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Rubis sur l’ongle/8

La bibliothèque libre.
La Librairie Illustrée (p. 318-347).

CHAPITRE VIII

Pendant que les incidents se succédaient dans la salle, d’autres se succédaient sur la scène des Fantaisies Lyriques.

Ce soir-là, le drame était partout.

Depuis qu’elle était arrivée au théâtre, à l’heure où Robert de Bécherel finissait de dîner aux Champs-Élysées, Violette avait passé par toutes les épreuves qui attendent une débutante et elle les avait supportées avec une patience héroïque : les encouragements de son directeur, encouragements tout à fait superflus au dernier moment ; les conseils des auteurs lui recommandant de soigner tel ou tel passage de son rôle ; les félicitations anticipées et quelque peu ironiques des autres artistes ; les tracasseries de l’habilleuse qui voulait absolument raccourcir la jupe du costume ; les lenteurs du coiffeur qui n’en finissait pas de la coiffer en fauvette.

Le colonel avait eu l’esprit de se tenir à l’écart jusqu’à ce qu’elle descendît de sa loge, à l’appel du régisseur, et à cet instant décisif, il s’était borné à lui adresser quelques paroles affectueuses. Aussi était-elle en possession de tous ses moyens quand elle fit sa première entrée. Elle avait gardé toute sa lucidité, à ce point qu’elle reconnut parfaitement Herminie à l’avant-scène du rez-de-chaussée et Robert aux fauteuils d’orchestre.

Les applaudissements ne l’avaient pas troublée, pas plus que le coup de sifflet parti des troisièmes galeries. Et à la fin du premier acte, on lui avait fait dans les coulisses une véritable ovation dont M. de Mornac avait pris sa bonne part.

Violette n’en était pas plus fière pour cela et sa modestie lui avait gagné tous les cœurs, même ceux de ses camarades.

L’acte suivant n’avait pas moins bien marché et le succès n’était plus douteux, un succès colossal, lorsque Violette avait vu Robert se lever et sortir précipitamment. Alors, pour la première fois, elle s’était troublée, mais la représentation avait pu continuer et la toile était tombée au bruit des bravos unanimes qui n’avaient pas calmé les inquiétudes de la débutante acclamée. Elle se demandait pourquoi Robert était parti subitement et elle avait déjà le pressentiment d’un malheur.

Elle aurait voulu confier ses tourments à M. de Mornac et le prier de se mettre à la recherche de son jeune ami, mais le colonel n’était plus là. Il venait de quitter le théâtre en annonçant à Cochard qu’il allait fumer un cigare en plein air, et qu’il serait de retour avant que le rideau se levât pour le troisième acte. Violette s’était résignée à remonter dans sa loge.

Elle en sortait, lorsqu’un garçon d’accessoires lui remit un billet qu’elle ouvrit en tremblant et qui ne contenait que ces lignes, écrites au crayon, comme le message reçu par Bécherel :

« Robert vient d’être victime d’un accident grave. J’ai pu le faire transporter dans une maison amie. Il veut absolument vous voir. Venez immédiatement. Ma voiture vous attend pour vous conduire près de lui. »

Le piège était grossier et pourtant la jeune fille s’y laissa prendre.

Elle ne douta pas que cet avis ne vînt de M. de Mornac. Elle ne se demanda pas de quel accident il s’agissait, ni comment le colonel avait pu se trouver là juste à point pour ramasser le blessé, ni chez quel ami il l’avait mené dans un quartier où ni lui ni Robert ne connaissaient personne. Elle ne pensa qu’à courir au secours de l’homme qu’elle aimait et, s’il devait mourir, à le revoir encore une fois avant qu’il expirât.

L’idée ne lui vint même pas de prévenir le directeur. À quoi bon du reste ? Il aurait essayé de la retenir et elle était résolue à se rendre à l’appel de M. de Mornac.

Elle savait le chemin de l’escalier ; elle s’y précipita et dans la rue, à quelques pas de l’entrée des artistes, elle trouva un domestique en livrée sombre qui lui dit, en ôtant son chapeau :

— La voiture est là, et si mademoiselle veut bien me suivre…

— Qu’est-il arrivé à M. de Bécherel ? interrompit Violette.

— Un grand malheur, mademoiselle. Il a été renversé et foulé aux pieds sur le boulevard par les chevaux d’une voiture lancée à fond de train. On l’a relevé évanoui et on craint qu’il n’ait une jambe cassée.

— Où est-il ?

— Tout près d’ici, mademoiselle. M. de Mornac fort heureusement a été témoin de l’accident et il a fait transporter M. de Bécherel chez une dame qui habite un hôtel, quai de Valmy. Nous y serons dans cinq minutes.

Violette n’avait jamais entendu parler du quai de Valmy. Elle n’était pas renseignée non plus sur le train de vie de maison du colonel, mais elle savait qu’il était très répandu dans tous les mondes. Elle crut que la voiture et les gens étaient à lui et elle ne s’étonna pas qu’il fût en relations avec une dame logée dans un quartier très éloigné de son domicile. Elle ne fit donc aucune difficulté pour monter dans un coupé fort bien attelé qui stationnait un peu plus loin.

Le domestique ferma la portière, grimpa sur le siège à côté du cocher, et le cheval fila comme un trait, par la rue Saint-Maur, en traversant le canal Saint-Martin.

Avant le pont, le cocher tourna à gauche et Violette s’aperçut à peine qu’elle roulait sur un quai, très désert à cette heure, bordé de magasins et de quelques rares maisons fort peu éclairées. Elle ne pensait qu’à Robert et elle trouvait que le cheval, qui brûlait le pavé, n’allait pas assez vite.

Bientôt le cocher ralentit l’allure et le coupé, après avoir décrit une courbe savante, entra sous une voûte qu’il traversa pour aller s’arrêter dans une cour.

