Aller au contenu

Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 254-272).

XIII


Généralement, Dieu dispense à chacun de ses saints une dévotion spéciale qui s’accorde avec la tâche que chacun d’eux est plus particulièrement chargé d’accomplir ; la dévotion de cette missionnaire de la Douleur qu’était Lydwine, était naturellement celle du chemin de la Croix ; elle la pratiquait, ainsi qu’il fut dit, d’une manière canoniale, divisant en sept étapes, selon le nombre des heures liturgiques, la voie du supplice ; mais cette méditation quotidienne de la Passion, cette ardeur à suivre, sur le chemin du Calvaire, les vestiges du Christ, ne lui faisaient pas oublier cette autre dilection qu’elle avait eue, toute petite, et qui avait grandi avec elle, la dilection de la Vierge.

Ne la rencontrait-elle pas, chaque jour, d’ailleurs, sur la voie du Golgotha, alors qu’elle en gravissait, en pleurant, la pente ? Notre Dame des Larmes avait toujours un regard pour elle, quand elle l’apercevait, mêlée au cortège des saintes femmes ; mais souvent aussi, Lydwine, repassant les jours de sa vie écoulée, revenant sur la route même de son enfance, pensait à cette Notre-Dame de Liesse dont la statue lui avait si aimablement souri, dans sa chapelle ; et le désir de la revoir, sous la forme de ce bois sculpté qui lui rappelait tant de souvenirs, s’implantait en elle.

Sans doute, elle l’avait visitée, depuis, en extase, alors que son ange la déposait devant elle, mais ce n’était pas encore cela ; elle aurait voulu la contempler, là, près d’elle, la choyer de ce qui lui restait de regard, ne fût-ce qu’une seconde.

Ce souhait lui paraissait si parfaitement inexauçable — car comment présumer qu’on ôterait cette effigie de l’église pour l’amener chez elle ? — qu’elle n’osait le formuler ; et, d’autre part, elle n’était pas femme à solliciter un miracle pour la satisfaction d’un caprice !

Mais cette convoitise la hantait quand même ; elle essayait de la repousser comme une tentation, lorsqu’elle fut avertie que la Vierge allait la contenter.

C’était quelques jours avant l’incendie de Schiedam ; et Marie arrangea les choses de la façon la plus simple.

L’église avait été très endommagée par le feu, mais la statue était sauve ; en attendant que l’on réparât sa chapelle, il fallait placer son image dans un lieu convenable et l’on eut l’idée de la transférer dans la chambre même de la sainte où elle fut installée sur le petit autel dressé pour recevoir les saintes Espèces, les jours de Réfection ; et tant qu’elle demeura là, elle sembla à tous ceux qui l’approchèrent plus belle qu’elle n’était en réalité ; elle eut une expression de gaieté et de douceur qu’elle perdit lorsqu’elle fut séparée de Lydwine.

Elle, débordait de joie : mais l’on peut s’imaginer aussi la foule qui fit irruption dans sa chaumine, pour prier la Madone ! Comment Lydwine pouvait-elle endurer ce va et vient et ce piétinement incessant de monde même en étant enfermée, derrière les rideaux de son lit, car cette porte, constamment ouverte, introduisait, des rais de jour qui lui eussent crevé l’œil comme des flèches, si elle n’avait été abritée par des courtines ? — La vérité est que ces oraisons qu’elle entendait bruire, autour d’elle, la dédommageaient de cette gêne de n’être plus chez elle et la réjouissaient certainement, parce qu’elle pensait que la Mère les agréait et ce fut pour elle un gros crève-cœur lorsqu’on reporta la statue dans son sanctuaire recrépi à neuf.

La Vierge partit, mais elle chargea l’ange gardien de Lydwine de la lui conduire plus souvent, dans le Paradis.

Elle la traitait alors, en enfant qu’on gâte, la questionnait et s’amusait de l’ingénuité de ses réponses.

Une nuit, elle lui dit, d’un ton sérieux :

— Comment se fait-il, ma chère petite, que vous soyez arrivée, ici, dans une tenue si négligée ? vous n’avez même pas sur le front un voile !

