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Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre XI

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Plon-Nourrit (p. 220-237).

XI


Sa chambre était un hôpital d’âmes toujours plein ; l’on y accourait de tous les points du Brabant et de la Flandre, de l’Allemagne, de l’Angleterre même ; mais si souvent d’inutiles curieux et d’impertinents personnages la persécutaient de leur présence, combien d’infortunés infirmes se pressaient autour de sa couche, combien de gens désemparés par la vie s’agenouillaient à ses pieds !

C’était sans doute là la partie la plus pénible de sa tâche ; il fallait consoler ce pauvre monde, ranimer et tonifier l’âme de tous ces malades venus pour demander à une plus malade qu’eux un réconfort.

C’était près de cette suppliciée qui étouffait ses plaintes, un chœur de gémissements entrecoupé parfois par des exclamations d’impatience et par des cris de colère. Poussés à bout par leurs souffrances, des impotents s’élevaient contre ce qu’ils appelaient l’injustice de leur destinée, voulaient connaître pourquoi la main de Dieu s’appesantissait sur eux et non sur les autres, exigeaient que Lydwine leur expliquât l’effrayant mystère de la Douleur et les soulageât.

Ceux-là la torturaient, car ils étaient des désespérés qui se pendaient après elle et ne consentaient pas à lâcher prise. D’aucuns entendaient qu’elle les guérît et quand elle répondait que cela ne dépendait pas d’elle, mais du Seigneur, ils s’entêtaient à ne pas la croire et lui reprochaient de manquer de pitié.

Et ce qu’elle en acceptait pourtant des maladies pour les subir à la place de personnes qui ne lui en savaient souvent aucun gré !

Vous vous tuez pour des gens qui ne le méritent guère, lui répétaient ses amis ; mais elle répliquait :

— Comptez-vous donc pour peu de chose de conserver autant que possible au Sauveur des âmes que le Démon guette ; et d’ailleurs, quel homme a droit d’être rebuté, alors qu’il n’en est pas un seul pour lequel le Fils de la Vierge n’ait versé son sang !

Et elle recevait indistinctement tous les malheureux, se bornant à soupirer, quand ils la quittaient, mécontents : les hommes charnels ne peuvent comprendre combien la vertu se perfectionne dans l’infirmité, combien même, la plupart du temps, elle ne naîtrai : pas sans elle.

Gerlac et Thomas A Kempis ne nous renseignent que peu ou plutôt pas du tout sur ces entretiens. Brugman, lui, saisit cette occasion, comme toutes celles qu’il rencontre, du reste, pour placer un prêche et attribuer à la sainte une série de rengaines que, manifestement, il invente.

Comment ne point noter, à ce propos, sa rhétorique essoufflée et l’obscure indigence de son latin ! Sous prétexte d’être énergique, il nous sert sans relâche des expressions imagées telles que « les coloquintes et les absinthes de la Passion » ; sous prétexte d’être pathétique, il apostrophe à tout bout de champ Lydwine et nous interpelle ; sous prétexte d’exprimer sa tendresse, il use de tous les diminutifs qu’il peut imaginer. Elle devient, sous sa plume, la petite servante du Christ, la petite femme, la petite pauvresse, la petite plante, la petite rose, la petite agnelle, Lydwinula, la petite Lydwine ! Le moindre document exact ferait beaucoup mieux notre affaire que toute cette afféterie de sentiments ; mais de cela, il faut se contenter ; enfin, en l’absence, de conversations saisies sur le vif, il semble cependant possible, étant donné les idées de la sainte, de deviner ce qu’elle répondait à tant de récriminations, à tant de doléances.

