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Rouletabille chez les bohémiens/04/III

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III. — Où les événements se déroulent comme l’avait prévu Rouletabille

Le départ de l’auberge se passa sans incidents dignes d’être notés. Si nous en exceptons les prisonniers, tout le monde paraissait gai, voilà tout : Rouletabille, les gendarmes et même les chevaux !… Ceux-ci, particulièrement, avaient un petit air guilleret qui n’était point pour déplaire à la Finette et à Cornouilles, lesquels avaient la prétention d’être des cavaliers de tout premier ordre.

— Elles paraissent un peu nerveuses, remarqua simplement la Finette en enfourchant sa bête. Tu leur auras donné bonne rationnée d’avoine, hé ! Cornouilles ?… Vous venez, monsieur Roulétabille ?

— Je m’aperçois que mon pneu est dégonflé, répondit le reporter… Allez devant… un bon coup de pompe et je vous aurai bientôt rejoints !…

Ils partirent donc. Les chevaux commençaient à avoir des mouvements bizarres.

— « C’est peut-être des chevaux vicieux, émit Cornouilles… Nous ne les connaissons pas, nous, ces bêtes-là !…

— Elles ont été si sages !… Qu’est-ce qui leur prend ? s’écria la Finette, presque désarçonné par une ruade brusque à laquelle il était loin de s’attendre.

— Eh là ! la sale bête ! grogna à son tour Cornouilles… est-ce qu’elle a bientôt fini ses galipettes ?…

Sa jument venait en effet de se cabrer à croire qu’elle avait décidé d’achever le voyage sur ses sabots de derrière.

— Fous-lui un bon coup sur le museau !… n’y a rien de tel quand ils se cabrent ! lui cria la Finette.

Mais sa bête se cabrait à son tour. Rageur, il se mit en devoir de lui administrer une raclée. Cornouilles, de son côté, criait :

— Je vais t’apprendre comment je m’appelle !

Les chevaux partirent alors à un train d’enfer et disparurent avec leurs cavaliers dans un tourbillon de poussière, tels ces groupes mythologiques, héros ou demi-dieux qui se cachent aux regards des vulgaires humains dans un nuage que Jupiter envoie à leur secours…

Hélas ! quand le nuage se fut dissipé et que le regard des humains put atteindre jusqu’à la Finette et Cornouilles, ce fut pour découvrir deux cavaliers démontés, désemparés, désespérés, se traînant moulus sur la route, poussant des cris inarticulés, tournant des regards éperdus tantôt vers le couchant au fond duquel avaient disparu leurs chevaux diaboliques et tantôt vers le levant où la route se déroulait devant eux également déserte, c’est-à-dire vide des prisonniers que l’on avait confiés à leur garde.

Alors ils se hissèrent jusque sur le talus et se mirent à gémir comme des enfants qui ont perdu leur mère… Les chevaux ! ils les retrouveraient toujours bien ! mais les prisonniers !…

— Roulétabillé est peut-être sur leurs traces ! soupira Cornouilles…

— Nous n’en sommes pas moinsses déshonorés !… répliqua d’une voix brisée le pauvre la Finette.

Dans le même moment, tout le groupe haletant des bohémiens qui entourait Andréa et Callista délivrés de leurs menottes, débouchait dans le petit chemin en contrebas derrière le bois de châtaigniers où l’auto attendait avec son chauffeur à la peau ambrée et à la moustache de violoniste hongrois… qui se tenait déjà au volant prêt à partir…

— C’est cet homme qui est venu nous chercher et qui a tout arrangé, expliquait le chef de la bande à Andréa… Tu peux avoir confiance en lui, il a le signe !…

Il n’y eut pas d’autres explications ; Andréa et Callista sautèrent dans l’auto et celle-ci démarra le plus vite qu’elle put. Il y avait de forts cahots ; Callista et Andréa se heurtaient. Celui-ci finit par garder la jeune femme sur sa poitrine d’un geste sans réplique et auquel elle consentit à se soumettre… Le chauffeur leur jeta une couverture dont ils s’enveloppèrent… Une demi-heure plus tard, il ralentit un peu l’allure, se tourna, montra le signe devant lequel s’inclina Andréa, et le fixant de ses yeux ronds derrière ses lunettes d’auto, lui demanda :

— Où faut-il vous conduire ?

Ce fut Callista qui répondit en prononçant un mot ou plutôt un nom, celui d’une petite gare forestière qu’ils atteignirent sans autre incident, le soir même.

