés pendant son absence. Mais le troisième jour, notre jeune voyageur commença à trouver le silence de sa cousine bien long, et sans rien faire ouvertement qui allât contre les promesses qu’il lui avait faites, il chercha une occasion de la mettre dans la nécessité de lui faire part de ses intentions et de lui ouvrir son cœur.

C’était après le déjeuner ; mademoiselle Justine de Liron était remontée pour un instant chez elle, et Ernest qui, depuis son retour, n’était pas encore rentré dans cette chambre qu’elle occupait, regardait du jardin la fenêtre qui était ouverte. Sa cousine s’en approcha et le vit.

— Y aurait-il par trop d’indiscrétion à moi, dit-il, si je vous demandais la permission de me présenter chez vous ?

Mademoiselle de Liron, qui jugea au ton dont ces paroles furent prononcées qu’elle ferait un chagrin mortel à son cousin si elle le refusait, leva d’abord les yeux au ciel comme si elle eût à implorer l’assistance d’en haut, et par un mouvement de sa main laissa deviner son consentement.

À vrai dire, jusqu’à ce moment l’âme d’Ernest ne s’était pas encore sentie à Chamaillères ; mais au battement de son cœur et au tintement d’oreilles qu’il ressentit en montant cet escalier, en tournant la clef de cette porte, en revoyant cette chambre dont le souvenir était si fortement empreint dans sa mémoire, il lui sembla que l’année qui venait de s’écouler était un rêve, et que tout agité, tout radieux encore du bonheur de la veille, il venait donner le bonjour à son amante.

C’est ce que mademoiselle de Liron redoutait. Elle-même était loin d’être calme, et pour prévenir les conséquences des premiers effets d’une entrevue semblable, elle avait aussitôt appelé Mariette auprès d’elle. Ernest entra tout aussitôt, et la vue de la femme de chambre le rappela à lui.

— Asseyez-vous, s’il vous plaît, mon cousin, dit mademoiselle Justine ; j’ai quelques ordres à donner à Mariette, et je suis à vous à l’instant.

Pendant qu’elle prescrivait en effet différents détails relatifs au service de la maison, le jeune Ernest, sans faire aucun mouvement, promena ses yeux sur tout l’ameublement de cette chambre. Il remarqua bien que les rideaux de l’alcôve étaient hermétiquement fermés, et reconnut sa montre suspendue près de la cheminée.

Son émotion n’était pas moindre que quand il ouvrit la porte ; mais cependant il reconnut qu’il n’était pas au lendemain du 23 juin, et que depuis il s’était écoulé un an. Sa cousine lut cette révolution intérieure sur sa physionomie et ordonna alors à Mariette d’aller remplir ses commissions.

Lorsqu’on eut cessé d’entendre résonner le bruit des pas de la fille, Ernest dit, mais d’une voix extrêmement émue :

— Vous me pardonnerez sans doute mon trouble, ma cousine ?

— Je fais mieux, mon ami, je le partage.

Puis levant les yeux elle ajouta :

— Il est si naturel !

Et elle laissa baiser une de ses mains à Ernest, tandis que sa tête se baissa vers l’autre.

Ils restèrent longtemps dans cette attitude, jusqu’au moment où Ernest, multipliant ses ardentes caresses, se sentit repoussé doucement, mais d’une manière expressive, par la main de sa cousine.

— Eh bien ! dit-il en se prosternant et tout suffoqué par ses sanglots, laissez-moi au moins la poussière de vos pieds.

Et alors il se mit à couvrir les pieds de sa cousine de ses baisers et à les arroser de ses larmes.

Cette espèce de fureur était si naturelle que, malgré la peine que causait à mademoiselle de Liron l’attitude de son cousin, elle sentit la nécessité de laisser prendre pendant quelques instants un libre cours à la fougue de sa passion. En effet, Ernest obéit aussitôt qu’il sentit la main de sa cousine qui l’avertissait de se relever. Mademoiselle de Liron se garda bien de faire aucune observation sur la faiblesse de son cousin, et le conduisant vers la cheminée :

— Vous voyez bien que l’on vous aime et que l’on pense à vous, dit-elle en portant la main sur la montre ; ce son qu’elle rend en ce moment, je n’ai pas cessé de l’entendre depuis votre départ.

Puis elle prit Ernest par le bras pour lui faire faire un tour dans sa chambre. Ernest regardait tout avec attendrissement, mais lorsqu’il vint à passer le long des pentes qui dérobaient entièrement la vue de l’alcôve et du lit, il s’arrêta, et en regardant tendrement mademoiselle Justine, il témoigna par un geste de la main le désir de soulever le rideau. Elle s’y opposa d’abord en souriant ; il revint à la charge, et la main de mademoiselle de Liron, dont la figure était devenue sérieuse, arrêta celle d’Ernest. Mais quand elle s’aperçut, à l’effort que faisait son cousin pour se dégager d’elle, qu’il était décidé à poursuivre son dessein, elle se jeta à genoux, et pâle elle s’écria :

— Ernest ! je ne suis qu’une femme, pensez que je suis bien faible ; au nom du ciel ! ne me persécutez pas, et ayez pitié de moi ; si vous m’aimez encore, ne persistez pas dans votre dessein, je le prendrais pour un outrage.

L’attitude, l’accent de la voix de mademoiselle de Liron et le renversement de ses traits firent retourner brusquement Ernest, qui, relevant tout à coup sa cousine :

— Ah ! grand Dieu ! que faites-vous ? lui dit-il en la tenant dans ses bras. Mais pardonnez-moi ; je vous jure, ma chère Justine, que ma curiosité, toute vive qu’elle ait été, n’avait rien qui pût vous offenser.

Elle se calma, et laissa tomber sa tête sur la poitrine de son cousin.

— Justine, ma chère Justine, lui dit-il d’une voix tendre et émue, vous avez tort de ne pas m’ouvrir votre cœur, de me laisser si longtemps incertain sur notre avenir. C’est bien à regret que je provoque une décision que vous ne vouliez peut-être pas faire connaître encore ; mais pensez-y et fiez-vous à un homme qui vous aime, qui vous vénère, mais qui sait qu’il n’est pas toujours maître de lui. Je n’invoquerai le souvenir de ce qui s’est passé ici il y a un an que pour mettre plus de franchise à ce que je crois devoir vous dire : je vous aime, Justine ! et en disant ces mots il la pressait fortement dans ses bras. Oui, je vous aime de toute la puissance de ma vie ! mais, au nom du ciel, faites-moi connaître vos intentions, car en ce moment où j’ai repris tout l’usage de ma raison, je sens qu’en me laissant dans l’incertitude où je suis, vous vous exposez, et vous me faites souffrir le martyre.

— Cher Ernest ! dit mademoiselle de Liron, il est toujours le même ; il n’est pas changé, c’est le même cœur droit, sensible, généreux !... Oui... je parlerai... oui, Ernest... je te ferai connaître le fond de mon âme ; je te dirai toutes mes pensées, tous les projets qui roulent dans mon esprit... Mais, cher ami, je me sens bien oppressée en ce moment. Je vous demanderai la permission, ajouta-t-elle après une pause assez longue que le défaut de respiration avait rendue indispensable, de prendre une demi-heure de repos. Allez voir mon pauvre père... bientôt je vous rejoindrai auprès de lui et nous irons ensuite nous asseoir sur le banc de la grande allée. J’ai à vous parler de choses graves.

Ernest lui baisa les mains sans rien dire, puis, après l’avoir aidée à se placer sur une chaise longue dont l’usage lui était devenu parfois indispensable depuis cinq ou six mois, il sortit et alla trouver son vieil oncle.

Mademoiselle de Liron revint comme elle l’avait promis. Elle était encore pâle et paraissait préoccupée. Cependant elle adressa quelques paroles à son père, dont elle ne tira que difficilement des réponses intelligibles. Ernest, par un signe de la main, fit entendre à sa cousine que, depuis son arrivée, l’embarras des idées et la difficulté de s’exprimer s’étaient constamment fait sentir dans le peu de paroles qu’avait dit son oncle, et tous deux, après avoir douloureusement rempli un devoir que le demi-sommeil du vieillard rendait tout à fait inutile, sortirent pour aller au jardin.

Ils firent d’abord silencieusement un ou deux tours d’allée ; mademoiselle de Liron s’arrêtait de temps en temps comme si elle se préparait à parler, puis elle reprenait sa marche. Enfin dans un moment où ils étaient peu éloignés du banc, Ernest, qui donnait le bras à sa cousine, sentit qu’elle faisait un effort intérieur, et qu’elle rassemblait son courage comme quelqu’un qui se décide à faire un aveu embarrassant. En effet, à peine furent-ils assis, que mademoiselle de Liron, dont le regard ne se dirigea pas vers celui de son cousin, dit :

— Si vous n’étiez qu’un amant pour moi, ou si je pouvais vous épouser comme un mari ordinaire, je ne me serais jamais décidée à vous faire la confidence que vous allez entendre. Mais, mon cher Ernest, dans l’amour que j’ai pour vous, dans l’amitié que vos nobles qualités m’inspirent, il y a quelque chose de si profond et, je puis le dire, de si élevé, qu’il m’est impossible d’employer avec vous les précautions que mon sexe prend ordinairement avec le vôtre. Je commence par vous dire sincèrement que je désire que vous ne m’épousiez pas. Mille raisons entretiennent chez moi cette pensée ; mais il y en a une que me fournit ma conscience, et c’est la première que je ferai valoir : sachez donc, Ernest, que j’en ai aimé un autre que vous… Peut-être n’êtes-vous pas complètement dans l’ignorance à ce sujet ; mais comme ce que vous avez pu entendre doit se réduire à des bruits, je veux que vous sachiez toute la vérité de ma bouche.

Alors mademoiselle de Liron mit Ernest au courant des détails d’un attachement fort sérieux qu’elle avait eu à l’âge de dix-huit ans, mais dont le secret des principales circonstances importe trop au repos d’une famille encore vivante pour que l’on puisse les divulguer ici. Son récit fut assez long, et après en avoir prononcé ces derniers mots : « Il fut tué à la bataille de B***, » sans laisser prendre la parole à Ernest, elle lui remit entre les mains un portrait qu’elle venait de tirer de sa poche, en disant :

— Tenez, le voilà ; dites-moi ce que vous désirez que je fasse de cette peinture.

— La garder, Justine, dit Ernest sans hésiter.

Puis il ajouta après avoir considéré le portrait :

— Ne pas respecter l’image de quelqu’un que vous avez aimé... Si pareille pensée me venait, je ne me le pardonnerais de ma vie. Tenez... il lui remit l’écrin.

— Levons-nous, dit alors mademoiselle de Liron ; je sens le besoin de marcher.

