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Rubis sur l’ongle/4

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La Librairie Illustrée (p. 133-182).

CHAPITRE IV

Après le court entretien qu’il avait eu, en plein air, avec le colonel Mornac, Robert de Bécherel était rentré chez lui tout réconforté.

Ce colonel philosophe se trouvait être précisément le Mentor qu’il lui fallait : un Mentor indulgent, mais résolu, qui excusait les fautes, sans transiger avec les principes. Il avait suffi qu’il se prononçât énergiquement pour que Robert comprît ce que valait l’aimable Gustave qui jouait si lestement avec l’argent et avec le crédit d’un camarade, retrouvé par hasard, après des années d’oubli.

Robert, maintenant, était fermement décidé à laisser dans la caisse de l’agent de change le produit d’une opération faite sans son consentement, et à planter là le remisier peu scrupuleux qui s’était servi de son nom.

Il se promettait aussi d’en finir sans retard avec le sieur Marcandier, dit Rubis-sur-l’ongle, qui ne lui inspirait aucune confiance.

Mieux valait assurément avoir pour créancier M. de Mornac, ancien ami de son père, que de rester à la discrétion d’un usurier suspect.

Mais ce qui le comblait de joie, c’était que le colonel entrait dans ses vues sur Violette. Le colonel consentait à faciliter les débuts de l’intrépide jeune fille. Il encourageait Robert dans son hardi dessein de chercher la famille de cette pauvre abandonnée. C’était plus que n’espérait l’ex-secrétaire particulier de M. Labitte.

Et, en vérité, dans la situation où il s’était mis par sa faute, il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux, car il n’était plus tourmenté par la nécessité pressante de prendre un parti définitif. Sa vie avait un but.

L’insouciance, poussée jusqu’à l’imprévoyance, était son grand défaut, mais il y avait en lui l’étoffe d’un redresseur de torts, à la façon de Don Quichotte, qui passa son existence à défendre les jeunes princesses persécutées par des enchanteurs méchants. Violette n’était pas princesse et ses persécuteurs ne se montraient pas. Il s’agissait de les découvrir, sous peine de se battre contre des moulins à vent, comme l’illustre chevalier de la Manche.

Mme de Malvoisine, la belle Herminie et l’affreux Galimas ne comptaient pas, puisque Violette était ou croyait être hors de ses atteintes. Il fallait donc remonter à la cause première de ses malheurs et retrouver les parents dénaturés qui l’avaient jetée, tout enfant, sur les chemins, pour se débarrasser d’elle.

Comment finirait l’aventure et, de quelque façon qu’elle se terminât, qu’en reviendrait-il à Robert ? Le colonel paraissait croire que le cours naturel des choses amènerait son jeune ami à devenir l’amant de Violette et que ce dénouement presque forcé ne serait pas très regrettable.

Le dernier des Bécherel goûtait assez cette morale facile qu’il avait toujours pratiquée et cependant il lui venait des aspirations moins vulgaires. Son cœur commençait à se mettre de la partie et il lui semblait déjà que Violette méritait d’être aimée autrement qu’une modiste résignée à mal tourner.

Sur ce point, il n’avait pas encore de projet bien arrêté. Tout dépendrait des événements. Il comptait s’y laisser aller, mais l’idée d’épouser plus tard une adorable jeune fille qui n’avait d’autre défaut que d’être sans famille et sans fortune, cette idée romanesque ne lui répugnait pas.

Restait la question scabreuse de l’entrée de Violette au théâtre. Robert ne se dissimulait pas que jamais sa mère ne consentirait à son mariage avec une actrice. Mais Violette ne l’était pas encore, et avant qu’elle le fût, il la connaîtrait assez pour être à même de choisir entre le bon motif et l’autre.

Dans le cas où il choisirait le bon, il espérait bien qu’elle renoncerait sans regret aux succès qu’elle ambitionnait comme artiste dramatique. Et il s’accommodait assez de rester quelque temps dans l’indécision ; le temps d’étudier le caractère de Violette et d’être mieux fixé sur la nature du sentiment qu’elle lui inspirait.

Ce serait comme un nouveau volontariat qu’il ferait avant de contracter un engagement plus sérieux et plus long que celui qu’il aurait signé, s’il avait voulu suivre la carrière militaire.

Ainsi rassuré et à peu près consolé de ses mésaventures récentes, Robert finit assez gaiement sa journée. Il dîna bien dans un bon restaurant et il alla entendre une chanteuse en vogue qui lui parut inférieure comme talent et comme beauté à sa chère Violette.

Son consentement fut un peu gâté par une rencontre qu’il fit dans la salle. Le coulissier Galimas y trônait à l’orchestre, à dix fauteuils de lui, et Robert ne fut pas peu surpris de recevoir de ce personnage un salut presque obséquieux qu’il se dispensa de lui rendre. Il se demanda à quoi il devait cette politesse inattendue et, en cherchant bien, il pensa que Galimas saluait en lui le capitaliste qui venait de gagner une grosse somme, de moitié avec Gustave. Il se demanda même si Galimas n’était pas dans l’affaire et cette idée ne fit qu’affermir sa résolution d’éviter désormais ledit Gustave et même de lui rompre en visière, s’il en trouvait l’occasion.

Vexé sans doute d’en avoir été pour un coup de chapeau inutile, l’opulent coulissier s’en tint là, quoique l’occasion fût bonne pour reprendre la querelle qu’il semblait avoir oubliée.

— Gustave l’aura renseigné, se dit Bécherel. Il sait que la Malvoisine a sur moi des visées matrimoniales et je crois décidément que tous ces gens-là s’entendent comme larrons en foire. Ils en seront pour leurs peines. Je suis de force à me défendre.

Puis, l’idée lui vint qu’ils s’en prendraient peut-être à Violette. Ils étaient bien capables de se venger sur elle des dédains de son amoureux ; mais avec l’appui du colonel qui les connaissait à fond et qui avait pris le parti de la jeune fille, Robert espérait bien déjouer leurs manœuvres.

La soirée s’acheva sans autre incident. Galimas quitta la salle avant la fin du spectacle. Robert, qui resta jusqu’au bout, rentra chez lui tranquillement, se coucha et dormit beaucoup mieux que la nuit précédente. Il ne fit que des rêves d’or, et il s’éveilla frais et dispos, le lendemain, dès l’aurore.

L’emploi de la journée qui commençait était réglé d’avance : à neuf heures, visite à Marcandier ; déjeuner à midi chez le colonel Mornac et entrevue à trois heures avec Mlle Violette rue de Constantinople.

La visite à Marcandier le préoccupait fort peu et il comptait l’expédier rapidement. On n’a jamais vu un marchand d’argent se faire prier pour recevoir le remboursement d’un billet qui n’est pas encore échu, et Bécherel venait avertir son prêteur qu’il retirerait le lendemain celui qu’il avait signé l’avant-veille.

— Onze mille francs pour dix mille. Mille francs d’intérêts gagnés en trois jours constituent un joli bénéfice, même pour un drôle qui prête à quarante pour cent.

Robert se disait cela en montant, sans se presser, la raide pente de la rue Rodier. Il la connaissait déjà et pourtant il s’étonnait de plus belle qu’un riche capitaliste y eût élu domicile, car elle lui déplaisait encore plus que la première fois qu’il y était venu.

Il glissait à chaque instant sur les pavés boueux et il lui semblait que les maisons avaient l’air sinistre.

Peut-être lui auraient-elles paru très gaies, si l’une d’elles avait abrité Violette, mais il était encore sous l’impression de sa première entrevue avec l’usurier et ces vieilles bâtisses lui faisaient l’effet de loger des malandrins.

Celle qu’habitait Rubis sur l’ongle était bien la plus laide de toutes et quand Bécherel arriva devant la porte bâtarde de cette masure, il hésita encore une fois à s’engager dans l’allée noire qui aboutissait à l’escalier gardé par l’horrible concierge que son maître appelait : la mère Rembûche.

Il leva les yeux et il vit que les fenêtres étaient closes par des volets de bois plein qui n’avaient pas l’air de s’ouvrir souvent.

Il n’y manquait que des barreaux de fer pour compléter la ressemblance avec une geôle.

Bécherel remarqua aussi que cet étrange immeuble, contigu d’un côté à une maison de moins mauvaise apparence, ne touchait, de l’autre côté, à aucune construction. Il était séparé de l’immeuble le plus voisin par une ruelle étroite et obscure dont Robert n’apercevait pas le bout : un de ces passages qui foisonnent à Londres et que les Anglais appellent des lanes. Seulement, à Londres, ils sont souvent voûtés et ils servent de chemins de communication entre deux voies plus fréquentées. Celui-ci était à ciel ouvert et paraissait n’avoir aucune issue.

Mais Bécherel n’était pas venu là pour faire des études sur la topographie de ce quartier bizarre. Il n’était pas loin de dix heures et il tenait à ne pas manquer le sieur Marcandier. Après un temps d’arrêt assez court, il se décida donc à franchir le seuil fangeux de cette masure et après avoir suivi le corridor à tâtons, il s’engagea dans l’escalier.

La portière n’était pas dans sa loge, mais il connaissait le chemin et il n’avait plus besoin de se renseigner. Il continuait donc à grimper, lorsque, en débouchant sur le palier du premier étage, il vit se dresser devant lui, armée d’un balai, la mégère avec laquelle il avait déjà eu maille à partir.

Le palier n’était pas beaucoup mieux éclairé que le corridor d’entrée : cependant la Rembûche reconnut le visiteur de l’avant-veille et en le voyant s’apprêter à forcer le passage, elle croisa la baïonnette, c’est-à-dire qu’elle empoigna à deux mains son balai par le manche et qu’elle en présenta les brins poussiéreux au visage de Robert de Bécherel.