Là, les bohémiens descendirent et Callista remercia leur sauveur inconnu…

Celui-ci leur proposa de les conduire plus loin, mais ils déclinèrent son offre… Ils n’avaient plus rien à craindre… On ne pouvait imaginer qu’ils fussent déjà sur la frontière… Ils n’avaient point besoin de passeport pour traverser la Suisse… et ils prendraient le premier train aussi bien dans une demi-heure si leur sauveur inconnu leur donnait quelque argent…

— Voilà ce que l’on m’a chargé de vous remettre !… fit celui-ci en glissant dans la main de Callista quelques billets.

— Vous pouvez dire à qui vous a envoyé que nous ne courons plus aucun danger, dit Callista ; du reste, j’espère que nous nous reverrons bientôt !… Les fêtes approchent, ajouta-t-elle en le regardant assez mystérieusement.

— Bientôt, répliqua l’autre, à voix basse… à Sever-Turn !

Callista mit un doigt sur sa bouche… et entraîna Andréa vers la gare. Le chauffeur remonta dans sa voiture et disparut en vitesse au tournant de la route…

Une demi-heure plus tard, Andréa et Callista se casaient dans un compartiment de troisième classe… Callista restait enveloppée de son châle, cachant ainsi ses guenilles. Elle ferma les yeux et parut dormir…

Andréa ne cessa point de la regarder… Elle était revenue parmi eux, ils étaient libres, elle était à lui !…

Il serait bientôt son époux, à la mode cigaine, et leur mariage serait célébré, quelque nuit prochaine, au fond du temple éternel, entre les piliers moussus des hautes futaies éclairés par les lampes du ciel… Il était tellement pris par ce rêve qu’il ne prêta nulle attention au coin de visage qui se montra dans la vitre du triangle encastrée dans la cloison de séparation…

S’il avait regardé à son tour par cette vitre, il eût vu le visage s’écarter… c’était celui d’un monsieur assez fort, au teint couperosé, entre une barbe d’un blond ardent et magnifiquement fournie… Le monsieur s’était tranquillement assis à sa place, à côté d’une grosse femme qui tenait entre ses bras un enfant de quatre à cinq ans, qui dormait. Le voyageur barbu avait tiré un calepin de sa poche et paraissait maintenant fort occupé à y consigner quelques notes.


« Carnet de Rouletabille : Me voici enfin arrivé au point que je désirais. Je suis installé dans le train qui conduit Callista vers l’endroit où se trouve Odette…

» Si je rapproche ce que j’ai appris chez Me Camousse, ainsi que les propos que j’ai surpris soit au rocher d’Ozout, soit autour de la grotte de Zina, si je rapproche tout cela du texte même du Livre des Ancêtres, il ne m’est plus permis de douter qu’Odette est par sa mère, d’origine cigaine, et que c’est elle qui est traînée à Sever-Turn comme étant la petite reine annoncée par les écritures !

« Cependant le Livre des Ancêtres parle d’un signe à l’épaule, d’un signe en forme de couronne… Or il paraît certain… on peut même dire : il est certain (car je n’ai aucune raison de me méfier, à cet égard, des affirmations d’Estève) qu’Odette n’avait aucun signe, n’a aucun signe. En conséquence de quoi je suis forcément conduit à m’imaginer que Zina, pour sauver Odette a truqué le signe !… Ces vieilles sorcières ont des secrets à elles pour faire apparaître sur la peau des taches ou des signes qui paraissent indélébiles… et elle a mis Callista et Andréa en face de la Reine !…

» Cette déduction que je tire des événements a été ma force et ma sécurité… Je savais dès lors que notre Odette, entre les mains des bohémiens, ne courait aucun danger et qu’elle devait être traitée comme une petite majesté… Mais cette consolation-là, je ne pouvais la donner à Jean…

» Je me demande même comment, s’il le sait jamais, il accueillera cette vérité qui me paraît dès aujourd’hui éclatante : Odette est une petite bohémienne !… Elle n’est pas la fille de Mme de Lavardens !… Non ! tant que cela ne sera pas absolument nécessaire, je n’ai le droit de dire cela à personne !… surtout à Jean !…

» Pourquoi se dissimuler qu’il ne me porte pas toujours dans son cœur ?… Le soupçon qui le ronge lui aurait peut-être aussi fait accueillir une pareille confidence comme une abominable invention de ma part, dans le dessein de l’éloigner de notre Odette !…

» Conclusion : j’ai bien fait de me taire.

» Ah ! que de choses m’a révélées le Livre des Ancêtres !…

» D’abord, les raisons de mon cambriolage.