Ernest donna le bras à sa cousine, qui se mit à lui parler sur elle-même avec toute la franchise et le désintéressement qu’elle aurait montrés s’il eût été question d’une autre femme.

— Voilà votre pauvre Justine, mon ami, et vous conviendrez, dit-elle, que c’est une affaire bien grave et une perspective fort chanceuse que d’épouser une femme plus âgée que vous, et qui a eu un amant...

— Mais pensez-vous...

— Qu’on le sache ? Je n’en doute pas un instant, et pour un diplomate vous êtes bien en retard si vous ne savez pas que ces secrets-là sont connus de tout le monde.

— Mais je puis vous assurer que je n’ai jamais entendu dire un seul mot qui y fît allusion.

— Cela ne prouve rien, si ce n’est que, comme de coutume, ce sont ceux qui entourent un malade qui sont les derniers avertis de son état. D’ailleurs tout cela s’explique ; je vis retirée, je ne m’occupe des affaires de personne, je ne suis pas entourée d’une parenté nombreuse, tout cela entretient le silence. Mais s’il m’arrivait seulement, dans un accès d’humeur, de faire l’apparence d’une injustice à un domestique, vous entendriez le lendemain ce que l’on dirait sur mon compte ! Non, mon ami, ne vous faites pas d’illusions de ce genre, parce qu’elles sont fatales. Dans ces cas-là il faut accepter la vérité telle qu’elle est, et prendre son parti sur le qu’en dira-t-on ?... C’est ce que je fais pour ce qui me regarde, mais ce que je ne vous conseille nullement de faire pour vous, à propos de moi. Adieu, Ernest ; je vous laisse réfléchir à notre entretien. Je vais retourner un instant près de mon père et vaquer à quelques soins dans la maison. Adieu ; nous causerons encore de tout cela ; mais attendons quelques jours pour y revenir : réfléchissez...

La confidence de mademoiselle de Liron produisit sur son cousin l’effet ordinaire de ces espèces de confessions. Le caractère de sa cousine lui parut encore plus noble, et son désintéressement tout à fait héroïque. Bref, il l’aurait aimée encore davantage si la chose eût été possible. Cependant la sincérité et la justesse des observations qu’elle lui avait faites avant de le quitter l’avaient frappé, et il sentait bien que, si la raison seule eût été son guide en cette circonstance, il aurait été obligé de lui donner gain de cause. Mais la noblesse de la conduite de mademoiselle de Liron et la grâce enchanteresse dont elle accompagnait tous les actes de son inépuisable bonté, prévalurent dans l’esprit d’Ernest, qui d’ailleurs sentait son honneur trop fortement engagé pour se rendre ainsi à une première sommation.

Trois jours s’étaient écoulés pendant lesquels Ernest et Justine, qui commençaient à reprendre l’habitude de se voir et d’être ensemble sans éprouver des émotions si fortes, avaient passé des moments fort doux. Comme autrefois ils allaient présider ensemble aux travaux des ouvriers, et Ernest, moins fantasque dans ses goûts et dans ses idées que l’année précédente, semblait goûter du charme à ce genre de vie. Sous le voile du badinage, il trouva moyen d’en faire l’aveu à sa cousine. Il voulait l’épouser, disait-il, il se ferait fermier, il gérerait ce bien dont il faisait, par ses calculs et ses projets d’économie, doubler, quintupler même le revenu. Tous ces discours, et mademoiselle de Liron ne prenait pas le change, valaient à dire : J’épouserai ma cousine, bien que je sois plus jeune qu’elle, et qu’elle ait eu un amant. Mais elle ne voulut pas entamer de nouveau une discussion à ce sujet, sans avoir toute sécurité pour lui donner quelque suite. Elle feignit donc de prendre les projets d’Ernest comme des plaisanteries que les lieux où ils se trouvaient avaient fait naître, se réservant de lui en parler sérieusement quand l’occasion serait opportune.

— Eh bien ! soit, dit-elle en riant, vous m’épouserez, je ferai de vous un paysan. Dites-moi donc, mon ami, continua-t-elle toujours en badinant, puisque nous voilà si près de cette grande conclusion, voulez-vous venir ce soir assister dans la chambre de votre future, à son petit souper ?

— Comment ! serait-il possible ? demanda sérieusement Ernest.

— Et pourquoi non ? répondit sa cousine en prenant tout à coup un ton grave. Je suppose que je puis assez compter sur vous pour qu’il n’y ait aucun inconvénient à ce que je vous reçoive chez moi. Ce qu’il y a de certain, c’est que tout en vous aimant au delà de toute expression, et par cela même que je vous aime ainsi, je désire n’être jamais votre femme ni votre maîtresse. Venez ce soir. Celui qui aime courageusement est ferme dans les tentations, et nous aurons l’occasion de reconnaître si en amour il y en a un qui le cède à l’autre, ou si vraiment nous sommes tous deux dignes de nous-mêmes. C’est une épreuve à laquelle je désire vous soumettre ainsi que moi. Acceptez-vous ?

Quoique Ernest fût habitué de longue main à tout ce qu’il y avait d’inattendu dans le caractère et l’esprit de sa cousine, il était loin de penser qu’elle lui donnât un rendez-vous de cette espèce. Il accepta toutefois, et sitôt que mademoiselle de Liron lui eut donné la main pour sceller sa promesse, la conversation se rétablit sur des sujets indifférents.

Ce ne fut pas sans impatience qu’Ernest attendit la fin de la journée. M. de Liron ne se couchait jamais plus tard qu’à huit heures, et sa fille ainsi que son neveu depuis son retour, lui faisaient tous les jours compagnie pendant deux heures avant qu’il allât se mettre au lit. Ce devoir rempli, Ernest et mademoiselle Justine montèrent dans la chambre où ils devaient passer le reste de la soirée, et y trouvèrent Mariette qui enveloppait soigneusement dans une serviette ce qui devait servir au souper de sa maîtresse. Lorsqu’ils furent entrés, Mariette sortit bientôt, et mademoiselle de Liron, soulevant le linge qui couvrait les mets, dit après y avoir jeté les yeux qu’elle reporta ensuite sur Ernest :

— C’est bon, il y a pour deux ; car enfin, mon ami, je ne veux pas vous prendre par la famine. Si vous avez appétit, nous souperons ensemble.

La chambre de mademoiselle de Liron était rangée avec recherche, et Ernest, dès qu’il y fut entré, s’aperçut que les rideaux ouverts laissaient voir jusqu’au fond de l’alcôve. Il entendit même le bruit que faisait sa montre accrochée au chevet du lit. Comme son regard se tournait de côté :

— Allez, regardez, touchez même ces meubles, si vous le désirez Ernest, dit mademoiselle de Liron, nous sommes seuls, nous sommes chez nous ici.

Ernest profita de cette permission pour pénétrer jusque dans l’alcôve. Après en avoir observé toutes les parties avec une espèce d’admiration pleine de, tendresse, il s’inclina vers le lit comme pour baiser l’oreiller de sa cousine. Il hésita cependant, dans la crainte de lui déplaire, et, dirigeant vers elle un regard interrogatif, dès qu’il la vit sourire, il couvrit de baisers la place où avait reposé sa tête.

Mademoiselle de Liron courut vers lui, et l’embrassa avec franchise et vivacité :

— Tu es un homme rare, Ernest, lui dit-elle ; la permission ne te refroidit pas.

Mais celui-ci n’eut pas plus tôt senti sa cousine entre ses bras, qu’il ne put se tenir de lui prodiguer mille caresses. Mademoiselle de Liron commençait à se repentir d’avoir trop compté sur ses forces et sur celles de son ami ; déjà prévoyant sa défaite et près de céder à la violence de sa propre passion, elle perdait tout espoir d’y résister, lorsqu’elle fit un dernier effort sur elle-même. Du lit sur lequel elle était à demi penchée, elle saisit les mains d’Ernest qui s’égaraient, et lui dit :

— Au nom du ciel ! Ernest, arrête et écoute-moi : te faut-il absolument mon déshonneur, et me promets-tu que demain tu ne seras pas le plus malheureux des hommes de ce que tu auras fait aujourd’hui ? dis, et je me donne à toi.

Ces paroles arrêtèrent à l’instant même l’ardeur fougueuse du jeune homme, qui s’écria :

— Non, je ne veux rien, ma Justine, que mon pardon ! Pendant deux minutes j’ai été abandonné par ma raison.

Mademoiselle de Liron se leva aussitôt, prit Ernest sous le bras, et le dirigea vers les sièges qui étaient à l’autre extrémité de la chambre. Ils s’assirent. Nulle honte ne voilait leurs regards : et en les voyant se sourire doucement, on eût dit deux amis qui se félicitent après avoir uni leur courage pour échapper à un grand danger. Après un assez long silence, ils se donnèrent la main. Tout en parlant presque bas et lentement, mademoiselle de Liron dit à Ernest :

— Ah ! mon ami, crois-moi, il faut laisser venir le bonheur de lui-même : on ne le fait pas. As-tu jamais essayé, dans ton enfance, de replacer ton pied précisément dans l’empreinte qu’il venait de laisser sur la terre ? On n’y saurait parvenir ; on écorne toujours les bords !... Va ! nous sommes bien heureux ! Peu s’en est fallu que nous ne gâtions aujourd’hui notre admirable bonheur de l’année dernière ! Crois-moi donc, conservons notre 23 juin intact : c’est le destin qui l’a arrangé, c’est Dieu qui l’a voulu. Aussi son souvenir ne nous donne-t-il que de la joie.

À peine mademoiselle de Liron eut-elle achevé ces paroles que son cousin alla s’asseoir auprès d’elle sur la chaise longue, et ils se donnèrent un baiser de paix qui scella en quelque sorte le pacte de sagesse qu’ils venaient de faire entre eux.

On éprouve toujours une joie ineffable quand on a été victorieux de soi-même. Nos deux chastes amants en ressentirent une si profonde, que l’émotion qui en résulta les plongea dans un silence qui dura près d’un quart d’heure. C’était un bonheur nouveau qui leur descendait dans le cœur. Aussi leur âme encore toute étonnée s’essayait-elle dans le silence à en savourer la douceur.

— Je l’avais toujours pensé, dit enfin mademoiselle de Liron en tenant une main d’Ernest, et comme si elle se fût parlé à elle-même, rien n’est si doux, non rien n’est si fort que l’amour ! Ce qu’il fait ne peut s’imaginer ; il vient à bout d’une infinité de choses ; l’amour est capable de tout. Oh ! il n’y a que ceux qui n’aiment pas qui perdent courage et se laissent abattre. Ernest pressa la main de sa cousine en signe d’admiration lorsqu’elle eut achevé ces paroles.

— Oh ! certainement, continua-t-elle en serrant à son tour la main de son ami, tu entends ce langage, toi, tu sais vraiment aimer.