M. Marcandier ? lui demanda-t-il, comme la première fois.

— Il n’y est pas, répondit la vieille, d’une voix de matou en colère. Décanillez !… et plus vite que ça.

— Je vous dis qu’il m’attend.

— C’est pas vrai… et je vous dis, moi, que vous ne monterez pas… pour espionner comme l’autre matin. Vous m’avez fait avoir des raisons. Mais aujourd’hui vous ne passerez pas. Les mouchards n’entrent pas ici.

— Insolente drôlesse !

— Oh ! ne faites pas le malin et décampez illico ou bien je crie à l’assassin. A-t-on jamais vu un roussin qui veut entrer de force dans une maison honnête !

— Vous mériteriez une verte correction, mais je me respecte trop pour vous l’appliquer. J’ai besoin de parler à M. Marcandier. Faites-moi place.

— Pour que vous alliez rôder dans toute la maison et écouter aux portes !… pas si bête ! J’ai pas envie d’être chassée par mon maître. Il est sorti du moment… Mais quand bien même qu’il serait chez lui, je ne vous laisserais pas monter. Il me l’a défendu.

Robert hésita. Il avait bonne envie d’écarter d’un revers de main cette sorcière et d’aller sonner d’autorité à la porte de l’usurier. Mais la coquine était très capable de s’accrocher à ses habits, et de pousser des hurlements qui pourraient bien attirer les voisins. Rien ne l’empêcherait même de se précipiter dans la rue et d’appeler au secours. Il ne tenait pas du tout à s’expliquer avec des sergents de ville, et il avait intérêt à éviter le scandale d’une discussion en plein air qui ne manquerait pas d’attrouper autour de lui les badauds du quartier. Mieux valait maîtriser sa colère et prendre le sage parti de battre en retraite.

— Assez ! vieille folle ! dit-il ; je m’en vais. Mais vous aurez de mes nouvelles. J’écrirai à M. Marcandier pour lui apprendre comment vous recevez les gens qui ont affaire à lui, et nous verrons ce qu’il dira de la façon dont vous faites votre métier de portière.

— Portière ! vociféra la Rembûche qui voulait qu’on lui appliquât l’honorable qualification de concierge. Tu m’insultes, maintenant, espèce de miriflor !… Je vais t’en donner de la portière.

Elle brandissait son balai comme une massue et pour se dérober aux malpropres atteintes de cette mégère, Robert se hâta de descendre quatre à quatre les marches vermoulues de l’escalier.

Il éprouva une véritable satisfaction à se retrouver sur le pavé de la rue et à constater que le Cerbère femelle avait renoncé à l’y poursuivre, car elle ne montra point ses guenilles sur le seuil de l’allée sombre. Contente sans doute d’avoir repoussé l’assaillant, elle ne voulait pas risquer une sortie hors de l’immeuble confié à sa garde.

Cette scène ridicule avait fort irrité Bécherel et quelque peu brouillé ses idées ; mais il se remit assez vite du trouble où elle l’avait jeté et tout en montant la pente de la rue Rodier, sans s’inquiéter de savoir où ce chemin le conduirait, il commença à envisager sous un nouvel aspect l’algarade que la portière de l’usurier venait de lui faire.

Il lui sembla tout d’abord qu’elle n’avait pas pu prendre sur elle d’en user si brutalement avec un monsieur que Marcandier avait déjà reçu et qu’en lui barrant le passage, elle n’avait fait qu’exécuter une consigne donnée par son maître.

S’il en était ainsi, pourquoi Rubis sur l’ongle avait-il résolu de fermer sa porte au débiteur qu’il avait si gracieusement accueilli l’avant-veille ? Était-ce qu’il tenait à rester créancier de Robert de Bécherel et qu’il avait deviné ce que Robert venait précisément lui annoncer qu’il allait le rembourser dès le lendemain ? Conjecture inadmissible, s’il en fut, à moins cependant qu’il n’eût été avisé par Gustave du gros bénéfice que son jeune client venait de réaliser à la Bourse. Et s’il en était informé, quel intérêt avait-il à éviter le remboursement ?

Robert n’y comprenait rien, mais en repassant dans sa tête les détails de sa dispute avec la mère Rembûche, il se souvint qu’elle l’avait traité de roussin, c’est-à-dire, en argot parisien, d’agent de police.

Ce fut un trait de lumière. Ces aimables épithètes se rapportaient évidemment à l’exploration qu’il avait faite du corridor aboutissant à une porte de fer, au troisième étage, tout près de l’appartement occupé par Rubis sur l’ongle, qui l’avait tancée vertement pour avoir laissé ouverte la porte de ce corridor. Et si ce personnage l’avait grondée, c’est qu’il attachait une importance toute particulière à ce que personne ne découvrit la porte en question.

Donc, cette porte cachait un mystère que Marcandier ne voulait pas laisser pénétrer. Les histoires qu’il débitait à propos des cris entendus par Robert n’étaient que des mensonges destinés à lui donner le change. Il n’y avait derrière cette porte ni dentiste, ni femme en couches. Il y avait quelqu’un qui souffrait et qu’on retenait là par force.

Sur cette conclusion assez hasardée, l’imagination de Bécherel se mit à galoper et il se représenta Marcandier comme un de ces félons du temps de la chevalerie qui enfermaient dans une tour obscure une reine détrônée.

De là à rêver de la délivrer, il n’y avait qu’un pas pour un garçon de sa trempe, et ce pas, il l’eut bientôt franchi.

Cette idée s’empara si bien de son esprit qu’il oublia momentanément un autre projet qui l’intéressait davantage : la recherche des parents de Violette. Il avait tout le temps d’entreprendre ce voyage de découvertes qu’il voulait faire au Havre et il avait au contraire sous la main le mystère de la rue de Rodier. C’était même une bonne occasion de s’essayer au métier de chercheur de pistes et il caressait l’espoir de jouer un mauvais tour à Marcandier et aux acolytes qu’il lui supposait : Gustave, Galimas, la Malvoisine ; tous ces personnages qu’aucun lien apparent ne rattachait à Rubis sur l’ongle, mais qu’il tenait pour suspects au même titre que l’usurier.

Pour en venir à ses fins, il lui fallait d’abord trouver un moyen de pénétrer dans la forteresse où gémissait la victime qu’il aspirait à secourir.

Or, il savait pas expérience qu’il n’y entrerait pas par la rue Rodier. La Rembûche était là pour l’en empêcher.

Avant d’ouvrir un siège, on commence par reconnaître les abords de la place, afin de déterminer le véritable point d’attaque et Robert pensa avec raison qu’il ne devait pas procéder autrement.

Jusqu’à l’heure du déjeuner chez le colonel, il ne pouvait pas mieux employer son temps qu’à explorer les alentours de la maison.

Il s’agissait de connaître les tenants et les aboutissants de cet immeuble comme on n’en voit guère.

Pour ce faire, il revint tout doucement sur ses pas, et après s’être assuré que la vieille, depuis qu’il l’avait quittée, n’était pas venue se mettre en sentinelle sur le pas de la porte, il se glissa dans le passage à ciel ouvert qui bordait d’un côté le logis de Marcandier.

Bécherel reconnut bientôt que cette ruelle était une impasse ouverte sur la rue Rodier, fermée à l’autre bout par un mur, et bordée à droite par une maison sans ouvertures. À gauche, parallèlement à cette maison dont la façade donnait sur la rue Rodier, s’étendait un long bâtiment qui paraissait n’être qu’un prolongement de la maison de Marcandier.

Des deux côtés, ces hautes constructions avaient un aspect aussi sombre que l’extérieur d’une prison.

À qui demander des renseignements ? On ne voyait personne, et d’ailleurs, Robert ne tenait pas à interroger le premier venu.

Il voulut cependant explorer jusqu’au fond cette ruelle et il ne perdit pas ses peines, car non loin du mur qui fermait le passage, il avisa un édifice bizarre.

C’était haut comme une tour et surmonté d’une sorte de cage en verre qui avait dû servir d’atelier à un photographe.

Mais cet artiste, collaborateur du soleil, avait sans doute déguerpi depuis longtemps, car la plupart des vitres de son belvédère étaient brisées et le cube de maçonnerie que couronnait cette serre aérienne tombait en ruines.

Il ne paraissait pas du reste avoir jamais été bien solide.

Robert, en s’approchant, vit qu’on avait commencé à le démolir. Les persiennes des fenêtres et la porte du rez-de-chaussée étaient déjà enlevées. Un gros tas de plâtras encombrait le vestibule, et il y avait des débris amoncelés dans la ruelle.

Mais les ouvriers ayant pour une cause quelconque interrompu leurs travaux, ce qui restait de ce pavillon délabré était accessible à qui voulait y entrer.

Et l’escalier était encore intact, un escalier tournant qui montait jusqu’au faîte vitré de cette espèce de donjon quadrangulaire.

C’était un coup de fortune pour Bécherel qui cherchait précisément un observatoire dominant les maisons voisines, et d’où il pourrait avoir une vue d’ensemble sur ce quartier qu’il ne connaissait pas.

Il n’eut rien de plus pressé que de s’engager dans l’escalier, non sans s’être préalablement assuré d’un coup d’œil qu’il n’y avait là personne qui pût le voir entrer.

L’ascension ne fut pas très commode ; les marches tremblaient sous ses pas et il s’envolait des murailles des nuages de poussière qui l’aveuglaient. Mais ces obstacles n’étaient pas de nature à arrêter un homme poussé par une curiosité intéressée.

Il atteignit rapidement le but de cette escalade, et, quand il l’eut atteint, il fut largement récompensé de ses efforts.

Non seulement le belvédère qui couronnait le pavillon était placé à une plus grande hauteur que les toits des maisons voisines, mais le pavillon était bâti sur un point très élevé, de sorte que, du haut de cette tour, Robert découvrit un immense panorama.