Violette n’avait eu que le temps d’entrevoir la façade d’un hôtel à deux étages et une porte très haute qui fut refermée bruyamment aussitôt que la voiture eut passé.

Le valet de pied vint ouvrir la portière, aida la jeune fille à descendre, l’accompagna dans le vestibule jusqu’au bas d’un escalier brillamment éclairé et lui dit :

— Si mademoiselle veut monter… c’est au premier.

Violette ne se fit pas répéter l’invitation. Elle franchit quatre à quatre les marches de marbre blanc et sur le palier, elle trouva une porte ouverte.

Elle entra, non sans s’étonner un peu de ne rencontrer personne dans une salle à manger qui semblait faite uniquement pour souper en tête-à-tête, tant elle était petite et peu garnie de sièges.

Un lustre en verre de Venise dont toutes les bougies étaient allumées pendait du plafond au-dessus d’une table toute servie. Des vins couleur de topaze et couleur d’améthyste scintillaient dans des carafes de cristal.

Ce festin préparé dans une maison où souffrait un blessé plongea Violette dans la stupéfaction. Elle n’y comprenait plus rien et elle commençait à avoir peur.

Elle traversa pourtant cette étrange salle à manger ; elle entra dans un salon capitonné du haut en bas et de là dans un boudoir tendu de soie bouton d’or.

Toutes ces pièces étincelaient, mais elles étaient vides.

— Ce domestique se sera trompé, pensa Violette. On a transporté M. de Bécherel au second.

Elle revint sur ses pas et monta bravement à l’étage supérieur.

Là, elle trouva encore des illuminations et une porte ouverte : celle d’une bibliothèque garnie d’armoires en ébène dont les vitres laissaient voir une collection de livres richement reliés qui n’avaient pas l’air d’être des livres honnêtes. Leur petit format et leurs titres, imprimés en lettres d’or, sentaient le fagot.

Violette ne s’arrêta point à les examiner et pénétra dans une chambre à coucher dont l’aspect n’était pas plus rassurant. Il y avait des glaces partout, même au fond du lit, caché dans une alcôve, tout enguirlandée de dentelles.

Plus loin, c’était le cabinet de toilette : une merveille de luxe coquet. La baignoire, la table, les vases étaient en onyx ; les menus objets en ivoire ou en argent.

Une honnête femme aurait eu peur de se damner en s’habillant là, et Violette n’osa pas franchir le seuil de ce réduit, arrangé évidemment pour l’usage d’une courtisane. Elle comprit alors qu’on l’avait indignement trompée, et elle ne songea plus qu’à fuir avant que l’homme qui l’avait attirée là ne se montrât. Mais comment ? Elle avait entendu fermer la porte cochère et elle n’espérait guère que les valets de ce misérable consentiraient à la lui ouvrir.

Elle courut à la fenêtre pour appeler au secours. Malheureusement, cette fenêtre donnait sur une cour intérieure où elle ne vit que le coupé qui l’avait amenée. Il était déjà dételé et le cocher avait disparu.

Et cette cour était close par un mur qui interceptait complètement la vue.

Violette ne savait même pas où se trouvait cet hôtel maudit, car pendant le trajet, elle n’avait pas pris garde au chemin que le coupé avait suivi.

— Eh ! bien, chère amie, comment vous trouvez-vous dans votre nouveau logement ? dit une voix derrière elle.

Violette tressauta, comme si elle eût été mordue par un serpent et, en se retournant, elle se trouva face à face avec l’homme qu’elle haïssait et qu’elle méprisait le plus.

L’odieux Galimas était là devant elle, l’air insolent, le chapeau sur la tête, l’œil allumé et le sourire aux lèvres, un mauvais sourire qui fit frissonner la jeune fille.

Instinctivement, elle s’était adossée à la fenêtre ouverte et elle ne bougeait pas.

— Que diable ! faites-vous là, chère enfant ? reprit le coulissier. Vous allez vous enrhumer. Fermez donc cette croisée et venez vous asseoir sur ce fauteuil qui vous tend les bras. Vous y serez beaucoup mieux et nous pourrons causer. Nous avons un tas de choses à nous dire, car nous ne nous sommes pas vus depuis que vous avez quitté le salon de cette excellente comtesse.

— Sortes ! dit Violette d’une voix étranglée par l’émotion.

— Que je sorte ? ah ! vous avez bien dit ça ! Et je reconnais que vous avez le droit de me mettre à la porte, puisque vous êtes chez vous. Oui, mademoiselle, l’hôtel, le mobilier, tout cela vous appartiendra demain. Vous n’aurez qu’à passer chez mon notaire et à signer l’acte par lequel je vous donne quittance de trois cent mille francs… et ça vaut mieux que ça. J’ai profité d’une occasion… un négociant qui avait fait bâtir et meubler cette bonbonnière pour sa maîtresse et qui s’est ruiné. Le quartier ne vous plaît peut-être pas beaucoup, mais comme vous aurez chevaux et voitures, rien ne vous empêchera d’aller tous les jours au bois. Cinq mille francs par mois par-dessus le marché, c’est gentil, hein ? Du reste, vous connaissez mes conditions puisque vous avez reçu mes lettres.

— Ainsi, c’était vous qui m’écriviez !…

— Parbleu ! je m’étonne que vous ne l’ayez pas deviné… Ils sont rares, par le temps qui court, les hommes sérieux qui offrent à une jolie femme une fortune comme entrée de jeu… soixante mille francs de rente, c’est une fortune… mais vous les valez bien.

— Misérable ! murmura Violette.