Après une pause de quelques minutes, mademoiselle de Liron, se remettant droite sur son séant, remua la tête et se frotta les yeux comme quelqu’un qui ne veut pas se laisser dominer par la même pensée. Puis frappant légèrement sur l’épaule d’Ernest :

— Je crois que l’appétit me vient, dit-elle ; allez chercher la table, mon ami, et mettons-nous à souper ; cela ne nous empêchera pas de causer.

Ernest obéit, approcha le guéridon de la chaise longue et ouvrit la serviette devenue nappe, sur laquelle tout le petit repas déjà placé se trouva immédiatement servi.

— Il n’y a qu’un couvert et qu’une assiette, observa mademoiselle de Liron en souriant ; Mariette n’a pas pensé à vous.

Ernest sourit à son tour ; et il demeura convenu tacitement entre les deux convives, que le couvert unique servirait à deux.

— Or ça, puisque nous voilà bien à notre aise et que nous sommes un peu plus calmes, dit mademoiselle de Liron après avoir goûté des mets et en passant les ustensiles à son cousin pour qu’il en fît usage à son tour, voilà une excellente occasion pour jaser sur l’affaire de notre mariage ; qu’en dites-vous, Ernest ?

— Je pense comme vous, et je vous dirai, ma chère Justine, pour entrer tout de suite en matière, que je comptais bien vous faire savoir que toutes mes réflexions à ce sujet sont faites. Si vous ne vous y opposez pas, je suis décidé à vous épouser ouvertement ou secrètement, il n’importe, et vous jugerez mieux que moi de ce qui convient à cet égard. Mais je désire vous épouser, aujourd’hui comme il y a un an, et plus encore aujourd’hui que jamais ; je me sens engagé d’honneur avec vous.

Il y eut un intervalle de silence causé par la dextérité attentive avec laquelle mademoiselle de Liron posa les débris de son repas sur le bord de l’assiette.

— Tenez, mon ami, voulez-vous m’en croire ? dit-elle en se débarrassant de sa serviette, ne nous jetons pas dans les grands mots, car dans un moment nous ne nous y reconnaîtrons plus.

— Mais, ma cousine...

— Permettez, Ernest, que je vous adresse une question.

Vous n’avez pas l’intention d’abandonner la carrière que vous avez entreprise ?

— Eh ! mais si elle était un obstacle à notre mariage ?

— Comment ! serait-ce sérieusement que vous auriez manifesté, il y a deux ou trois jours, le dessein de vous faire fermier de nos biens, de vous résoudre à n’être qu’un paysan ? Ah ! mon ami, je n’ai pas été à Rome et je ne suis pas diplomate, mais je vous préviens que si vous êtes décidé à vous laisser aller à de telles rêveries sentimentales, je n’y prêterai pas les mains. Vous n’avez pas voulu me croire il y a un an et vous êtes encore incrédule aujourd’hui ; mais je vous le redirai toujours : il n’y a rien de si difficile à bien arranger qu’un mariage entre nous deux.

— Mais pourquoi donc ?

— Je vais vous le faire savoir. Avant tout, il serait bon, mon ami, d’enlever les traces de notre repas, afin que nous pussions causer les coudes sur la table... Bien... merci... Pourquoi ? demandiez-vous, continua mademoiselle de Liron. D’abord à cause de la différence de nos âges.

— Toujours la même raison !

— Eh mais, mon ami, c’est qu’elle est grave.

— C’est vous qui le dites, car pour moi elle est nulle.

— Nulle ? vous avez vingt ans, Ernest ; j’en ai vingt-quatre. Avez-vous pensé aux dix années que nous avons à parcourir à partir de ce moment ? Avez-vous réfléchi que, pendant le cours de chacune d’elles, vous ne pouvez que gagner pour arriver à un âge où vous aurez encore à vous perfectionner, tandis que moi, femme, je ne puis plus que perdre ?

— Quelle exagération, Justine !

— C’est la vérité. À ce sujet, les femmes ne sont pas toujours franches, mais elles ne s’abusent jamais. Et tenez, mon ami, il n’y a qu’un an que nous sommes séparés, cependant ma santé est déjà altérée ; dès le jour de votre arrivée, j’ai lu dans vos yeux que je ne suis plus ce que j’étais l’année précédente. Chez vous, au contraire, votre extérieur, votre esprit, votre jugement, tout s’est perfectionné, et vous n’êtes encore qu’un jeune homme qui donnez des espérances !

— Je vous le répète, vous exagérez cette différence d’une manière tout à fait déraisonnable.

— Eh bien ! passons là-dessus, puisque vous l’exigez. Je ne vous parlerai pas non plus de la peine que vous éprouveriez de me laisser seule ici, pendant que vous seriez à Pétersbourg ou à Philadelphie, je suppose ; ou de l’ennui que vous auriez en me traînant par toute la terre, parce que vous me répondriez comme un homme fou d’amour. Mais certaine comme je le suis de la tendresse véritable que vous avez pour moi, de l’intérêt sincère que mon bonheur vous inspire, je vous dirai que dans l’un ou l’autre cas je ne serais pas heureuse, et qu’alors vous ne le seriez pas non plus. Va ! s’écria mademoiselle de Liron en joignant les mains, ne nous abusons pas, Ernest ; le ciel nous a concédé pour une nuit seulement une perfection de félicité que toutes les combinaisons humaines ne ramèneront jamais. Crois-moi, ne changeons pas notre morceau d’or en vile monnaie ; bientôt il ne nous en resterait plus rien.

— Inconcevable femme que vous êtes ! dit Ernest, tout prêt à pleurer de la colère qu’il éprouvait de ne pouvoir lui répondre victorieusement ; enfin vous refusez de faire tout ce qui pourrait fixer notre bonheur !

— Fixer le bonheur, empêcher le temps de s’écouler ; tout cela n’est pour moi que des mots vides de sens.

Mademoiselle de Liron resta quelques minutes pensive après ces mots, puis elle continua :

— Tu dois te souvenir d’ailleurs, cher Ernest, que je n’ai jamais eu un goût bien vif pour le mariage ; mais puisque je te dis tout ce que j’ai dans le cœur, il faut que tu me connaisses entièrement, dussé-je me rabaisser à tes yeux. Sache donc... mais tu vas m’en vouloir !...

— Non, ma chère Justine ; poursuis sans crainte.

— Eh bien ! sache donc que le mariage, et ce que je te dis de cet état, au moins ne se rapporte qu’à moi seule ; sache que le mariage me révolte, m’humilie ; il m’est odieux.

— Est-il possible ! Et pourquoi ?

— Oh ! il faut que je l’avoue, ce sentiment résulte sans doute d’un grand orgueil. Mais enfin j’ai là (et en disant cela elle porta la main sur son cœur) la conviction que la puissance que j’ai d’aimer est plus forte et moins facile à éluder qu’un contrat, qu’une loi. Et considère en effet, continua-t-elle avec vivacité, que non-seulement tout le monde se rit, et en paroles et en actions, de l’amour par-devant notaire, mais qu’il n’y a pas de contrat garantissant la propriété d’une maison, d’une prairie ou d’un cheval, qui ne soit bien plus religieusement observé que celui que passent des époux entre eux.

Ernest ne put s’empêcher de rire de l’ardeur et de l’originalité avec lesquelles mademoiselle de Liron exposait ses opinions sur le mariage ; mais, toute préoccupée de son idée, elle poursuivit :

— Et que doit-on dire de l’indécence cérémonieuse dont ils flétrissent leur mariage ? Ernest, penses-y donc ! des billets de faire part ! C’est tel jour, c’est à telle heure ! Et tous les sots qui viennent rire à point nommé !... Ô mon Ernest ! que l’amour est saint, qu’il est chaste en comparaison ! Tu t’en souviens : ici, il y a un an, deux heures avant nous n’en savions rien nous-mêmes, et on nous l’eût dit que nous ne l’eussions pas cru.

Au surplus, je ne sais, continua-t-elle, pourquoi je m’échauffe ainsi, comme si l’amour avait rien de commun avec le mariage ; ce sont deux vocations toutes différentes. La plupart des femmes, et je les trouve bien heureuses, trafiquent très-innocemment de leur personne, pour avoir la liberté, une maison ou un carrosse ; mais, mon ami, il y en a d’autres qui ne se donnent que quand leur cœur leur commande : celles-là ne se marient pas.

Et comme elle finissait de parler elle tendit la main à Ernest avec gravité. Il la reçut et la pressa tendrement, en exprimant toutefois quelque tristesse.

— Oh ! je vous comprends bien, lui dit-elle ; vous êtes contrarié de la justesse de mes raisons ; mais ni vous ni moi ne pouvons rien contre elles. Il faut que je vous dise encore que depuis un an j’ai bien souvent agité la question de savoir si je me déciderais à être votre maîtresse...

À ce mot Ernest témoigna si vivement, par l’expression de sa figure, combien cette pensée lui était pénible, que sa cousine fut obligée de lui faire quelques caresses pour le calmer.

— Allons, mon ami, dit-elle, ne vous effrayez pas des mots ; vous êtes mon confesseur ce soir, et vous devez entendre tout. Oui, j’ai pensé souvent que, pleins d’amour et d’estime l’un pour l’autre, nous serions passablement heureux amant et maîtresse ; c’est mon mariage à moi, qui n’ai nulle confiance en l’autre. Mais sans parler de l’air de désordre attaché à ce genre de liaison, et auquel j’aurais peine à me faire, j’ai réfléchi que, quelque position que vous ayez dans le monde, je vous y ferais tort ; et qu’enfin, car ce maudit mariage aboutit à tout, il arriverait après quelques années, que vous traîneriez avec moi le double fardeau des embarras que causent une ancienne maîtresse et l’ennui d’être à moitié marié. Voilà, mon cher ami, tout ce que j’avais à vous dire au sujet de notre projet de mariage, et les raisons pour lesquelles je désire n’être jamais votre femme ni votre maîtresse. Je vous ai aimé, je vous ai adoré, et pour vous emprunter les douces paroles que vous m’adressiez il y a un an, je vous dirai que je vous aime et vous adore encore. Oui, il y a dans la tendre affection que je vous porte toute la fraîcheur et la vivacité d’un amour qui commence. Clouons donc la roue de la fortune là où elle s’est montrée favorable pour nous, et ne gaspillons pas notre bonheur en cherchant follement à en prolonger indéfiniment la durée.

— Ah ! grand Dieu ! quel sacrifice exigez-vous de moi, Justine, dit Ernest, et pourquoi faut-il que votre esprit se plaise à rassembler de si étranges raisons pour me rendre malheureux ! Pensez donc aux tristes conséquences qui résulteraient pour moi d’une approbation, si je vous la donnais sans réserve.