— Ma chère dame Marie, balbutia Lydwine interdite, mon ange m’a emmenée telle que j’étais ; je n’ai, du reste, à la maison, ni robe, ni voile, puisque je suis toujours couchée !

— Eh bien, proposa en souriant la Vierge, voulez-vous que je vous donne ce voile-ci ?

Lydwine contemplait ce voile que lui tendait la Mère ; elle mourait d’envie de l’accepter ; mais elle craignit de déplaire à Jésus, en contentant son propre désir et elle interrogea du regard son ange qui détourna les yeux.

De plus en plus intimidée, elle murmura : mais il me semble, bonne Vierge, que je n’ai pas le droit de manifester une volonté et elle implora encore d’un coup d’œil son ange ; il lui répliqua cette fois par ces mots qui ne firent qu’accroître son embarras :

— Si vous souhaitez de posséder ce voile, prenez-le.

Elle savait de moins en moins à quoi se résoudre quand la Madone mit fin, en riant, à sa gêne.

— Allons, dit-elle, je vais le placer moi-même sur votre tête, mais écoutez-moi bien ; de retour sur la terre, vous le garderez chez vous pendant sept heures ; ce après quoi vous le confierez à votre confesseur, en le priant de le fixer sur le chef de ma statue, dans l’église paroissiale de Schiedam.

Et, après cette recommandation, Notre-Dame disparut.

Revenue de son extase, Lydwine se tâta le front pour s’assurer qu’elle n’avait pas été le jouet d’une illusion ; le voile y était ; elle le retira et l’examina. Il paraissait vraiment tissé avec les fils de la Vierge, tant sa trame était fine ; sa couleur était d’un vert d’eau très pâle et il exhalait une odeur à la fois pénétrante et ténue, exquise.

Tout en le considérant, Lydwine s’était si bien absorbée dans ses actions de grâce, qu’elle avait absolument perdu la notion du temps ; elle s’avisa tout à coup que le terme des heures déterminé par Marie pour conserver ce présent, allait expirer.

Aussitôt et bien que le jour ne fût pas encore éclos, elle fit appeler Jan Walter et lui raconta sa vision.

Il palpait, stupéfié, le voile.

— Mais, s’écria-t-il, vous n’y songez pas, la nuit est très noire, l’église est fermée et je n’en ai pas les clefs ; en admettant, du reste, que je puisse y pénétrer, cela ne servirait de rien puisque je ne saurais atteindre, dans l’obscurité, le sommet de la statue qui domine l’autel et qui est, par conséquent, très haut ; attendons donc, si vous le voulez bien, que l’aube nous éclaire et j’irai.

— Non, non, répartit la sainte ; l’ordre que j’ai reçu est formel ; ne vous inquiétez pas d’ailleurs de tous ces détails ; l’église s’ouvrira, la lanterne que vous avez allumée pour venir ici vous fournira une clarté suffisante pour découvrir, appuyée contre le mur latéral, au nord du sanctuaire, une échelle ; une fois monté dessus rien ne vous sera plus facile que de coiffer la statue ; partez donc, je vous en prie, mon père, sans différer.

Walter s’en fut réveiller le sacristain qui lui ouvrit la porte de l’église et il trouva aussitôt l’échelle à la place indiquée par sa pénitente.

— Que voulez-vous faire ? demanda le sacristain, étonné de lui voir déranger l’échelle.

— Vous ne pouvez le comprendre maintenant, répliqua le prêtre, mais Dieu vous l’expliquera par la suite.

Cet homme pressé de regagner son lit ne prêta que peu d’attention à cette réponse et s’éloigna.

Walter s’acquitta de la commission, puis il s’agenouilla devant la statue et pria ; lorsqu’il fut sur le point de se retirer, il voulut admirer une dernière fois la délicate élégance de ce voile, mais il n’y était déjà plus. L’ange l’a aussitôt ravi, racontait plus tard Lydwine à la veuve Simon qui l’interrogeait pour savoir ce qu’il était devenu.

