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Rouletabille chez les bohémiens/09/V

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V. — Mais quelqu’un troubla la fête

Pendant ce temps, Jean, au fond de son cachot, attendait les événements. Il ne désespérait pas. Certains faits s’étaient produits depuis trois jours, qui lui donnaient du courage pour supporter sa hideuse captivité : l’apparition rapide de Rouletabille sous les vêtements du vieillard du grand conseil, les quelques mots qu’il lui avait jetés prouvaient que rien n’était encore perdu et que l’on s’occupait de son salut.

Du reste, les quelques moments qu’il avait pu passer avec Odette lui avaient empli le cœur d’une joie infinie, et si dures qu’eussent été pour lui les heures qui avaient suivi, il en avait gardé un souvenir qui le soutenait étrangement dans son agonie… L’amour apporte en lui une telle force qu’il incline les plus misérables vers un inlassable optimisme…

Aussi bien n’avait-il pas eu tort de désespérer… On avait voulu l’empoisonner… mais Rouletabille était survenu à temps… et maintenant, il recevait assez régulièrement la visite de Zina qui lui apportait de la nourriture, cependant que les gardiens gagnés par Callista la laissaient faire avec une certaine complaisance.

Zina goûtait à ces aliments apportés par elle, lui prouvant ainsi qu’ils étaient inoffensifs et elle ne le faisait pas sans avoir fait entendre certaines paroles énigmatiques où il avait cru démêler que tant de misères auraient une fin prochaine et qu’il serait bientôt réuni à Odette…

La veille elle lui avait dit catégoriquement : « C’est pour demain !… »

Pour demain, quoi ?… La délivrance ?… Évidemment !…

Il n’avait pas revu Rouletabille, mais maintenant, il ne doutait pas qu’il travaillât pour lui, dans l’ombre. Il en était arrivé à ce point qu’il n’entendait plus un pas dans le corridor du cachot sans tressaillir…

Et soudain, il se dressa dans son cachot. Une ombre était contre la grille et introduisait une clef dans la serrure… Il s’étonna de ne pas reconnaître l’ombre de Zina… Qui était donc celle-ci ?… Elle entra…

C’était Callista !

Il laissa échapper une exclamation douloureuse… Mais elle lui disait : « Viens ! »

Il ne bougea pas… Elle répéta :

-Viens ! tu es libre !…

Il la regardait, plein d’une sinistre angoisse. Il ne comprenait point, ce n’était pas elle qu’il attendait… D’elle était venu tout le mal ! Il se méfiait. Elle ne pouvait apporter avec elle que quelque nouvelle perfidie… Il finit par lui demander :

— Pourquoi es-tu ici ?…

— Pour te délivrer !…

— Je ne te crois pas !…

— Suis-moi et tu verras !…

— Où vas-tu me conduire ?…

— Où tu voudras !… à la liberté !… viens ! tu n’as rien à craindre !… J’ai obtenu ton pardon du grand conseil… À ma voix, les vieillards se sont laissé apitoyer. J’ai dit combien tu avais été bon pour moi et j’ai ajouté que tu avais assez souffert !… J’ai promis que tu quitterais Sever-Turn pour n’y plus revenir !… Et voici l’ordre de la liberté !…

Cet ordre, elle le lui tendit… Il le lut à la lueur d’un falot qui brûlait en face, de l’autre côté de la grille… C’était donc vrai ! Il était libre !… Il dit :

— Mais je ne quitterai Sever-Turn qu’avec Odette !…

— N’espère plus cela ! Et si tu m’en crois, ne pense plus à Odette… elle ne pense plus à toi !…

— Je ne te crois pas !… mais je te retrouve !… Je savais bien que tu ne pouvais venir près de moi que pour me faire souffrir !… Du reste, tes paroles sont vaines !… je ne sais pourquoi je t’écoute !… je suis libre !… Eh bien, adieu !…

— Adieu Jean !…

Il fit un pas pour sortir… c’est elle qui restait maintenant dans le cachot… Il se retourna : « Tout de même, fit-il, si c’est à ton intention que je dois de revoir la lumière du jour, tu as racheté bien des choses et je te pardonne, Callista !…

— Pardonne-moi, car tout ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que par amour pour toi !… Quoi que tu fasses et quoi que tu apprennes, souviens-toi que tu n’as pas d’esclave plus soumise que moi !…

— Ni plus menteuse !… Pourquoi m’as-tu dit qu’Odette ne pense plus à moi !… Tu es folle ?…

— Je ne suis pas folle !… Va !… sur ton chemin chacun pourra te renseigner aussi bien que moi !…

— Explique-toi !… Tu me caches encore quelque chose !…

— Je ne te cache rien, mais je ne tiens pas à t’expliquer quelque chose qui te fera sans doute encore souffrir !… Alors tu te retournerais encore contre moi !… J’en ai assez de ta parole irritée !…

Il sortit… Il n’y avait personne dans le corridor… Il ne savait où diriger ses pas… Il se retourna encore vers Callista qui sortait elle aussi du cachot et en repoussait la grille…

— Laisse-moi te conduire, fit-elle. Il vaut mieux que tu sortes d’ici sans être aperçu de la garde du palais à laquelle il faudrait fournir des explications. Je connais un chemin souterrain qui te conduira directement dans le temple… Là, nul ne fera attention à toi, car c’est grande cérémonie et tu pourras gagner ainsi le quartier européen…

— Il y a beaucoup de monde dans le temple ?

