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Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre VIII

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Plon-Nourrit (p. 154-182).

VIII


Le successeur de Dom André à la cure de Schiedam fut un autre prémontré, venu du même monastère de l’île sainte-Marie, Jan Angeli, de Dordrecht, Jan fils d’Angeli, dit AKempis. Celui-là était un paillard, non moins ignorant que son prédécesseur des phénomènes de l’ascèse mystique, mais il avait bon cœur, était complaisant et charitable.

Il commença par ne rien entendre au cas de Lydwine. Parmi ses pénitentes, figurait une jeune fille, très dévouée à la sainte. Ils causaient souvent d’elle et toujours il se demandait quel agrément cette jeune fille pouvait bien trouver à demeurer pendant des heures auprès d’une grabataire dont l’aspect l’avait personnellement dégoûté.

Un beau jour, il voulut tirer la chose au clair et il l’interrogea.

Comme elle était très timide, elle n’osa d’abord lui répondre, puis, à la fin, harassée par ses instances, elle ne put s’empêcher de s’écrier : mais si quelqu’un a le droit d’être étonné, c’est moi, mon père, car enfin vous êtes son confesseur ! Comment n’avez-vous jamais rien ressenti de ce que je ressens toutes les fois que je l’approche ?

— Bah ! s’exclama Jan Angeli — qu’éprouvez-vous donc de si extraordinaire lorsque vous êtes en sa présence ?

— Je ne sais, c’est indéfinissable — l’on n’est plus ici-bas, auprès d’elle. Je ne suis pas capable de m’exprimer, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que si vous connaissiez cette âme, vous la visiteriez plus souvent !

— Je veux bien être pendu, si je comprends un mot à ce que vous me racontez !

— Eh bien, mon père, vous devez aller chez elle, demain, pour la confesser, regardez sa main et peut-être alors comprendrez-vous.

Le curé se rendit, en effet, le lendemain, à la demeure de Lydwine ; son premier soin fut de chercher à voir la main de la sainte, mais elle était, enfouie sous ses couvertures, parce qu’elle ne l’avait pas revêtue, ainsi qu’elle le faisait d’habitude, d’un gant. La vérité est que si quelqu’un en avait examiné de très près la paume, il aurait découvert la marque plombée des stigmates ; or, elle n’avait jamais parlé à personne de ces douloureux sceaux.

Une seule femme, la veuve Catherine Simon, sans doute, les avait aperçus, et avait pressé Lydwine de questions ; mais celle-ci qui se défendait et d’avouer la vérité et de mentir, gardait le silence. À un certain moment, cependant, poussée à bout, elle s’exclama, en serrant joyeusement la main de son amie : ô tête, ô tête ! — ce qui voulait dire, selon Brugman, taisez-vous, mon secret est à moi !

Toujours est-il qu’elle cachait de son mieux cette main gauche, la seule dont elle pouvait se servir, mais ce qu’elle ne parvenait pas à dissimuler, c’était le parfum têtu d’épices qui s’en exhalait.

Il était, selon Gerlac, perceptible au goût et, quand on l’avait respiré, l’on avait en quelque sorte aussi dégusté de célestes friandises dont la saveur rappelait, mais ainsi que de précieux crûs rappellent de fallacieuses vinasses, le bouquet fébrile des girofles, l’ardeur poivrée du gingembre, la candeur fûtée de la cinnamome, de la cannelle, surtout.

Résolu à ne pas s’éloigner, sans avoir contenté sa curiosité, Dom Angeli dit :

— Ma très chère mère Lydwine, veuillez me donner votre main.

Par obéissance, elle la lui tendit et la chambre fut aussitôt embaumée.

— Ah ! s’écria-t-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais révélé que vous disposiez des aromates perdus de l’Eden ? et comment ne me suis-je pas rendu compte, moi-même, alors que je vous confessais, que vous étiez une de ces âmes que Jésus se plaît à emplir jusqu’aux bords de ses grâces !

— Souvenez-vous de nos entretiens, mon père, répliqua Lydwine ; je vous ai bien souvent insinué que mes peines n’étaient que la contre-partie de mes joies ; si vous n’avez pas mieux deviné le sens de mes allusions, c’est sans doute parce que Dieu désirait qu’il en fût ainsi.

Il s’exclama : vos paroles ont été pour moi comme des roses que l’on offrirait à un porc !

Et il était de bonne foi, en se traitant ainsi, car cette odeur qui fluait des doigts de la malade agissait non seulement sur son odorat et sur son goût, mais encore elle pénétrait jusqu’au fond de sa conscience et en faisait jaillir le remords d’affreux péchés. Il n’y tint plus et il soupira, en fondant en larmes :

— Écoutez-moi, je sens que le Seigneur m’ordonne de me confier à vous ; j’ai commis des turpitudes sans nom, des fautes horribles.

Il se jeta à genoux, mais pris de vergogne, effaré par l’immondice de désolants aveux, il n’osa se traîner jusqu’au bout de ses accusations et se tut.

D’abord interdite par cette scène, Lydwine avait vite discerné qu’elle seule pouvait avoir assez d’influence sur ce malheureux pour le racheter ; elle vint donc à son aide, lui fractura l’âme et en sortit un péché qu’il célait.

— Voyons, fit-elle, ce péché d’adultère vous le commettez fréquemment ?

Tremblant de honte, il nia, jura que non.

La sainte parut le croire et n’insista pas.

Il partit, gêné par son mensonge et revint.