Il avait devant lui tout Paris, vu comme le voient les oiseaux qui volent dans le ciel : des entassements de toits accidentés qui s’étageaient au loin comme les vagues d’une mer houleuse, où les cheminées figuraient assez bien des récifs dentelés et les monuments des îlots escarpés. Les coteaux de Châtillon fermaient au sud l’horizon, borné du côté de Montmartre par la longue rangée des maisons de la rue de la Tour-d’Auvergne.

En toute autre occasion, Robert aurait pris plaisir à admirer ce tableau singulier, mais il n’était pas venu là pour contempler des effets de soleil sur la coupole dorée de l’église des Invalides qui dressait dans le lointain sa masse étincelante.

Les premiers plans l’intéressaient bien davantage et après avoir donné un rapide coup d’œil à l’ensemble, il se mit à regarder à ses pieds.

La tour carrée sur laquelle il était perché dominait immédiatement un jardin, ou plutôt un clos planté, car on n’y voyait ni gazon, ni fleurs : rien que des arbres malingres, disposés en quinconce, qui avaient eu bien de la peine à pousser dans un sol caillouteux. Cette espèce d’esplanade ressemblait au préau d’une prison ou à la cour d’un pensionnat. Elle était entourée de murs et vers Montmartre, elle paraissait s’étendre très loin, mais elle allait en se rétrécissant et on n’en voyait pas le bout.

Robert conjectura qu’il devait y avoir de ce côté une sortie sur une rue qu’il ne connaissait pas, n’ayant jamais parcouru le quartier.

Il en devinait une autre en face de lui, au-delà du mur de clôture, car il distinguait une solution de continuité entre ce mur et d’assez belles maisons qui s’élevaient un peu plus loin, et cette rue semblait être parallèle à la rue Rodier.

À sa gauche et assez près de son observatoire, le clos était borné par un treillage en fer très solide et très haut qui le séparait d’un jardin — un vrai, celui là — un parc en miniature, plein d’arbustes verts et de grands pins au feuillage sombre, à travers lesquels on entrevoyait un petit hôtel dont la façade devait se trouver en bordure sur cette rue dont Robert ne savait pas le nom.

Était-il habité ? Il semblait que non, car aucune fumée ne sortait des cheminées de briques et il fallait que le propriétaire fût d’humeur mélancolique, car le jardin avec ses ifs et ses cyprès avait un faux air de cimetière.

Il y avait pourtant des gazons assez bien entretenues et des allées ratissées avec soin, ce qui prouvait que l’immeuble, inoccupé peut-être, n’était pas abandonné.

Robert de Bécherel, n’étant pas en état de résoudre immédiatement la question, reporta son attention sur la maison de Marcandier dont il n’était séparé que par la ruelle étroite et dont il dominait la toiture.

Cette maison qui, par devant, manquait de largeur, puisqu’elle n’avait qu’une fenêtre à chaque étage, s’étendait tellement en longueur qu’elle empiétait sur le jardin aux arbres verts, au milieu duquel son pignon s’avançait comme un cap.

Elle était couverte en tuiles et le toit très incliné des deux côtés, formait à sa partie supérieure une arête sur laquelle un homme aurait pu aisément se tenir à cheval.

Ce bâtiment ressemblait à une nef d’église de campagne ou plutôt au magasin à fourrages d’une caserne de cavalerie.

Le toit était percé de deux ouvertures, garnies d’un vitrage mobile qu’on pouvait pousser de l’intérieur, comme le couvercle d’une tabatière, et ce jour-là, ces clôtures en verre étaient levées.

Le pignon avait-il des fenêtres sur le jardin ? C’est ce que Robert ne pouvait pas voir, de l’endroit où il était placé. Mais ce qu’il pouvait constater de visu, c’est que, du côté de ce jardin, la maison de l’usurier n’était pas contiguë à une autre maison et qu’il n’avait pas de voisin immédiat.

Ce grenier, décidément, n’était que le prolongement de l’immeuble dont la façade donnait sur la rue Rodier.

Il se pouvait à la rigueur que ce long bâtiment fût intérieurement coupé en deux par un mur mitoyen et qu’il appartînt par moitié au propriétaire de l’hôtel, mais dans ce cas, ce propriétaire, qui devait être riche, n’aurait pas loué à un dentiste où à une sage-femme des logements qu’on ne pouvait accéder qu’en traversant son habitation et son jardin. Donc, Marcandier avait menti en disant que la voisine qui gémissait derrière la porte de fer n’était pas sa locataire, et qu’il ne la connaissait pas.

Cette voisine était sa prisonnière à lui et ne pouvait sortir de là qu’avec permission, car la salle où on l’avait logée n’avait probablement pas d’autre issue que cette porte dont Marcandier possédait seul les clés.

De tous ces raisonnements, Robert n’hésita pas à tirer cette conclusion que Rubis sur l’ongle avait sur la conscience bien d’autres méfaits que les prêts usuraires, et qu’il tenait enfermée une malheureuse créature.

Il était même permis de croire qu’il la maltraitait, puisqu’elle jetait des cris lamentables.

Mais que faire pour lui arracher sa victime ? Le dénoncer à la justice ? C’était assurément le moyen le plus simple, mais ce n’était peut-être pas le plus efficace. La justice agit prudemment, c’est-à-dire lentement et elle n’ordonne pas une visite domiciliaire chez un monsieur honorablement posé, sur la plainte d’un jeune homme sans consistance, plainte non appuyée de preuves, car Robert n’en pouvait pas fournir. Un juge ou un commissaire de police aurait commencé par faire appeler Marcandier pour lui demander des explications et Marcandier, averti, aurait eu le temps de faire disparaître la séquestrée.

Robert ne pouvait réussir qu’en opérant lui-même et c’est à quoi il se résolut.

Ce n’était pas facile d’entrer en communication avec l’être vivant que l’usurier retenait et torturait sous ce toit, séparé du belvédère par un précipice.

Un chat aurait peut-être franchi d’un bond la ruelle, mais l’acrobate le plus agile aurait reculé devant ce périlleux tour de force et d’adresse. Robert ne pouvait pas songer à le tenter.

Faire le tour de tout ce vaste pâté de maisons, trouver la porte de l’hôtel particulier qu’il apercevait au fond du jardin, et demander à ceux qui l’occupaient — en supposant qu’il fût habité — l’autorisation d’examiner de plus près le pignon du bâtiment suspect ? C’était presque aussi impraticable que de risquer un saut de quinze pieds en largeur et de trente pieds en profondeur.

Il y avait gros à parier qu’on le prendrait pour un fou et qu’on lui rirait au nez ; sans compter que si, par hasard, on le laissait pénétrer dans le jardin, il n’en serait probablement pas beaucoup plus avancé, car il était douteux que la maison Marcandier eût une entrée de ce côté. Et puis, que dire à ces gens et comment leur expliquer pourquoi il soupçonnait leur voisin de s’être rendu coupable du crime assez rare que le code pénal a qualifié de séquestration arbitraire ?

Robert commençait à désespérer d’en venir à ses fins lorsqu’il avisa sur un mur, au-dessus et au-delà du toit, une inscription peinte en lettres noires, hautes d’un pied : « Hôtel de la Providence ». Cette enseigne destinée à être vue de loin était celle d’un hôtel garni, dont la porte devait se trouver rue Rodier, un peu plus bas que celle de la maison Marcandier.

Et cet hôtel avait des fenêtres latérales qui dominaient le grenier d’un mètre, ou peut-être de deux, à cause de la déclivité du toit qui, de ce côté, s’appuyait au mur de la maison voisine.

Robert comprit aussitôt le parti qu’il pouvait tirer de la disposition des lieux.

Il ne s’agissait que de louer une de ces chambres, si avantageusement placées, de venir s’y installer, le soir, et de descendre, à l’aide d’une corde à nœuds, sur la toiture, inaccessible du côté de la ruelle. Une fois qu’il y aurait pris pied, il ne lui serait pas difficile d’atteindre une des fenêtres à tabatière, de soulever ou de briser le vitrage et d’introduire dans l’ouverture une lanterne allumée et attachée au bout d’une ficelle, afin de voir ce qui se passait dans l’intérieur du grenier mystérieux.

Ce projet, instantanément conçu, lui parut admirable et il ne pensa plus qu’à le mettre à exécution le plus tôt qu’il pourrait.

Il se demanda pourtant, une dernière fois, s’il ne se trompait pas dans ses conjectures ; si ce bâtiment servait vraiment de prison à quelqu’un et s’il n’allait pas s’exposer à se casser le cou pour rien.

L’idée lui vint d’essayer de s’assurer qu’il était habité et, pour ce faire, il ramassa sur le plancher du belvédère en démolition des gravats d’un certain poids et d’un certain volume qu’il se mit à lancer dans l’ouverture la plus rapprochée de lui.

Il la manqua deux fois, et les gravats roulèrent jusqu’à la gouttière ; à la troisième tentative, ayant visé plus juste, il réussit à faire passer le plâtras par l’hiatus du vitrage levé.

Robert, qui ne doutait de rien, espérait que le prisonnier, s’il y en avait un, renverrait le projectile par la même voie, pour signaler sa présence. Mais il eut beau recommencer à mettre dans le trou, il en fut pour ses peines, et quelque peu découragé par cet insuccès, il se décidé à descendre de son observatoire où il n’avait plus de découvertes à faire.

Il persistait dans son dessein de louer une chambre, afin de tenter la nuit prochaine une exploration décisive et il lui tardait de s’aboucher avec le maître du garni.

Lorsqu’il eut pris pied sur le pavé du passage, toujours désert, il se dirigea vers la rue Rodier, et il n’avait pas fait dix pas, lorsqu’il sentit le choc d’un objet lourd qui venait de tomber sur son épaule et qui alla, en rebondissant, rouler sur le pavé de la ruelle, où il finit par s’arrêter au pied du mur opposé.

