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Rouletabille chez les bohémiens/02/VI

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VI. — Un coup de théâtre

Il était plus de deux heures et demie quand Rouletabille avait quitté si précipitamment la compagnie de M. Crousillat, il était près de six heures quand il réapparut à Lavardens… son carnet ne porte aucune indication sur la manière dont il employa ces trois heures, mais les propos du petit berger au faux gendarme la Finette nous permettent facilement d’imaginer qu’il y eut cet après-midi à la Roche-d’Ozoul deux oreilles et deux yeux sur lesquels on ne comptait certainement pas… Nous retrouvons donc Rouletabille à Lavardens… Comme toujours, il paraissait fort pressé ; il pénétra hâtivement dans le Viei Castou Nou, bondit dans le vestibule, gravit quatre à quatre les degrés de l’escalier qui conduisait au premier étage, bouscula quelque peu des gens en deuil, vagues parents de M. de Lavardens qui surveillaient l’héritage depuis la disparition d’Odette, et, finalement, trouva celle qu’il cherchait, c’est-à-dire la femme de chambre, qu’il poussa dans un petit cabinet dont il referma vivement la porte sur eux deux…

Estève ne pouvait plus voir maintenant Rouletabille sans se mettre à trembler comme une feuille. Elle joignit les mains et lui dit :

— Monsieur, je vous jure que je vous ai tout dit !

— Écoute ! fit Rouletabille en lui abaissant les mains, je vais te poser une question à laquelle il ne sera pas difficile de me répondre, mais qui a une importance que tu ne soupçonnes pas !…

— Moun Dieu ! qu’est-ce que ça peut bien être encore ! gémit la pauvre Estève…

— Tu vas me dire, fit Rouletabille penché sur la femme de chambre qui le fixait avec un effroi grandissant… Tu vas me dire… Ne me regarde pas comme ça !… c’est moins que rien ce que je vais te demander… Tu vas me dire si Mlle Odette a un signe sur l’épaule gauche !…

— Un signe sur l’épaule gauche ?… répéta la soubrette en ouvrant des yeux énormes… en voilà une question !…

— Je ne te demande pas d’apprécier ma question, je te demande d’y répondre !… A-t-elle un signe sur l’épaule gauche ?

— Bien sûr que non, qu’elle n’a pas de signe sur l’épaule gauche… ni sur l’épaule droite !…

— Enfin, tu me comprends bien !… insista Rouletabille… on a quelquefois sur la peau ce qu’on appelle une tache de vin, ou une envie !… tu l’as souvent déshabillée, ta petite maîtresse, tu aurais pu voir !…

Péchère ! si j’aurais pu voir !… Elle n’avait rien du tout !… Elle avait la peau aussi nette qu’un miroir…

— Pas une tache ? Rien ?

— Non ! que je vous dis…

— Pas même un petit grain de beauté, caspitello !…

— Elle était belle de bout en bout, mais de grain de beauté, non, elle n’en avait pas !…

— Tu ne me trompes pas ? Tu n’as du reste aucune raison de me tromper !

— Eh ! qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse qu’elle ait un grain ou qu’elle n’en ait pas !…

— Bien, fit Rouletabille pensif… c’est tout ce que je voulais savoir… et il la quitta brusquement comme toujours.

— C’est lui qui a un grain !… murmura Estève derrière lui.

Le reporter venait de quitter le château et entrait dans le petit bourg de Lavardens quand il aperçut Jean qui se dirigeait vers la grille du Viei Castou Nou. Il l’appela. Aussitôt Jean courut à lui.

— Je te retrouve !… s’écria Jean… Tu te rappelles ce que tu m’avais dit ?

— Quoi donc ?

— Que j’aurais des nouvelles d’Odette.

— En effet, je me souviens de t’avoir dit quelque chose comme ça !…

— Eh bien, figure-toi que j’ai fait une rencontre extraordinaire. Je me trouvais dans la campagne, à deux pas d’ici. Je ne m’étais pas trop éloigné du Castou Nou puisque tu me l’avais recommandé.

— Et alors ?

— Et alors, je m’étais assis sur un talus, pensant à tout ce que tu m’avais dit, assez triste du reste, malgré tes encouragements, et me demandant comment tu pouvais parler avec tant d’assurance d’une affaire qui m’apparaît de plus en plus obscure, de plus en plus atrocement mystérieuse… et où je trouve, sans en soupçonner la raison, tant de gens ligués contre nous… quand je vois arriver une petite gamine couverte de haillons, une petite bohémienne certainement, qui portait des paniers et un fagot de scions d’osier… Elle regarda autour d’elle, comme si elle voulait s’assurer qu’elle n’était vue de personne… et puis, se penchant sur moi, elle me dit :

» — Vous êtes bien monsieur Jean ?