Ces relations de la sainte avec la Madone étaient continuelles ; dans ses abominables nuits d’insomnies et de fièvre, alors que la malade se retenait pour ne pas réveiller, en criant, son neveu et sa nièce couchés dans la chambre, elle apercevait soudain, penchée sur son lit, la Vierge qui relevait son oreiller et la bordait ; et elle s’apaisait, heureuse, et remerciait, confuse.

Entendait-elle parfois aussi les douces plaintes de la Mère au Fils ? Car il est impossible de ne pas se figurer la compassion de Marie devant le cumul de tant de maux ! Certes, Celle dont le cœur éclata sous la pression des glaives, savait la nécessité de ces atroces souffrances, mais elle était trop tendre pour ne point avoir pitié du martyre de sa pauvre fille. Et il semble qu’on la voit implorer la miséricorde du Christ qui sourit tristement et lui dit :

— Ô Mère, rappelez-vous, sur le Calvaire, cette croix qu’en leur satanique orgueil les hommes voulurent créer plus grande que leur Dieu ; rappelez-vous qu’elle fut plus haute et plus large que mon corps qui ne l’a pas emplie ; les bourreaux ont laissé dans ce cadre de bois dont ils m’entourèrent des vides que, seuls, des monceaux de tortures peuvent combler ; et c’est précisément parce qu’il y reste de la place pour souffrir que j’ai donné à mes saints l’irrésistible attrait de l’occuper et d’y achever à leur dépens les tortures de la Passion ; puis pensez que si Lydwine n’expiait pas des fautes dont elle est innocente, une multitude dt vos autres enfants serait damnée ! — Mais cela n’empêche que notre fille a, pour cette nuit, assez souffert ; prenez-la donc dans vos bras pour l’endormir am tourments de la terre !

Et la sainte Vierge dorlotait Lydwine qu’elle remettait, ravie, à son ange pour la promener dans les jardins du ciel.

Une autre fois, pendant une nuit de Noël, elle fut brusquement transportée au Paradis et elle y fut, de même que la vénérable Gertrude d’Oosten, cette béguine hollandaise qui l’avait précédée dans la voie des holocaustes, l’objet d’une singulière grâce.

Cette grâce lui avait été annoncée d’avance, mais elle ne l’avait pas révélée à ses intimes. Or, la veuve Catherine Simon qui habitait maintenant avec elle, eut un songe pendant lequel un ange lui décela que son amie recevrait, dans la nuit de la Nativité, un lait mystérieux qu’elle lui permettrait de goûter.

Elle en parla à Lydwine qui, par humilité, répondit évasivement ; mais elle revint à la charge et, lassée par le vague de ses répliques, finit par s’exclamer : Savez-vous, ma mie, que c’est un peu fort que d’oser nier ce qu’un ange m’a appris !

Alors, la sainte avoua qu’elle était, elle aussi, prévenue de ce miracle et elle invita Catherine à se préparer par la confession et la prière à la réception de cette faveur.

Et pendant la nuit de la Théophanie, Lydwine, saisie par l’emprise divine, perdit l’usage de ses sens et son âme s’envola dans l’Eden.

Là, elle fut admise, comme tout naturellement, au milieu d’une nuée de vierges vêtues de blanc, coiffées de fleurs fabuleuses ou couronnées de cercles d’or ponctués de gemmes ; toutes tenaient à la main des palmes et dessinaient un demi-cercle au centre duquel Marie siégeait sur un trône étincelant que l’on eût cru sculpté dans des éclairs solidifiés, dans des foudres durcies ; et des multitudes d’anges se pressaient derrière elles.

Tous ces purs Esprits, Lydwine les contemplait, sous un aspect humain, mais seuls les contours existaient sous la neige plissée des robes ; ces corps glorieux n’étaient emplis que d’une pâle lumière qui fluait des yeux, de la bouche, du front, s’irradiait derrière la nuque en des nimbes d’or ; et de cette foule agenouillée, les mains jointes, des adorations s’élevaient éperdues vers la Maternité de la Vierge, des adorations où le verbe liturgique fusait en une flore de flammes, d’un feuillage de senteurs et de chants.