Naturellement, lorsque Bécherel se sentit touché par un objet qui semblait tomber du ciel, son premier mouvement fut de lever le nez en l’air.

Il ne vit personne aux fenêtres de la tour en démolition. Les autres maisons du même côté n’avaient pas d’ouvertures sur la ruelle. Le projectile qui venait de l’atteindre ne pouvait donc avoir été lancé que par le vasistas où Robert avait jeté des plâtras, du haut du belvédère.

C’était la réponse attendue qui arrivait enfin sous la forme d’un corps rond, enveloppé dans du papier, ni plus ni moins gros qu’une bille de billard, mais moins dur et moins lourd, fort heureusement pour l’épaule qui avait reçu le choc.

Robert se précipita pour le ramasser et fut tout surpris de trouver sous l’enveloppe une pomme de qualité inférieure ; de celles que les marchandes ambulantes vendent au tas.

Ce singulier envoi le déconcerta un peu. Il pensait qu’un message lui arrivait, et il recevait un fruit avarié. Il y avait bien de quoi s’étonner.

Il se demanda d’abord si ce n’était pas quelque mauvais gamin qui s’amusait à le bombarder ainsi, mais il réfléchit qu’on n’avait pas pu le viser. Si la pomme en tombant l’avait atteint, c’était par hasard, puisque la personne qui l’avait jetée ne pouvait pas le voir, rasant le mur, juste au-dessous de la gouttière.

Il se dit aussi qu’un prisonnier qui veut, du fond de son cachot, donner signe de vie aux gens du dehors se sert de ce qu’il a sous la main.

La personne enfermée avait bien pu lancer, faute de mieux, une pomme qui sans doute faisait partie de la pitance qu’on lui apportait quotidiennement pour l’empêcher de mourir de faim.

Mais, à cet avertissement, elle avait dû, sous peine de n’être pas comprise, joindre une explication écrite.

Robert déplia vivement le papier qui enveloppait la pomme, — un papier assez épais, détaché, selon toute apparence, de quelque registre où un épicier inscrivait ses ventes au détail ; et Robert n’y vit d’abord que des chiffres alignés par colonnes. Mais en l’examinant de plus près, il y découvrit des caractères rougeâtres qui semblaient avoir été tracés avec la pointe d’une épingle, tant ils étaient minces et mal formés. Il s’agissait de les lire et ce n’était pas facile.

Bécherel finit cependant par déchiffrer deux mots : « au secours ! » et quelques lettres à peine distinctes qui lui parurent composer la dernière syllabe d’un troisième mot. Cette syllabe était : onne ou oune. Mais la première syllabe manquait. Elle avait été effacée par le frottement, pendant la chute de la pomme, et il n’en restait que des traits confus.

La découverte n’en avait pas moins une grosse importance. « Au secours », avait écrit la personne qui venait de lancer ce singulier projectile. Donc, on la retenait par force et sa captivité devait être très dure, puisqu’on la nourrissait avec des fruits de rebut, et puisqu’elle en était réduite à écrire avec son sang, en se servant d’une épingle ou d’un clou.

Car c’était bien du sang qui tachait ce feuillet déchiré. L’encre rouge laisse des traces plus nettes et une plume, même une plume métallique, n’aurait pas éraillé le papier.

Et de plus, la finale du mot illisible rappela tout à coup à Robert la plainte qu’il avait entendue, l’avant-veille à travers la porte de fer, cette plainte sourde qui se terminait par une assonance en onne plusieurs fois répétée.

Maintenant, Robert était sûr de son fait. Il y avait sous ce toit un prisonnier, ou plus probablement une prisonnière, et tout indiquait que le geôlier c’était ce Rubis sur l’ongle qui faisait plus d’un vilain métier.

— Je le tiens, enfin ! dit-il entre ses dents. Il aura bientôt de mes nouvelles. Et quand je l’aurai démasqué, je m’occuperai de son ami Gustave et des femelles de la rue du Rocher. Nous verrons si tous ces gens-là oseront persécuter Violette, lorsque j’aurai la preuve d’un crime commis par Marcandier… car c’est bel et bien un crime que de séquestrer une femme. Ce Marcandier a peut-être d’autres méfaits sur la conscience et ses complices ne valent pas mieux que lui. J’ai affaire à une bande de coquins des deux sexes.

Après ce monologue assez inutile, Bécherel mit, comme pièce à conviction, la pomme dans la poche de son pardessus, serra précieusement le papier dans son portefeuille et se décida enfin à quitter la place, plus résolu que jamais à tenter l’exploration du grenier.

Pour en venir à ses fins, Robert songeait à louer un logement dans le garni dont il avait aperçu l’enseigne, mais il jugea qu’avant d’en venir là il devait étudier la topographie du quartier qu’il n’avait vu que d’en haut et assez mal vu, à cause de l’enchevêtrement des maisons.

Il lui restait à le parcourir à pied et notamment à inspecter la rue ou se trouvait l’entrée de l’hôtel particulier qui s’élevait au fond du jardin aux arbres verts.

Et il espérait bien y arriver en tournant par la rue de la Tour-d’Auvergne.

Il sortit donc de la ruelle, et il se mit à remonter la rue Rodier, sans regarder derrière lui.

Il n’y avait pas fait dix pas, qu’il aperçut le gros Gustave, arrivant à contre-sens. Et il ne pouvait plus éviter la rencontre, car son ancien camarade l’avait vu et venait droit à lui.

— Tant mieux ! pensa Robert. L’occasion est bonne pour en finir avec ce mauvais garçon.

— Parions que tu sors de chez Rubis sur l’ongle, lui cria Gustave.

— C’est vrai. Et je ne l’ai pas trouvé.

— Parce que tu es arrivé trop tard. Marcandier n’y est jamais que de neuf à dix et il est onze heures passées.

— Son abominable portière m’a dit qu’il était sorti ; mais il est peut-être pour toi.

— Je ne vais pas chez lui. Je viens de voir un client qui demeure avenue Trudaine et je m’en vais de ce pas déjeuner chez Champeaux. Qu’est-ce que tu lui voulais à notre financier ?

— Le prévenir que je rembourserai demain le billet qu’il m’a fait souscrire.

— Mais il n’est pas échu ton billet !…

— N’importe. Je ne veux pas que ma signature reste entre les mains de cet usurier.

— Diable ! tu es devenu bien fier depuis que tu as la forte somme à toucher chez l’agent.

— Je ne la toucherai pas.

— Ne dis donc pas de bêtises. Hier, j’ai pris la peine de te démontrer que tu ne pouvais pas faire autrement, et tu m’as promis de passer à la caisse.

— J’ai changé d’avis.

— Ah ! voilà qui est fort !

— C’est ainsi.

— Alors, peu t’importe de me mettre dans le plus grand embarras. J’ai besoin, moi, de ma part… et de celle de mon associé… celui qui m’a si bien renseigné.

— Tu t’arrangeras pour la toucher sans moi. Tu pourras même toucher la mienne. Je te l’abandonne.

Gustave pâlit de colère, mais il se contint et il reprit en ricanant :

— Allons ! c’est un accès de scrupules rentrés qui te reviennent. Ça se passera.

— Je ne crois pas, répondit froidement Bécherel.

— Ainsi, tu es décidé à me lâcher !… il fallait me prévenir que tu comptais me laisser me tirer d’affaire comme je pourrais. J’aurais opéré pour un autre.

— C’était, au contraire, à toi de me prévenir que tu voulais te servir de mon nom pour jouer. J’aurais refusé net. Mais je t’ai déjà dit tout cela, hier. Il est inutile de recommencer. Je ne toucherai pas.

— C’est bien, mon cher. Alors, tu trouveras bon que nos relations en restent là.

— Comme tu voudras.

— Voyons, Robert ! on ne rompt pas sans motif sérieux avec un ami qui ne vous a fait que du bien. Avoue qu’on t’a excité contre moi… et dis-moi qui. Ce n’est pas cet excellent Galimas que tu voulais pourfendre. Tu ne l’as pas vu depuis la soirée de la comtesse.

— Je n’ai pris conseil que de moi-même.

— Bon ! j’y suis !… c’est la jeune Violette. Elle ne peut pas me souffrir. Je n’ai jamais su pourquoi, par exemple. Parions qu’elle est venue chez toi… te demander ta protection.

— Laisse Mlle Violette en repos, je te prie.

— Et tu t’es constitué son chevalier. Mes compliments, mon cher. C’est une jolie fille. Mais c’est aussi une fine mouche. Elle te mènera loin.

— Assez ! je ne te reconnais pas le droit de te mêler de les affaires et je te défends de me parler d’elle.

— Ah ! c’est comme ça que tu le prends ! Eh bien ! brisons-là, mon bonhomme ! Nous sommes restés cinq ans sans nous voir, depuis le régiment. Ce sera comme si nous ne nous étions pas rencontrés sur le boulevard Montmartre. Ça m’apprendra à croire aux anciennes camaraderies. Tire de ton côté, moi du mien. Nous ne nous ferons pas faute réciproquement. Tu me mets dans un pétrin abominable en me laissant me débrouiller avec l’agent de change. Je m’en tirerai tout de même. Mais tu ne t’étonneras pas que je te garde un chien de ma chienne.

— Va-t’en au diable ! cria Robert.

Et il passa son chemin, sans que Gustave essayât de le retenir. La rupture était complète, et Bécherel ne regrettait pas d’en être venu là. Il en avait assez de cette camaraderie équivoque et il voulait rentrer dans le parti des honnêtes gens.

Justement, le colonel Mornac l’attendait, et il avait besoin de le consulter avant de poursuivre l’enquête si heureusement commencée.

Robert se décida donc à se transporter immédiatement rue de la Boëtie, mais il pouvait bien y aller par le chemin des écoliers, c’est-à-dire en passant, comme il l’avait projeté avant de rencontrer Gustave, par la rue de la Tour-d’Auvergne qui lui semblait devoir communiquer avec la voie qu’il avait entrevue du haut du belvédère.