— Pourquoi, lui dit-elle, brusquement, m’avez-vous menti ? Je vous ai vu et depuis notre entretien, tel jour, à telle heure, à tel endroit, encore en tête à tête avec cette femme ; est-ce vrai ?

Confondu, il s’écria : qui a pu vous révéler ainsi mes méfaits ? et ses larmes l’étouffant il quitta la chambre et se réfugia dans le jardinet attenant à la maison, pour y pleurer à son aise.

Quand il se fut soulagé, il rentra et promit à la sainte de s’amender.

Depuis ce moment, il aima réellement Lydwine et elle ne fut pas, on le verra, ingrate.

Ce Jan Angéli, qui n’occupa pas très longtemps la cure de Schiedam, semble d’ailleurs n’avoir tenu qu’une place intérimaire, n’avoir été qu’un passant dans la vie de Lydwine. Un autre prêtre, un saint homme, celui-là, Jan Walter, de Leyde, fut plus spécialement désigné par la Providence pour l’exhorter.

Qu’était ce Walter qui eut trois sœurs germaines, amies et garde-malade de la sainte ? était-il vicaire ou prêtre habitué ou aumônier d’un des couvents de la ville ? appartenait-il à cet ordre des fils de saint-Norbert qui administraient, à cette époque, la paroisse ? fut-il enfin, après la mort du titulaire, promu curé ! je l’ignore ; les historiens nous relatent bien le trépas de Dom Angeli qui eut lieu en 1426, mais ils ne nous parlent pas plus de son successeur que s’il n’avait jamais existé.

D’autre part, Walter a-t-il rempli, auprès de Lydwine, du temps de Jan Angeli, l’office que Jan Pot emplit auprès d’elle, du temps de Dom André ? Oui, Gerlac l’affirme expressément. Lydwine étant décédée en 1433, l’on peut même ajouter qu’il commença à exercer son ministère envers elle, en 1425, car Brugman atteste qu’il fut son confesseur pendant les huit dernières années de sa vie. Il l’ont donc dirigée ensemble, mais pendant une année seulement, puisque Jan Angéli mourut, comme il vient d’être dit, en 1426.

Ce qu’il est possible d’assurer, en tout cas, c’est que cette haine sacerdotale, qui avait tant torturé Lydwine, se termina avec le décès de Dom André. Elle put recevoir le dictame de l’autel autant de fois que les besoins de son âme l’exigeaient. Jan Angéli et Jan Walter le lui accordèrent même, à une certaine époque, tous les deux jours ; mais quelquefois l’esquinancie dont elle souffrait et les fièvres qui la rongeaient lui desséchaient la bouche et lui contractaient à un tel point la gorge qu’il fallait lui verser de l’eau entre les lèvres pour lui permettre d’avaler l’hostie ; et l’effort de déglutition qu’elle devait faire était si douloureux, qu’elle défaillait presque.

Dieu lui épargna donc les nouveaux tourments de mauvais prêtres ; certes, beaucoup se pressèrent encore autour d’elle, mais ceux-là n’avaient aucune obédience sur sa personne, ceux-là n’avaient le droit, ni de lui nuire, ni de la commander !

Elle avait, au reste, assez de tortures pour être au moins dispensée de celle-là ! car ses maux allaient toujours en s’aiguisant.

Aucune partie de son corps n’était plus saine ; la tête, le col, la poitrine, le ventre, le dos et les jambes lui arrachaient, en se décomposant, jours et nuits, des cris ; seuls les pieds et les mains étaient demeurés presque indemnes et désormais ils furent dévorés par les flammes sourdes des stigmates ; celui de ses yeux qui n’était pas complètement mort mais qui ne tolérait déjà plus aucune lueur, devint encore plus sensible et saigna même dans la pénombre ; il lui fallut se séquestrer derrière des rideaux, gémir, immobile, les plaies avivées, dès qu’on essayait de la remuer pour la changer de linge, par les barbes hérissées des pailles.

Le temps n’était plus où elle pouvait regarder par l’étroite fenêtre, placée en face du lit, un peu de ces ciels charmants des Pays-Bas, de ces ciels d’un bleu étonnamment tendre sur lequel moussent des buées d’argent et floconnent des vapeurs d’or ; les silhouettes des passants, les cimes d’arbres remuées par le vent, les mâts des barques filant sur les canaux voisins, tous ces aperçus de la vie qui circulaient derrière sa croisée et qui parvenaient peut-être à la distraire, avaient, pour la quasi-aveugle qu’elle était, disparu.

L’hiver même, lorsque le firmament lourd de neige descendait jusqu’au faîte des toits et qu’un jour d’eau trouble brouillait les contours des bâtisses et des routes, il lui était jusqu’alors resté cette gaieté intime des choses, si particulière en Hollande, dans les intérieurs des plus pauvres gens ; elle avait eu, pour se délasser, dans ses moments d’accalmie, le côté plaisant de la grande cheminée devenue vivante avec le froid et si éveillée et si réjouie avec sa crémaillère aux dents de laquelle toujours oscille, dans une spirale de fumée bleue, la marmite qui chante. Et c’était sur la plaque du fond, tapissée de suie, le pétillement des étincelles, les soupirs des sarments, la blanche envolée des peluches, tandis que sous la hotte en saillie dans la chambre, près des tisons écroulés sur les carreaux de l’âtre, les hauts landiers de fer tenaient, au bout de leur tige, sur leur tête arrondie en forme de corbeille, les plats mis au chaud ; et des zigzags de feu sortaient des cendres, accrochaient des paillettes au cuivre des coquemars, tiquetaient de points d’or la panse des chaudrons, éclairaient d’une brusque lumière les ustensiles pendus au mur : les cuillers, les longues fourchettes à deux dents pour piquer la viande dans les pots, les poêles et les écumoirs, les lèche-frites, les grils et les râpes, tous les instruments qui figurent dans les plus humbles cuisines de cette époque.