À ces femmes, qui en accusant la cruauté du ciel, pleuraient à chaudes larmes sur leurs infirmités ou sur les traverses de leur ménage, elle devait répliquer : lorsque vous êtes en bonne santé ou lorsque votre mari ou vos enfants ne vous tourmentent point, vous ne pratiquez plus. Combien de prêtres, assaillis, pendant des mois, à leur confessionnal, par des troupes de pénitentes consternées, s’en voient, tout à coup, un beau matin, débarrassés ! et point n’est besoin de s’enquérir des causes de ces désertions ; ces femmes s’éloignent du Sacrement, tout simplement parce que leur sort a changé, parce qu’elles ne sont plus malheureuses ; l’étonnante ingratitude de la nature humaine est telle ; dans le bonheur, Dieu ne compte plus. Si toutes ses brebis étaient et fortunées et valides, le bercail serait vide ; il sied donc que, dans leur intérêt même, le Berger les ramène et il n’a d’autre moyen, pour les rappeler, que de leur dépêcher ses terribles chiens de garde, les maladies et les revers.

À ces hommes qui, navrés du déchet de leur santé ou désolés par des calamités de toute sorte, s’irritaient, reprochaient au Créateur leur malechance, elle devait aussi répondre : vous ne revenez à Jésus que parce que vous êtes maintenant dans l’impuissance de continuer vos ripailles et de pressurer, sous couvert de commerce, votre prochain. Vous ne lui apportez que les ruines de vos corps, que les décombres de vos âmes, que des résidus dont personne ne voudrait. Remerciez-le donc de ne pas les rejeter ; vous vous alarmez de souffrir, mais il convient au contraire de vous en aduler ; plus vous pâtirez ici-bas et moins vous pâtirez, là-haut ; la douleur est une avance d’hoirie sur le Purgatoire ; mettez-vous bien dans la tête que la miséricorde du Sauveur est si démesurée qu’elle emploie les plus minimes bobos, les plus minuscules ennuis au paiement des plus inquiétantes de vos dettes ; rien, pas même une migraine n’est perdu ; si Dieu ne vous frappait pas, vous persisteriez à être, jusqu’à l’heure de votre mort, insolvables ; acquittez-vous donc, tandis que vous le pouvez et ne rechignez pas à endurer cette douleur qui est seule apte à refréner vos instincts de luxure, à briser votre orgueil, à amollir la dureté de vos cœurs. Le proverbe « le bonheur rend égoïste » n’est que trop vrai ; vous ne commencez à éprouver de la compassion pour les autres que lorsque vous en avez, pour vous-même, besoin ; le bien-être et la vigueur vous stérilisent ; vous ne produisez des actes vaguement propres que lorsque vous êtes éclopés ou réduits à l’indigence.

Et elle eût pu ajouter, avec l’une de ses futures héritières, la sœur Emmerich : « je vois toujours dans chaque maladie un dessein particulier de Dieu, ou le signe d’une faute personnelle ou d’une faute étrangère que le malade, qu’il le sache ou non, est obligé d’expier — ou bien encore une épreuve, c’est-à-dire un capital que le Christ lui assigne et qu’il doit faire valoir par la patience et la résignation à sa volonté sainte. »

Mais combien, parmi ces visiteurs, qu’il fallait convaincre que le Seigneur n’agit pas autrement qu’un chirurgien qui ampute les parties gangrenées et qui torture celui qu’il opère pour le sauver ! combien ne se rebellaient et ne s’épandaient point en des serments d’ivrognes, promettant d’être sages, s’ils étaient guéris ! combien n’en revenaient pas à leur question oiseuse, à leur enquête obstinée : pourquoi moi et pas tant d’autres qui sont plus coupables ?

Et elle devait encore leur expliquer que, d’abord, ils n’avaient pas à juger les autres et ignoraient d’ailleurs si plus tard ceux-là ne seraient pas à leur tour durement traités ; ensuite que si Dieu comblait toujours les bons de biens et les méchants de maux, il n’y aurait plus ni mérites, ni profit de foi ; du moment que la Providence serait visible, la vertu ne serait plus qu’une affaire d’intérêt et la conversion que le résultat d’une crainte servile ; ce serait la négation même de la vertu, puisqu’elle ne serait, ni généreuse, ni détachée, ni gratuite ; elle deviendrait une couardise blanchie, une sorte de trafic, une succursale du vice, en un mot.