En prenant cette direction, il était sûr de ne pas se trouver nez à nez avec son ancien camarade, qui descendait vers la place de la Bourse, et il espérait compléter sa tournée d’exploration, en examinant de près la façade de l’hôtel particulier qu’un jardin séparait de l’étrange habitation du sieur Marcandier.

Il fut servi à souhait. À cinquante pas de l’angle de la rue Rodier, il vit s’ouvrir à sa gauche un passage, fort mal pavé, bordé des deux côtés par des clôtures en planches, et inaccessible aux voitures, à cause de la raideur de la pente.

Il s’y engagea sans hésiter et il déboucha bientôt dans une rue, presque aussi escarpée que le passage, mais droite et flanquée de maisons neuves, bâties à l’alignement, une rue sérieuse, classée sur le plan officiel de la ville et baptisée par le conseil municipal. Le nom était peint en lettres blanches sur une plaque blanche : « rue Milton ». Et ce nom, Bécherel le connaissait, quoiqu’il ne fût jamais venu là.

Il s’arrêta un instant pour s’orienter et en se retournant, il revit les hautes constructions qui masquaient la butte Montmartre et qui, en aval, dominaient des clos plantés et des terrasses superposées, comme les légendaires jardins suspendus de Babylone.

Ce fond du tableau ne l’intéressait pas et il ne perdit pas son temps à l’examiner. Il fit face à Paris, et en regardant à sa gauche, il découvrit aussitôt la tour à moitié démolie où il venait de grimper. Elle lui servit de point de repère pour retrouver l’hôtel qui s’élevait du même côté, mais plus bas, et il se mit à descendre la rue en se tenant au milieu de la chaussée.

Il reconnut bientôt que ce logis de très bonne apparence était inhabité, pour le moment : les persiennes étaient closes aux fenêtres des deux étages qui surmontaient le rez-de-chaussée. Mais il ne paraissait pas qu’il fût abandonné, car la façade avait été blanchie tout récemment.

Sans doute, les locataires étaient absents, quoique ce ne fût pas la saison des voyages, et ils pensaient que leur propriété se garderait bien toute seule, puisqu’ils n’y avaient laissé personne, autant qu’on pouvait en juger du dehors.

Robert ne songea point à se renseigner. Il aurait craint de gâter son affaire en questionnant des domestiques bavards qui raconteraient dans le quartier qu’un monsieur était venu prendre des informations sur leurs maîtres.

Et d’ailleurs, le véritable point d’attaque n’était pas de ce côté.

Il se contenta de chercher un endroit d’où il pût voir de face le pignon du bâtiment suspect, et cet endroit, il le trouva en s’éloignant du mur de la cour des tilleuls.

Par-dessus ce mur, qui n’était pas très élevé et à travers les arbres du jardin, il aperçut, un peu obliquement, le fameux pignon.

Il ne le voyait pas de la base au faîte, mais il put constater que dans la partie supérieure de cette bâtisse, presque immédiatement sous le toit, il y avait une porte-fenêtre fermée par des volets et précédée d’un balcon en bois qui devait avoir servi autrefois et servait peut-être encore à hisser des bottes de foin.

Donc, ce grenier était ou avait été un magasin à fourrage.

Mais appartenait-il à Marcandier ou dépendait-il de l’hôtel particulier de la rue Milton ? C’est ce qu’il était difficile de deviner.

Tout semblait indiquer cependant que ce magasin était une annexe de l’hôtel dont le maître devait avoir chevaux et voitures, car il y avait une porte cochère au milieu de la façade.

La remise et l’écurie se trouvaient sans doute au-dessous du grenier.

Robert en revint à supposer, comme il l’avait déjà fait, que le bâtiment était intérieurement divisé en deux parties.

Dans l’une, le propriétaire de l’hôtel serrait son foin et son avoine ; dans l’autre, Marcandier, dit Rubis sur l’ongle, détenait une créature humaine.

Et, s’il en était ainsi, le voisin de l’usurier pouvait parfaitement ignorer ce qui se passait au-delà du mur mitoyen.

Donc, il fallait opérer du côté de la rue Rodier et Bécherel ne pouvait pas ouvrir le siège avant la nuit.

Il donna un dernier coup d’œil à ces constructions compliquées et il fila vers le bas de la rue Milton, où il prit un fiacre qui le mena rue de la Boëtie.

Le trajet fut assez long et il eut tout le temps de réfléchir en route à ce qu’il allait dire au colonel. Il s’était promis de lui demander conseil, mais il aurait fallu commencer par lui raconter la découverte qu’il venait de faire.

Sceptique comme il l’était, M. de Mornac pourrait bien ne pas la prendre au sérieux et même se moquer des projets chevaleresques de Robert. Ce ci-devant dragon s’intéressait aux amours de son jeune ami avec la gentille Violette, mais il se soucierait sans doute fort peu de la problématique victime des persécutions d’un usurier qu’il ne connaissait pas. Le colonel s’était offert à chercher avec Robert les parents de l’orpheline ; il ne serait probablement pas disposé à se mettre en campagne pour redresser des torts qui ne le touchaient pas du tout. En demandant trop, Robert pouvait ne rien obtenir, et par conséquent nuire à la pauvre jeune fille, qui avait grand besoin de l’appui de M. de Mornac, non seulement pour débuter au théâtre, mais encore pour se défendre contre des ennemis acharnés à sa perte. Et, faisant un retour sur lui-même, Bécherel en vint à se dire que Violette n’aurait aucun gré à lui savoir de défendre une femme, au lieu de s’occuper uniquement d’elle.

Tout bien considéré, et après avoir pesé le pour et le contre, il résolut d’aborder le colonel sans parti pris, de s’inspirer des circonstances et de n’entamer le récit de sa récente aventure que si l’ancien ami de son père le mettait sur la voie.

Midi sonnait quand la voiture de place s’arrêta devant une maison neuve où M. de Mornac occupait, au fond d’une large cour, un pavillon séparé.

Robert fut introduit par un valet de chambre, correctement vêtu de noir, et vit tout de suite que son entresol du faubourg Poissonnière n’était qu’une pauvre garçonnière, en comparaison de ce bel appartement.

Le colonel avait beaucoup plus d’argent que son protégé et il entendait à merveille la vie élégante et confortable. Aussi était-il admirablement installé. Il avait là de l’air, de l’espace et chaque pièce était appropriée à sa destination. Pas un solécisme d’ameublement, pas une nuance qui détonnât, pas de faux luxe, dans cet intérieur aménagé par un viveur intelligent. Il y avait assez d’objets d’art et il n’y en avait pas trop. M. de Mornac n’était pas tombé dans ce travers à la mode qui consiste à faire du logis qu’on habite une boutique de marchand d’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu était bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de ses voyages que de bibelots achetés à l’hôtel des ventes, au hasard des enchères. Pas de mièvreries non plus. Il y a des logements de garçon qui ont l’air d’avoir été disposés pour héberger une femme galante et on pourrait presque dire que les mobiliers ont un sexe.

Le mobilier de M. de Mornac était du sexe masculin.

Et M. de Mornac se plaisait fort dans le nid vaste et commode qu’il s’était arrangé. Il y revenait toujours avec joie, après des excursions dans des mondes où on sacrifie tout à l’effet — à la pose, comme on dit maintenant, — et il appréciait d’autant mieux le bonheur de l’habiter qu’il avait passé vingt-cinq ans de sa vie à s’ennuyer en garnison ou à bivouaquer en campagne.

Robert le trouva étendu sur un divan au fond d’un cabinet de toilette qui était un vrai modèle du genre. De grandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacun leur destination particulière. Il y avait l’armoire aux habits de soirée, l’armoire aux costumes du matin, l’armoire aux vêtements pour monter à cheval, une réserve pour les chaussures et une pour certains objets de toilette qui ne pouvaient pas trouver place sur les tablettes de marbre blanc de l’immense lavabo à l’anglaise.

— Peste ! mon colonel, que vous êtes donc bien logé ! s’écria Robert, émerveillé.

— Mais oui, pas trop mal, dit en riant Louis de Mornac. C’est honteux pour un vieux soldat de se dorloter ainsi dans les capitonnages. Mais j’ai habité assez de bouges quand j’étais jeune ; j’ai bien le droit de me dédommager un peu sur mes vieux jours. Et puis, je te prie de croire que je ne me suis pas amolli dans les délices de cette Capoue, qui me coûte quatre mille francs de loyer, sans compter les impositions. Je monte à cheval deux heures tous les matins et le jour où il faudra charger conter les Prussiens, je serai encore en état de faire proprement le coup de sabre. Tu verras ça, car j’espère bien que tu t’engageras dans mon régiment. Mais, malheureusement, nous n’en sommes pas encore à la revanche.

Allons déjeuner, en attendant.

Le colonel se leva et poussa Bécherel dans une salle à manger aussi élégante et aussi bien comprise que le cabinet de toilette.

— Prends place et sers-toi, lui dit-il. Les huîtres sont sur la table et tu as sous la main un joli Sauternes. Je sonnerai mon valet de chambre quand il le faudra. Nous n’avons pas besoin de lui pour causer. Qu’as-tu fait depuis hier ?… As-tu vu ton usurier ?

— Je suis allé chez lui, ce matin, mais je ne l’ai pas trouvé.

— Et Mlle Violette ?

— J’espère la voir aujourd’hui, à trois heures.

— Bref, tu en es toujours au même point. Eh bien, moi, j’ai du nouveau à t’apprendre.

Ce début surprit un peu Robert et lui mit, comme on dit vulgairement, la puce à l’oreille. Quelle nouvelle allait lui annoncer le colonel qu’il avait quitté la veille dans l’après-midi ? Assurément, il ne s’agissait pas des mystères de ce grenier dont M. de Mornac ignorait l’existence.