— Une foule énorme ; songe donc !… c’est aujourd’hui le mariage de la queyra !

— Quelle queyra ? s’écria Jean d’une voix rauque…

— Mais je n’en connais pas deux, mon cher !… Aujourd’hui, Odette se marie !

Ces trois mots : « Odette se marie ! » étourdirent Jean à ce point qu’il ne laissa entendre ni une protestation ni un gémissement.

Il lui sembla que son cœur cessait de battre et que la vie, en lui, et autour de lui, s’arrêtait. Il n’y avait plus rien au monde que cette affreuse chose : Odette se mariait. Odette allait appartenir à un autre !…

Il ne doutait pas de la parole de Callista. Il comprenait maintenant pourquoi elle le délivrait. Si elle n’avait pas eu une pareille nouvelle à lui annoncer, elle ne serait point venue, elle ne lui aurait pas ouvert les portes de son cachot.

Enfin, ne prenait-elle pas la précaution de le conduire elle-même à la cérémonie ? Avec quelle joie elle avait dû accourir ! Il ne l’avait jamais autant détestée ni méprisée. Et quand il fut revenu un peu du coup qu’elle lui avait porté, il se vengea avec ignominie, comme il convenait.

Il prononça ce mot qui est la dernière injure dans le langage cigain : Ushela (chienne), et il cracha de son côté comme il avait vu faire aux bohémiens irrités…

Elle ne s’en formalisa pas outre mesure. Elle haussa les épaules en le regardant avec pitié et reprit sa marche… Ils passaient par le chemin qui avait déjà servi à Rouletabille ; à la grille, elle s’arrêta pour l’ouvrir. Alors Jean lui dit :

— Je connais Odette… Elle m’aime ! Toi-même ne saurais en douter ! Tu as surpris notre baiser au fond du cachot ; quand on échange de ces baisers-là, c’est pour la vie !

— Odette n’est pas morte et elle se marie !… répliqua l’autre âprement.

Mais Jean lui répliqua sans hésitation :

— On lui a certainement fait violence ! on a dû la menacer de je ne sais quelles horreurs, sur lesquelles, peut-être tu pourrais me renseigner. Je n’en veux pas à Odette ! C’est une enfant, et elle est bien jeune pour souffrir !…

— Tu as dit le mot : c’est une enfant !… appuya Callista… une enfant sincère ; je la juge ainsi, mais une enfant qui ne sait pas beaucoup ce qu’elle veut… Elle a commencé par aimer Hubert, elle t’a aimé ensuite, puis elle a eu un certain penchant pour Rouletabille, puis elle t’est revenue après ; enfin, elle consent à épouser Hubert, ses premières amours !…

— Tu ne me feras pas douter d’elle, gronda le jeune homme que ces dernières paroles faisaient souffrir atrocement… Si elle se marie avec cet Hubert, j’en mourrai peut-être mais en lui pardonnant, car on lui fait épouser de force un homme qu’elle déteste !…

— Bah ! mon cher, il n’y paraît guère !… fit Callista avec une affreuse ironie… Certes, je ne prétends pas qu’elle l’épouse avec enthousiasme, mais enfin, elle se laisse conduire sans répugnance à l’autel par le plus beau des guardians qui avaient charmé son enfance !…

— Misérable !…

— Insulte-moi, Jean, tout m’est bon de ce qui me vient de toi !… Je ne suis pas comme Odette, moi !… J’ai aimé un homme dans ma vie, nul autre ne m’a approchée, jamais !… et l’on pourrait me menacer des pires supplices, je les subirais avec joie plutôt que d’épouser un autre que cet homme-là !… Et maintenant, calme-toi… Je n’ai plus rien à te dire… Tu n’as plus qu’à ouvrir les yeux… Tu vas voir !…

Ils étaient arrivés à cet étroit escalier tournant par lequel Rouletabille quelques jours auparavant était descendu dans les sous-sols du palais ; et Jean, derrière Callista, le gravit en proie à mille souffrances nouvelles.

Il arriva dans le temple au moment où la queyra apparaissait enfin, saluée d’acclamations frénétiques.