De grands séraphins brûlaient, détachant de harpes en feu des perles embrasées de sons ; d’autres tendaient ces coupes d’or, pleines d’essences embaumées qui sont les prières des Justes ; d’autres versellaient les psaumes messianiques et chantaient, en des chœurs alternés, de transportantes hymnes ; d’autres, enfin, près de l’Archange debout, à la droite de l’autel des Parfums, activaient l’ignition des olibans, tissaient avec des fils de fumée bleue les langes chauds dont ils allaient envelopper, en l’encensant, la nudité frileuse de l’Enfant.

En hâte, ils préparaient, car l’instant de la délivrance était proche, la layette nébuleuse des arômes, l’odorant trousseau du Nouveau-Né.

Lydwine retrouvait dans le ciel les formules d’adoration, les pratiques cérémonielles des offices qu’elle avait, ici-bas, lorsqu’elle était bien portante, connues ; l’Église militante avait été, en effet, initiée par l’inspiration de ses apôtres, de ses papes et de ses saints, aux joies liturgiques du Paradis ; en une déférente imitation, elle répétait le langage réduit des louanges ; mais quelle différence entre ses émanations et ses chants et les accords vertigineux de ces harpes, la puissance et la subtilité de ces fragrances, le zèle fulgurant de ces voix !

Lydwine écoutait et regardait, ravie ; et à mesure que l’heure de la Nativité s’avançait, les accents de la psallette des anges, les exhalaisons des encensoirs et des coupes, les vibrations des cordes se faisaient plus implorants et plus doux ; et quand l’heure sonna dans les beffrois divins, quand Jésus apparut, radieux, sur les genoux de sa Mère, quand un cri d’allégresse traversa les vapeurs sacrées des thuribules et les rumeurs extasiées des harpes, le lin des chastes tuniques des Vierges s’ouvrit et, en d’intarissables flots, le lait jaillit.

Et la bienheureuse fut traitée de même que ses compagnes ; l’Enfant laissait ainsi comprendre, affirme A Kempis, qu’il les associait à l’honneur de la Maternité céleste ; il signifiait, de la sorte, dit, de son côté, Gerlac, que toutes les Vierges étaient aptes à nourrir le Sauveur.

La pauvre Lydwine, elle ne se possédait plus de bonheur, maintenant ! elle était si loin de sa géhenne mortelle ! — Et, déjà cependant la vision s’effaçait ; il ne restait plus sur un firmament de nuit que l’immense trajectoire de ce lait qu’éclairaient, par derrière, des milliers d’étoiles.

L’on eût dit d’une autre voie lactée, d’une arche de neige saupoudrée d’une poussière d’astres !

L’entrée dans la chambre de Catherine Simon impatiente de voir se réaliser la promesse de son rêve, ramena Lydwine à elle-même et lorsque son amie lui réclama du lait, elle toucha de sa main gauche la fleur de son sein et le lait qui avait disparu avec son retour ici-bas, revint et la veuve en but par trois fois et ne put, pendant plusieurs jours, prendre aucune nourriture. Tout aliment naturel lui semblait d’ailleurs, en comparaison de cet extraordinaire suc, de bouquet plat et de saveur fade : et cette scène se renouvela, d’autres années, à cette même époque de Noël.

Brugman assure que le confesseur Jan Walter obtint la même faveur que Catherine et qu’il but de ce lait ; mais Gerlac atteste, au contraire, qu’il ne put joindre en temps opportun, sa pénitente et qu’il ne profita point de cette grâce.

Si l’on recense les étonnants miracles dont foisonne cette vie menée en partie double, saturée de souffrances lorsqu’elle se passe sur la terre, débordée de joies lorsqu’elle s’évade dans l’Éden ; si l’on récapitule les exceptionnels privilèges dont le Seigneur combla Lydwine ; si l’on envisage afin la somme énorme de ses bienfaits, l’on n’est pas loin de croire qu’à force de se dévouer pour les autres, de prier et de pâtir, la bienheureuse avait atteint la cime de la vie parfaite.