— Vous balancez donc, mon ami ? lui dit sa cousine ; vous avez tort. Le pacte que je vous offre de faire est précisément aussi avantageux et aussi onéreux pour l’un comme pour l’autre. Si vous imaginez, Ernest, que vous seul faites des efforts et avez besoin de courage, vous êtes dans l’erreur ; le seul avantage que me donne mon sexe sur vous, c’est que vous êtes tout préoccupé du moment présent et que moi je le suis plus de l’avenir. Rappelez-vous-le : l’année dernière, en me dévouant à vous, j’étais certaine d’agir pour votre bonheur et dans votre intérêt. Aujourd’hui, pourriez-vous m’assurer qu’en cédant à votre passion je ne risquerais pas quelque chose ?... Il faut que vous le sachiez, mon ami, une distraction, toute frivole, toute passagère qu’elle puisse être, si par hasard vous la trouviez, serait pénible pour mon cœur ; et comme mon âge alors pourrait m’ôter le droit de me plaindre et les moyens de reprendre mes avantages, je serais bien malheureuse... et vous aussi. Ernest, je vous offre mon amitié. Mon cœur, je puis vous le dire, conservera toujours pour vous son amour... mais...

— Eh bien ? dit Ernest, dont le regard était baissé.

— Soyons amis, amis seulement, Ernest... voulez-vous ?... Vous me ferez tant de bien ! N’êtes-vous pas touché du bonheur tout innocent que nous avons goûté ce soir dans cette chambre ? dans cette chambre où nous sommes restés seuls, où nous sommes maîtres de nos actions, et où nous avons joui si purement de notre liberté ? Un étranger se présenterait ici subitement à nous que nos yeux ne se baisseraient pas, que nos joues n’auraient point à rougir ; que, forts de notre pureté, notre regard, notre maintien détruiraient à l’instant même toutes les mauvaises pensées que feraient naître d’abord les apparences ; car il y a je ne sais quoi dans le geste, dans l’accent de la voix, dans les paroles au moment où elles s’échappent de la bouche, qui, bien que l’on fasse pour dissimuler ce qu’on éprouve, met l’âme à nu devant ceux qui nous regardent et nous écoutent. Eh bien ! malgré tout l’amour excessif que je t’ai témoigné depuis que nous sommes là ensemble, je ne redoute la présence de personne ; et nous serions en butte aux regards de toute la terre, que mon corps, que mon expression ne varieraient point, que je me sentirais même fière de laisser voir à tout le monde l’espèce de bonheur que j’éprouve à t’aimer. Oui, mon ami, tu devines déjà cette félicité, et je ne doute pas que tu ne parviennes promptement à la sentir, à la partager entièrement avec moi. Tu pleures ? lui disait-elle.

Et en effet, Ernest, en caressant les mains de sa cousine, les arrosait de ses larmes.

— Tu pleures ? oh ! fasse le ciel que ces regrets soient les derniers ! Pleure donc, mon ami, soulage ton cœur ; purge-le de tous ces désirs ennemis, destructeurs menaçants du seul bonheur qu’il soit désormais en notre pouvoir de goûter. Pleure, va ; je ne rougis pas de te dire que mes larmes ont autant besoin de couler que les tiennes.

Et tous deux pleuraient ; et tous deux, en consacrant par des caresses tendres, mais pures, le nouveau lien qui devait les unir, confondaient avec leurs larmes l’expression de leurs regrets et de leur espoir.

Lorsque le repos et le silence qui succédèrent à ces émotions et à ces paroles eurent permis aux deux amis de redevenir plus calmes, Ernest fut le premier qui fit observer que l’heure de la nuit était déjà avancée.

— Ne pensez-vous pas, ma chère cousine, dit-il à mademoiselle de Liron, qu’il soit convenable que je vous laisse seule ?

Elle lui prit les deux mains et ne lui donna d’abord pour réponse qu’un sourire qui exprimait son attendrissement, et surtout la reconnaissance que lui inspirait une attention tardive, il est vrai, mais si délicate.

— Merci, Ernest ! dit-elle bientôt, merci ! je vois que tu aimes bien. Mais ne te mets pas en peine de ce que l’on peut dire ou de ce qui doit arriver. Ce que nous avons fait ce soir, ce n’est pas pour nous soumettre aux volontés ou aux fantaisies des autres ; c’est pour nous. Personne, excepté Dieu, ne peut être juge dans notre cause ; je n’écoute donc que ma conscience et toi, toi qui es mon monde ! Quand j’obéis à mon cœur, si je te plais, si tu m’aimes, si tu m’estimes, que m’importe l’opinion des autres ? Ah ! depuis longtemps je ne dépends plus d’eux. Je fais le bien pour le bien, et non pour qu’on me loue.

Après ces derniers mots, mademoiselle de Liron resta quelques instants appuyée sur sa main. Elle souriait en réfléchissant, comme quelqu’un qui sent le besoin d’exprimer une pensée difficile à transmettre, tandis qu’Ernest, de son côté, laissait voir dans ses yeux le désir de la connaître.

— Ah ! si je te découvrais tout le fond de ma pensée sur ce sujet, reprit mademoiselle de Liron, tu entendrais des choses étranges !

Elle s’arrêta encore un instant, et Ernest exprima de nouveau l’excès de sa curiosité.

— Figure-toi donc, dit-elle enfin, que loin de m’occuper et de me mettre en peine de l’opinion que les autres peuvent prendre de moi, dans cette occasion-ci, par exemple, j’éprouverais, au contraire, de la satisfaction à l’idée d’être jugée défavorablement par le vulgaire ; oui, je ressens, s’il faut te le dire, une espèce de joie maligne à mettre la médisance en défaut, à faire dire aux gens de la maison peut-être que nous faisons une faute, quand en effet nous nous conduisons honnêtement. Alors la pureté de notre conduite, le genre de bonheur qui en résulte, me semblent plus solides, plus resserrés en un point ; alors ce bonheur est bien à nous, nous l’avons fait, nous le gouvernons, nous le gardons nous-mêmes ; un mystère impénétrable l’environne, et les indiscrets, les jaloux et les méchants ne se donnent pas orgueilleusement la joie de sanctionner l’œuvre de notre conscience. Dis, Ernest, comprends-tu l’amour à présent ? reconnais-tu combien ce sentiment est fort, pur, élevé ? et ne sens-tu pas à présent toute la vérité de ce que je te disais : que l’amour vient à bout de tout ? Sors donc de cette chambre, restes-y si tu veux ; ce que tu désireras faire, je l’approuve d’avance ; quant à ce que les autres en diront, en penseront, je n’en ai nul souci.

La vivacité des émotions que mademoiselle de Liron avait éprouvées pendant toute cette conversation lui causa un peu de fatigue. Son teint, qui avait été animé, se décolora. Aussi Ernest prit-il occasion de cette circonstance pour l’engager à se livrer au repos.

— Vous avez raison, lui dit-elle ; mais ce n’est que de ce moment que je me sens fatiguée. Descendez jusque chez Mariette, qui attend sans doute mes ordres pour se coucher aussi, et priez-la de venir m’assister un instant.

Ernest s’acquitta de la commission, remonta avec la femme de chambre pour s’assurer qu’on n’avait pas besoin de lui, et se retira pour aller lui-même se reposer.

Cette journée fut suivie de plusieurs autres à peu près semblables, où les deux amants résistant toujours victorieusement aux tentations quelquefois très-vives que ces entretiens solitaires leur donnaient, travaillaient courageusement à transformer leur amour en amitié. C’était ordinairement à l’instant du souper, repas dont ils s’étaient fait une douce habitude, que la conversation dans le fort de son cours devenait tout à la fois plus tendre et plus sérieuse. L’aimable Justine, qui sentait le besoin d’être tout aussi prudente pour elle que pour son cousin, en sa qualité de reine du festin, rendait des ordonnances dont la plus simple violation faisait encourir des peines sévères. Elle permettait qu’on lui baisât la main, mais à de certains intervalles de temps. Le moment et la durée de ces marques de tendresse étaient réglés, et la moindre infraction à la loi était punie par une privation de ce bonheur. Elle éprouvait pour elle comme pour son ami le besoin d’étouffer, d’éteindre avec précaution et peu à peu cet amour qu’au fond du cœur elle regrettait tant de réprimer. Souvent lorsque, devenus comme muets, ils avaient puisé dans les regards l’un de l’autre mille sentiments, mille idées qui se transformaient en désirs presque insurmontables, mademoiselle de Liron, allant au-devant du danger qu’elle redoutait, présentait sa main à Ernest, la lui laissait couvrir de baisers et pleurait à chaudes larmes en voyant pleurer son ami. Le pauvre jeune homme ! il se tordait auprès d’elle, il mordait ses vêtements et mangeait ses membres de caresses.

— Ô Justine ! ô ma Justine ! répétait-il en sanglotant, imagine, s’il se peut, toutes les peines que j’endure ! Tu me tiendras compte, n’est-ce pas, de ces heures dangereuses ? si près du bonheur !... Y renoncer, le repousser, Justine... Ah ! répète-moi, répète-moi que tout ce que j’ai perdu, je n’y ai renoncé que parce que tu le veux !

Un serrement de main transmettait sans le secours d’aucune parole, la confirmation de ce terrible arrêt, et le conseil de le subir avec courage.

Ernest restait consterné, abattu.

— Je l’avoue, disait-il avec le regard fixe, et d’une voix éteinte, le courage est sur le point de m’abandonner, et je rougis de tous les efforts qu’il m’en coûte pour t’épargner des regrets. Pardonne-moi donc ce chagrin qui semble t’implorer encore, et sois sûre, Justine, que ce n’est pas sans quelque vertu que je verse ces larmes que tu vois couler.

Jamais sans doute le courage de deux amants n’a été soumis à de plus grandes épreuves, et le triomphe de Justine et d’Ernest, malgré toutes les vicissitudes qu’il a éprouvées, est le plus grand qu’il soit donné d’obtenir.

Il y avait plus d’une semaine que, dans chacune de ces soirées, leur âme était habituellement agitée par ce mélange de bonheur, de regrets, de désirs et de combats. La santé de mademoiselle de Liron était loin d’en devenir meilleure ; ses palpitations étaient beaucoup plus fréquentes, elle ne prenait plus aucune nourriture sans en souffrir, et son activité naturelle était sinon diminuée, au moins suspendue assez souvent par les malaises et les souffrances qu’elle éprouvait. Il y a deux espèces de malades : ceux qui aiment à se faire plaindre, et les autres qui cachent leur mal. Mademoiselle Justine de Liron était de ces derniers. Elle poussait même cette attention bienveillante pour les autres jusqu’à se la rendre fatale à elle-même. Ernest, trompé par le courage et la bonne humeur avec lesquels sa cousine supportait ses maux, n’y donnait qu’une attention accidentelle, et dans son ignorance il ne lui était jamais venu à l’esprit de penser que toutes ces indispositions séparées pouvaient constituer un état de maladie dangereux. Le médecin, M. Tilorier lui-même, n’avait pu se soustraire à l’illusion que la gaieté habituelle de mademoiselle de Liron produisait. Cependant toutes ses craintes, qui étaient graves depuis longtemps, devinrent plus vives encore pendant la semaine des épreuves. Il fit bien questions sur questions, pour savoir si la maladie augmentait d’elle-même, ou si des émotions accidentelles en aggravaient le danger, mais, comme on le pense bien, il ne sut rien du motif véritable qui occasionnait l’accroissement du mal de mademoiselle de Liron.