— Des gros mots ! Vous avez tort, ma chère. Mais vous m’en voulez peut-être de vous avoir enlevée en pleine représentation. Ça, c’est un mauvais tour que je tenais à jouer à votre directeur. Et, consolez-vous… Si vous voulez entrer au théâtre, vous trouverez dix engagements meilleurs que celui de ce pleutre de Cochard. Et je ne m’opposerai pas à ce que vous remontiez sur les planches. Vous avez énormément de talent et ce serait vraiment dommage de n’en pas tirer parti. Du reste, je comprends les femmes, moi, et je sais qu’il ne faut jamais contrarier les vocations. Vous êtes née artiste ; vous le serez. Et je ne vous demanderai qu’un peu de reconnaissance. Oh ! je ne serai pas exigeant. Je n’ai pas la prétention de vous inspirer une passion profonde. Mais quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je suis un bon garçon et vous vous habituerez à moi.

Violette se sentait mourir de frayeur et de honte. Elle était à la merci de cet homme et forcée d’entendre son langage infâme. Que répondre à ses cyniques propositions et que faire pour s’y dérober ?

— Voyons, reprit-il en se rapprochant d’elle, ne soyez pas si farouche. On dirait que je vous fais peur. Je vous jure que je ne vous veux pas de mal… au contraire.

— Si vous faites un pas de plus, la fenêtre est là, dit la jeune fille. Plutôt que de vous appartenir, je me briserai le crâne sur le pavé.

À l’accent et au geste de Violette, Galimas comprit qu’elle le ferait comme elle le disait, et il s’arrêta. Mais il ne se tint pas pour battu. Il se disait qu’il avait affaire à une nature exaltée et que s’il cherchait à brusquer l’aventure, il ne ferait qu’exaspérer Violette. Il la tenait et il savait bien qu’elle ne pouvait pas lui échapper. Mieux valait donc essayer de la prendre par la douceur.

— Calmez-vous, mademoiselle, je vous prie, dit-il sur un tout autre ton. Vous vous méprenez sur mes intentions. Si je vous ai demandé de vous éloigner de cette fenêtre, c’est que si vous y restez, vous allez prendre froid… je m’intéresse à votre santé… et à la mienne, ajouta Galimas, après avoir éternué de la façon la plus grotesque.

— Voulez-vous le laisser sortir ? demanda froidement Violette.

— De cette chambre ? oh ! parfaitement. Je désire même vous montrer comme le nid que je vous destine est bien arrangé. Vous vous y plairez, j’en réponds.

— Je veux sortir de cette maison… à l’instant.

— Vous n’y êtes pas prisonnière, je vous le jure. Dès demain, vous irez et viendrez à votre fantaisie. Mais à l’heure qu’il est, ce serait un crime de vous laisser partir. Songez donc que nous sommes ici sur le bord du canal Saint-Martin… ces parages sont infestés de rôdeurs qui vous feraient certainement un mauvais parti.

— Peu m’importe. J’aime mieux mourir assassinée que de rester ici.

— Vous êtes dure pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je suis sûr que vous réfléchirez avant de prendre une décision que vous regretteriez plus tard. La nuit porte conseil. Résignez-vous donc à la passer dans votre hôtel. J’espérais y souper ce soir avec vous, mais si ma présence vous gêne, qu’à cela ne tienne !… je vais vous laisser seule… et je viendrai déjeuner avec vous demain matin… si vous me le permettez.

Dès qu’il vous plaira de vous lever, vous n’aurez qu’à sonner. Votre femme de chambre viendra prendre vos ordres. J’avais cru pouvoir lui donner congé ce soir. Mais vous trouverez dans ce cabinet quelques toilettes à choisir, car je suppose que vous ne tenez pas à rester vêtue comme vous l’êtes… quoique votre costume vous aille fort bien. Vous êtes charmante en fauvette.

Violette n’en revenait pas d’entendre cet homme lui parler ainsi. Il ne croyait pas qu’elle pût refuser le sort brillant qu’il lui offrait. Ce coulissier fastueux n’était point accoutumé à rencontrer des femmes que l’or n’éblouissait pas, et sûr de triompher définitivement, il consentait sans trop de peine à attendre. Alors, elle en vint à se demander si elle ne ferait pas bien de profiter du délai qu’il lui accordait et de chercher un moyen de fuir. Pour cela, il fallait qu’elle ses débarrassât de lui, jusqu’au lendemain et elle ne pouvait y réussir qu’en feignant d’accepter la convention qu’il lui proposait.

— Nous sommes d’accord, chère enfant, reprit-il ; un accord provisoire, je le sais bien, mais qui deviendra définitif, je n’en doute pas. Pour l’instant, je tiens à vous prouver que je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air. Je vais donc vous souhaiter le bonsoir. Nous reprendrons cette conversation demain et, avec moi, je vous le répète, vous serez libre comme l’air, car je suis convaincu que vous n’abuserez pas de votre liberté.

C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Je vous saurai gré de vous retirer, mais je ne vous promets rien, répondit fièrement Violette.

— Bon ! bon ! je ne vous demande pas de serments ; ricana Galimas. Je sais ce qu’ils valent, les serments. J’aime bien mieux compter sur votre conversion volontaire. Vous êtes intelligente. Vous y viendrez.

Et, sans attendre la réponse, il disparut, en refermant la porte derrière lui ; pas à clé, car Violette n’entendit pas grincer la serrure. Il pouvait donc revenir, quand il lui plairait, et la première pensée de la pauvre enfant fut de se précautionner contre un retour offensif, en poussant le verrou. Mais elle le chercha vainement, ce verrou protecteur. La porte n’en avait pas et cette chambre maudite restait à la discrétion de qui voulait y entrer.

Violette, désespérée, revint à la fenêtre et s’y cantonna. C’était la seule ressource qui lui restât, non pas pour fuir, car elle se serait tuée en sautant, mais pour mourir, plutôt que de subir les violences de cet homme. Elle y était résolue. La question était de tenir jusqu’au bout et elle sentait bien que la force lui manquerait, si l’attente se prolongeait. Les émotions qu’elle avait subies coup sur coup l’avaient épuisée. Elle tombait de fatigue et une jeune fille, si énergique qu’elle soit, ne résiste pas indéfiniment au sommeil. Et alors même qu’elle resterait sur pied toute la nuit, elle ne serait pas plus en sûreté quand le jour serait venu, car elle ne croyait pas du tout aux promesses de Galimas et, tout profitant de la trêve qu’il avait bien voulu lui accorder, elle s’attendait à voir la guerre recommencer le lendemain.