À d’autres visiteurs, à des gens qui n’étaient plus atteints, ceux-là, dans leur organisme, dans leurs moyens d’existence et qui l’abordaient, fous de chagrin, parce qu’ils avaient vu mourir un mari, un enfant, une mère, un être qu’ils idolâtraient, à des hommes qui, après les obsèques de leurs femmes, lui confessaient leur hantise de se jeter dans la Meuse, elle devait, après de consolantes paroles, leur demander :

— Voyons, affirmeriez-vous que celle que vous pleurez est avec les élus, dans le Paradis ? non, n’est-ce pas ; car, sans dénier ses vertus, il est permis de croire qu’elle subit, selon la règle commune, un stage plus ou moins long d’attente, qu’elle séjourne, pour une durée que Dieu seul connaît, dans le Purgatoire.

Ne comprenez-vous pas dès lors que seul, avec vos prières, votre chagrin peut l’en tirer ? ce qu’elle n’a pas eu l’heur de souffrir, elle-même, pour s’épurer, ici-bas, vous le souffrirez à sa place ; vous vous substituerez à elle et vous achèverez ce qu’elle n’a pu terminer ; vous paierez en douleur sa rançon et plus votre douleur sera vive et plus tôt sera soldée la dette contractée par la défunte.

Qui vous dit même que Notre Seigneur, touché par votre bonne volonté et vos suppliques, ne fera pas à votre femme une avance sur votre deuil et qu’il n’antécédera pas sa délivrance ?

Et vous serez alors payé, en retour de vos peines ; votre femme se fera la complice du temps ; elle apaisera l’élancement de vos plaies, elle amortira le regret de son souvenir ; elle ne le vous laissera plus qu’à l’état souriant, qu’à l’état lointain et doux ; ne parlez donc pas de vous suicider, car en dehors de la perte même de votre âme, ce serait la négation absolue de votre amour ; ce serait l’abandon de celle que vous prétendez aimez, au moment où elle se trouve en péril ; vous risqueriez de replonger dans les bas-fonds du Purgatoire celle qui montait déjà à sa surface ; et quant à vous, vous vous priveriez, par ce crime, de l’espérance de jamais la revoir.

Et, simplement, elle devait conclure : admirez la bonté du Créateur qui fait, en ce cas, souffrir l’un pour affranchir l’autre. Pensez que l’amour humain, qui n’est qu’une parodie du véritable amour, exclut Dieu bien souvent, qu’il est une forme de l’égoïsme à deux, car pour les gens qui s’aiment vraiment, le reste du monde n’existe pas ; et il est équitable pourtant que cet oubli du Seigneur et que cette indifférence envers le prochain s’expient !

À d’autres, à des malades, à des incurables surtout qui s’écriaient : vous avez guéri une telle, ô ma bonne Lydwine, guérissez-moi ! elle répliquait : mais je ne suis rien, mais ce n’est pas moi qui guéris, mais je ne peux pas ! — Et elle pleurait de les voir si acharnés et si tristes. — Elle les suppliait, à son tour, de se résigner, elle soupirait : rentrez en vous-même et réfléchissez ; ne maudissez pas cette douleur qui vous désespère, car elle est la charrue dont le diligent Laboureur use pour défoncer les terres de vos âmes et y semer le grain ; dites-vous que, plus tard, les anges engrangeront pour vous dans les celliers du ciel des moissons qu’ils n’auraient jamais récoltées si le soc des souffrances n’avait déchiré votre pauvre sol ! Les Rogations des infirmes sont les plus agréables qui soient à Dieu !