Comme la qualité de confesseur, la profession de médecin est quelquefois très-délicate. Il n’était pas échoppé à la sagacité de M. Tilorier que le pouls de mademoiselle de Liron avait été habituellement beaucoup plus agité du moment que son cousin était arrivé à Chamaillères, et il avait observé que le mal avait fait des progrès rapides depuis cet instant. La parenté d’Ernest avec mademoiselle Justine, la différence de leurs âges, laissaient bien quelques incertitudes dans l’esprit du docteur ; mais d’un autre côté, lorsqu’il avait l’occasion de les voir ensemble, il lui était bien difficile de douter qu’ils s’aimassent.

Or, c’est en agitant cette question que la science et même la conscience du pauvre docteur étaient toutes troublées. Ce bon, ce timide M. Tilorier, sans aucun projet, sans nul espoir, adorait mademoiselle de Liron du fond de son âme. Il aurait vécu mille ans auprès d’elle, qu’elle ne s’en serait pent-être jamais aperçue, et elle était à son égard comme le soleil qui échauffe et vivifie la terre, par cela seul que ses rayons frappent dessus. Mais enfin il l’aimait passionnément, et bien que la modestie ne lui permît pas de contester les droits qu’Ernest lui paraissait avoir, il n’en ressentait qu’avec plus de force cette jalousie sourde, intérieure, qui dispose celui qui l’éprouve à se juger défavorablement, et à se défier de tout ce qu’il pourra faire ou dire.

M. Tilorier se trouvait donc dans un embarras cruel. En sa qualité de médecin, il aurait désiré savoir au juste le degré de liaison qui pouvait exister entre Ernest et sa cousine, et comme amant, si timide et si résigné qu’il fût, il redoutait d’apprendre ce qu’il n’aurait jamais voulu savoir. Mais enfin le mal croissait tellement, et les accidents fâcheux se multipliaient à tel point, que le médecin l’emporta sur l’amant, et M. Tilorier se décida à parler à Ernest, qu’il rencontra seul dans le jardin.

— Monsieur, lui dit-il en l’abordant avec sa discrétion habituelle (ce qui ne laissa pas d’éveiller à l’instant même l’attention d’Ernest), l’état où se trouve à présent monsieur votre oncle ne me permettant pas de m’adresser à lui dans le cas qui se présente, vous me permettrez sans doute d’avoir recours à vous ?

— Parlez, monsieur, de quoi s’agit-il ?

— De mademoiselle de Liron.

— Eh bien ! est-ce que sa santé vous inquiète plus qu’à l’ordinaire ?

— Eh ! monsieur, dit en hésitant M. Tilorier, sans doute elle m’inquiète, et beaucoup même.

— Comment ! serait-il possible ?

— Ce n’est que trop vrai ; mademoiselle de Liron est malade, et dans son intérêt, dans celui de sa famille, dans le mien propre, s’il est permis de penser à soi en pareille occasion, je viens pour vous engager à…

— À quoi donc, monsieur ? dites, s’écria tout à coup Ernest.

— À faire une consultation.

— Une consultation ! grand Dieu ! en serions-nous là ? Comment n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Savez-vous, monsieur, que je vous regarderais comme bien coupable si vous aviez négligé de faire connaître le véritable état de la santé de ma cousine !

Ernest prononça ces paroles avec une vivacité accompagnée d’un regard à demi méprisant qui choqua singulièrement M. Tilorier.

— Monsieur, répondit le docteur avec calme, je vous jure sur mon honneur qu’il n’y a jamais eu aucune négligence de ma part dans les soins que je donne à mes malades ; mademoiselle de Liron n’est pas exceptée. Mais, et vous en avez été témoin vous-même, ce n’est qu’avec la plus grande peine que j’ai pu obtenir d’elle qu’elle suivît les conseils que je lui ai prescrits. Pendant longtemps je n’indiquais que des préservatifs, mais depuis plusieurs jours je me suis aperçu que son mal prenait plus d’empire…

— Et depuis quand ? c’est ce qu’il fallait dire.

— Précisément depuis votre arrivée, monsieur. Le premier jour, j’ai attribué le désordre de la santé de mademoiselle de Liron à la joie….. à l’émotion que votre retour lui causait. Mais depuis, ce désordre a continué, a augmenté même au point que, pour tranquilliser ma conscience et m’assurer que je n’ai point été trompé par la faiblesse de mes lumières, je viens vous prier, monsieur, de trouver bon que je fasse venir ici deux de mes confrères.

La manière ferme dont ces paroles furent prononcées contrastait tellement avec la timidité ordinaire de M. Tilorier, qu’Ernest en conclut avec raison qu’il fallait que le docteur eût des craintes sérieuses pour se décider à parler ainsi.

— Mais, monsieur, dit Ernest en cherchant par son expression à adoucir l’effet des paroles un peu dures qu’il avait dites un instant avant, vous êtes donc inquiet ?

— Très-inquiet, monsieur.

— Très-inquiet ?

— Très-inquiet, je vous le répète.

Une pâleur subite couvrit le visage d’Ernest ; M. Tilorier s’en aperçut, et lui offrit son bras en disant :

— Pardon, monsieur, si j’ai mis de la brusquerie dans la manière dont je vous ai annoncé l’état fâcheux où est la santé de mademoiselle de Liron ; mais vous êtes la seule personne ici à qui je puisse m’ouvrir à ce sujet, et il est nécessaire que les secours soient promptement administrés. Cette nécessité seule a pu me faire enfreindre les lois de la politesse.

— Ah ! monsieur ! que dites-vous ? c’est moi qui me suis oublié ! pardonnez-le-moi...

Après le silence qui succéda à cette petite explication, M. Tilorier, reprenant son caractère de médecin et ses locutions timides, dit à Ernest :

— Monsieur, vous avez pu vous apercevoir avec quelle indifférence mademoiselle de Liron traite son mal. À peine si, lorsque je l’interroge à ce sujet, j’en puis recevoir quelques paroles sérieuses. Cependant il serait nécessaire... indispensable que je pusse savoir comment elle passe ses jours, ses nuits ; quelles sont ses occupations tant corporelles que mentales.

Ernest parut étonné de la nature de ces questions.

— Pardon si j’entre dans ces détails, continua le docteur ; mais il est indispensable de les connaître, et malgré toute la retenue que m’impose la discrétion qui m’est naturelle, en conscience, monsieur, je me vois obligé d’avoir recours à vous pour savoir si mademoiselle de Liron n’a pas eu et n’a pas encore quelque sujet de joie ou de douleur bien vive depuis...

Le docteur s’arrêta sur ce mot, en regardant Ernest, qui lui-même fixait ses yeux sur M. Tilorier, de manière à y laisser lire de l’étonnement et une anxiété très-grande.

— Depuis quand, monsieur ? dit enfin Ernest.

— À peu près depuis votre retour.

— Mais ses indispositions, elle les éprouve, m’a-t-elle dit, depuis longtemps ?

— Depuis un an. Elles se sont manifestées ou au moins j’en ai eu connaissance, quelques jours après votre départ pour Paris. Mais, je vous le répète, monsieur, le mal a fait d’immenses progrès depuis quelques jours.

— Depuis que je suis ici ?

— Il me semble que oui, dit comme à regret M. Tilorier. Mais à peine eut-il prononcé ces mots, qu’Ernest le prenant avec vivacité par les mains, laissa échapper ces paroles entrecoupées :

— Monsieur ! vite ! vite ! allez à Clermont ! appelez tous les médecins, ne perdez pas un moment, oh ! sauvez-la ! sauvez-la ! Il ne put en dire davantage, et se jeta en pleurant dans les bras du docteur, qui retint ses larmes, quoiqu’il eût aussi bien besoin de pleurer.

M. Tilorier s’était déjà mis en marche lorsqu’il revint à Ernest :

— Gardez-vous bien, monsieur, lui dit-il, de donner des inquiétudes à mademoiselle de Liron en laissant voir votre chagrin, et prenez pour règle de conduite auprès d’elle, non-seulement de lui éviter toutes les émotions soudaines et vives, mais de mettre tout en usage encore pour la calmer, dès l’instant que vous verrez qu’elle est disposée à la plus légère agitation.

Le docteur partit pour Clermont, d’où il ne tarda pas à revenir accompagné d’un autre médecin. C’était le seul qui fût libre. Ils trouvèrent Ernest auprès de mademoiselle de Liron. Elle était fort mal en ce moment ; le nouveau docteur, après une inspection assez courte, se retourna vers M. Tilorier, auquel il dit, après l’avoir regardé de manière à lui laisser comprendre qu’il était du même avis que lui :

— Il faut saigner mademoiselle, du pied et à l’instant même. C’était votre avis, monsieur Tilorier, et c’est aussi le mien. Allons, ne perdez pas de temps.

Ernest était immobile, comme s’il eût été frappé de la foudre. Pour M. Tilorier, qui jusqu’à ce jour avait saigné mademoiselle de Liron, il s’excusa pour cette fois.

— Obligez-moi, dit-il à son confrère, en vous chargeant de cette opération ; j’ai marché si vite pour aller vous chercher à Clermont, que ma main ne serait pas sûre ; je n’ose m’y fier.

Et quoique ce motif qu’il alléguait eût bien quelque fondement, cependant il est certain que la véritable cause était son inquiétude et son émotion.

Pendant que tout se préparait pour cette opération, Ernest, par discrétion, alla s’asseoir sur la chaise longue à l’autre extrémité de la chambre, tandis que la fidèle Mariette prit le bassin en détournant la tête pour ne pas voir couler le sang de sa maîtresse. Comme on l’a déjà dit, mademoiselle de Liron était assez grasse, en sorte que les précautions que fut obligé de prendre l’opérateur avant de plonger son instrument dans la veine, tinrent pendant quelques secondes tous les assistants dans une immobilité et un silence absolus. Ce fut le bruit léger de la respiration plus libre des trois personnes placées autour de la malade, qui avertit Ernest que la veine était ouverte. Il ne put s’empêcher de se rapprocher du lit ; et comme il s’avançait, sa cousine s’aperçut qu’il était pâle. Alors, étendant sa main pour qu’il lui donnât la sienne, elle lui fit un de ces sourires qui, pour celui à qui ils s’adressent, résument une existence tout entière. Il fut obligé de faire un effort sur lui-même pour ne laisser échapper aucun signe de ce que lui faisait éprouver la vue de sa cousine pâle elle-même, souffrante, entourée de linges ensanglantés et gisant sur ce lit... ce lit !... Ah ! aucunes paroles ne sauraient exprimer ce qu’Ernest ressentit lorsque le passé mêlé au présent vint déchirer son cœur. Il sentit le besoin de se sauver de là par le mouvement ; et prenant le prétexte de se rendre utile dans cette occasion, il changeait sans savoir pourquoi les ustensiles de place, apportait du linge près du lit, ou rangeait les meubles au hasard sous prétexte de faire de la place.