Où était-il allé ce parvenu grossier qui singeait les procédés des grands seigneurs de l’ancien régime ? Avait-il quitté la place pour lui laisser, comme il le disait, le temps de la réflexion, ou s’était-il caché dans quelque coin de cette odieuse maison, comme un tigre qui guette le moment de surprendre sa proie endormie ?

Elle ne pouvait pas deviner qu’il était allé consulter son complice.

Galimas était profondément vicieux. Il appartenait à cette catégorie d’enrichis qui croient fermement que l’or est le véritable roi de ce monde, et il n’hésitait jamais à satisfaire un caprice, à quelque prix que ce fût. Pourquoi aurait-il hésité, puisqu’il ne croyait pas à la vertu ? Les femmes auxquelles il s’adressait habituellement ne demandaient qu’à être séduites et ces Danaés ne lui résistaient que pour se faire payer plus cher.

Il avait donc été médiocrement impressionné par les refus hautains et la fière attitude de Violette. Il n’y voyait qu’un calcul, et il eût été difficile qu’il n’y vît autre chose, accoutumé comme il l’était aux défenses simulées des femmes de théâtre. Cependant, il avait des doutes. Jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. Ces dames ne vont pas, en pareille occasion, jusqu’à menacer de jeter par la fenêtre et, d’ailleurs, il n’avait jamais eu besoin d’enlever personne. Ses arrangements avec ses maîtresses à gages s’étaient toujours traités à l’amiable. Et si, cette fois, il s’était laissé persuader de procéder tout autrement, c’est qu’il lui avait semblé original d’imiter les grandes façons du siècle de Louis XV. Mais il n’entendait pas se compromettre et il ne se souciait pas de se faire une mauvaise affaire avec la justice. Or, les allures de la divette qu’il venait d’attirer dans un piège lui avaient donné à réfléchir, et avant de s’engager plus avant dans une aventure qui menaçait de tourner au drame, il voulait savoir ce qu’en pensait l’organisateur de ce guet-apens.

Et celui-là, il l’avait sous la main, dans le sous-sol de l’hôtel où il attendait que Galimas vînt lui rapporter ce qui se passait là-haut.

Ce sous-sol contenait la cuisine, l’office et la cave ; mais le service de la nouvelle maîtresse du logis ne fonctionnait pas encore et les deux alliés n’avaient pas à craindre d’y être dérangés.

— Eh bien ? demanda l’ami du coulissier.

— Eh ! bien, mon cher, répondit Galimas, je n’ai rien pu tirer de cette sauvagesse, pas même une promesse vague. Elle parle de se tuer… rien que ça ! Je crois bien qu’elle joue la comédie, ailleurs qu’à la scène, mais ça commence mal.

— Je t’avais prévenu.

— Oh ! je sais qu’elle s’apprivoisera.

— En es-tu bien sûr ?

— Pas absolument et si je pensais qu’elle restera toujours aussi farouche…

— Que ferais-tu ?

— Je la lâcherais carrément. Je n’ai aucun goût pour les coups de griffe et je serais sûr d’en recevoir, si cette petite ne change pas de caractère.

— Alors, tous les frais d’installation que tu as faits…

— Serviraient pour une autre. Il n’y a pas qu’elle de jolie fille, à Paris. Et quand même l’hôtel resterait vacant jusqu’à meilleure occasion, je n’en mourrais pas. J’ai gagné assez d’argent depuis un mois pour me passer la fantaisie d’avoir une petite maison toute prête pour y loger une maîtresse, quand j’en aurai trouvé une qui en vaudra la peine.

— Il est certain que tu peux te payer ce caprice-là. Mais cette Violette, si tu ne la gardes pas, il faudra bien que tu lui donnes la clé des champs.

— Naturellement. Je la regretterais, parce qu’elle est jolie comme un cœur, mais je ne peux pas la retenir de force.

— Et tu crois qu’il n’en sera que cela ?

— Que veux-tu qu’il en soit ? elle n’aurait pas à se plaindre de moi, après tout.

— Pardon, cher ami. Tu lui as causé un préjudice matériel. Elle allait réussir au théâtre et sa carrière est perdue.

— Allons donc ! ça lui fera une réclame.

— Bon ! et Cochard ? que dira-t-il quand il saura que c’est toi qui lui as enlevé sa première chanteuse sur laquelle il comptait pour relever sa fortune ?

— Je m’en moque de Cochard. Il n’a pas le sou.

— Te moques-tu aussi de l’amoureux de la petite ? Ou bien te figures-tu qu’elle se privera de lui raconter ce qui s’est passé ?

— Ce nobliau de province que j’ai vu chez la Malvoisine ? Je n’ai pas peur de lui. Et s’il n’est pas content, je lui collerai un bon coup d’épée. Nous avons du reste un vieux compte à régler.

— Il s’agit bien de duel ! Ce garçon ne se battra pas avec toi. Il ira trouver son ami le colonel Mornac qui a le bras long, et, à eux deux, ils déposeront une bonne plainte contre toi entre les mains du procureur de la République. Or, tu ne tiens pas, je suppose, à avoir maille à partir avec ce fonctionnaire.

— Fichtre, non ! mais je ne vois pas de quoi on pourrait m’accuser. Tout ça, c’est une affaire de femme, et les affaires de femme, ça ne tombe pas sous le coup de la loi.

— Quand la femme est majeure, mon cher. Violette a dix-neuf ans, tout au plus… et le Code pénal punit sévèrement le détournement de mineure. Tu passerais bel et bien en cour d’assises. Il y aurait de quoi te faire perdre toute ta clientèle.