La Douleur ! à des prêtres, à des hommes plus experts dans les voies du Seigneur et démâtés eux aussi, pourtant, par la bourrasque, elle devait rappeler que ces mots Douleur et Amour sont presque des synonymes, que la cause du mystère de l’Incarnation et du mystère de la Croix est non seulement l’amour de Jésus pour nous et son désir de nous racheter, mais aussi l’amour indicible qu’il porte, en sa qualité de Fils, au Père.

Ne pouvant, ainsi qu’un fidèle sujet, lui donner une marque déférente de cet amour, ne pouvant le glorifier en tant que son supérieur et son maître, puisqu’il est en tout son égal, il résolut de s’abaisser, en s’incarnant, si bien que, tout en demeurant son égal par sa nature divine, il ne l’est plus par sa nature humaine et il lui est dès lors possible de lui rendre des hommages infinis, de lui témoigner sa dilection et son respect, par voie d’anéantissement, de souffrances et de mort.

Si la Douleur n’est pas l’exact synonyme de l’Amour, elle en est, en tout cas, le moyen et le signe ; la seule preuve que l’on puisse administrer à quelqu’un de son affection, c’est de souffrir lorsqu’il le faut, à sa place, car les caresses sont faciles et ne démontrent rien ; dès lors, celui qui aime son Dieu doit souhaiter de peiner pour Lui.

Tel devait être le langage de la sainte ; elle répétait certainement aussi, aux âmes plus spécialement désignées pour l’œuvre réparatrice des holocaustes, les leçons qu’elle-même avait apprises de Jan Pot, leur avouait qu’à ce degré d’altitude, les sensations s’égarent, que la souffrance se volatilise aux flammes de l’amour, qu’on la convoite, qu’on l’appelle pour entretenir le bûcher permanent du sacrifice, que Dieu, à son tour, le modère et l’attise ce bûcher, pour tenir l’âme en haleine, qu’il alterne les allégresses et les navrements, que les grâces sont les avant-coureurs des épreuves et que les tribulations ne précèdent que de bien peu les liesses ; et elle certifiait sans doute encore que pour les amoureux du Sauveur, la souffrance proprement dite n’existe plus, qu’elle n’est plus, en tout cas, qu’une sorte de compromis entre deux sensations extrêmes, dont l’une même s’efface, cède le pas à l’autre, à celle de la jubilation et du ravissement.

Et cette vérité dont elle était le vivant exemple, elle a été et elle sera exacte dans tous les temps. Il n’est point de saints qui, depuis la mort de Lydwine, ne la confirment.

Écoutez-les formuler leurs vœux :

Toujours souffrir et mourir, s’écrie sainte Térèse ; toujours souffrir et ne pas mourir, rectifie sainte Madeleine de Pazzi ; encore plus, Seigneur, encore plus ! s’exclame saint François Xavier, agonisant de douleurs sur les rives de la Chine ; je souhaite d’être brisée par les souffrances afin de prouver à Dieu mon amour, déclare une carmélite du XVIIe siècle, la vénérable Marie de la Trinité ; le désir de souffrir est un vrai supplice, ajoute, de nos jours, une grande servante de Dieu, la Mère Marie Du Bourg et elle confie familièrement aux filles de son monastère que si « l’on vendait des douleurs au marché, elle irait vite en chercher. »

Lydwine pouvait donc assurer que l’antidote certain de la souffrance, c’était l’amour ; mais, répondaient les pauvres gens, je n’aime pas ! — Eh qu’en savez-vous ? répliquait la sainte ; est-ce que, la plupart du temps, cet état de sécheresse, cette torpeur, ce dégoût même de la prière, issus de la lassitude de vos maux, ne sont pas l’œuvre du Seigneur qui vous éprouve ? Ce n’est pas votre faute à vous, si vous êtes ainsi ; ne vous découragez donc point ; priez quand même vous ne comprendriez pas un mot des oraisons que vous débitez ; harassez Jésus, répétez-lui sans cesse : aidez-moi à vous aimer ! — Vous vous désolez de ne pas sentir encore l’amour s’irruer en vous ? Eh mais, pleurer parce qu’on n’aime pas, c’est déjà aimer !