Cette amusette familière des braises, ce cache-cache d’étoiles que tantôt elles allument et que tantôt elles éteignent sur le flanc bombé des vases ; ces nuées qui semblent enfermées dans une cage et qui courent pourtant derrière les résilles en plomb des vitres, tous ces misérables riens qui occupent une malade, qui la désennuient pendant quelques secondes, lui étaient dorénavant refusés ; au sortir de l’ébriété divine, c’était le noir et c’était le vide ; la vue d’un charbon qui se consume lui eût troué l’œil comme une pointe de métal rouge ; on dut donc préparer les repas de la maisonnée dans une autre pièce ; ce fut, pour elle, l’abandon même des choses. Cette chambre basse et humide dans laquelle elle gisait, en une éternelle nuit, eût constitué pour toute autre que pour elle un séjour suicidaire ; elle était déjà ensevelie dans une tombe et elle n’avait point, en échange, l’avantage de la solitude, car les curieux continuaient d’affluer.

Qu’elles fussent injurieuses ou simplement vaines, ces visites la crucifiaient, car elles la privaient de celle des anges. Elle vivait, en effet, ainsi qu’une sœur, avec eux.

À quel moment entra-t-elle en d’étroites relations avec ces purs Esprits ? Il est impossible de le dire ; elle ne communiquait pas ses secrets, même à ses plus intimes, rapportent ses chroniqueurs ; aussi ne peut-on suivre, ainsi qu’on le fit pour d’autres élus, le pas à pas de sa marche dans les voies mystiques ; la chronologie des grâces qui lui furent imparties n’existe pas ; ce que l’on peut seulement attester, c’est que Dieu lui dépêchait, quand elle souffrait trop, ses anges pour la consoler. Elle leur parlait de même qu’à de grands frères et lorsque, pour l’éprouver, Jésus s’éloignait d’elle, elle les appelait, leur criait, éplorée : où est-il ? comment peut-il m’affliger et n’avoir pas pitié de moi, Lui qui m’a tant recommandé d’être miséricordieuse envers le prochain ; je n’agirais pas, à coup sûr, avec mes semblables, comme il agit avec moi. Ah ! si je disposais envers Lui du pouvoir d’adduction qu’il a sur moi, je l’attirerais dans mes bras, je le ferais pénétrer jusqu’au fond de mon cœur ou plutôt non, c’est moi qui pénétrerais dans le sien et m’y submergerais tout entière !

Et elle les suppliait d’aller le chercher, de l’amener, coûte que coûte, finissait par pleurer en soupirant : je deviens folle, je ne sais ce que je dis !

Et les anges la réconfortaient et lui ramenaient, en souriant, l’Époux.

Alors que sa contemporaine sainte Françoise Romaine les contemplait surtout sous l’aspect d’enfants aux cheveux d’or, elle, les voyait sous la forme humaine d’adolescents, marqués au front d’une croix resplendissante, afin qu’elle pût les distinguer des démons auxquels il est interdit, quand ils se travestissent en anges de lumière, d’arborer ce signe. Mais son ange était moins rigoureux que celui de la sainte italienne qui la souffletait, en public, quand elle commettait la moindre faute ; celui de Lydwine partait simplement et ne revenait que lorsqu’elle s’était confessée, lui faisant ainsi comprendre qu’il est impossible de converser avec des hommes ou des femmes, même en étant animé des meilleures intentions, sans choir dans quelque imperfection, sans laisser échapper au moins une parole indiscrète ; aussi, assurait-elle, que si les entretiens ont quelquefois du bon, le silence vaut toujours mieux.

Cette défection de ses célestes confidents, quand ils la trouvaient en compagnie, fut pour elle la cause d’un impétueux chagrin.

Un jour de fête, à l’heure de midi, elle pria son confesseur et l’un de ses parents nommé Nicolas qui était venu dîner chez elle, après la messe, de la quitter, afin qu’elle pût rester, seule, pendant trois heures. Nicolas fut se promener, mais le confesseur — dont les trois biographes omettent le nom — revint secrètement à la maison et se posta aux aguets derrière la porte de la chambre de Lydwine. L’ange gardien, que la sainte attendait, parut, mais il se contenta de planer autour du lit, sans s’approcher. Elle lui demanda, peinée, si elle était coupable de quelque péché.

— Non, répondit-il, en partant, si je fuis c’est à cause de celui qui t’espionne, là, derrière la porte.

Lydwine se mit à sangloter.

Intrigué par le bruit de ces gémissements, le prêtre sortit de sa cachette et il avoua sa faute ; mais quand elle vit que c’était son confesseur qui avait mécontenté de la sorte son bon ange, elle pleura encore plus amèrement.

— Ah ! mon père, fit-elle, pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi ; vous doutez donc de ma franchise, puisque vous voulez vérifier, par vous-même, ce que je vous dis ?

Ces relations avec les purs Esprits, qu’elle eût voulu tenir cachées, s’ébruitèrent ; certains faits ne pouvaient, en effet, tarder à être connus ; ceux-ci surtout qui s’étaient passés devant témoins.