Lorsque l’opération fut terminée, et que Mariette eut replacé mademoiselle de Liron au milieu de son lit, le nouveau médecin, à qui l’émotion autant que la politesse de M. Tilorier avaient donné le droit de parler, répéta toutes les recommandations que son confrère n’avait cessé de faire depuis longtemps ; et se tournant vers Ernest, qui paraissait être et qui était en effet la seule personne de la maison qui pût tenir la main à ce que ces prescriptions fussent suivies :

— Monsieur, lui dit-il, il y a deux choses importantes à faire observer à la malade : une sobriété approchant de l’abstinence, et un repos complet du corps et de l’âme. Pardon si je vous quitte brusquement, mais je retourne à Clermont, où je suis impatiemment attendu.

Il sortit accompagné de M. Tilorier, qui le reconduisit jusqu’à la grille d’entrée.

Pendant ce temps, mademoiselle de Liron fit approcher Ernest de son lit.

— Il est inutile sans doute d’instruire mon père de cet accident, dit-elle. Quand je serai mieux, il me reverra sans s’être aperçu de mon absence… Mais, Ernest, je vois bien à présent que je suis malade… Je désirerais que vous restassiez près de moi.

Elle s’arrêta, et fit signe à Mariette de s’approcher.

— Mariette, lui dit-elle, tu apprêteras le lit et la chambre jaune ici-dessous ; mon cousin y logera. Il est bon que nous ayons un homme auprès de nous si nous étions malades sérieusement. Cela vous convient-il, Ernest ?

— Je suis tout à vous, ma cousine, répondit-il ; mais puisque vous voulez bien croire que je pourrai vous soigner, je vais commencer cette fonction en vous priant de garder le silence et de faire en sorte de reposer.

— Je vous obéis, dit-elle ; et en effet elle resta calme, et finit par s’assoupir.

Cette saignée, sans détruire le mal, soulagea beaucoup les souffrances que mademoiselle de Liron avait éprouvées. Deux jours après, la gaieté naturelle de son caractère avait repris le dessus, et son cousin, dont les inquiétudes étaient restées les mêmes, avait bien de la peine à lui faire observer les ordonnances des médecins. Devenu son voisin, il l’engageait à se mettre au lit de bonne heure, ayant soin, lorsqu’elle était couchée, de lui faire des lectures ou de l’entretenir par les récits de ce qu’il avait vu de curieux, pour lui ôter l’occasion de prendre trop d’exercice et de s’émouvoir en se laissant aller au plaisir de parler.

La diète recommandée par les médecins avait fait supprimer le souper. Mais comme mademoiselle de Liron attachait à ce repas l’idée d’un plaisir tout à fait étranger même à la friandise, elle avait dit à Mariette de continuer à préparer le guéridon chaque soir, afin qu’elle pût voir au moins Ernest souper auprès d’elle. C’était le moment de la soirée où il était le plus difficile de lui faire observer le silence, et quand elle ne souffrait pas précisément de son mal, elle avait des apparences de santé tellement trompeuses, que son cousin lui-même oubliait parfois les précautions qu’on lui avait dit de prendre.

On doit bien s’y attendre ; ces conversations roulaient habituellement sur ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre ; et il serait bien difficile et bien long de les rapporter toutes. Un soir cependant, Mariette venait d’enlever les débris du souper d’Ernest, et celui-ci, placé sur une chaise et le coude appuyé sur le lit de sa cousine, l’écoutait parler.

— Je ne sais, disait-elle, comment il se fait que je me résigne aussi facilement à tout ce qui m’arrive. Car enfin je suis malade... Et sérieusement, je le sens bien. Toutefois, si j’en excepte les instants où la douleur est poignante, quand je ne suis que malade, je me félicite presque de l’être.

— Comment pouvez-vous tenir ce langage ! dit Ernest ; vous ne pensez donc pas à ceux qui vous aiment ?

Et en parlant de la sorte, il flattait doucement sa main de la sienne.

— Hélas ! si, j’y pense... Mon père !... Mais sa raison est éteinte, son intelligence est morte... Tu sais, Ernest, le respect, les soins tendres que je lui porte ; mais enfin nous ne sommes pas ici pour nous payer de vaines paroles, et je ne saurais faire parade devant toi d’un luxe de sensibilité que je ne puis avoir. Tu m’entends ? Si mon père était inquiet de moi, je m’inquiéterais beaucoup de lui.

— Je t’entends, Justine.

— C’est toi, mon ami, c’est toi qui m’occupes ; et je voudrais, si je dois quitter la vie, que tu fusses aussi bien préparé à cette séparation que je le suis moi-même.

— Mais, Justine, penses-tu bien à ce que tu oses me dire ?

— Oui, j’y pense, mon ami, dit-elle en baisant doucement le front d’Ernest. Oh ! si tu savais à quel point je te chéris ! Depuis longtemps je t’aime, et dans toutes les dispositions si variées où se sont trouvés successivement mon âme et mon cœur, j’ai toujours senti que tu les occupais exclusivement. Mais c’est depuis que mon corps est dompté par le mal, c’est seulement depuis que ce mal m’a dispensé de faire des efforts de vertu, que mon âme a la conscience pure et entière de cet amour sincère et désintéressé, qui transporte ma vie dans la tienne. Je ne sais si toutes les femmes me ressemblent, mais j’ai cru sentir que dans toutes les actions de ma vie il y a toujours eu quelque chose qui ressortissait de la maternité.

Ernest baissa la tête à ce mot, et se couvrit les yeux de ses mains.

— Ah ! pardon, cher ami, lui dit Justine en devinant la cause de ses regrets ; mais oublions ce qui est passé. Qu’y faire, Ernest ! Dieu ne l’a pas voulu ; ah ! j’en ai bien pleuré !

Ils gardèrent le silence pendant plusieurs instants ; mais mademoiselle de Liron reprit enfin la parole.

— Sais-tu, Ernest, que pendant ton absence, et dans l’espérance d’adoucir les regrets que j’éprouvais de ne plus te voir, j’ai fait bien des efforts pour devenir dévote à Dieu ? Mais, il faut que je te l’avoue, ajouta-t-elle avec un de ces sourires angéliques, comme on en surprend sur la figure des malades résignés, je n’ai pas pu. J’en ai honte ; mais je te le dis. Encore à présent, je sens bien qu’entre l’amour et la dévotion il n’y a qu’un cheveu d’intervalle, et cependant je ne puis le franchir. Hélas... faut-il que je te dise tout ? dois-je t’avouer que, pendant mes prières, j’étais comme forcée d’interposer le souvenir de ta personne entre moi et le ciel, pour que ma pensée pût parvenir jusqu’à Dieu ? Ce livre que tu vois, et elle montrait l’Imitation de Jésus-Christ, j’en ai fait mes délices, je l’ai lu et relu nuit et jour. Dieu me le pardonnera, je l’espère, puisque je m’en accuse sans détour ; mais à chaque ligne je substituais ton nom au sien ! Oui, ma vocation, l’objet de ma vie, était sans doute de t’aimer, et ce qui me le fait croire, c’est que rien de ce que j’ai fait pour t’en donner des preuves n’excite en mon âme le moindre remords. Je vois dans tes yeux que ce que tu m’entends dire t’étonne ; mais sois certain que l’amour que je te montre en ce moment, que je t’exprime de ce lit où tu m’assistes malade, n’est pas moins fort, n’est pas moins tendre et ne te sera pas moins utile que celui que je t’ai prodigué l’année dernière.

Bien que mademoiselle de Liron eût modéré sa voix, elle fut obligée de cesser de parler pendant quelques instants. Ernest profita de ce repos pour lui faire prendre une boisson calmante, dont l’usage lui avait été prescrit par les médecins. Outre cela, sa cousine le pria de replacer les oreillers de manière à ce qu’elle fût plus à l’aise sur son séant, situation qu’elle était forcé de conserver depuis plusieurs jours pour diminuer la fréquence et l’effet des étouffements qu’elle éprouvait.

Lorsque toutes ces dispositions furent prises :

— Mets ton épaule près de l’oreiller, dit Justine à Ernest, afin que je m’accote à toi pour te parler plus à l’aise et de plus près. Si je meurs avant toi, dit-elle, tu garderas ce lit, n’est-ce pas ?

À de semblables questions on ne peut répondre que par des caresses et des larmes ; et c’est ce que fit Ernest.

— Comme la vie d’amour s’accomplit rapidement ! continua mademoiselle de Liron, en promenant son regard sur toutes les faces de l’alcôve et sur son lit ! un an ; c’est court !... Allons, Ernest, du courage, ne pleure pas ainsi. Que veux-tu ? nous n’y pouvons rien, si ce n’est profiter des avantages que cette occasion présente encore. L’année dernière après ton départ, tu t’es montré digne d’être aimé ; tu t’es conduit avec courage. S’il en eût été autrement, j’étais une femme déshonorée à mes propres yeux, et loin de là je suis fière de ce que j’ai fait. Entends-tu, mon Ernest ? fière !... Tu partais l’an passé ; cette année, c’est moi qui serai forcée peut-être d’entreprendre un grand voyage ; mais avant je veux, cette année comme la précédente, faire mes conditions avant de nous séparer.

— Ô Justine ! s’écria Ernest, quelles funestes idées as-tu donc ?

— Il faut tout prévoir, mon ami, et ne pas se laisser surprendre. Écoute-moi bien attentivement : au point de douce familiarité où nous sommes parvenus aujourd’hui, il n’est plus rien que je ne puisse te dire ; je te rappellerai donc cette nuit délicieuse qui précéda le jour de ton départ : tu le sais, le souvenir que j’en conserve est aussi doux que le tien ? Eh bien, mon ami, cette soirée que nous passons ensemble, aujourd’hui, cette entière confiance de nos âmes, ces liens du cœur qui font que nous n’avons qu’un seul et même intérêt, cet inexprimable bonheur que nous éprouvons à nous avouer jusqu’à nos fautes, à confondre et à mêler nos pensées les plus secrètes, cet amour enfin que nous ressentons tous deux en ce moment, grave, sérieux, triste même, je l’avoue ; il laissera dans ton âme un souvenir beaucoup plus durable, et qui avec le temps deviendra bien plus délicieux encore que celui de nos brûlantes ardeurs. Ô Ernest ! ce nouvel amour, c’est encore moi qui te le fais connaître ! Aie donc confiance en moi, je ne te tromperai pas plus cette fois que l’autre, et ne crains pas de me faire des promesses, si je t’en demande.