Et elle qui parlait de la sorte, ne parvenait pas toujours, elle-même, à se consoler.

Si sainte qu’elle fût, elle n’était pas arrivée au degré de maturité où Dieu la voulait ; Il exigeait d’elle plus qu’il n’eût exigé de toute autre ; sa tâche, dont elle ne mesurait pas l’énormité, nécessitait l’emploi d’exceptionnelles vertus et d’extraordinaires peines ; elle était entre les mains du Christ un contre-poids qu’il utilisait pour contrebalancer les crimes de l’Europe et les désordres de l’Église ; elle était une victime réparatrice des vivants et aussi des morts et l’Époux la pressurait, la décantait, la filtrait jusqu’à sa dernière goutte. Il la lui fallait résolument dépouillée, sans dépendance d’elle-même, seule ; et des sentiments humains qu’il tolérait chez les autres, l’irritaient chez elle.

Il avait admis qu’elle déplorât la mort du vieux Pierre, son père, lorsqu’il trépassa, en un mois de décembre, la veille de la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge. Il amortit la pesanteur de ce coup, en la prévenant à l’avance et Lydwine avertit à son tour Jan Walter, en le priant de ne pas aller dire, ce jour-là, la messe à Ouderschie, comme il en avait l’intention, afin de pouvoir assister le vieillard à ses derniers moments.

Il consentit encore à ce qu’elle ne fut point victime d’une illusion diabolique qui l’obsédait, car elle voyait son père, après son décès, tourmenté par des démons et il lui dépêcha un ange pour l’aviser que le brave homme était, ainsi qu’il l’avait mérité, dans le Paradis, avec les justes ; mais il fut moins attentionné, moins patient quand, quelques années plus tard, en 1423, non frère Wilhem, qu’elle aimait tendrement, mourut.

Il commença par la récompenser de sa probité et de son désintéressement. Wilhelm ne laissait en guise d’héritage à ses deux enfants Pétronille et Baudouin, que des dettes. Il était difficile qu’il en fût autrement d’ailleurs. Wilhelm avait succédé à son père dans la petite place de veilleur de nuit de la ville et il devait, avec son modique salaire, élever ses enfants, soutenir Lydwine et son père ; il est également possible que la mégère qu’il avait épousée — et qui décéda sans doute avant lui, car les historiens ne nous en parlent plus, — ait été dépensière et ait réservé pour ses fantaisies le plus gros de son gain. Toujours est-il que Lydwine vendit les quelques objets de famille que son frère avait conservés à titre de souvenirs et en remit l’argent dans une bourse à un sieur Nicolas, son cousin, qui habitait avec elle, en le priant de désintéresser les créanciers.

Qu’était entre parenthèses ce Nicolas dont nous avons cité, une fois, le nom, à propos de l’indiscrétion du confesseur de la sainte, caché dans sa demeure, pour surprendre son ange ? nous l’ignorons ; nous savons seulement que Nicolas s’acquitta de la commission et restitua, à son retour, la bourse vide à Lydwine qui la renversa sur son lit et en tira huit livres, monnaie du pays ; or, cette somme était juste celle qu’elle y avait serrée, pour solder les dettes.

Elle recommanda à son parent de ne pas ébruiter ce miracle et décida que cette bourse s’appellerait la bourse de Jésus ; et la sainte subvint dorénavant avec l’argent qu’elle contenait et qui ne s’épuisa plus aux besoins de ses pauvres ; le jour même de sa mort, cette bourse était encore à moitié pleine.

Mais si Dieu lui fit sentir, à cette occasion, qu’il était content d’elle et la débarrassa pour l’avenir du souci de chercher les subsides nécessaires pour alimenter les indigents, il se fâcha et la punit, en la privant de ses extases habituelles, lorsque, perdant toute mesure, après le trépas de son frère elle tomba dans un état de prostration, et ne cessa de pleurer.