Tous les ans, le mercredi après le dimanche de la Quinquagésime, Jan Walter lui apportait les cendres. Or, une année, il ne put se rendre chez elle, à l’heure annoncée ; Lydwine, inquiète, se demandait s’il était indisposé ou s’il l’avait oubliée, quand un ange parut à sa place et la signa. Walter arriva enfin. — C’est fait, lui dit-elle, mon frère ange vous a prévenu. — Walter ouvrait de grands yeux, pensant que sa pénitente devenait folle, mais s’étant penché sur elle, il distingua une croix de poussière très nettement tracée sur son front et il approcha son front du sien, afin de se bénir, lui aussi, avec cette poudre des buis consumés de l’Eden.

Que vous êtes heureuse, ma chère Lydwine ! s’écria-t-il, en joignant les mains ; et elle sourit, lui racontant qu’après la cérémonie, son ange lui avait déclaré qu’en pareil cas, les fidèles agiraient sagement, en se présentant à l’autel avec un cierge allumé auquel pendrait une médaille gravée d’une croix, afin d’énoncer leur foi par la cire, la charité par la flamme et la mortification par la croix.

Un autre jour une pieuse veuve, qui la soignait et qui n’ignorait point que les anges se révélaient à son amie sous une forme sensible, la supplia de lui en montrer un.

Lydwine, reconnaissante à cette femme, qui était très probablement la veuve Catherine Simon, de tant de bons soins, implora le Seigneur et, après s’être assurée que sa prière était accueillie, elle dit à la veuve :

— Agenouillez-vous, ma très chère, voici que l’ange que vous désirez connaître vient.

Et l’ange jaillit dans la chambre sous la figure d’un jeune garçon dont la robe était tissée de fils de feux blancs. Cette femme était tellement enchantée qu’elle était inapte à proférer une seule parole pour exprimer sa joie. Alors Lydwine, réjouie de la voir si contente, demanda :

— Mon frère, voulez-vous autoriser ma sœur à contempler, ne fût-ce que pendant une minute, la splendeur de vos yeux ?

Et l’ange la fixant, cette femme se souleva hors d’elle-même et, durant quelque temps, elle ne fit plus que gémir d’amour et pleurer, sans pouvoir dormir ou manger.

Lydwine disait quelquefois à ses intimes : je ne connais nulle affliction, nul mésaise qu’un seul regard démon ange ne dissipe ; son regard opère sur la douleur comme un rayon de soleil sur la rosée du matin qu’il évapore. Imaginez-vous donc de quelles allégresses le Créateur inonde ses élus dans le ciel, puisque la vue du moindre de ses anges suffit pour disperser tous les maux et nous dispenser une jubilation qui surpasse de beaucoup toutes celles que nous pouvons, ici-bas, attendre.

Et elle ajoutait : il sied d’aimer et de vénérer ces purs Esprits qui, bien que très supérieurs à nous, consentent cependant à nous protéger et à nous servir ; et, elle-même, donnait l’exemple à ses fidèles en récitant devant eux, cette prière :

« Ange de Dieu et bien-aimé frère, je me confie en votre bénéficence et vous supplie humblement d’intercéder pour moi auprès de mon Époux, afin qu’il me remette mes péchés, qu’il m’affermisse dans la pratique du Bien, qu’il m’aide par sa grâce à me corriger de mes défauts et qu’il me conduise au Paradis pour y goûter la fruition de sa présence et de son amour et y posséder la vie éternelle ; ainsi soit-il. »

Cet ange gardien, qu’elle exorait de la sorte, se plaisait à venir la chercher et à l’emmener, en esprit, promener.

Gerlac, qui vécut près d’elle, remarque, à ce propos, que lorsque l’âme émigra pour la première fois de sa gaine charnelle, Lydwine souffrit de terribles angoisses ; elle suffoqua, se crut sur le point de mourir ; et quand l’âme fut sortie, le corps devint froid, insensible, tel qu’un cadavre.

Mais peu à peu, elle s’habitua à ce détachement provisoire de sa coque et il s’effectua, par la suite, sans qu’à peine elle le sentît.

L’itinéraire de ses excursions était généralement celui-ci : l’ange l’arrêtait d’abord devant l’autel de la Vierge dans l’église paroissiale, puis il la guidait dans les jardins en fête de l’Eden, plus souvent encore dans les effrayants dédales du Purgatoire.

Elle souhaitait d’ailleurs de visiter les âmes détenues dans les ergastules de ces tristes lieux ; personne ne leur était plus dévoué ; elle voulait, à tout prix, diminuer leurs tourments, abréger leur captivité, changer leur misère en gloire ; aussi, bien que chacun de ces voyages fût pour elle la cause d’incomparables tortures, suivait-elle volontiers son compagnon alors qu’il la dirigeait vers cette halte terrible de l’au-delà.

Elle y apercevait des âmes s’agitant au centre de tourbillons de feu et elle passait au travers de ces ouragans de flammes quand l’ange lui indiquait ce moyen de les soulager. Dieu lui exhibait, sous les yeux, le détail des peines infligées à certaines de ces suppliciées ; et elle les voyait, de même que sainte Françoise Romaine, sous une forme corporelle, rôties sur des brasiers, pilées dans des mortiers ardents, déchirées avec des peignes de bronze, transpercées par des broches de métal rouge.

— Quelle est cette âme qui endure cet affreux martyre ? fit-elle, un jour, en se tournant, consternée, vers son guide.

— C’est celle du frère de cette femme qui vous a récemment réclamé des prières pour elle ; demandez qu’elle soit allégée et elle le sera.

— Lydwine s’empressa d’adhérer à cette proposition et cette âme fut retirée de la prison particulière où elle pâtissait, pour être internée dans une autre, moins rigide et commune aux âmes qui n’ont à purger aucune peine spéciale.

