Sébastopol/3/Chapitre24

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 207-210).
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XXIV

Kozeltzov aîné qui, pendant la nuit, avait réussi à gagner et à reperdre tout, même les pièces d’or cousues dans son parement, dormait encore le matin d’un sommeil agité, leurré, mais fort, dans la caserne du cinquième bataillon, quand éclata un cri fatal répété par mille voix :

— Alarme ! — Pourquoi dormez-vous, Mikhaïl Semionitch ? l’assaut ! — lui cria une voix.

— C’est probablement une plaisanterie — dit-il en ouvrant les yeux et n’y croyant pas.

Mais tout à coup il aperçut un officier qui sans but défini, courait d’un coin à l’autre avec un visage si pâle qu’il comprit tout. L’idée qu’on pouvait le prendre pour un poltron qui ne veut pas sortir vers sa compagnie au moment critique, le frappa horriblement. En toute hâte, il courut vers la compagnie. La canonnade était finie, mais la fusillade battait son plein. Les balles ne sifflaient pas isolément comme celles des carabines, mais par essaims, comme une compagnie d’oiseaux d’automne qui volent au-dessus de la tête. Tout l’espace où hier se trouvait son bataillon était couvert de fumée. On entendait les cris isolés et les exclamations. Des soldats blessés et non blessés se trouvaient en foule à sa rencontre. Ayant fait encore trente pas, il aperçut sa compagnie qui se serrait auprès des murs.

— La batterie de Schwartz est occupée ! — dit un jeune officier. — Tout est perdu !

— Blague ! fit-il avec colère. Et tirant son petit sabre émoussé, il cria :

— En avant, mes enfants ! hourra !

La voix était sonore et haute, elle excita Kozeltzov lui-même. Il courut en avant le long du parapet ; cinquante soldats le suivaient en criant. Il sortit du parapet en rase campagne. Les balles tombaient littéralement comme grêle. Deux l’éraflèrent. Mais où tombèrent-elles, que lui avaient-elles fait, était-il contusionné, blessé ? il n’avait pas le temps de s’en rendre compte. En avant, dans les fumées, il apercevait déjà les uniformes bleus, les pantalons rouges et entendait des cris qui n’étaient pas russes. Un Français, sur le parapet, agitait son épée et criait quelque chose. Kozeltzov était persuadé qu’on le tuerait et cela précisément excitait son courage. Il courait toujours en avant et en avant. Quelques soldats le dépassèrent, d’autres parurent de côté et couraient aussi. Les uniformes bleus restaient à la même distance et retournaient en courant vers leurs tranchées. Sous les pieds se trouvaient des morts et des blessés. Arrivé déjà près du fossé extérieur, tout se mêla devant les yeux de Kozeltzov, et il sentit une douleur à la poitrine.

Une demi-heure après, il était sur un brancard près de la caserne Nicolas. Il se savait blessé, mais sentait à peine son mal. Il voulait seulement boire quelque chose de froid et se coucher plus commodément.

Le docteur, petit, gros, avec de grands favoris noirs, s’approcha de lui et lui déboutonna sa capote. Kozeltzov regardait, en dessous de son menton, ce que faisait le docteur avec sa blessure, mais il n’éprouvait aucun mal. Le docteur découvrit la blessure, essuya ses doigts aux pans de son manteau et sans rien dire, sans regarder le blessé, il s’éloigna vers un autre.

Kozeltzov, inconscient, suivait des yeux ce qui se faisait devant lui, et se rappelant ce qui se passait au cinquième bastion, avec le sentiment consolant du contentement de soi-même, il pensa qu’il avait bien rempli son devoir et que, pour la première fois depuis son service, il avait agi aussi bien qu’on pouvait agir et n’avait rien à se reprocher. Le docteur, en pansant un autre officier blessé, dit quelque chose à un prêtre à grande barbe rousse, qui se trouvait là avec la croix, et lui montra Kozeltzov.

— Vais-je mourir ? demanda Kozeltzov au prêtre quand celui-ci s’approcha de lui.

Le prêtre, sans répondre, lut la prière et tendit la croix au blessé.

La mort n’effraya pas Kozeltzov. De ses mains faibles, il prit la croix, la serra contre ses lèvres et se mit à pleurer.

— Les Français sont-ils repoussés ? — demandat-il fermement au prêtre.

— La victoire nous est restée partout, — répondit le prêtre pour consoler le blessé et en lui masquant le mamelon de Malakoff où flottait le drapeau français.

— Que Dieu soit loué ! — prononça le blessé, ne sentant pas les larmes couler sur ses joues. La pensée de son frère traversa pour un moment son esprit : « Que Dieu lui envoie le même bonheur ! » pensa-t-il.