Mademoiselle de Liron cessa de parler à ce moment, elle laissa aller sa tête sur l’épaule de son ami.

— Je m’arrête un instant... dit-elle en parlant avec peine, la respiration me manque...

— Garde le silence, ô ma Justine ! lui répondit Ernest en la soutenant dans ses bras ; ne parle pas, cela te ferait mal.

Elle resta près d’un quart d’heure observant le silence, qu’elle n’interrompit que pour réclamer des soins de son ami. Tantôt c’était pour supporter sa tête, une autre fois elle désira qu’il raffermît l’oreiller sur lequel elle s’appuyait pour se maintenir sur son séant, et enfin elle demanda à boire.

— Merci, lui dit-elle, je me sens mieux. Donne-moi ta main, Ernest, pose-la ici ; sens-tu comme mon cœur bat ?

En effet, la violence des pulsations était telle qu’Ernest n’osa en rien dire. Il baisa doucement la main de sa cousine, et elle comprit qu’il était effrayé, car les caresses des amants se modifient comme leurs pensées.

— Figure-toi, ajouta-t-elle, que quelquefois pendant la nuit, le bruit que fait mon cœur me réveille.

— Pauvre amie !

— Ne me plains pas trop, ce réveil a quelques douceurs. Oui, et cela t’étonne ? Oh ! si tu savais quand ce mal a commencé et tout ce qu’il me rappelle !

Elle lui serrait la main en prononçant ces mots.

— Pendant ton absence je n’en ressentais jamais les atteintes sans que tu ne devinsses en quelque sorte présent à mes yeux. Aussi mon mal, ce mal qui me tuera peut-être, je l’aime ! Toujours mes douleurs sont acompagnées de joie, et je crois que j’éprouverais du regret si je guérissais entièrement.

Ernest pressa Justine dans ses bras, et ils confondirent leurs larmes.

— Soyons sages, dit mademoiselle de Liron, qui se replaçait sur son oreiller en essuyant ses yeux ; nous oublions les ordonnances des médecins, et vous particulièrement, Ernest, à qui on en a confié l’exécution. Soyons sages, mon ami ; il me semble que nous touchions un point fort sérieux, car il ne faut pas perdre de vue le grand voyage que je vais peut-être faire, et les précautions que nous avons à prendre en nous quittant. Je t’ai dit des choses bizarres sur le mariage, mon Ernest ; mais, tu dois t’en souvenir, elles ne s’appliquaient qu’à moi seule. Le destin m’a jetée hors de la société ; et ce qui la remplace pour moi, c’est toi, toi qui as été et qui es ma règle, ma loi suprême. Sans toi, sans l’intérêt que je prends à tout ton être, je ne comprends plus rien à la vie. Aussi, comme d’ici à peu de temps je ne te serai plus utile à rien, voilà encore une des raisons pour lesquelles j’aime mon mal ; j’espère qu’il mettra fin à mon amour, à ma vie et aux embarras innombrables que je te causerais infailliblement. Ne m’interromps pas, Ernest... Non, je ne t’écouterai pas, dit mademoiselle de Liron en se bouchant les oreilles, cuirasse ton cœur pour m’entendre, et laisse-moi continuer ; j’ai failli te jouer le mauvais tour que m’a fait le destin ; mais, grâce au ciel, je m’en suis aperçue à temps, et je t’ai rendue à ce monde, où tu es heureusement placé. Ah ! ne t’attends pas à des semblants de modestie de ma part ! Je suis joyeuse, fière, triomphante de ce que j’ai fait pour toi ! C’est l’amour que tu m’as inspiré qui m’a guidée. Aujourd’hui, comme il y a un an, j’ai donc acquis des droits sur ton cœur, sur ton âme. Aujourd’hui, comme il y a un an, parce que tu es reconnaissant, généreux, je ferai encore usage à l’instant même de ces droits.

— Ô Justine ! que vas-tu dire ? s’écria Ernest.

— Je veux, continua mademoiselle de Liron, sans écouter cette question, je veux que tu te prépares à l’idée de notre séparation.... mais ma langue a été timide, c’est de ma mort que je voulais dire.

— Justine ! Justine ! à quelles épreuves me mettez-vous ? répéta plusieurs fois Ernest.

— Continuons, continuons sans nous troubler, reprit mademoiselle de Liron ; toutes mes dernières volontés ne te sont pas encore connues. Je veux donc que tu accoutumes ton âme à ma mort ; quant aux regrets que tu éprouveras de ma perte, il serait insensé à moi de te les interdire. Le cœur n’obéit pas à des ordres ; mais ta volonté peut beaucoup sur lui, et si tu veux honorer ma mémoire, si les désirs que je forme en ce jour et le souvenir que tu en conserveras te sont chers, fais que tes regrets se transforment en courage ; souviens-toi que ta Justine serait mécontente si elle te voyait céder sous le poids du chagrin et négliger les soins que tu dois prendre de ta santé, de ton état et de la culture de tes talents ; le ciel t’a doué, Ernest, de qualités éminentes ; développe-les, utilise-les, c’est un devoir sacré pour un homme. N’est-ce pas, mon ami, ajouta-t-elle en lui prenant la main, n’est-ce pas que tu feras tous tes efforts pour armer ton cœur de ce courage ?

— Oui, Justine, je te le jure.

Mademoiselle de Liron baisa plusieurs fois le front, puis les yeux humides de son cousin.

— Ah ! continua-t-elle, que notre amour est grave, Ernest ! mais t’aperçois-tu aussi comme il est devenu sublime ? T’en souviens-tu ? tu me disais il y a un an : « Je vous ai aimée d’abord comme une mère, je vous ai bientôt chérie comme une sœur. » Eh bien ! depuis que j’ai été ton amante ! il y a huit jours encore j’avais pour toi la tendresse d’une sœur, mais aujourd’hui je sens que mon amour pour toi redevient celui d’une mère ; ce titre seul peut en caractériser la puissance et la nature. Viens, Ernest, viens dans mes bras, que je retrouve mon enfant !

— Ne vous agitez pas ainsi, disait Ernest en répandant des larmes ; au nom du ciel, épargnez vos jours !

— Je ne redoute plus rien à présent. Je n’ai plus que quelques mots à dire pour avoir achevé ma tâche ; demain peut-être la parole, la raison, la vie même me manquera ; profitons donc des instants qui nous restent.

— Ô Dieu ! ménagez vos jours, répéta Ernest, ménagez-les.

Mais mademoiselle de Liron sans s’émouvoir lui répondit :

— Ne t’en mets pas en peine et porte toute ton attention à mes dernières volontés, mon enfant.

Ces paroles, prononcées avec l’accent de l’autorité et de la tendresse, avaient quelque chose de si auguste, qu’elles commandèrent à Ernest un respectueux silence. Alors soulevant de sa main la tête de celui qu’elle n’appelait plus que son enfant, mademoiselle de Liron lui dit :

— Regarde-moi !… te sens-tu venir le courage ? ton cœur s’est-il raffermi ? et penses-tu sérieusement à agir conformément à mes vœux quand je ne serai plus ?… Réponds-moi, mon enfant.

— Oui, dit enfin Ernest en touchant respectueusement de ses lèvres la main de sa cousine.

— Parmi ces vœux, continua-t-elle, il en est un que je ne t’ai pas encore exprimé, et voici le moment de te le faire connaître. Oui, Ernest, je désire que tu te maries. Tu dois sentir que, sans prescrire de bornes fixes au chagrin, aux regrets qu’il est impossible que tu n’éprouves pas après moi, cependant j’attends de ta raison, de ton courage, de ton amour pour moi enfin, de grands efforts pour en tempérer la violence et la durée. Je te le répète donc : je désire que tu te maries. Il serait fâcheux que toute ta vie ne s’appuyât plus que sur des souvenirs, et je quitterais la mienne avec amertume si je pouvais croire que toute la tendresse que je t’ai montrée pût, dans l’avenir, étouffer l’espérance d’un autre bonheur ! Nous avons passé ensemble le temps des folies de l’adolescence ; il se trouve qu’elles ont rempli, complété ma vie ; c’était là ma destinée. Mais à présent, Ernest, que tu as jeté la gourme de ton cœur, évite les routes détournées et reprends le grand chemin de la vie. Je n’exige de toi ni serment ni promesses, mais, tu m’entends ? je désires que tu te maries.

Elle se tut et laissa tomber sa tête sur son oreiller. Ernest tenant une de ses mains resta assez longtemps lui-même silencieux et immobile. Les dernières paroles de mademoiselle de Liron retentissaient au fond de son cœur, et tout l’avertissait qu’un événement funeste allait bientôt mettre son courage à de rudes épreuves. Les yeux de la malade étaient fermés, sa figure était pâle, et la régularité de sa respiration difficile était souvent interrompue par des plaintes douloureuses. Ernest approcha doucement sa tête de la sienne, elle ouvrit les yeux.

— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il.

— Mal, mon ami, répondit-elle, puis elle, ajouta :

— Quelle heure est-il ?

Comme il hésitait à répondre :

— Regardez à la montre.

Et en parlant ainsi, elle indiquait du côté de la cheminée. Ernest alla voir, et revint sans rien dire.

— Est-ce qu’elle est arrêtée ? demanda assez vivement mademoiselle de Liron.

Le silence d’Ernest ne lui laissa plus de doute.

— Allons, dit-elle comme se parlant à elle-même, et en coupant ses phrases sans suite : c’est un oubli... la voilà arrêtée !... si elle ne fait plus de bruit, c’est qu’alors... c’est que décidément la véritable heure est venue...

Ernest, qui la vit défaillir, l’entoura de ses bras pour l’assujettir sur son oreiller ; puis, effrayé de l’état de faiblesse où elle était tombée, sans la quitter des yeux il s’éloigna un instant d’elle pour aller sonner Mariette. Cette fille ne tarda pas à paraître, et Ernest eut quelque peine à lui faire réprimer les signes de douleur qu’elle donna en apprenant l’état où était sa maîtresse.

— Faites monter votre mari à cheval, lui dit Ernest ; et qu’il le laisse à M. Tilorier à Clermont, pour qu’il vienne ici en toute hâte !

— Mais M. Tilorier est ici, monsieur.

— Comment ?

— Il est arrivé il y a deux heures en disant qu’il passerait la nuit ici ; il est en bas dans la salle, étendu sur deux chaises.