Quand elle fut revenue de ce voyage, la sœur du défunt la harcela pour connaître le sort de son frère. Lydwine, harassée, lui dit : Si je vous raconte ce que je sais, vous allez perdre la tête. Mais cette femme l’assura qu’elle ne se troublerait pas ; alors la sainte lui narra le changement de geôle de son frère et ajouta : pour le libérer complètement, il vous faut renoncer aux mets délicats dont vous êtes friande ; tenez, vous préparez, pour votre régal, un chapon, eh bien, vous allez vous en priver et le bailler aux pauvres.

Cette femme suivit ce conseil et, à l’aube, le lendemain, elle entrevit une troupe de démons dont l’un, après avoir empoigné le chapon, la gifla, elle et Lydwine avec. Elle eut grand’peur, mais Dieu crut devoir joindre encore à ses transes des douleurs si violentes que la malheureuse cria grâce ; alors Lydwine intercéda auprès du Seigneur, subit à sa place le complément des offenses et l’âme fut enfin dégrevée.

Une autre fois, pendant la nuit de la fête de la conversion de saint Paul, Lydwine regarda, en songe, un homme qui lui était inconnu et qui tentait d’escalader une montagne ; il retombait à chaque effort. Tout à coup, il aperçut la sainte et lui dit : Ayez pitié de moi, portez-moi en haut de ce mont. Elle le chargea sur ses épaules et grimpa péniblement jusqu’à la cime ; là, elle s’enquit de son nom. Il répondit : Je m’appelle Baudouin du Champ ; et elle s’éveilla.

Son confesseur étant venu pour prendre de ses nouvelles, le lendemain, remarqua qu’elle pouvait à peine respirer et était brisée de fatigue. Comme il s’inquiétait de son état, elle lui décela sa vision de la nuit.

Baudouin du Champ ? fit le prêtre, ce nom ne m’est pas absolument inconnu, mais où l’ai-je entendu prononcer ? il scruta vainement sa mémoire. Or, trois jours après, étant allé célébrer la messe à Ouderschie, un village situé à environ deux kilomètres de Schiedam, il apprit que le sacristain s’appelait Baudouin du Champ et était mort, la nuit même où il était apparu à Lydwine.

Elle se consumait d’angoisses pour ces âmes, cherchait de tous les côtés à se procurer des messes pour elles, clamait : Seigneur, châtiez-moi, mais épargnez-les ! — et Jésus l’écoutait et la broyait sous le pressoir de ses maux.

Il convient d’observer aussi qu’elle était assaillie de suppliques par ces forçâtes d’outre-tombe ; tout l’au-delà souffrant la cernait ; elle voyait ces âmes en attente, éveillée et endormie, et ce qu’elles attirèrent sur elle des avalanches de tourments ! celles surtout des mauvais prêtres.

Ceux-là, après leur trépas, furent les plus assidus de ses bourreaux.

L’un d’eux, nommé Pierre, dont la vie n’avait été qu’une sentine, s’était repenti, mais il était mort, avant que d’avoir pu expier, ici-bas, ses fautes. Lydwine, sur les exorations de laquelle il s’était converti, priait très souvent pour son âme dont elle ignorait les fins. Or, douze ans après le décès de cet ecclésiastique, comme elle implorait encore la miséricorde divine pour lui, son ange l’emmena dans le Purgatoire. Là, elle entendit une voix lamentable qui criait au secours du fond d’un puits.

— C’est l’âme de cet abbé pour lequel vous avez adressé tant d’oraisons au Sauveur, dit l’ange.

Elle fut navrée de le savoir encore dans cette géhenne.

— Voulez-vous souffrir pour le sauver ? proposa son compagnon.

— Oui, certes ! s’exclama-t-elle.

Alors il la conduisit devant un torrent qui dégringolait, en grondant, dans un gouffre et lui commanda de le franchir. Elle recula, assourdie par le fracas des eaux, épouvantée par la profondeur de l’abîme ; elle haletait, prise de vertige, se retenait pour ne pas s’affaisser ; mais son guide la réconforta ; elle s’élança dans le vide, roula dans le tourbillon des ondes, s’accrochant aux aspérités des rocs et elle finit par s’effondrer, défaillant de fatigue et de peur sur l’autre bord ; alors l’âme de son protégé bondit du puits, et s’envola, toute blanche, vers le ciel.

Elle délivra de même ce malheureux Angeli qui avait été enlevé par la peste, en quelques jours, à Schiedam.

Ainsi que nous l’avons raconté, ce religieux, après s’être confessé avec larmes à Lydwine, était sorti de chez elle, plein de fermes résolutions ; mais il ne tarda pas à écouter encore les rumeurs de ses sens. Lydwine le supplia de changer d’existence, de se séparer de cette femme qui l’induisait au mal, il promettait mais il était si faible qu’il ne pouvait se résister. Enfin, les représentations énergiques de la sainte parvinrent à le délier de son vice ; mais il fut atteint de la peste huit semaines après.

Il se traîna chez Lydwine et lui demanda s’il devait se préparer, par l’extrême-onction, à la mort. — Oui, fit-elle. — Il hésita et attendit ; mais, se sentant plus malade et n’étant plus en état de quitter son lit, il lui dépêcha un messager qui réitéra la question. Cette fois, elle répliqua : qu’il avale un peu de bière et de pain, s’il peut les garder, l’espace d’une heure, il ne mourra pas, sinon… Il suivit cette prescription et pendant trois quarts d’heure, il n’éprouva aucune nausée. Il se croyait déjà guéri, quand, au moment même où sonna l’heure, les vomissements affluèrent.