Galimas commençait à faire piteuse mine, mais la colère le prit et il répliqua rageusement :

— Tu es superbe dans ce rôle-là, ma parole d’honneur ! Si j’ai fait une bêtise, c’est toi qui m’a poussé à le faire. Je ne songeais pas du tout à enlever cette fille. Je comptais tout bonnement lui envoyer une ambassadrice qui se serait chargée de lui démontrer qu’il vaut mieux vivre dans l’opulence que de donner des leçons de piano. J’ai commencé par lui écrire et, comme elle ne me répondait pas, je me suis piqué au jeu. Alors tu m’as mis en tête d’employer un moyen de roman qui, prétendais-tu, frapperait l’imagination de la petite et la déciderait à s’humaniser. Tu t’es même chargé de le mettre en pratique, ce moyen. C’est toi qui as joué de la lettre anonyme, c’est toi qui as fourni la voiture et les hommes. Et voilà que maintenant, tu viens me parler de cour d’assises ! Il est bien temps, en vérité ! Tu ferais mieux de me dire comment je dois m’y prendre pour y échapper, car si j’y passe, tu y passeras aussi.

— Nous n’y passerons ni l’un ni l’autre, si tu veux m’écouter. Mais laisse-moi d’abord te prouver que j’étais de bonne foi en te conseillant d’enlever Violette. Je ne t’ai jamais caché que, pour des raisons à moi connues, je voulais débarrasser d’elle ce M. de Bécherel qui l’adore au point de songer à l’épouser. Je serais arrivé à ce résultat, si elle s’était décidée à accepter tes propositions. Je ne l’espérais pas beaucoup, parce que je la connais. Mais enfin, je me disais : essayons toujours. Quand elle verra les merveilles de l’hôtel du quai de Valmy, elle se laissera tenter… Maintenant, l’essai est fait. Qu’en penses-tu ? Je te le demande à toi-même. Il ne s’agit pas ici de ton amour-propre de séducteur. Crois-tu, en ton âme et conscience, venir à bout de la résistance de cette enragée de vertu ?

— J’ai peur que non. Et après ?… je m’en consolerais.

— Et tu laisseras l’oiseau s’envoler de sa cage. Voilà précisément ce que je ne veux pas.

— Tu veux quoi, alors ?

— La mettre dans l’impossibilité de nuire.

— Et comment ? Tu n’as pas, j’espère, le projet de lui tordre le cou.

— Fi donc ! c’est bon pour les brutes imbéciles, ces procédés-là.

— Du reste, je ne te laisserais pas faire. Mais enfin, où veux-tu en venir ?

— À te débarrasser de cette créature par un moyen doux, et pour toujours. Tu n’y parviendras pas sans moi.

— Je veux connaître le moyen.

— Pourquoi ? Pour en partager la responsabilité avec moi ? Tu as tout intérêt, au contraire, à me laisser agir seul. Tu ne me crois pas assez bête pour aller me mettre un meurtre sur la conscience. Le reste ne te regarde pas. Je me charge de tout. Tu n’auras qu’à te taire… et à envoyer paître les gens qui s’aviseraient de te soupçonner.

Personne n’a vu Violette entrer ici, personne que les deux hommes qui l’y ont amenée et qui sont à moi. Le rôle qui te reste à jouer n’est pas difficile. Tu vas remonter là-haut ; tu diras à cette pimbêche que, toutes réflexions faites, tu ne veux pas la garder malgré elle, et, qu’en conséquence, elle est libre de partir immédiatement. Tu lui offriras même de la reconduire chez elle en voiture. Elle refusera, mais elle acceptera la liberté.

Pendant que tu parlementeras avec elle, je vais faire ouvrir la porte cochère. Elle pourra filer quand elle voudra.

— Mais…

— Oh ! ne me demande pas d’explications. Je ne t’en donnerais pas. C’est à prendre ou à laisser. Si ma proposition ne te va pas, je décampe et tu t’arrangeras comme tu pourras avec ta prisonnière.

— Qu’elle aille au diable !… et toi aussi, grommela Galimas. Je vais lui dire deux mots et ensuite… je te l’abandonne.

— C’est ce que tu as de mieux à faire, mon cher. Et sur ce, je te laisse. Après ton entrevue avec la donzelle, tu coucheras ici ou tu rentreras chez toi, à ton choix. Tu ne me reverras plus cette nuit, mais demain, à la Bourse, je te donnerai des nouvelles qui te mettront l’esprit en repos.

Ayant ainsi parlé, l’organisateur du guet-apens faussa compagnie à Galimas qui ne chercha point à le retenir.

Le coulissier en avait assez de la situation scabreuse où il s’était mis et il voulait en finir. Il remonta donc à l’étage où il avait laissé Violette, et son complice s’en alla retrouver les subalternes qui avaient amené la jeune fille dans ce coupé qu’elle prenait pour celui du colonel.

En entrant dans la chambre où elle attendait que son sort se décidât, Galimas vit qu’elle ne s’était pas éloignée de la fenêtre, et sans s’approcher d’elle, il lui dit :

— J’ai réfléchi, mademoiselle, et je ne veux pas que vous gardiez de moi un mauvais souvenir. Vous feriez bien de rester ici jusqu’à demain, mais vous n’y êtes pas forcée. Dès à présent, vous êtes libre de quitter cette maison. Vous ne voulez pas vous servir de ma voiture. Vous vous en irez donc à pied. C’est une grosse imprudence. Permettez-moi seulement de vous dire qu’au boulevard extérieur, vous trouverez très probablement un fiacre. Permettez-moi aussi d’ajouter que je reste à votre disposition, quoi qu’il arrive. Je m’estimerais très heureux qu’il vous plût de m’écrire que vous avez changé d’avis. Je demeure rue du Quatre-Septembre, 31.

Et Galimas, qui n’avait fait qu’entrebâiller la porte, disparut sans laisser à Violette le temps de le remercier.