Bécherel pressentit qu’il allait être question de Violette et il vit bientôt qu’il avait deviné.

— Mon garçon, lui dit M. de Mornac, je n’ai pas envie de te répéter les discours que je t’ai tenus hier, à propos de cette jeune fille et de tes projets sur elle. Tu es assez grand pour te gouverner comme tu l’entends. Je t’ai promis de te soutenir dans la tâche noble et… pénible que tu as résolu de t’imposer. Je n’ai qu’une parole, et pour te prouver que je tiens mes engagements, lorsqu’il me plaît d’en prendre, sache qu’aussitôt après t’avoir quitté un peu brusquement, aux Champs-Élysées, je suis allé tout exprès voir le directeur des Fantaisies-Lyriques.

— Et vous lui avez parlé de Violette ! s’écria Bécherel, ravi de tant d’empressement.

— Je ne lui ai même parlé que d’elle et je n’ai pas perdu mon temps. Il n’a rien à me refuser, cet excellent Cochard. Je l’ai commandité, l’an dernier, d’une centaine de mille francs qui lui feraient grandement faute, si je m’avisais de les retirer, car la dernière saison théâtrale n’a pas été brillante pour lui, et celle où nous entrons ne s’annonce pas beaucoup mieux. Il a grand besoin de mon argent et surtout d’une artiste qui lui ramène la vogue. Ce qu’il cherche, c’est une perle inconnue… une étoile inédite… de la beauté, du talent et une intelligence hors ligne, attendu qu’il s’agit d’apprendre en trois semaines un rôle assez long et assez difficile.

Naturellement, je lui ai répondu : j’ai votre affaire… prenez mon ours !… ah ! pardon, cher ami, j’oubliais que tu es amoureux de cette petite…

— Allez toujours, mon colonel !… je ne vous en veux pas. Et ce directeur a accepté d’emblée le cadeau que vous lui avez offert ?

— Tu dois bien penser qu’il n’est pas homme à acheter, comme on dit, chat en poche. Mais il a consenti tout de suite à entendre ma merveille et afin de ne pas perdre de temps, il a convoqué, pour ce matin, au théâtre, l’auteur et le compositeur de l’opérette en question, le chef d’orchestre, la…

— Ah ! mon Dieu ! Et Violette qui n’est pas prévenue !

— Me prends-tu pour un étourneau ? Elle est avertie depuis hier. Tu m’avais donné sa nouvelle adresse, 47, rue de Constantinople. Je lui ai écrit, avant de sortir du cabinet de Cochard et, en ce moment même, pendant que tu achèves d’expédier ta douzaine d’huîtres, notre protégée est sur la sellette. Si l’examen lui est favorable, elle sera engagée immédiatement… et à de très bonnes conditions.

— Est-ce possible !… en vérité, je crois rêver. Elle doit être au comble de la joie, la pauvre enfant !… et c’est vous qui, d’un mot, lui avez ouvert un avenir superbe !

— Ne t’emballe pas trop. Il n’est pas certain qu’elle plaise à ses juges. Et en admettant qu’ils l’acceptent, il lui restera encore à conquérir le public.

— Elle réussira, j’en suis sûr.

— Moi, je me borne à l’espérer. Maintenant, il faut que tu saches que la pièce dans laquelle ta préférée débutera n’a rien de commun avec le Domino noir et autres opéras-comiques dans le vieux style. C’est une espèce de féerie chantante. La scène se passe dans des pays extravagants, et les actrices seront fort décolletées, quand elles ne porteront pas des maillots ultra collants. Tu vas me dire peut-être que tu n’en es pas fâché… les amoureux sont bêtes… mais, me garantis-tu que cette petite se résignera à montrer ses jambes… et le reste, devant quinze cents spectateurs armés d’excellentes lorgnettes. Il faudrait d’abord savoir si elles sont bien faites, ses jambes.

— J’en suis convaincu, dit Robert avec feu.

— Oh ! je sais que tu ne doutes de rien. Mais enfin, nous ne les avons pas vues et sur la scène des Fantaisies Lyriques, les jambes… c’est presque aussi important que la voix.

Je dois te dire aussi que la pièce est pleine de mots salés, de phrases à double entente et de couplets tout pleins de sous-entendus qu’il faut détailler d’une certaine façon pour forcer les applaudissements. As-tu entendu Judic chanter l’air de la Timbale !… encore un qui ne l’aura pas !… On se pâmait dans la salle… Eh bien, crois-tu que Violette soit en état d’en faire autant ?

— Pas encore… mais pourquoi n’y arriverait-elle pas ?

— Rien ne s’y oppose. Elle a bien assez de finesse pour s’assimiler promptement cet art de faire valoir les nuances égrillardes. Et si tu ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle fasse des progrès dans ce genre-là…

— J’aimerais mieux qu’elle en cultivât un autre… et qu’elle débutât ailleurs qu’aux Fantaisies ; mais la pauvre enfant n’a pas le choix. Et puis, qui veut la fin veut les moyens. Combien d’artistes qui brillent aujourd’hui dans les grands théâtres ont chanté d’abord sur des scènes infimes… on en cite qui ont commencé par les tréteaux d’un café-concert.

— C’est très juste et je m’aperçois que tu es plus raisonnable que je ne pensais. Alors, tu ne seras pas jaloux ?

— Comment ?… jaloux ?

— Mais, oui. Tu aimes Violette et tu l’aimeras encore davantage, car elle en vaut la peine. Et, comme tous tes pareils, tu seras tous les soirs dans la salle avant le lever du rideau. Je te vois d’ici, au premier rang des fauteuils d’orchestre, épiant une œillade à ton adresse et te gargarisant avec les vocalises de ton adorée.

— Je tâcherai de ne pas être trop ridicule dans ce rôle-là, dit gaiement Robert.

— Bon ! mais Violette ne regardera pas que toi. Ce serait bête et compromettant. Une actrice se doit au public et elle distribue équitablement ses sourires à tous ceux qui l’écoutent. Te figures-tu ce que tu éprouveras quand tu la verras faire les yeux doux et dédier ses pantomimes grivoises à quelque spectateur déplaisant ?

— Je saurai que c’est un jeu de scène et je…

— Suppose que ce soit par exemple à ce coulissier qui la poursuit, m’as-tu dit, de ses assiduités… à M. Galimas.

Et il sera là, tu peux y compter. C’est un monsieur qui ne manque pas une première.

Robert rougit et ne trouva rien à répondre.

Mme de Malvoisine y sera aussi, reprit le colonel, avec sa pupille Herminie, et celles-là n’y seront pas venues pour applaudir la débutante. Que feras-tu, si elles se permettent de la chuter ou seulement de rire ? Te constitueras-tu publiquement le champion de Violette contre ses ennemis et contre ceux de ses admirateurs qui te seront antipathiques ?

— En vérité, mon colonel, s’écria Robert, poussé dans ses derniers retranchements, on jurerait que vous prenez à tâche de me décourager !… Vous qui venez d’ouvrir la carrière théâtrale à cette jeune fille et qui paraissiez approuver la décision qu’elle a prise de monter sur les planches pour y gagner sa vie !

Pourquoi désapprouvez-vous aujourd’hui ce que vous approuviez hier ?

— Je me désapprouve pas plus que je n’ai approuvé. Tu ne me comprends pas, mon cher enfant. Je veux tout simplement te montrer les conséquences forcées du début de Mlle Violette à la scène… et aussi te faire sentir que ni toi, ni elle, vous ne pourrez rester vis-à-vis l’un de l’autre, dans une situation mal définie. Vous rêviez tous les deux de je ne sais quelle liaison platonique et amicale. Tu ne répugnais pas à l’idée de l’épouser… plus tard… quand elle aura retrouvé ses parents. Je viens de te prouver, je l’espère, que ce beau projet est inconciliable avec l’entrée au théâtre de cette petite. Il fallait forcément opter. C’est fait, puisqu’elle va être engagée par Cochard, je n’en doute pas… et c’est peut-être bien fait, puisqu’elle a une véritable vocation pour l’art dramatique. Maintenant, soyez amant et maîtresse, si le cœur vous en dit, mais quoi qu’il arrive, renoncez aux espérances chimériques. Une prima donna peut se passer d’ancêtres et de mari. Qu’importe qu’elle n’ait ni nom, ni famille, pourvu qu’elle chante bien ?

— Et votre conclusion, mon colonel ? balbutia Robert.

— Ma conclusion est que le voyage au Havre qui m’avait souri d’abord est parfaitement inutile. D’ailleurs, Violette n’aurait pas le temps de l’entreprendre avec nous. Dès demain, elle va se trouver prise dans l’engrenage des répétitions et elle n’aura plus une minute à elle.

— Je pourrais aller seul là-bas…

— À quoi bon ? Sans elle, tu ne reconnaîtrais pas la maison où elle croit avoir passé sa première enfance. Rien ne prouve, du reste, que cette maison soit au Havre, plutôt que dans un autre port de mer. Je te conseille donc de te tenir tranquille. Mais passons à un sujet plus positif… Tu viens de me dire que tu n’as pas trouvé ton usurier. Il faut lui écrire. Tu ne peux pas rester débiteur d’un pareil drôle. Et avant de t’en aller, tu vas me faire le plaisir de prendre l’argent que j’ai à te remettre pour dégager ta signature.

— Ce sera comme vous voudrez, mon colonel ; mais… j’aimerais autant le laisser chez vous jusqu’à ce que je sois sûr que cet usurier est prêt à le recevoir.

— Dis donc franchement que tu crains de le perdre… comme tu as perdu l’autre soir les dix mille francs de M. Lafitte. Je ne blâmerai pas ta prudence. J’espère que tu as tenu ta parole et que tu n’as pas touché chez l’agent de change.