Il estima que ces excès de tristesse refoulaient en elle les appas divins et l’alourdissaient et l’empêchaient de gravir sur le sommet de la voie mystique les derniers sentiers qui Le séparaient d’elle.

Tous les historiens de Lydwine nous narrent à ce sujet, ce curieux épisode :

Longtemps avant la disparition de Wilhelm, Gérard, un jeune homme du diocèse de Cologne qui ardait du désir de vivre de l’existence des anciens ermites, la visita pour connaître d’une façon sûre si cette hantise, qu’il ne parvenait pas à dominer, n’était point une folie de son imagination ou une tentation contre Dieu sommé de le nourrir par miracle dans une solitude inculte.

Lydwine dissipa ses doutes sur sa vocation d’anachorète et prophétiquement lui dit :

— Les trois premiers jours de votre arrivée dans le désert, vous pâtirez de la faim, mais ne vous rebutez pas, car, le troisième jour, avant le coucher du soleil, le Seigneur pourvoira à votre nourriture.

Confiant en cette promesse, il partit avec deux compagnons, mais dès qu’ils eurent abordé les plaines de l’Égypte, ceux-ci, épouvantés par la mer de sables qui s’étendait à perte de vue devant eux, rebroussèrent chemin et retournèrent, désabusés, chez eux.

Gérard, plus intrépide, s’enfonça dans les régions isolées du Nil et découvrit, au centre d’un site aride, un grand arbre dans les branches duquel était perchée, ainsi qu’un nid, une cellule formée avec des rameaux et des nattes, et elle était assez élevée pour que les loups et les autres bêtes sauvages ne pussent l’escalader. Il s’y installa et, après avoir jeûné, faute d’aliments, pendant deux jours, il fut, selon la prédiction de la sainte, ravitaillé, le troisième, par le Créateur qui lui envoya, comme jadis aux Hébreux, des flocons de manne.

Il vivait fondu en Dieu dans cette hutte aérienne, et avait atteint les plus hautes cîmes de la contemplation quand un évêque anglais, qui revenait d’un voyage en Palestine et d’un pèlerinage au mont Sinaï où il était allé vénérer les reliques de sainte Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre, s’aventura avec ses gens dans ces parages.

Surpris d’apercevoir un arbre isolé dans un paysage dénué de végétation, il s’approcha et discernant la cabane logée dans les branches il s’écria :

— Si c’est un serviteur du Christ qui habite ici, je le prie, pour l’amour de Jésus, de me répondre.

À cet appel, au nom de Jésus, un être gras énorme, vêtu de guenilles et effroyablement sale, sortit du lacis des nattes.

L’évêque, déconcerté, regardait cette masse qui ressemblait plus à une colossale bonbonne dont le goulot serait surmonté en guise de bouchon par une vessie de saindoux qu’à un corps et à un visage d’homme. Il commençait à être pris de peur quand la boule de cette face s’irradia en un sourire lumineux d’ange.

— Dites-moi, père abbé, fit le prélat, rassuré par ce sourire, depuis combien de temps demeurez-vous dans cet arbre ?

— Depuis dix-sept ans, répondit l’ermite.

— Quel âge aviez-vous lorsque vous avez fui le monde ?

— Dix-neuf ans.

Et, reprit l’Anglais, avec quoi vous sustentez-vous ? je ne découvre pas trace d’herbes et de racines autour de votre laure et cependant votre obésité est sans égale !

— Celui qui a nourri les enfants d’Israël dans le désert veille à ce que je ne manque de rien, répliqua Gérard.

L’évêque crut qu’il ne s’agissait que de nutriments tout spirituels et il lui demanda s’il connaissait une autre créature humaine qui vivait également sans manger.

