Sébastopol/3/Chapitre6

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 124-127).
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VI

Après avoir causé jusqu’à satiété, arrivés enfin jusqu’au sentiment qu’on éprouve souvent quand on voit qu’on a peu de traits communs, bien que s’aimant, les deux frères se turent assez longtemps.

— Alors, prends tes bagages et partons tout de suite, — dit l’aîné.

Le cadet rougit soudain et parut gêné.

— Tout droit ? Partir tout droit à Sébastopol ? — demanda-t-il après un moment de silence.

— Mais oui. J’espère que tu n’as pas grand chose à emballer.

— Bon. Partons tout de suite, — dit le cadet avec un soupir et en revenant dans la salle. Mais sans ouvrir la porte il s’arrêta dans le vestibule, et baissant tristement la tête, il se mit à réfléchir. « Aller tout de suite, tout droit à Sébastopol, sous les bombes… C’est affreux ! Cependant, il le faut, un jour ou l’autre. Maintenant, au moins, c’est avec le frère… »

À présent, rien qu’à la pensée de s’installer dans la charrette et sans en sortir d’arriver à Sébastopol, sans qu’aucun hasard ne puisse le retarder, il se représentait clairement le danger qu’il allait chercher, et il était troublé à l’idée seule de son imminence. Calmé tant bien que mal, il entra dans la salle. Un quart d’heure se passa, il ne revenait pas vers son frère, de sorte que celui-ci ouvrit enfin la porte pour l’appeler. Kozeltzov cadef, dans l’attitude d’un écolier coupable, parlait à l’officier P… Quand son frère ouvrit la porte, il se troubla tout à fait.

— Tout de suite. Tout de suite. Je viens tout de suite ! — dit-il en faisant à son frère un signe de la main. — Attends-moi là-bas, je t’en prie.

En effet, il sortit une minute après, et avec un profond soupir s’approcha de son frère.

— Imagine-toi, que je ne puis partir avec toi, frère.

— Comment ? quelle bêtise !

— Je te dirai la vérité, Micha ! Parmi nous personne n’a déjà plus d’argent et nous devons au capitaine en second que tu as vu là-bas. C’est tout à fait honteux !

Le frère aîné fronça les sourcils et de longtemps ne rompit pas le silence.

— Tu dois beaucoup ? — demanda-t-il en regardant son frère à la dérobée.

— Beaucoup… non, pas beaucoup, mais c’est tout à fait gênant. À trois relais il a payé pour moi et je me suis servi de son sucre, de sorte que je ne sais pas… et nous avons joué une préférence, je lui redois un peu.

— C’est mal, Volodia ! Qu’aurais-tu fait si tu ne m’avais pas rencontré ? — dit sévèrement l’aîné sans regarder son frère.

— Frère, je pensais recevoir cet argent de route à Sébastopol et le lui rendre alors. On peut donc faire comme ça ; oui, ce sera mieux. Je partirai avec lui demain.

L’aîné tira sa bourse, et les doigts tremblants, y prit deux billets de dix roubles et un de trois. — Voilà tout ce que j’ai, — dit-il. — Combien dois-tu ?

En disant que c’était tout son avoir, Kozeltzov ne disait pas l’exacte vérité. Il avait encore quatre pièces d’or cousues dans son vêtement, mais il s’était promis de n’y toucher à aucun prix. Kozeltzov, y compris sa perte au jeu et le sucre, devait en tout huit roubles. Le frère aîné les lui donna, en faisant remarquer seulement, qu’on ne peut, quand on n’a pas d’argent, jouer une préférence.

— À quoi donc as-tu joué ?

Le cadet ne répondit pas un mot. La question de son frère lui semblait un doute en sa probité. Le dépit contre soi-même, la honte d’un acte qui pouvait faire naître un tel soupçon, et l’outrage fait à lui par son frère qu’il aimait tant, tout cela produisait sur sa nature impressionnable un tel sentiment vif, douloureux qu’il ne répondit rien. Sentant qu’il ne pourrait retenir les larmes qui montaient à sa gorge, il prit l’argent sans regarder et alla retrouver ses camarades.