» — Oui, fis-je, que me veux-tu ?

» Elle répondit à ma question en m’en posant une autre :

» — Seriez-vous bien aise, me dit-elle, d’avoir des nouvelles de la demoiselle ?

» Tu penses l’effet que me produisirent ces paroles, surtout après ce que tu m’avais dit…

» — Mais certainement, lui fis-je, j’en serais très heureux… »

» Elle regarda encore autour d’elle :

» — Surtout ne dites jamais que vous m’avez vue, car ils me tueraient !

» Je la rassurai.

» — Eh bien, me jeta-t-elle tout bas… quelqu’un peut vous renseigner !… Allez…

» Allez à sept heures, interrompit Rouletabille, allez à sept heures au plan des Roseaux !…

— Comment ! s’exclama Jean médusé, tu le sais ?

— Ne dois-je pas tout savoir ?…

— Et elle s’est éloignée en me recommandant d’y aller tout seul, faute de quoi je ne rencontrerais personne !…

— Je le pense bien !…

— Puisque tu savais que l’on me fixait ce rendez-vous, tu étais venu pour aller avec moi ?

— Jamais de la vie !… Je ne veux pas te faire rater ton rendez-vous, moi !… Tu dois y aller tout seul ! Vas-y tout seul !…

— Et tu n’as pas d’autres recommandations à me faire ?

— Aucune ! Ah ! si ! je te recommande de ne pas perdre un mot de ce qu’on te dira !… Adieu, Jean, et bonne chance !…

Jean regardait sa montre :

— J’y vais ! fit-il… Ça n’est pas tout près, le plan des Roseaux… et je veux y aller à pied pour n’éveiller l’attention de personne !

— Eh bien va ! et bonne chance !… Pendant que tu seras là-bas, je ne perdrai pas mon temps ici, je te le promets !…

— Je te retrouve au Viei Castou Nou ?

— Mais va donc, bavard !… Tu n’es pas curieux de savoir où est Odette ?…

Jean le quitta aussitôt. Rouletabille prit un chemin opposé. Il paraissait très préoccupé quand, en passant devant un café de Lavardens, son attention fut attirée par un bruit de voix… celles du juge d’instruction et de son greffier qui étaient chez le bistro. Le reporter avança encore la tête et dans le fond de l’établissement, sous une tonnelle, il aperçut les gendarmes attablés devant une bouteille et parmi eux, la Finette leur racontait comment cette canaglia de journaliste lui avait fait rapporter sa tunique et son képi avec tous ses remerciements ! Eh bien ! la prochaine fois qu’il mé tombé sous la main, vous verrez moi si je lé remerciementeré !…

Rouletabille vit encore ici… la bicyclette de M. Crousillat appuyée contre le trottoir… Cette découverte sembla tout à fait déterminer son action… Il se rapprocha de la bécane, l’enjamba et, sans se cacher, dans le moment même que M. Crousillat sortait du café pour venir s’asseoir sur la terrasse, il se mit à pédaler, pédaler…

— Ma bicyclette ! hurla le juge… Ah !… cette fois, il esagère !…

Et il appela les gendarmes qui, eux aussi, avaient leurs bicyclettes et se mirent à la poursuite de Rouletabille en poussant des clameurs de forcenés. Quant au reporter, il s’était retourné et leur faisait des petits signes d’amitié, s’amusant à ralentir son allure quand il avait trop d’avance… bref, semblait prendre un plaisir extrême à voir se dérouler derrière lui ce cortège peu banal de gendarmes glapissant et gesticulant comme des fous. Naturellement, le plus excité de tous était la Finette qui criait :

— Té ! cette fois ! Il ne m’échappera pas !