Elle en avait cependant bonne envie, car elle croyait l’avoir converti, et elle prenait au sérieux l’offre inattendue qu’il lui faisait de partir.

Elle resta pourtant assez perplexe, car elle ne s’expliquait pas que cet homme renonçât subitement à poursuivre ses desseins odieux, mais ce n’était pas le moment de délibérer ; il pouvait se raviser, et mieux valait profiter de l’occasion.

Elle se décida donc à quitter la fenêtre protectrice. Galimas avait laissé la porte entr’ouverte. Elle écouta et elle l’entendit descendre. Quand le bruit de ses pas n’arriva plus jusqu’à elle, Violette attendit encore un peu, afin de lui laisser le temps de sortir de l’hôtel, s’il était de bonne foi.

Et, après cinq minutes qui lui parurent fort longues, elle se décida à risquer l’aventure.

Elle se glissa dans l’escalier, toujours brillamment éclairé, et elle arriva sous le vestibule, sans rencontrer personne.

La porte cochère était ouverte à deux battants. Elle se précipita et se trouva sur le quai désert.

Elle ne savait pas où elle était, ni de quel côté se diriger, mais l’important, c’était de fuir et elle se mit à courir, en rasant les maisons. L’eau noire du canal lui faisait peur. Elle se disait qu’elle finirait bien par arriver dans un quartier plus fréquenté ou par rencontrer une voiture. Et elle allait droit devant elle sur le pavé glissant.

Elle marchait ainsi depuis un certain temps, lorsqu’elle entendit derrière elle le roulement cahoté d’un fiacre qui arrivait aux petites allures.

Si ce fiacre était vide, c’était la providence qui le lui envoyait. Elle s’arrêta et elle attendit.

Bientôt, elle le vit poindre ce fiacre secourable, conduit par un cocher, à moitié endormi, qui laissait trottiner ses deux rosses, évidemment parce qu’ayant fini sa journée, il rentrait à sa remise.

C’était le cas ou jamais de se montrer et Violette, s’avançant jusqu’au milieu de la chaussée, appela ce cocher emmitouflé jusqu’aux yeux dans un immense carrick à l’ancienne mode.

— Dix francs pour vous, lui cria-t-elle, si vous voulez me conduire rue de Constantinople.

— Tout de même, ma petite dame, répondit cet homme en arrêtant ses chevaux. Et je vous mènerai bon train. Montez !

Violette ne se le fit pas dire deux fois. Elle ouvrit la portière, et se jeta, tête baissée, dans le fiacre.

Elle n’eut pas même le temps de s’y asseoir, car elle fut saisie par des mains vigoureuses et on lui appliqua sur la bouche un large bâillon de cuir, pendant qu’on lui liait les jambes et les bras avec des cordes.

Et, pour que rien ne manquât à cet enlèvement, beaucoup plus effrayant que l’autre, on lui banda les yeux avec un mouchoir.

Tout cela s’était fait avec une dextérité et une prestesse extraordinaires, et les scélérats qui la tenaient n’avaient pas prononcé une parole.

Ils étaient au moins deux. L’un s’était assis à côté d’elle, et l’autre en face, sur la banquette de devant, car ce fiacre était à quatre places.

Violette ne pouvait plus ni remuer, ni crier, ni voir et c’est à peine si elle pouvait respirer.

Elle comprit qu’elle était perdue et elle recommanda son âme à Dieu, mais elle avait gardé toute sa lucidité et elle se demandait ce que ces misérables allaient faire d’elle. Pourquoi l’enlevaient-ils ainsi, alors qu’elle était déjà à leur merci, dans l’hôtel de Galimas, et où la conduisaient-ils ?

Les chevaux avaient pris un trot allongé et le fiacre, lancé à fond de train, bondissait sur les pavés inégaux d’une chaussée mal entretenue. Bientôt, les secousses devinrent moins fortes et Violette comprit qu’on roulait maintenant sur le macadam. Mais il lui était impossible de deviner quel chemin on avait pris. Elle pensa qu’on l’emmenait hors de Paris, pour l’égorger en plein champ, ou pour la jeter dans la Seine.

La mort ne l’effrayait pas. Elle y était résignée et elle la préférait aux violences qu’elle ait craint de subir avant que Galimas la laissât partir. Mais elle n’aurait pas voulu mourir, sans revoir Robert, et elle ne pouvait pas supporter l’idée qu’il l’accuserait de s’être fait enlever volontairement comme tant d’autres femmes : ladies anglaises fuyant avec un ténor le domicile conjugal ; actrices abandonnant subitement le théâtre pour suivre un prince russe, prêt à les couvrir d’or.

Et c’était là le sort qui l’attendait fatalement, car Robert ne pouvait pas deviner la vérité.

Comment décrire ce qu’elle souffrit pendant cet horrible voyage, qui ne fut pas très long, mais qui lui sembla durer un siècle ?

Enfin, la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit, les bourreaux descendirent, enlevèrent la jeune fille comme un paquet et l’emportèrent en la tenant par les pieds et par la tête.

Elle comprit qu’ils entraient dans une maison. L’air était moins vif. Mais ils ne firent que la traverser, et au bruit du sable qui craquait sous leurs pieds, elle pensa qu’ils suivaient une allée de jardin.

Bientôt, elle n’en douta plus. Des branches d’arbustes, mouillées par l’humidité de la nuit, frôlaient son visage, et une odeur de terre fraîchement remuée montait du sol. Elle entendit le bruit des ailes d’un oiseau subitement réveillé qui s’envolait.

Puis, l’air redevint tiède. On était à l’abri. Les porteurs avaient traversé le jardin et montaient lentement un escalier, celui qui tenait la tête marchant à reculons.

Violette recevait une légère secousse à chaque marche qu’ils franchissaient. Elle eut la présence d’esprit de les compter. Il y en avait vingt-deux.