» Depuis qu’Hubert le leur avait volé, les bohémiens le cherchaient partout, ce livre !

» J’imagine maintenant le potin qu’a dû faire dans le Landerneau cigain (Sever-Turn) l’article où je retraçais le texte exact de la prédiction des Écritures, annonçant la venue de la Reine, avec le signe sur l’épaule !…

» Immédiatement, ils ont été persuadés que c’était moi qui avais le livre, que c’était moi qui le leur avais volé !… D’où la visite un peu brutale que je reçus certaine nuit et tout le bouleversement de ma bibliothèque !…

» Or, ce texte je ne le connaissais que par Olajaï, qui me l’avait récité un jour où je lui parlais de l’abaissement où était tombée sa race… Il le connaissait, lui, par cœur, comme tout bon cigain…

» Mais si mes cambrioleurs n’avaient pas trouvé chez moi le livre qu’ils cherchaient, ils n’avaient pas été longtemps à découvrir que j’avais à mon service un cigain… d’où le voyage précipité d’Olajaï aux Saintes-Maries-de-la-Mer ! Il devait avoir reçu l’ordre de venir s’expliquer et il avait été dans la nécessité d’avouer que c’était son indiscrétion qui m’avait instruit du secret des bohémiens, indiscrétion que les événements allaient rendre particulièrement grave !…

» La Race, en effet, attendait la Reine promise pour cette année-là et peut-être l’attendrait-elle encore sans l’intervention de Zina. Toujours est-il que l’enlèvement de Mlle de Lavardens, les révélations de Zina à ses congénères touchant l’origine de la jeune fille, la coïncidence de la mort tragique de M. de Lavardens étaient autant d’événements qui rendaient la situation des Bohémiens des plus difficiles en Camargue, après la publication de mon article

» D’où la terreur d’Olajaï quand il me vit dans le pays ! D’où ses supplications et ses menaces pour m’en faire partir !… Ma présence là-bas était aussi dangereuse pour lui que pour moi !… Il allait peut-être passer pour mon complice !…

» Et ses frères, les cigains, devaient l’avoir encore à l’œil pour qu’on ne l’ait pas revu depuis qu’ils avaient quitté la Camargue !…

» Ils ont certainement dû le forcer à les suivre…

» Ainsi tout s’explique et tout s’enchaîne…

» Le Livre des Ancêtres m’a encore appris autre chose…

» La question se posait pour moi de savoir si Hubert était complice de Callista… Il était allé au pays cigain, il avait volé le Livre des Ancêtres, dont les pierreries ont été certainement pour une bonne part dans la petite fortune qu’il a rapportée de l’étranger… je sais qu’il connaissait, qu’il lisait le cigain… Il savait donc qu’une forte récompense était promise à celui qui rapporterait ce livre…

» Hubert, s’il avait été complice de Callista, eût laissé ce livre compromettant à la place où j’avais eu soin de le rapporter et se serait précipité vers l’endroit où il savait que se trouvait Odette ; dans ce cas il m’eût été facile de le suivre… mais son premier soin est d’emporter le livre avec lui, le livre qui lui vaudra la récompense, et nul doute que, comme récompense, il ne demande Odette !… Donc, le livre disparu m’apprend qu’Hubert n’est pas complice… Mais où court-il ? Certainement à Sever-Turn, au plus vite… à Sever-Turn, où se trouve celui qui commande à toute la race !… je n’avais donc pas à m’occuper d’Hubert… mais d’Odette… qui, elle, est conduite à Sever-Turn par les chemins les plus détournés, car les cigains se méfient… les cigains qui savent que je me doute de tout, moi, et que je n’ignore certainement pas qu’en leur reprenant Odette, je leur reprendrai leur reine !… Callista a bien compris mes allusions à ce sujet, dans le cabinet du juge d’instruction !… et sa réplique haineuse : « On ne retrouvera jamais Odette ! » m’eût confirmé dans cette idée que ce n’est point sur la route directe de Sever-Turn qu’il faut la chercher !…

» Eh bien, maintenant, Callista va me conduire elle-même auprès d’Odette, va me la livrer elle-même !… Ah ! maintenant, j’ai hâte d’agir !… J’ai joué le tout pour le tout ! Si j’avais perdu, Odette arrivait avant moi à Sever-Turn et là nulle puissance au monde ne nous l’aurait rendue !…

» Je connais cette race : ils seraient plutôt morts jusqu’au dernier avec leur reine, sous les murs de leur temple !… Mais j’ai gagné !… j’ai gagné !…

» Ah ! catastrophe !… »