Il appela en hâte un prêtre, reçut les derniers sacrements et trépassa, le jour même de la Nativité de la Bienheureuse Vierge.

Lydwine, très inquiète pour son âme, pria, sans désemparer, s’infligea de studieuses tortures, s’ingénia, par tous les moyens en son pouvoir, à le racheter.

Elle finit par interroger son ange, afin de savoir où il était. Pour toute réponse, il la mena dans un endroit effroyable. — C’est l’Enfer ? fit-elle, tremblante. — Non, c’est le district du Purgatoire qui l’avoisine, l’Enfer est là, êtes-vous curieuse de le visiter ? — Oh non ! s’exclama-t-elle, effarée par les hurlements, par les bruits de coups, par les cliquetis de chaînes, par les grésillements de charbons qu’elle entendait derrière d’immenses murailles noires, tendues comme d’un rideau de suie. Son compagnon n’insista pas ; il continua de la promener dans les aires des âmes demeurées à mi-chemin.

Un puits sur la margelle duquel un ange était tristement assis, l’arrêta. Qu’est-ce ? dit-elle. — C’est l’ange gardien de Jan Angeli ; l’âme de votre ancien confesseur est enfermée dans ce puits, tenez — et son guide souleva le couvercle. — Une spirale furieuse de flammes s’en échappa et des cris. Elle reconnut la voix de son ami et l’appela. Il jaillit, embrasé, projetant des étincelles ainsi qu’un fer chauffé à blanc et, avec une voix qui n’en était plus une, il la nomma, ainsi que de son vivant, ma très chère mère Lydwine, et la supplia de le sauver.

Cette âme en feu, cette voix inarticulée, la bouleversèrent si fort que sa ceinture de crins, qui était pourtant solide, éclata et qu’elle revint à elle.

— Ah ! dit-elle aux femmes qui la veillaient et qui s’étonnaient de la voir si frissonnante et si abattue, ah ! croyez-moi, il n’y a que l’amour de Dieu qui puisse me faire descendre dans de tels barathres ; sans cela, je ne consentirais jamais à regarder de si terribles scènes !

Et, un autre jour, alors qu’un bon prêtre disait devant elle, en montrant un vase plein de graines de moutarde : « ma foi, je me contenterais bien de ne pas subir plus d’années de Purgatoire qu’il n’y a de grains dans ce pot », elle s’écria : que racontez-vous là ! Ne croyez-vous donc point en la miséricorde du Messie ? Si vous vous doutiez de ce qu’est ce foyer de tourments vous ne parleriez pas de la sorte !

Or, cet ecclésiastique mourut quelque temps après et diverses personnes, qui avaient assisté à cet entretien, s’enquirent auprès de Lydwine pour être informées de son sort.

— Il est bien, fit-elle, parce qu’il était un digne prêtre, mais il serait mieux s’il avait eu une fiance plus efficace dans les vertus de la Passion du Christ et s’il avait, de son vivant, plus craint le Purgatoire !

En attendant, elle sut si bien appliquer les mérites de ses souffrances à cet infortuné Angeli, qu’elle parvint à le délivrer.

On la consultait de toutes parts, pour connaître la destinée de certains morts ; mais constamment elle refusait de répondre.

— Vous êtes bien réservée et vous faites bien la renchérie, lui dit une femme ; moi qui vous parle, j’ai souvent causé, avant sa mort, avec un saint qui n’usait pas de tant de manières pour renseigner les gens.

— C’est possible, répliqua Lydwine, il ne m’appartient pas de juger si, en agissant de la sorte, ce saint avait tort ou raison. — Et au même instant, son ange lui apprenait que ce soi-disant élu souffrait dans le Purgatoire, justement pour s’être mêlé de ce qui ne le concernait pas.

Il fallait donc qu’elle fût vraiment incitée par le Seigneur pour qu’elle osât s’immiscer dans de telles questions ; c’était tant pis, dans ce cas, pour les indiscrets, si ses avis, au lieu de les consoler, les alarmaient. Il en fut ainsi pour la comtesse de Hollande ; après le décès de son mari Wilhelm, le bruit courut que Lydwine, trépassée depuis trois jours, venait de ressusciter et avait rapporté de l’autre monde la nouvelle que le comte défunt participait à l’allégresse sans retour des Justes.

La comtesse envoya aussitôt l’un de ses officiers à Schiedam.

— Vous pouvez bien penser, lui dit Lydwine, un peu ahurie par ce message, que si j’étais morte depuis trois jours, je serais à l’heure actuelle inhumée dans une tombe ; quant à l’âme de votre prince, permettez-moi d’estimer que si elle était entrée directement dans le ciel, moi qui suis malade depuis tant d’années, j’aurais peut-être le droit d’être surprise et de pleurer sur la longueur de mon exil ; et j’ajoute que je ne me plains pas.

Dans une autre circonstance, pour déraciner les mauvais instincts d’un déplorable prêtre, elle obtint du Ciel de lui faire contempler l’enfer. Cet ecclésiastique, Joannès Brest ou de Berst, qui lui avait rendu quelques petits services, en s’occupant de ses affaires de famille, fréquentait chez une dame Hasa Goswin ; cette femme tenait table ouverte et attirait de préférence chez elle les prêtres libertins et goulus. Lydwine avait mainte fois exhorté cet ecclésiastique à ne plus mettre les pieds dans ce mauvais gîte, mais il n’avait jamais écouté ses conseils. Cette créature trépassa ; il revint voir la sainte et fut désireux de savoir ce qu’elle était devenue.