Tout le conseil des vieillards s’était levé et le patriarche alla la prendre par la main et la conduisit au trône d’ivoire auquel on avait fait un baldaquin avec des étoffes d’une richesse fabuleuse. Elle marchait d’un pas d’automate, mais se laissait diriger avec une soumission parfaite. Elle était là comme au centre d’un glorieux nuage. Tous riaient : « C’est la queyra, c’est la queyra ! »… Des jeunes filles vêtues de blanc s’étaient assises à ses pieds. Il y eut un hymne qui fut repris par tous. Puis il y eut un grand silence et une porte au fond de l’abside s’ouvrit et l’on vit apparaître Hubert revêtu d’une tunique très simple mais portant le collier royal, d’un prix inestimable !

Sa tête était nue et toute sa physionomie avait un aspect rude et presque farouche. Il vivait le moment le plus tragique de sa vie. Quelques minutes encore et il aurait Odette et une couronne. Mais dans cet instant suprême, il ne pouvait oublier son étrange destin qui l’avait toujours jeté d’un pôle à l’autre, qui l’avait toujours précipité alors qu’il croyait déjà toucher au but, et, sous cette gravité redoutable, sous ce froncement de sourcils du lutteur toujours prêt à faire face à l’adversaire, il cachait une profonde angoisse.

Tel quel, il plut aux cigains qui l’acclamaient, lui aussi, l’acceptant pour maître.

Le grand Coesre conduisit Hubert à sa place comme le patriarche avait conduit la queyra à son trône. Hubert, au côté d’Odette, occupait un petit siège de marbre pareil à ceux qui étaient réservés aux vieillards du grand conseil.

Odette n’avait pas regardé Hubert. Hubert n’avait pas regardé Odette. En ce moment Hubert pensait : « Où est Rouletabille ?… Que fait-il ? »

Depuis trois jours, il le faisait rechercher. Nul n’avait pu le renseigner. On n’en avait plus trouvé trace… Ah ! s’il avait pu faire jeter Rouletabille dans un cachot, à la place de Jean, comme il l’avait promis à Mme de Meyrens, combien il aurait eu l’esprit plus tranquille pour goûter toute la joie du triomphe !…

L’office avait commencé, l’étrange office qui avait emprunté ses rites à toutes les religions et à tous les âges… Il était souvent interrompu par des danses comme aux temps bibliques… Et c’est ainsi que l’on vit soudain, tournoyant sous des voiles légers, Callista !…

Elle n’avait jamais été aussi belle ! Tous ceux qui étaient là crurent qu’elle dansait pour la queyra, mais c’était à Jean qu’elle dédiait son délire chorégraphique. Elle se pâmait aux pieds d’Odette, dans une prosternation pleine d’une extase sacrée, mais c’était Jean qu’elle conviait à l’anéantissement amoureux d’où elle ressuscitait soudain par de nouveaux jeux où son jeune corps bondissant semblait tour à tour poursuivre et fuir la volupté.

Elle savait qu’elle lui avait plu par l’audace païenne d’un art qui chez elle paraissait inné tant elle mettait d’imagination à créer des figures inattendues où se peignait son âme ardente, sensuelle, soumise à l’amour jusqu’à l’esclavage, vindicative jusqu’à la cruauté.

Était-il possible qu’il assistât à un spectacle aussi rare sans se rappeler comment les autres avaient fini, de l’allégresse avec laquelle il l’emportait demi-morte dans ses bras impatients qui tremblaient d’avoir emprisonné la Beauté ?

Hélas ! hélas ! Jean ne la regardait même pas. Jean n’avait d’yeux que pour Odette et pour Hubert, assis l’un à côté de l’autre, comme si leur union était déjà consacrée, et la souffrance de Jean était infinie.

Comme il l’avait dit à Callista, il n’en voulait pas à Odette de cette affreuse capitulation de son amour. Il n’avait qu’à la regarder pour voir que le désespoir qui la figeait sur son trône, entre les oripeaux royaux dont on l’avait accablée, était au moins aussi grand que celui qui l’étreignait, lui, Jean, dans l’ombre de ce pilier, où nul ne prêtait attention à son agonie.

Il n’avait même plus la force de souhaiter la mort d’Hubert ! Les choses étaient ainsi. Ils n’y pouvaient plus rien ni les uns ni les autres ! Comme disaient les cigains, c’était écrit ! Il était écrit que Jean n’épouserait jamais Odette, qu’elle serait la femme d’Hubert !… Ils étaient tous sous le coup de l’inévitable… Tous les gestes qu’ils avaient faits étaient vains… Seulement Jean regrettait qu’on ne l’eût pas laissé mourir dans son cachot.