Elle n’en était malheureusement pas pour elle encore là ; des échelons n’étaient pas gravis. La terrible remarque sur laquelle saint Jean de la Croix ne cesse d’insister, dans la « Montée du Carmel » qu’une attache quelconque, lors même qu’elle ne constituerait que la plus petite des imperfections, obscurcit l’âme et fait obstacle à sa parfaite union avec Dieu, s’appliquait, malgré tout, à elle. Elle s’appartenait encore trop ; elle possédait le déchet d’une qualité, la tare d’une vertu, elle était trop liée aux siens, elle les aimait trop.

Il sied de dire, à sa décharge, que, si avancée qu’elle fût dans les voies du Seigneur, il lui était bien difficile de se rendre compte par elle-même des limites qu’il lui était interdit de franchir ; à l’âme qui le cherche, le point de repère se montre à peine, car il se dissimule sous les subterfuges les plus avantageux, sous les prétextes les plus vraisemblables.

Dieu ne défend pas, en effet, d’aimer les siens, au contraire — ce qu’il défend à ceux sur lesquels il a mis l’épreinte de ses serres, à ceux qu’il désire expulser d’eux-mêmes pour qu’ils ne puissent vivre qu’en Lui, c’est cette incontinence de l’affection humaine qui refoule, en les contrecarrant, ses amoureux desseins ; — mais la pauvre âme qui, sans défiance, s’abandonne à ces excès les rapporte ou croit les rapporter à son Créateur qu’elle entretient constamment de ceux qu’elle aime ; elle le prie pour eux et elle estimerait ne pas remplir son devoir envers Lui et manquer à la charité envers eux si elle n’agissait pas de la sorte. Elle s’imagine en un mot les aimer en Lui et elle les aime autant sinon plus que Lui ; son intention est donc bonne quand elle veut imposer à son maître une association d’amitiés, un partage qui ne tend à rien moins qu’à le bannir de ses propres domaines.

Il y a là une erreur que suscite l’Esprit de Malice car, ainsi que l’exprime, en des termes définitifs, dans son Traité de la vie spirituelle et de l’oraison, Madame l’abbesse de sainte Cécile de Solesmes, « le Démon aime les violences, tout ce qui est poussé à l’outrance, même dans le Bien ».

Et c’est le chef-d’œuvre de son art que de détruire une vertu en l’exaltant !

Or, c’est ce qui advint à Lydwine ; elle n’avait pu se dépouiller de cette intempérance de tendresse qui lui avait déjà attiré, lors du décès de son frère, des remontrances. Depuis cette mort, sa dilection s’était accrue pour ses deux petits garde-malades, son neveu et sa nièce et le Seigneur la frappa, en plein cœur, en lui supprimant Pétronille ; cette jeune fille avait alors dix-sept ans et depuis qu’elle avait été blessée par les Picards, en voulant secourir sa tante, elle boitait et languissait, n’avait jamais pu parvenir, malgré les traitements des meilleurs médecins, à se rétablir.

Une nuit, Lydwine, ravie en esprit, aperçut une procession qui sortait de l’église de Schiedam ; en une lente théorie, cheminaient sur deux lignes, précédés des cierges et de la croix, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les confesseurs, les vierges, les saintes femmes, les personnages du Commun des saints ; ils se dirigèrent du sanctuaire vers sa maison, y firent la levée d’un corps exposé à la porte et l’accompagnèrent à l’église.

Et, elle-même, se voyait derrière le convoi, avec trois couronnes ; une sur la tête, et une dans chaque main.

Et le rêve s’évanouit.

Lorsqu’elle eut repris ses sens, Lydwine pensa tout d’abord que cette vision la concernait et qu’elle était le présage de sa fin ; mais elle fut détrompée par Jésus qui lui révéla que ce simulacre se référait à sa nièce et il lui indiqua, en même temps, le jour et l’heure où Pétronille naîtrait au ciel.