Rouletabille lui envoyait des baisers…

À sept heures tapant, Jean pénétrait dans le plan des Roseaux. C’était un de ces terrains — si l’on peut donner le nom de terrain à un sol trop souvent mouvant et qui au moment où vous vous y attendez le moins, se dérobe sous le pied – situés entre le fleuve et les digues et qui sont d’autant plus dangereux en cette saison qu’ils verdissent comme une honnête prairie et attirent par leur fraîcheur… Le plan était comme entouré par un cercle de très hauts roseaux dont le pied plongeait dans les marécages…

L’endroit n’était pas pour faire peur à Jean qui connaissait la Camargue dans toute sa grâce et dans toute sa traîtrise. Du reste, la pensée du jeune homme tenait toute dans cette phrase « avoir des nouvelles d’Odette !… »

La première chose qu’il aperçut fut la petite bohémienne qui, après lui avoir adressé un signe de tête amical, disparut sans que le jeune homme s’en préoccupât davantage ; il avançait toujours… un grand silence l’entourait et cette solitude, tout de même, commençait à l’impressionner, quand, soudain, devant lui, les roseaux s’écartèrent… et il vit sortir de derrière ce rideau une autre figure de bohémienne qu’il ne reconnut pas tout d’abord… Alors la femme fit encore quelques pas, lui planta dans les yeux son regard de flamme :

— Callista ! fit-il en reculant instinctivement… Toi ! dans ce costume !…

— Oui ! c’est moi !… fit l’autre en le bravant. Pourquoi t’étonnes-tu ? Ne suis-je pas une Romanée ? Si je l’avais oublié, n’as-tu pas tout fait pour m’en faire souvenir ?… Tu m’avais prise sur la route, j’y retourne, puisque tu m’y rejettes !… Seulement, avant de partir, j’ai voulu te revoir une dernière fois, mon amour !

Et elle éclata d’un rire sauvage…

Jean avait en face de lui quelque chose qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais soupçonné…

Cette Callista avait toujours été avec lui ou nonchalante ou tendre ou simplement boudeuse, ou de temps à autre, naïvement orgueilleuse, comme une enfant superbement gâtée… Et maintenant il avait devant lui la haine ! Ah ! il n’eut pas besoin de la regarder deux fois pour comprendre que tous ses malheurs venaient d’elle !… Et son cœur à lui aussi se remplit d’un sentiment farouche. Il lui saisit brutalement le poignet, à la faire crier : « Odette !… qu’as-tu fait d’Odette ? »

Elle se tordait sous son étreinte, mais continuait son rire effroyable… Elle répéta :

— Odette !… Qu’est-ce que c’est que ça, Odette ?… Qui est-ce qui a vu Odette ?… Monsieur cherche Odette !

Plus que des injures, cette raillerie féroce déchaîna la fureur de Jean qui se prit à secouer cette femme à la briser. Alors, elle s’écria, écumante :

— Eh bien oui ! c’est vrai ! Ton Odette c’est moi qui te l’ai prise !… et tu ne la reverras jamais !… jamais ! jamais ! jamais !

À chacun de ces affreux jamais qui étaient pour lui comme autant de coups de poignard, Jean ne répondait plus, frappait comme une brute cette femme qu’il avait tenue dans ses bras et qu’il aurait voulu voir morte pour ne plus l’entendre !… mais, à chacun de ses coups, l’autre semblait reprendre des forces pour le faire souffrir davantage et ainsi se déchiraient-ils tous les deux quand, tout à coup, Jean chancela, glissa sur les genoux ; il lui parut que quelque animal féroce, quelque chose comme un lion, lui était tombé sur les épaules, car en même temps qu’il s’effondrait sous cette ruée, une sorte de rugissement avait éclaté derrière lui…

Et Callista maintenant se taisait, pendant que Jean et Andréa, liés d’une étreinte forcenée, semblaient avoir juré de mourir étouffés dans les bras l’un de l’autre…

Dans leurs soubresauts, ils s’étaient rapprochés du miroir d’eau que l’on voyait briller entre les hautes tiges des roseaux… Les deux corps y roulaient dans l’espoir qui animait chacun d’eux d’y faire glisser l’autre.

Callista, haletante, était penchée sur eux. Jean, finalement, avait le dessous… Callista poussa un cri au moment où il allait être précipité, et l’on n’eût pu dire si c’était un cri de triomphe ou de douleur…

Mais alors que tout semblait devoir se terminer par le dénouement le plus tragique, la scène changea de face… Un nouveau personnage bondissait dans l’arène… C’était Rouletabille… Il fit entendre un sifflement aigu et aussitôt toute une petite troupe de gendarmes surgissait et, se jetant sur Andréa et Callista, les faisait prisonniers…

La surprise des deux bohémiens était telle qu’ils se laissèrent mettre les menottes sans protestation.

— Eh bien, fit Rouletabille à Jean… je crois qu’il était temps que j’arrive, hein ?…

— Toi, tu arrives toujours au bon moment ! répondit Jean à Rouletabille en l’embrassant.