Dieu peut vous accorder la grâce de la regarder, dit tristement Lydwine.

Elle pria et, quelques jours après, ils virent, tous deux, simultanément, Hasa Goswin torturée dans d’épouvantables forteresses par les démons, liée par des chaînes de feu, brisée par d’inénarrables supplices, dans les enfers.

Joannès de Berst fut terrifié ; il promit à Lydwine de changer de conduite ; puis, il se rit de cette vision, se persuada qu’elle n’était que le résultat d’un cauchemar et continua de plus belle à se désordonner. La sainte le réprimanda sérieusement ; découragée, à la fin, elle s’exprima ainsi devant un tiers : je ne puis plus détourner la justice de Dieu de cet homme ; et il tomba subitement malade et il mourut.

Lydwine n’eut malheureusement pas près d’elle, comme la sœur Catherine Emmerich, un Clément Brentano pour noter ses visions dans les rares moments où elle consentait à en parler. Il semble cependant possible, avec les différents détails précisés par ses biographes, de reconstituer le récit de ses voyages dans les territoires de l’au-delà.

Au fond, son concept de l’Enfer, du Purgatoire et du Ciel est identique à celui de tous les catholiques de son temps.

Dieu adapte, en effet, presque toujours, la forme de ses visions à la façon dont les pourraient imaginer ceux qui les reçoivent. Il tient généralement compte de leur complexion, de leur tournure d’esprit, de leurs habitudes. Il ne réforme pas leur tempérament pour les rendre capables de considérer le spectacle qu’il juge nécessaire de leur montrer ; il ajuste, au contraire, ce spectacle au tempérament de ceux qu’il appelle à le contempler ; cependant les saints, qu’il favorise, voient ces tableaux sous un aspect inaccessible à la faiblesse des sens ; ils les voient, intenses et lumineux, dans une sorte d’atmosphère glorieuse que les mots ne peuvent énoncer, puis, sans qu’ils puissent faire autrement, ils les rapetissent, ils les matérialisent, en essayant de les articuler dans un langage humain et ils les réduisent ainsi, à leur tour, à la portée des foules.

Tel paraît avoir été le cas de Lydwine.

Sa vision de l’Enfer et du Purgatoire, avec leurs donjons à lucarnes grillées, leurs hautes murailles enduites de fuligine, leurs geôles horribles, leur tapage de ferrailles, leurs puits enflammés, leurs cris de détresse, ne diffère guère de celle de Françoise Romaine et nous la trouvons également traduite par tous les imagiers et les peintres de son siècle et de ceux qui l’avoisinent.

Elle s’étale sur les portails des Jugements derniers, sur les porches des cathédrales ; elle apparaît dans les panneaux que nous conservent les musées, dans celui de l’allemand Stephan Lochner, à Cologne, pour citer de tous le plus connu.

Ce sont, en effet, les mêmes scènes de tortures dans des milieux pareils ; les damnés hurlent ou gémissent, sont attachés par des chaînes et des menottes, frappés par des diables armés de fourches ; ils rôtissent dans des châteaux dont les fenêtres scellées de barreaux étincellent ; seulement, dans ces attitudes des méfaits punis, les artistes qui n’eurent recours qu’à leur seule imagination, commencent déjà, ainsi que Lochner, — sans le vouloir, — à découvrir, dans ces scènes d’horreur, un côté comique que développeront plus tard, — en le voulant, — alors que la foi sera moins vive dans les Flandres, Jérôme Bosch et deux des Breughel.

Quant au Paradis, Lydwine l’apercevait quelque fois, selon une donnée flamande dont usèrent les peintres du XVe siècle, sous l’aspect d’une salle de festin aux voûtes magnifiques ; les viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins d’orfèvrerie et le vin versé dans des coupes de cristal et d’or. Jésus et sa mère assistaient à ces agapes ; et parmi les élus assis à cette table, Lydwine distinguait ceux qui furent prêtres, de leur vivant, revêtus d’ornements sacerdotaux et buvant dans des calices.

Un jour, relate Brugman, elle reconnut dans l’un de ces christicoles dont le calice était renversé, l’un de ses frères morts, Baudouin ; il avait été destiné dès sa naissance, par leur mère Pétronille, au sacerdoce ; il en avait en effet la vocation, mais il l’avait désertée car, tout en étant un très pieux homme, il s’était assoté d’une femme et s’était marié.

La conception la plus habituelle qu’avait Lydwine de l’Eden n’était cependant pas celle d’une frairie organisée dans un palais ; c’était celle d’un jardin aux pelouses à jamais fraîches, aux arbres restés en fleur, d’un jardin merveilleux dans les allées duquel les Saints chantent la gloire du Seigneur, par l’éternelle matinée d’un radieux printemps.

Elle le parcourait souvent, sous la conduite de son ange qui devisait et priait avec elle et l’enlevait dans les airs, lorsqu’elle ne parvenait pas à se frayer passage au travers de buissons trop élancés de roses et de lys ou de bosquets trop drus.

La description de ce jardin que ses biographes ne nous révèlent que çà et là et par bribes, elle nous est narrée tout au long et montrée dans son ensemble, dans le tableau de peintres qui furent ses contemporains, dans « l’Adoration de l’Agneau » des Van Eyck que détient aujourd’hui l’une des chapelles de l’église de Saint-Bavon, à Gand.