La suite de la cérémonie se déroula, pour lui, comme dans un rêve, dans un affreux cauchemar qui l’effrayait de plus en plus et qui finit par lui arracher un gémissement quand il vit le patriarche rapprocher les mains d’Hubert et d’Odette pour les unir.

Le patriarche, s’adressant à Hubert, prononçait des paroles que Jean ne comprenait pas, mais dont il devinait le sens et que nous pouvons traduire ainsi : « N’oublie jamais que tu n’es roi que par la volonté de notre reine, fais le serment que tu la serviras comme le plus fidèle et le dernier de ses sujets et que tu n’auras d’autre volonté que les siennes ! Jure que tu t’inclineras toujours devant le conseil des vieillards et que, désormais, tu appartiens au patriarcat corps et âme ! »

Puis, tourné vers la queyra, le patriarche lui dit, pendant que des jeunes filles s’approchaient d’elle avec le bandeau royal :

— Et toi, ma fille, toi qui es de la race, et déjà sacrée par les Écritures, reçois cette couronne des mains de ton peuple !

Or, à ce moment, l’événement tant redouté par Hubert se produisit et l’on vit surgir Rouletabille au milieu du chœur, sortant d’on ne sait où et bousculant toute la cérémonie…

En même temps il s’écriait :

— Peuple, on t’a trompé !… Celle-ci n’est pas une romanée !… Celle-ci n’est pas la queyra qui t’a été promise !…

Le plus beau est que ces phrases il les jetait d’une voix retentissante, en langue romanée ! Nous avons su depuis qu’il les avait apprises de Zina dans le désir d’être compris de tous.

Le désordre qui suivit fut encore plus grand que lors de la précédente intervention… Cette fois, il y avait véritablement sacrilège, car il avait été officiellement constaté qu’Odette avait « le signe ». Aussi la fureur fut extrême contre ce fou qui avait l’audace incroyable de répéter, dans un pareil moment son premier mensonge ! Les gardes s’étaient emparés de lui. Andréa, ivre d’une colère sacrée, levait déjà sur lui un poing armé, mais Rouletabille parvint encore à échapper aux mains qui le déchiraient, cependant que tout le peuple criait : « À mort ! À mort ! Elle a le signe !… Elle a le signe ! »

Le reporter avait bondi vers Odette qui s’était levée, éperdue, et devant laquelle Hubert s’était placé. Mais Hubert fut renversé et Rouletabille arrachant le manteau royal dont la queyra était revêtue, mettait à nu son épaule, s’écriait :

— Regardez !… Regardez tous !… Elle n’a plus le signe !

Et c’était vrai que le signe de la couronne avait disparu. Sur l’épaule de neige aucune marque ne se voyait plus. Ceux qui l’avaient touchée quelques jours auparavant n’en pouvaient croire leurs yeux… Les vieillards passaient, en tremblant, leurs mains sur la chair immaculée pour s’assurer qu’ils n’étaient pas le jouet de quelque subterfuge et que l’on n’avait pas dissimulé le signe sacré sous les poudres et sous les fards.

Dans un tumulte grandissant, le peuple réclamait Zina, le témoin qui avait été déjà récusé par Rouletabille et ce peuple se rappelait l’argument servi par l’étranger : « Si la petite princesse portait dès son plus jeune âge, le signe de la couronne, pourquoi sa nourrice n’en avait-elle rien dit et pourquoi, elle qui l’avait suivie dans toutes ses pérégrinations, avait-elle tant tardé à avertir les cigains que la queyra promise par les Écritures était née ? » Et tous réclamaient avec une grande force : « Zina !… Zina !… »

Alors Zina parut. Elle pouvait à peine se soutenir. Ce fut Rouletabille qui la conduisit à Odette, aux pieds de laquelle elle s’écroula et alors elle avoua en se tordant les mains :

— C’est vrai que celle-ci n’est pas la queyra attendue… C’est moi qui ai menti ! Elle n’avait pas le signe !… Ce sont mes maléfices qui le lui ont donné !… Mes maléfices le lui ont ôté… J’ai menti !… j’ai menti !

— Profanation ! s’écria le patriarche…

Toute la fureur des fidèles se tourna alors vers Zina. L’enceinte sacrée fut envahie et tandis que le patriarche faisait passer hâtivement dans la salle du grand conseil les principaux acteurs de ce drame à la fois politique et religieux et jusqu’à Jean qui, dès le premier moment, était accouru au côté de Rouletabille, la malheureuse gitane disparaissait dans l’effrayant remous de la marée populaire. Mais déjà elle n’était plus qu’une épave. Après son suprême aveu, ses lèvres avaient encore eu la force de murmurer : « Et maintenant je puis mourir ! » et elle était morte en effet, tournant un dernier regard vers celle qu’elle avait aimée comme une raya et qu’elle n’avait fait reine que pour la sauver…