— Dites-lui de monter.

Mariette obéit et rentra bientôt avec le médecin, qui, en effet, bien qu’il ne fût que trop certain que tous les secours de son art seraient inutiles, était venu pour être là auprès d’elle. Il regarda attentivement la malade, approcha son oreille de sa poitrine, lui tâta le pouls, et resta immobile et muet, tandis qn’Ernest et Mariette cherchaient vainement à lire quelque chose dans ses yeux. L’inquiétude d’Ernest s’était tellement accrue par ce silence, qu’il ne put la contenir plus longtemps. Il s’écarta du lit, fit un signe à M. Tilorier, qu’il conduisit dans la partie la plus reculée de la chambre, et là, lui demanda ce qu’il pensait de la malade. Le médecin baissa les yeux, secoua doucement la tête et ne dit mot.

— Mais enfin, que peut-on lui faire ? N’est-il rien que l’on puisse lui donner comme soulagement ?

M. Tilorier tourna nonchalamment la tête vers le guéridon sur lequel étaient plusieurs fioles de médicaments, et après en avoir pris une comme au hasard :

— Tenez, dit-il, faites-lui prendre une cuillerée de ce calmant.

Et il alla se jeter dans un fauteuil pour dérober aux assistants les larmes qui roulaient dans ses yeux.

La nuit fut longue et douloureuse pour tous. Les suffocations de la malade devenaient toujours plus fréquentes, et vers les trois heures du matin, où la parole lui revint par instants, on s’aperçut qu’elle avait du délire. Après avoir consulté Ernest, M. Tilorier sortit et rentra bientôt accompagné du curé de Chamaillères. On fit les prières d’usage autour du lit de mademoiselle de Liron. Tout le monde était à genoux, excepté Ernest, qui, placé derrière l’oreiller de sa cousine, la soutenait presque toujours par-dessous les bras, afin qu’elle put respirer moins douloureusement. Dans de semblables malheurs, rien n’augmente le courage et la résignation comme les soins pénibles et fatigants que l’on est obligé de donner à un mourant qui nous est cher. M. Tilorier et Mariette pleuraient ; mais à mesure que l’instant fatal semblait s’approcher, Ernest rassemblait toutes les facultés de son âme, toutes les forces de son corps, pour aider sa chère mourante à quitter la vie le plus doucement possible. La tête placée entre celle de sa cousine et son épaule, il écoutait, il interrogeait en quelque sorte ses douleurs, et par le balancement de ses bras, il obéissait, tout en les modérant, aux divers mouvements que les vicissitudes du mal lui faisaient prendre. Mademoiselle de Liron ne laissait plus entendre habituellement que des plaintes, et, par instants, des mots sans suite. Les intervalles où son esprit redevenait lucide étaient rares et courts. Une fois, elle mit ses mains sur celles d’Ernest, qu’il tenait croisées sur la poitrine de mademoiselle de Liron pour la soutenir. Comme elle ne pouvait voir la figure de son cousin placé derrière :

— C’est vous, Ernest, dit-elle, que je sens, n’est-ce pas ?

— Oui, lui répondit-il.

— Ne me quittez plus, ajouta-t-elle ; puis elle retomba dans l’abattement.

Il s’était à peine écoulé un quart d’heure qu’elle sembla reprendre de l’agitation. Ernest avait retiré momentanément son bras gauche d’auprès du corps de sa cousine, pour faire cesser l’engourdissement que des efforts prolongés et le défaut de mouvement y avait causé. La pauvre malade, comme si elle eût été jalouse de ces derniers secours que son ami lui donnait, tout en murmurant des plaintes confuses, porta sa main avec brusquerie et inquiétude là où elle voulait retrouver celle qu’elle n’y sentait plus. Ernest la comprit, et glissa de nouveau son bras autour d’elle. Dès qu’elle le sentit, elle le pressa avec assez de force encore ; mais lorsqu’elle voulut exprimer sa joie, elle ne put articuler clairement aucune parole, et depuis lors elle ne parla plus.

Cependant Mariette, appuyée sur le pied du lit, pleurait silencieusement en regardant sa maîtresse, tandis que M. Tilorier, assis au fond de la chambre et dissimulant la direction de son regard, observait toutefois avec une inquiétude croissante les progrès de l’agonie. Mademoiselle de Liron ouvrit deux ou trois fois les yeux comme font les mourants lorsque de la porte du néant on dirait qu’ils interrogent l’avenir. Sans faire de bruit, le médecin se leva et fit quelques pas vers le lit. L’attention que Mariette porta à cette action arrêta ses larmes, et Ernest, à qui l’émotion du médecin n’était pas échappée non plus, redoubla de prévoyance auprès de la malade. Elle souffrait ; on s’en apercevait à ses mouvements convulsifs, à ses plaintes sourdes. Tout à coup elle laissa échapper des gémissements. Comme M. Tilorier se retira de quelques pas en portant la main sur ses yeux, Ernest, dont la position ne lui permettait pas de suivre les altérations du visage de sa cousine, refoula vivement les oreillers derrière elle pour la maintenir dans la même attitude, et se laissa glisser à genoux sur le devant du lit pour la voir. Il arriva juste au moment où elle respirait encore ; mais après quelques secondes, il reçut sur son front le dernier souffle qu’elle exhala. M. Tilorier et Mariette tombèrent à genoux, et tous les trois restèrent silencieux dans cette position pendant plusieurs minutes.

Ce fut Ernest qui se releva le premier et qui rompit le silence :

— Elle est morte, dit-il.

M. Tilorier et lui se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et Mariette commença à sangloter, puis à pleurer à chaudes larmes.

Ernest ne pleurait point. Il ne s’était pas attendu à ce que la mort serait si prompte, et son âme renfermait un surcroît d’énergie qui n’avait pas été employé ; seulement sa bouche devint amère. Après avoir pris deux gouttes de vinaigre, il retourna vers le corps inanimé de mademoiselle de Liron, lui ferma les yeux, et se tourna ensuite vers M. Tilorier, auquel il exprima par ses gestes le désir de rétablir un peu d’ordre dans tout ce qui entourait la défunte ; le médecin l’aida, le dirigea même pour remplir ce premier devoir.

Ainsi mourut presque subitement mademoiselle Justine de Liron.

Les relations qu’Ernest avait eues avec elle, le besoin impérieux de la remplacer dignement auprès de son oncle d’abord, et ensuite envers tous les gens de la maison, firent sentir à ce jeune homme l’obligation de revêtir sa douleur de décence. Dès que sa cousine eut fermé les yeux, l’âme d’Ernest prit donc une existence, une force nouvelle, pour s’élever au-dessus des faiblesses de la douleur vulgaire. Les conseils de mademoiselle de Liron, qui jusque-là n’avaient pénétré que son cœur, frappèrent tout à coup sa raison, et il sentit qu’elle l’avait fait homme, et qu’elle l’avait investi de la dignité de chef de famille.

L’âme de cette excellente personne a pu se réjouir, à ce moment et depuis, de son ouvrage. Ernest ne fit plus rien dans sa vie sans s’assurer mille et mille fois par la réflexion que sa conduite mériterait l’approbation de sa cousine, et mademoiselle de Liron fut toujours pour cet homme un véritable ange gardien.

Au moment de sa mort, M. de Thiézac, averti depuis quelque temps de sa maladie, était venu revoir Ernest, lui offrir ses services, ses conseils, pour les affaires de la succession de son oncle, dont la raison était tout à fait altérée. Sensible à cette marque d’intérêt, Ernest avait accepté ces offres avec reconnaissance, et il s’établit entre ces deux hommes des relations d’amitié sincère.

Le vieux M. de Liron mourut peu de jours après sa fille. Par son testament, dont il était facile de s’apercevoir que mademoiselle Justine de Liron avait dirigé l’esprit et arrêté même les détails, il faisait Ernest de P*** son héritier.

M. de Thiézac ne borna pas les marques de l’attachement que lui avait inspiré Ernest aux soins qu’il prit de l’éclairer et de l’aider pour mettre toutes ses affaires de succession en règle. Il avait encore eu l’attention délicate d’écrire à M. N***, le ministre des relations extérieures à Paris, pour le prévenir des malheurs qu’Ernest avait éprouvés, et du besoin que ce jeune homme avait d’une prolongation de congé pour tranquilliser son âme et régler les intérêts de sa nouvelle fortune. Ces démarches avaient eu un plein succès, et M. N*** n’avait rappelé Ernest auprès de lui que d’après l’avis que lui avait donné M. de Thiézac.

On n’entrera pas dans de plus amples détails sur ce qui touche Ernest. On dira seulement que ce jeune homme, rappelé à Paris, courut pendant sept ans la carrière diplomatique. La gravité que son caractère avait prise depuis la mort de sa cousine porta ses goûts vers les études sérieuses. Pendant les voyages qu’il fit en Amérique et en Europe, il eut l’occasion de perfectionner la connaissance qu’il avait déjà de plusieurs langues, et il s’est adonné particulièrement à l’étude de l’histoire. La plupart de ses loisirs étaient employés à des travaux dont on verra peut-être les résultats un jour.

Tout ce qu’il pouvait y avoir d’ambition dans l’âme d’Ernest ne s’appliquait pas à la recherche du pouvoir ou d’une grande fortune. Aussi, avec la capacité remarquable qu’il avait pour les affaires, ne fit-il pas, comme on dit vulgairement, son chemin. Son esprit recherchait naturellement l’étude, et son cœur avait besoin d’aimer en repos. Le tracas des affaires, qui lui avait été fort utile après la mort de mademoiselle de Liron, lui devint désagréable lorsque le temps eut permis à son âme de chercher une situation fixe pour passer sa vie aussi heureusement qu’il est possible.

Il revint en Auvergne, revit avec émotion, mais non sans plaisir, ses biens de Chamaillères, et alla faire visite à M. de Thiézac dans les environs de Saint-Flour. Ce fut là, dans la famille de cet homme aimable et sincèrement bon, qu’il trouva l’occasion de remplir le dernier vœu que mademoiselle de Liron avait formé pour lui, avant de mourir. M. de Thiézac avait chez lui une nièce de sa femme, jeune personne de dix-sept ans, dont les grâces étaient, comme son caractère, faites pour attirer l’attention de ceux qui la voyaient. M. et madame de Thiézac eurent l’idée d’un mariage, presque aussitôt qu’ils virent Ernest dans la maison. Élise, leur nièce, y pensa aussi, comme cela arrive à toutes les jeunes personnes quand elles voient un homme à marier. Pour Ernest, l’idée ne lui en vint que plus tard, et lorsqu’il se détermina à faire cette union, il y eut de sa part plus de raison que d’amour.

Enfin il se détermina à prendre le grand chemin de la vie, comme lui avait dit sa cousine, et il fut raisonnablement heureux, chose bien rare.