— Je viens de rencontrer Gustave et je lui ai signifié que je lui abandonnais ma part de l’opération. Nous nous sommes même, à ce propos, définitivement brouillés.

— Je t’en fais mon compliment. Et maintenant que nous avons vidé toutes les questions à l’ordre du jour, nous pouvons déjeuner en paix. Ce ne sera pas long, car je n’ai à t’offrir que la classique omelette aux rognons et la côtelette de l’amitié.

— C’est plus qu’il n’en faut, mon colonel.

— Alors, tu n’as pas le royal appétit de ton père qui fut une des plus belles fourchettes de la Bretagne !… et quel buveur ! Ah ! les jeunes d’à présent ne valent pas les gens de ma génération. Mais tu fais bien de ne pas nous imiter. Tu crèverais à la peine.

Robert ne put s’empêcher de sourire en écoutant ce singulier professeur de morale regretter que le fils de son ami eût dégénéré sous ce rapport, mais cette façon d’envisager l’existence et d’excuser les viveurs d’autrefois ne l’enhardit point à confier au colonel le secret qu’il croyait avoir découvert, encore moins à lui parler de la guerre qu’il allait déclarer à Marcandier, à propos d’une pomme et de trois mots peu lisibles, tracés sur un papier sale.

Elle était dans sa poche avec l’enveloppe, cette fameuse pomme et elle y resta jusqu’à une meilleure occasion.

Le déjeuner s’acheva sans autre incident. Robert, tout à la joie que lui causait le succès présumé de Violette, parla fort peu : mais le colonel, mis en belle humeur par la présence du fils de son ancien ami, se lança dans des digressions amusantes sur la vie parisienne et sur les femmes, de sortes que son jeune convive ne s’ennuya pas du tout.

Deux heures se passèrent à deviser, comme dit Coconnas dans la Reine Margot, de faits de guerre et d’amour, car M. de Mornac, après avoir évoqué le souvenir de ses adorées d’autrefois, en vint à raconter ses campagnes d’Afrique et de l’armée du Rhin.

Et la causerie, entretenue par d’excellents cigares, n’était pas près de finir, lorsque le valet de chambre entra pour annoncer, sur un ton discret, la visite d’une dame.

Robert ne fut pas fâché de profiter de l’occasion pour prendre congé. Il n’avait pas oublié que Violette l’attendait chez elle, et il lui tardait de la voir, pour une foule de raisons.

— Va, mon fils, lui dit le colonel, en lui serrant la main, va et ne reste pas longtemps sans revenir. Je te connais maintenant comme si je t’avais fait et je sais que tes qualités compensent largement tes défauts qui, pourtant, ne sont pas minces, mais tu t’en guériras ; et si tu veux m’écouter et suivre mes avis, je crois que je finirai par faire de toi un homme.

Robert s’en alla, très fier de la confiance que M. de Mornac voulait bien lui accorder, mais médiocrement rassuré sur les conséquences de sa liaison avec Violette.

Il en apercevait tous les mauvais côtés — le colonel venait de les lui montrer — et cependant il ne songeait point à se retirer, car il sentait bien qu’il aimait trop l’orpheline pour l’abandonner.

Après tant d’incidents qui venaient de se succéder coup sur coup, il se retrouvait seul en face d’une situation plus compliquée que jamais, et pour s’en tirer honorablement et avantageusement, il ne pouvait compter que sur lui-même, car il n’avait plus rien à demander à son bienveillant conseiller.

Il lui prenait des envies d’en appeler à sa mère qu’il se reprochait d’avoir trop négligée depuis quelque temps. Malheureusement, sa mère n’était pas là et le cas où il se trouvait n’était pas de ceux qu’on peut exposer et discuter par correspondance.

Il attendait bien une réponse à la lettre qu’il avait écrite le jour où M. Labitte l’avait congédié, mais dans cette réponse, il ne serait certainement pas question de Violette, puisqu’il s’était abstenu de parler à Mme de Bécherel de la jeune fille qui le préoccupait beaucoup plus que la perte de son emploi de secrétaire particulier.

Se déciderait-il à tenter de rendre à la pauvre isolée un nom, une famille et peut-être une fortune ? Le colonel venait de lui démontrer que, si elle débutait aux Fantaisies-Lyriques, ce ne serait plus la peine qu’il se lançât dans cette entreprise. Alors, que faire ? Mme de Bécherel qui aurait pu approuver le généreux projet de son fils, refuserait de l’encourager à se faire le défenseur attitré d’une actrice, si digne d’intérêt que pût lui paraître marie Thabor, enfant prodige, qu’elle avait vue et entendue jadis, à Rennes, au couvent de la Visitation.

Et l’incident qui avait marqué la fin de l’exploration des abords de la maison Marcandier ne faisait qu’augmenter les perplexités de Robert.

Il y avait là aussi une victime à tirer de peine et une piste à suivre, une piste qui ne le mettrait pas sur la trace des parents de Violette, car il était à peu près impossible de croire que cette histoire de femme séquestrée se rattachât par un lien quelconque à l’histoire de l’orpheline.

Robert, en s’occupant de délivrer une inconnue, abandonnerait donc, au moins momentanément, l’exécution d’un dessein dont le succès l’intéressait bien davantage.

Il se disait tout cela en cheminant à pied vers la rue de Constantinople, où il serait arrivé trop tôt s’il avait pris une voiture pour s’y rendre, et ses réflexions l’absorbaient à ce point qu’en débouchant de la rue de la Pépinière, il s’engagea, sans y songer, dans la rue du Rocher.

Il s’aperçut de cette fausse manœuvre quand il arriva à la hauteur de l’hôtel de la comtesse.

Devant la grille stationnait une victoria prête à conduire au Bois Mme de Malvoisine et sa pupille Herminie qui précisément descendaient les marches du perron.

Bécherel fit de son mieux pour passer inaperçu, mais elles avaient de bons yeux et il vit très bien qu’elles l’avaient vu.

— Décidément, grommela-t-il en hâtant le pas, je n’ai pas de chance. Elles ont deviné que je vais chez Violette et elles ne se gêneront pas pour raconter à leurs dignes amis que leur ex-demoiselle de compagnie me reçoit chez elle. Et Dieu sait de quels commentaires les habitués de leur salon assaisonneront cette nouvelle ! peu m’importe d’ailleurs ! je m’attends à tout de la part de ces créatures.

Il ne se retourna point pour les voir monter en voiture, et il arriva très vite au boulevard des Batignolles où la rue du Rocher et la rue de Constantinople se rencontrent. Elles finissent là, toutes les deux, et la dernière maison de la rue de Constantinople s’avance comme un cap sur le carrefour qu’elles forment en se rejoignant.

Cette maison était celle où demeurait Violette. Après avoir reconnu le numéro 47, Robert entra et monta à l’entresol qu’elle lui avait indiqué.

Elle vint ouvrir elle-même et, en la voyant sourire, il devina qu’elle avait un succès à lui annoncer.

Elle le conduisit dans un petit salon, très simplement meublé, mais tout rempli de fleurs, et sans le faire asseoir, elle lui dit joyeusement :

— Vous m’avez porté bonheur. Je suis engagée… et à quelles conditions ! Vous ne le croirez pas et je me figure que j’ai fait un rêve. Cinq cents francs par mois, pour commencer : et l’administration fournira mes costumes.

— Alors, l’audition vous a été favorable ?

— Vous savez donc que j’en ai obtenu une ?

— Je viens de déjeuner chez M. de Mornac.

— Le colonel !… ah ! comment pourrai-je jamais lui prouver ma reconnaissance ! mais c’est vous que je dois remercier, car sans vous, il ne m’aurait pas recommandée à ce directeur.

Robert partageait la joie de sa protégée, mais il montrait moins d’enthousiasme. Les aperçus que le colonel avait formulés sur les inconvénients de la carrière théâtrale pour une jeune fille lui revenaient en mémoire et il s’étonnait un peu que Violette n’envisageât que les beaux côtés du nouvel avenir qui s’ouvrait devant elle.

— Oui, reprit-elle, ils m’ont tous félicitée, les auteurs, le chef d’orchestre, le directeur… je crois même qu’il m’a embrassé. Ils disent que je jouerai leur pièce comme aucune actrice de Paris ne pourrait la jouer et que, dès le premier soir j’irai aux étoiles… alle stelle… Voilà que je parle italien, maintenant que je suis passée d’emblée premier sujet… des Fantaisies Lyriques : ce n’est pas encore l’Opéra. Et je n’ai pas été trop étonnée, car en vérité, ce matin, j’étais en voix. Mais quelle peur j’ai eue quand je me suis trouvée toute seule, avec quatre ou cinq juges qui n’avaient pas l’air bien disposés pour moi, sur cette scène à peine éclairée, devant la salle vide qui avait l’air d’un grand trou noir ! Heureusement, je suis plus forte que je ne l’aurais cru, car j’ai pu dominer ma première émotion, et au troisième morceau que j’ai chanté, il me semblait déjà que je n’avais fait que cela toute ma vie.

— C’est que vous êtes née artiste, murmura Bécherel. Vous faites bien de suivre voter vocation.

— Parlez-vous sincèrement ? demanda la jeune fille.

— Pourquoi en doutez-vous ?

— Parce que vous n’avez pas l’air bien convaincu de ce que vous dites. Est-ce donc que vous me blâmez ?

— Je n’en ai pas le droit, mademoiselle.

— Mais si, monsieur, vous en avez le droit, puisque vous êtes mon meilleur, mon seul ami, et si j’avais cru vous déplaire, en me présentant à ce directeur, je serais restée chez moi.

— Vous auriez eu grand tort, dit vivement Robert qui voyait que Violette avait les larmes aux yeux. Croyez, je vous en prie que je suis heureux de votre triomphe. Si je ne parais pas aussi joyeux que je devrais l’être, c’est que j’avais rêvé pour vous un autre bonheur… moins éclatant, mais plus durable que la gloire artistique.