À la vingt-deuxième, ils s’arrêtèrent et ils la mirent sur ses pieds, sans la lâcher.

Une clé grinça dans une serrure, une porte geignit sur ses gonds rouillés, et Violette sentit que l’un de ses persécuteurs la poussait doucement par le dos, pendant que l’autre la soutenait par devant.

Attachée comme elle l’était, elle marchait difficilement. Elle put cependant faire quelques pas, et presque aussitôt on lui délia les jambes, puis les bras.

Elle attendait qu’on lui enlevât le bandeau qui couvrait ses yeux et le bâillon qui lui fermait la bouche. Elle attendit en vain. Et elle entendit encore une fois le bruit de la porte et le bruit de la clé.

Les bourreaux étaient partis.

Dans quel cachot l’avaient-ils laissée ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas tuée tout de suite ? Lui réservaient-ils donc l’affreux supplice de mourir de faim ? Elle ne pouvait plus implorer leur pitié, puisqu’ils avaient disparu. Un silence lugubre s’était fait autour d’elle ; le silence de la tombe. Et dans cette solitude effrayante, elle entendait battre son cœur.

Maintenant, il ne tenait qu’à elle d’enlever le bâillon qui l’étouffait et le bandeau qui l’aveuglait. Elle n’osait pas. Elle se figurait qu’elle allait voir des choses horribles. Elle se figurait qu’elle allait voir des choses horribles. Elle respirait un air lourd et nauséabond, à ce point qu’elle se demandait si on l’avait enfermée avec des cadavres.

Elle n’était pourtant pas dans un caveau. Ces hommes avaient monté un escalier et ses pieds posaient sur un plancher, assez mal raboté, il est vrai, mais qui ne les glaçait pas comme l’auraient fait des dalles de pierre.

Où qu’elle fût, elle ne pouvait pas rester dans une incertitude pire que les plus atroces réalités.

Elle commença par défaire le bâillon et ce ne fut pas sans peine, car il tenait par des crochets serrés derrière la tête, comme ceux d’un masque de salle d’armes.

Elle parvint cependant à s’en débarrasser, mais elle y mit le temps.

Restait le bandeau qui était de grosse toile et qu’elle n’avait qu’à dénouer.

Quand ce fut fait, elle ouvrit les yeux et elle ne vit rien.

Autour d’elle, l’obscurité était profonde.

Violette avait laissé tomber sur le plancher le bandeau qui ne pesait guère et le bâillon qui était assez lourd. Le faible bruit produit par cette double chute éveilla un écho, comme fait le moindre choc sous les hautes voûtes d’une ne de cathédrale. La sonorité du local indiquait assez que ce n’était pas un souterrain. Et en levant les yeux, la jeune fille aperçut, au-dessus de sa tête, non pas une clarté, mais deux lueurs vagues ; pas même des lueurs ; des espèces de taches blanchâtres qui tranchaient sur les ténèbres.

Où l’avait-on enfermée ? Elle ne le devinait pas et elle n’osait pas avancer. Chaque pas qu’elle aurait fait pouvait la conduire au bord d’une trappe ouverte et la précipiter au fond d’une oubliette.

Elle se dit qu’elle ne devait pas être loin de la porte qui s’était refermée sur elle et que de ce côté, le sol ne manquerait pas tout à coup sous ses pieds.

Au lieu d’avancer, elle recula.

Ses mains touchèrent un mur ; elle s’y adossa et elle prêta l’oreille. Il lui semblait entendre des bruits étrangers. C’était comme un murmure intermittent, une plainte étouffée qui cessait par moments. Son sang se glaça dans ses veines à l’idée qu’une créature humaine agonisait dans ce cachot, ses jambes fléchirent, elle s’affaissa sur elle-même, et elle tomba assise ; puis couchée au pied de la muraille.

Elle était à bout de force physique et sa lucidité commençait à l’abandonner. Le sang lui montait à la tête et elle perdait peu à peu le sentiment de sa situation présente. L’image de Robert passait devant ses yeux. Où était-il, en ce moment ? que faisait-il ? Elle se figurait le voir maudissant la perfide qui l’avait abandonné pour suivre l’infâme Galimas. Robert avait dû remarquer les manèges de cet homme pendant la représentation et croire qu’il avait séduit Violette, en lui offrant beaucoup d’or. Et sans doute, au lieu de songer à la lui reprendre, Robert la méprisait ; Robert se jurait de ne jamais la revoir.

Cette pensée brisait le cœur de la pauvre fille et lui enlevait sa dernière espérance. Elle n’attendait plus rien que la mort et elle l’appelait de tous ses vœux.

Ce fut le sommeil qui vint, le lourd sommeil qui suit les grandes crises, un sommeil sans rêves, un sommeil de plomb.

Combien de temps dormit-elle ainsi ? Elle ne le sut jamais et quand elle se réveilla, elle ne se souvenait plus de rien. Elle ouvrit les yeux, mais ce fut pour les refermer aussitôt.

Le jour était venu ; il tombait d’en haut et il l’éblouissait, quoiqu’il fût assez terne.

Un souffle qu’elle crut sentir sur son visage la fit tressaillir et la tira de l’assoupissement où elle restait plongée.

Son premier regard rencontra celui d’une femme agenouillée près d’elle, une femme dont la figure touchait presque la sienne et dont les lèvres murmuraient des paroles indistinctes.

Violette laissa échapper un cri de surprise et se redressa vivement. La femme ne bougea pas et continua de la dévorer des yeux.

— Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille d’une voix tremblante. Êtes-vous donc prisonnière comme moi ?

Elle n’obtint pas de réponse, mais elle entendit cette fois les mots que répétait l’inconnue.

— Simone, disait-elle, Simone où es-tu ?

— Simone ? c’est mon nom.

— Ce n’est pas vrai… tu mens… Simone est morte. Tu dis cela pour m’éprouver… comme cet homme qui est venu ici et qui voulait m’emmener.