— Oui, en Hollande, dans une petite ville appelée Schiedam, une vierge fort infirme vit depuis des années à jeun ; cette vierge s’est élevée à un si haut point de perfection qu’elle me précède de très loin ; nous conversons cependant, de longue date, ensemble dans la lumière incréée ; une chose m’étonne, pour l’instant ; depuis quelques jours, elle ne s’évade plus de la terre et je ne perçois plus, en extase, sa présence ; et elle n’est pas morte pourtant !

Je crois deviner néanmoins, poursuivit Gérard, après un silence, qu’elle s’afflige plus qu’il ne conviendrait de la perte de l’un de ses proches ; Dieu le permettant ainsi pour l’humilier ; je pense que c’est à cause de l’intempérance de ses larmes que le Seigneur la prive momentanément de ses grâces ; au reste, lorsque vous retournerez en Europe, si vous passez par les Pays-Bas, allez la voir et posez-lui, de ma part, ces trois questions :

Depuis combien de temps votre ami Gérard s’est-il retiré dans sa thébaïde ?

Quel âge avait-il lorsqu’il adopta ce genre d’existence ?

Pourquoi ne vous rencontre-t-il plus comme autrefois ?

Il n’en fallut pas davantage pour déterminer l’évêque à se rendre, avant de regagner l’Angleterre, en Hollande. À peine débarqué, il courut à Schiedam et se fit conduire, par l’hôtelier du bourg, chez Lydwine.

Il lui raconta son entretien avec Gérard et la pria de répondre à ses trois questions.

Elle se déroba d’abord, disant par humilité : comment puis-je le savoir, c’est Dieu qui le sait.

Mais le prélat insista, se fâcha presque et elle finit alors par avouer que Gérard résidait depuis dix-sept ans dans son arbre, que lorsqu’il avait conçu le projet de vivre de l’existence des Pères du désert, il avait dix-sept ans, mais n’avait pu réaliser son dessein que deux années après, c’est-à-dire à l’âge de dix-neuf ans.

Puis elle se tut.

— Vous ne répondez pas à la troisième question ? reprit l’Évêque.

Alors elle soupira :

— Hélas ! Monseigneur, je suis obligée de séjourner au milieu de séculiers et, bon gré, mal gré, je suis mêlée aux affaires du monde et c’est à mon détriment ; je suis salie par cette poussière que répandent autour d’eux les gens du siècle ; aussi n’avançai-je que très péniblement dans les chemins de Dieu ; mon frère Gérard n’est pas, heureusement pour lui, dans le même cas. Il habite seul avec les anges, aucun être terrestre ne le dérange et il peut s’adonner en toute liberté aux spéculations du Ciel ; il est donc bien naturel qu’il me dépasse dans la voie sublime de la vie contemplative et que je ne puisse toujours l’y suivre.

J’ajouterai encore que si je suis si en retard, si lente à le rejoindre, c’est par ma faute ; j’ai trop pleuré la mort de mon frère Wilhelm et Dieu m’a fait reculer de bien des pas.

L’évêque, après qu’il eut ainsi vérifié l’exactitude des renseignements que lui avait fournis l’ermite, bénit Lydwine et se recommanda à ses prières.

Quand il fut parti, elle causa à ses familiers de Gérard, elle leur apprit que son embonpoint dû aux qualités nutritives de la manne, était tel, que des rouleaux de chairs descendaient de son cou et coulaient en cascades sur son dos ; il ne pouvait ni se coucher, ni s’asseoir, et il était forcé de se tenir constamment agenouillé ou debout dans son arbre ; et lorsqu’il trépassa, en l’an de l’Incarnation 1426, le 2 octobre, elle fut prévenue de son décès par son ange qui l’emmena avec lui, pour rendre les derniers devoirs au défunt.

Elle vit ensuite son âme séparée de son corps et portée par de célestes Esprits dans le Paradis ; là, ils la baignèrent dans une fontaine dont l’eau était si pure que l’on en apercevait le fond, à un mille au moins de profondeur.