Le panneau central de cette œuvre représente, en effet, le Paradis, sous la forme d’un verger et d’une prairie, plantée d’orangers en fruits, de myrtes en fleurs, de figuiers et de vignes ; et ce pourpris s’étend au loin, limité par un horizon pâle et fluide, par un ciel à peine bleuâtre, demeuré en plein jour un ciel d’aube, sur lequel se dressent les beffrois et les clochers gothiques, les aiguilles et les tours d’une Jérusalem céleste, toute flamande.

Devant nous, au premier plan, coule la fontaine de Vie dont les jets, en retombant, fleurissent de bulles blanches les grands cercles noirs qui s’élargissent sur l’eau moirée des vasques ; de chaque côté, sur l’herbe étoilée de pâquerettes, des groupes s’assemblent d’hommes agenouillés et debout ; — à gauche, les patriarches, les prophètes, les personnages de l’Ancien Testament qui préfigurèrent ou apprirent au peuple la naissance du Fils, tous gens robustes, endurcis par les prédications du désert, exhibant des peaux tannées par le soleil, comme cuites par le feu réverbéré des sables ; tous barbus et drapés dans des étoffes foncées et tuyautées de longs plis, méditant ou relisant les textes maintenant vérifiés des promesses qu’ils annoncèrent ; — de l’autre, les apôtres agenouillés, boucanés, eux aussi, par tous les climats et délavés par toutes les pluies et derrière eux, debout, des papes, des évêques, des abbés de monastère, des laïques, des moines, les personnages de la Nouvelle-Alliance, vêtus de chapes splendides, tissées de pourpre et brochées de ramages d’or ; les papes coiffés de tiares fulgurantes, les évêques et les abbés de mitres orfrazées, rutilant sous les feux croisés des gemmes ; et ceux-là portent des croix serties d’émaux, incrustées de cabochons, des crosses grenelées de pierreries et ils prient ou lisent ces prophéties qu’ils virent réalisées, de leur vivant. Sauf les apôtres qui sont hirsutes, tous sont rasés de frais et ont le teint blanc ; et ceux qui n’arborent pas le trirègne romain ou la mitre ont le chef ceint d’une couronne monastique ou garni de somptueux bonnets de fourrures, tels que ceux qui couvrirent les riches bourgeois du Brabant et des Flandres, au temps où souffrait sainte Lydwine.

Et, dans l’espace laissé vide, au-dessus d’eux, au milieu de la pelouse piquée de marguerites, bordée, à droite, par un vignoble, à gauche par des touffes gladiolées de lys, un autel sert de piédestal à l’Agneau de l’Apocalypse, un Agneau qui darde dans un calice placé sous ses pieds un jet de sang parti du poitrail, alors qu’en une blanche guirlande, une théorie disséminée de petits anges tient les instruments de la Passion et l’encense.

Puis plus haut encore, là où la plaine finit et où les bosquets commencent, deux cortèges disposés, l’un au-dessus des personnages de la Bible, l’autre au-dessus des personnages des Évangiles, s’avancent lentement, sortent des halliers d’un vert rigoureux, presque noir et s’arrêtent derrière l’autel, en une sorte d’émoi déférent et d’allégresse craintive ; — à gauche, brandissant des palmes les martyrs pontifes ou non, les pontifes en tête, coiffés de bonnets étincelants d’évêques, habillés de dalmatiques d’un bleu sourd et somptueux, engoncés dans de rigides brocarts d’où semblent pendre, telles que des gouttes d’eau, des perles ; — à droite, les vierges martyres ou non et les saintes femmes, les cheveux dénoués et couronnés de roses, parmi lesquelles, au premier rang, sainte Agnès avec l’agneau et sainte Barbe avec la tour, toutes habillées de robes de nuances tendres, de bleus expirants, de rose fleur-de-pêcher, de vert moribond, de lilas déteint, de jaune défaillant ; et, elles aussi, ont en main des palmes.

Et l’on se figure très bien Lydwine, mêlée à elles, dans ces vergers, parlant ainsi que son ange à tous ces membres du Commun des Saints, admise comme une amie, comme une sœur par ces élus qui la reconnaissent pour être l’une des leurs.

On la voit s’agenouillant près d’eux et adorant, elle aussi, l’Agneau, dans ce paysage de mansuétude, dans ce site quiet, sous ce ciel de fête, au milieu, de ce silence qui s’entend et qui est fait de l’imperceptible bruissement des prières, jaillies de ces âmes enfin libérées de leurs geôles terrestres ; et l’on s’imagine aisément aussi que ces pures femmes aux visages si candides, que ces jeunes moines aux profils de jeunes filles, prenant en pitié la détresse de leur sœur encore écrouée dans sa prison charnelle, s’approchent et la réconfortent et lui promettent de supplier le Seigneur d’abréger ses jours.

Et d’aucuns, en effet — elle le raconta à son confesseur — d’aucuns lui disaient, pour l’encourager à supporter son mal avec patience :

— Considérez notre situation, que nous reste-t-il maintenant de tous les tourments que nous souffrîmes sur la terre, pour l’amour du Christ ? voyez les joies infinies qui ont succédé à de périssables tortures !

Et Lydwine, arrachée de l’extase, se retrouvant dans sa pauvre chaumine, sur sa couche de paille, pleurait du bonheur d’avoir été si bien reçue par les saints du Paradis mais, si résignée qu’elle fût, elle ne pouvait s’empêcher non plus de pleurer du regret d’être ainsi séparée de l’Agneau et éloignée de ces amis, par ces séries d’années qu’il lui fallait encore vivre.