— Oui, je le sais… vous rêviez de me rendre tout ce que j’ai perdu… un nom, une famille, une mère peut-être… hélas ! c’était un rêve… vous n’auriez pas réussi… et je me serais reproché de vous laisser vous engager dans une pareille entreprise. Encore si j’avais pu vous fournir quelques renseignements utiles… mais que faire des souvenirs confus qui me sont restés de mon passé ?… et pourtant, je dois convenir que, hier, après vous avoir quitté, ma mémoire s’est réveillée tout à coup sur un point… un seul. Je me suis rappelé ce petit nom qu’on me donnait dans ma première enfance et que j’avais, vous le savez, complètement oublié.

Et ce réveil de ma mémoire s’est produit par hasard, continua Violette. Figurez-vous qu’en traversant le jardin des Tuileries, après vous avoir quitté, je suis tombée au milieu d’une bande de fillettes qui jouaient aux quatre coins sous les arbres. J’adore les enfants, et je me suis arrêtée à les regarder. Il y en avait une qui ne réussissait jamais à attraper un coin. Les autres se moquaient d’elle et l’appelaient à chaque instant par son nom pour la narguer.

— Eh bien ! demanda Robert, impatient de savoir la suite.

— Eh bien, mon ami, ce nom, c’est celui que me donnait ma mère. Comment l’avais-je oublié ?… Comment m’est-il revenu tout à coup ?… Sans doute parce que personne ne l’avait prononcé devant moi depuis mon enfance. Il est vrai qu’il n’est plus à la mode et que peu de femmes le portent.

— Et ce nom, c’est…

— Simone. Il n’est ni joli, ni harmonieux, n’est-ce pas ?

— Simone ! répéta Bécherel, surpris et encore plus ému.

Il se souvenait, lui aussi. Ce nom, il en avait entendu la dernière syllabe, alors qu’il écoutait, à travers une porte bardée de fer, les douloureux appels de la victime de Marcandier. Le son de cette finale sourde lui était resté dans l’oreille. Il s’étonnait maintenant de ne pas avoir deviné le commencement du mot. Et ce mot tronqué, il venait de le retrouver, incomplètement tracé sur le papier qui enveloppait la pomme lancée du grenier.

Son premier mouvement fut de tirer ce papier de la poche où il l’avait serré et de le montrer à Violette, mais il se dit aussitôt qu’il serait toujours temps de l’exhiber quand il serait mieux renseigné.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-elle, très étonnée de le voir laisser inachevé un geste qu’elle avait très bien remarqué.

— Rien, balbutia Robert. Il me semble avoir déjà entendu ce nom-là.

— Vous l’aurez lu dans les œuvres d’Alfred de Musset. Un des plus jolis contes en vers qu’il ait écrits est intitulé : Simone. Ne vous étonnez pas que je connaisse Musset. Mme Valbert avait ses œuvres complètes dans sa bibliothèque et je les ai dévorées. J’ai eu tort, je le sais, dit Violette.

Robert ne songeait guère à lui reprocher d’avoir là des livres qui n’ont point été écrits pour les jeunes filles. Robert se demandait s’il allait lui raconter son voyage d’exploration autour de la maison Marcandier et les découvertes qu’il avait faites.

Au premier abord, il semblait tout naturel qu’il ne lui cachât pas cette aventure, mais il lui suffit de réfléchir un instant pour apercevoir les inconvénients d’une confidence prématurée.

Le premier de tous c’était de troubler l’esprit de Violette, au moment où elle avait besoin de calme pour se préparer à subir la grande épreuve de ses débuts à la scène. Puisqu’elle était décidée à entrer au théâtre, il fallait qu’elle fît tout pour y réussir. Dès lors, à quoi bon lui donner, d’un autre côté, des espérances qui probablement ne se réaliseraient pas ?

L’analogie du nom de Simone avec le son des plaintes de la prisonnière et avec le sens incomplet des caractères qu’elle avait tracés n’était peut-être qu’une coïncidence fortuite et tout restait à faire pour éclaircir le mystère du grenier.

Quelle était cette prisonnière et comment arriver jusqu’à elle ?

Robert avait conçu un projet dont le succès était très incertain, et pour le mettre à exécution, Violette ne pouvait lui être d’aucun secours. Ce n’est pas l’affaire d’une jeune fille de se promener, la nuit, sur un toit, au risque de se rompre le cou, sans parler des autres dangers qu’elle courrait en prenant part à une campagne contre les persécuteurs d’une inconnue. Pour rien au monde Robert n’aurait consenti à l’y exposer et si elle ne devait pas s’associer à ces opérations, mieux valait qu’elle les ignorât.

Pourquoi lui causer une fausse joie en lui montrant la possibilité de retrouver ses parents, alors que, sur ce point, il en était encore à de simples conjectures ? Quand il aurait recueilli des indices sérieux et surtout quand il serait parvenu à entrer en communication avec la séquestrée, il parlerait à Violette de ses découvertes. En attendant, mieux valait se taire.

Ainsi fit Bécherel, et Violette, qui ne pouvait pas lire dans ses pensées, reprit, sans chercher à s’expliquer son silence :

— Oui, j’ai eu le tort de lire des livres défendus et quelques autres torts qui n’étaient pas beaucoup plus graves, mais je les ai bien expiés, hier, à Saint-Mandé.

— Comment cela ? demanda Robert, très satisfait d’une diversion qui le dispensait de se prononcer.

— À Saint-Mandé… au pensionnat. Vous savez qu’en vous quittant, je suis allée voir Mme Valbert. Eh bien ! elle m’a reçue très froidement et quand j’ai essayé de lui apprendre pourquoi et comment je suis sortie de la maison de la rue du Rocher, elle m’a coupé la parole en me déclarant qu’elle savait tout, que j’étais très coupable et qu’elle entendait ne plus jamais s’occuper de moi.

Mme de Malvoisine m’avait devancée. Qu’a-t-elle pu dire contre moi ? Je l’ignore.

— Des mensonges… des calomnies. Vous deviez vous y attendre. Heureusement, vous n’avez plus besoin de cette dame Valbert.

— Non, sans doute ; mais je m’étais attachée à elle et je souffre beaucoup d’avoir perdu son estime. Je suis revenue navrée et j’ai pleuré longtemps. Il n’a pas fallu moins que la lettre de M. de Mornac pour me remettre le cœur.

— Mais vous êtes toujours décidée à entrer au théâtre ?

— Pourquoi y renoncerais-je ? Le mal est fait maintenant. Me voilà déclassée. Je n’ai plus d’amis.

— Il vous en reste un.

— Vous, je le sais. J’espère aussi que M. de Mornac ne m’abandonnera pas. Et j’ai pour moi ma conscience. Je l’ai interrogée, après la triste déconvenue que je viens de vous raconter, et elle ne me reproche rien. Si j’avais une mère, je pourrais, sans rougir, lui raconter toute ma vie et lui confier toutes mes pensées.

— Une mère, répéta Bécherel très ému. Avez-vous renoncé à l’espoir de revoir la vôtre ?

— Hélas, oui. Mon petit nom, que je me suis rappelé, n’est pas un indice suffisant pour retrouver la trace de celle que j’ai perdue et que j’aurais tant aimée. Il faudrait que Dieu fît un miracle.

— Mais… s’il le faisait ?

— S’il me rendait ma mère, je ne vivrais plus que pour elle.

— Et vous ne regretteriez pas les succès qui vous attendent au théâtre ?… les applaudissements ?… la gloire ?…

— Je ne regretterais rien, mon ami. Mais quel plaisir trouvez-vous à me parler d’un bonheur qui ne se réalisera jamais ? J’ai besoin de courage et de sang-froid dans la position où je me trouve. Je n’en sortirais pas, si je me laissais aller à caresser des chimères décevantes. Je vous en supplie, ne m’y poussez pas.

— Vous avez raison. Ce bonheur que je rêve pour vous, c’est à moi de vous l’assurer, et j’y parviendrai peut-être.

— Prenez garde, mon ami. En vous écoutant, je pourrais croire…

— Croyez que je ferai tout pour découvrir le secret de votre naissance. Je ne puis, ni ne veux vous en dire davantage. Et, à mon tour, je vous demande en grâce de ne pas m’interroger. Oubliez que j’entrevois une chance de succès et ne songez plus qu’à vos débuts. Quand devez-vous revoir le directeur des Fantaisies-Lyriques ?

— Demain matin. On m’a distribué mon rôle. Je vais apprendre cette nuit les paroles, et je répéterai demain. Les autres artistes savent le leur, et M. Cochard compte que la première représentation aura lieu dans trois semaines.

— Vous aurez bien peu de temps à me donner, dit tristement Robert.

— Oh ! je trouverai bien le moyen de vous voir tous les jours, s’écria Violette.

Si vous y tenez, ajouta-t-elle en souriant.

— Vous n’en doutez pas, j’espère.

— J’en soute si peu que nous allons convenir de nous rencontrer ici, chaque jour, à cinq heures, quand je reviendrai de mon théâtre.

— J’arriverai, mademoiselle, à cinq heures moins un quart.

— Appelez-moi Violette.

— Non… Simone… à condition que vous m’appellerez : Robert.

— Oh ! je veux bien. Simone !… oui, c’est mon nom… j’en suis sûre maintenant… mais je resterai Violette pour tout le monde, excepté pour vous. À présent, partez, mon ami. Il faut que j’étudie.

Robert prit la main que la jeune fille lui tendait et elle ne la retira pas quand il y mit un baiser.

Il s’en alla, le cœur pris et la tête en feu.

Mais il n’hésitait plus à ouvrir une campagne contre les ennemis de Violette et il se jurait à lui-même de mener à fin la hasardeuse entreprise où il allait s’engager.