— Et si j’étais cette Simone que vous croyez morte ?…

— Tu lui ressembles ; mais ce n’est pas toi.

— Que feriez-vous si vous la retrouviez ?

— Ce que je ferais ? Comment oses-tu me demander cela ? Tu ne comprends donc pas que celle que je pleure était ma fille.

— Votre fille ! s’écria Violette.

Et elle se mit à dévisager l’inconnue. Ses traits amaigris par la souffrance ne lui apprirent rien, mais la voix lui rappela un souvenir. Il lui semblait l’avoir déjà entendue aux jours de son enfance, cette voix douce et bien timbrée.

— À votre tour, reprit-elle ; dites moi votre nom ?

— Mon nom ?… je l’ai oublié… Je cherche quelquefois à m’en souvenir… et il y a des jours où il me revient tout à coup.

— Eh bien ! essayez, je vous en supplie.

La femme prit son front dans ses deux mains et resta longtemps immobile et silencieuse.

Puis, se redressant brusquement :

— Autrefois, je m’appelais Berthe.

Violette pâlit. Elle aussi se rappelait tout à coup.

— Vous habitiez un port de mer ? demanda-t-elle.

— J’habitais tout près de la mer… Comment le sais-tu ?

— Au Havre, peut-être.

— Non, à Ingouville.

Violette savait assez de géographie pour ne pas ignorer que le joli village d’Ingouville est un faubourg du Havre.

— Sur un coteau ? reprit-elle vivement.

— Oui… Des fenêtres de notre maison je voyais la mer.

— Et il y avait un grand jardin, plein de fleurs.

— Oh ! les fleurs ! murmura la recluse ; je les aimais tant ! Est-ce qu’il y en a encore ?

Les larmes vinrent aux yeux de Violette.

— Vous aviez une fille ? dit-elle.

— Je l’adorais. On me l’a prise.

— Qui vous l’a prise ?

— Je ne sais pas. On me l’a volée. Un soir. Elle jouait dans le jardin. Je l’ai quittée un instant… et quand je suis revenue, elle n’était plus là.

— Et vous ne l’avez jamais revue ?

— Non, jamais. La douleur m’a rendue folle. On m’a enfermée… dans un navire. Je suis restée bien longtemps sur la mer.

— Et ensuite ?

— Ensuite ?… je ne me souviens plus. Où sommes-nous ici ?

— Vous êtes à Paris. C’est tout ce que je sais, car, moi aussi, on m’a enlevée. Cette nuit, on m’a traînée ici de force, après m’avoir bandé les yeux. On vous a pris votre fille… à moi, on m’a pris ma mère. J’avais à peine quatre ans lorsqu’on m’a trouvée, endormie sur le banc d’une promenade publique… à Rennes… bien loin du Havre où je suis née.

— Pourquoi dis-tu que tu es née au Havre ?

— J’en suis sûre. Je me rappelle que ma nourrice me portait sur la jetée… et ce jardin, plein de fleurs, à Ingouville, je le vois encore.

La séquestrée écoutait avec une attention profonde et ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire. On devinait que l’intelligence lui revenait en même temps que la mémoire.

Tout à coup, elle se jeta sur Violette ; elle la prit par le cou et une de ses mains se posa sur l’épaule de la jeune fille effrayée.

Le costume de fauvette était assez décolleté.

— Ce signe ? demanda la recluse, en touchant du doigt un point noir qui tranchait sur la blancheur de la chair nue.

— Je l’ai depuis que je suis née, murmura Violette.

— Ma fille ! tu es bien ma fille ! s’écria la pauvre femme, en l’étouffant de baisers.

Ce fut pendant quelques instants un échange d’étreintes et de sanglots.

— Ah ! Je le savais bien, que vous étiez ma mère ! disait Violette. C’est Dieu qui nous a réunies.

— Oui, nous mourrons ensemble… car s’ils t’ont jetée dans un cachot, c’est qu’ils veulent te tuer. Les connais-tu, les monstres ? Raconte-moi ta vie… Que faisais-tu quand ils t’ont prise ?… Pourquoi te traitent-ils comme ils m’ont traitée ?

— J’ai été élevée par charité dans un couvent de religieuses… plus tard, j’ai été sous-maîtresse dans un pensionnat près de Paris… puis, demoiselle de compagnie chez une dame qui se fait appeler la comtesse de Malvoisine.

Violette s’arrêta. Il lui en coûtait de dire à sa mère qu’elle avait fini par chanter sur un théâtre, et pourtant elle s’attendait à être interrogée sur l’étrange costume qu’elle portait, mais la séquestrée n’y prit pas garde. Depuis qu’elle gémissait dans le grenier de Marcandier, la malheureuse avait eu le temps d’oublier comment s’habillent les jeunes filles.

Il ne paraissait pas non plus que ce nom de Malvoisine eût fait sur elle une impression quelconque. Évidemment, elle ne l’avait jamais entendu prononcer.

— Écoute, reprit-elle en serrant contre sa poitrine Violette, qui osait à peine croire à tant de bonheur, j’ignore ce qu’ils feront de toi. Peut-être te laisseront-ils mourir de faim et de froid. J’ai supporté bien des années de supplice, mais tu n’y résisterais pas. Eh bien, nous essaierons de fuir… un homme est entré ici, la nuit, il n’y a pas très longtemps, par le toit… il voulait me sauver… j’ai refusé… J’ai cru que mon bourreau me l’envoyait pour me tendre un piège… il me montrait un papier où j’avais écrit ton nom de Simone et que j’avais jeté par cette fenêtre qui est là-haut. Je n’espère pas qu’il revienne… mais nous parviendrons peut-être à nous échapper sans lui.

— Cet homme, c’est Robert, pensait Violette, et je comprends maintenant pourquoi, il y a quinze jours, il me promettait de me rendre ma mère.