Lydwine sanglotait, accablée ; elle réagit pourtant en songeant à l’agonie de celle qu’elle aimait comme une fille et elle s’écria : Ah ! Seigneur, accordez-moi au moins dans ma détresse une grâce ; cette heure que vous me désignez est une de celles où je dois être rongée par cette fièvre qui se rallume, vous le savez, à des heures fixes ; et alors, je ne suis plus bonne à rien, incapable de toute attention, de tout effort ; je vous en supplie, réglez autrement la marche de mon mal, afin que je sois en état d’assister ma pauvre Pétronille, lorsque le moment de me séparer d’elle sera venu.

Jésus exauça cette prière et, au grand étonnement de ceux qui soignaient la sainte, l’accès si précis d’habitude fut anticipé de six heures et sa durée fut moins longue que de coutume.

À peine en fut-elle délivrée, que Pétronille entra en agonie et Lydwine, qui la voyait toute tremblante, put la soutenir et prier avec elle ; et elle mourut peu après et alla recevoir les trois couronnes que sa tante portait, en son ravissement ; l’une à cause de la virginité de son corps, l’autre à cause de sa chasteté spirituelle, la troisième enfin à cause même de cette blessure que des chenapans de la Picardie lui firent.

Lydwine s’était jusqu’à ce moment roidie contre sa peine ; elle avait écouté, navrée, la sentence du Seigneur, mais elle n’avait pas faibli tant qu’il s’était agi de réconforter sa nièce ; elle avait refoulé ses larmes et adouci, par son apparente fermeté, les derniers moments de la petite ; mais lorsque celle-ci fut inhumée, sa vaillance tomba ; elle succomba à la douleur et ne cessa de pleurer ; et, au lieu de s’atténuer avec le temps, son chagrin s’aggrava ; elle le cultiva, le nourrit de ses regrets sans cesse présents, se submergea en lui de telle sorte que Jésus, délaissé, se fâcha.

Il ne lui adressa aucun reproche, mais il s’éloigna.

Alors, ce fut ainsi qu’à ses débuts dans la vie purgative, l’angoisse de l’âme prisonnière dans les ténèbres ; rien, pas même le pas furtif du geôlier qui rôde dans les alentours, mais un silence absolu dans une nuit noire.

Ce fut l’in-pace de l’âme, enchaînée dans un corps perclus ; forcément, dans cette solitude, elle dut se replier sur elle-même et se chercher ; mais elle ne trouva plus en elle que des ruines d’allégresse, que des décombres déshabitées de joie ; une tempête avait tout jeté bas ; elle ne put devant ces débris de ses aîtres que se susciter l’amer souvenir du temps où l’Époux daignait les visiter ; et ce qu’elle était heureuse alors de servir son Hôte, de s’empresser autour de Lui et comme il payait, au centuple, ses pauvres soins ! ah ! ce logis que les anges l’aidaient à préparer pour accueillir le Bien-aimé, il en subsistait quoi, maintenant ? il avait suffi d’un instant d’inadvertance, d’une minute d’oubli pour que tout croulât !

Elle se tordait de désespoir et, sous la force expansive de la douleur, l’âme se brisa et ce fut affreux.

Cependant, si l’on y réfléchit, cette détresse ne put être la même que celle qu’elle subit, lorsqu’elle préluda dans les voies du douaire mystique ; elle s’en rapproche certainement, mais elle en diffère par certains points ; dans la première qui est évidemment cette « Nuit obscure » que saint Jean de la Croix a si merveilleusement décrite, il y a, en outre des sécheresses, des aridités, du chagrin issu des dérélictions et du délaissement intérieur, une sorte de peine du dam ; l’on s’imagine, en effet, que cet état durera toujours, que l’abandon du Seigneur est irrémissible ; et cela, c’est épouvantable ; il faut avoir été tenaillé par cette angoisse dont rien ne peut donner une idée, pour se douter de ce que souffrent, dans l’Enfer, les damnés.

Or, Lydwine avait vu de trop près le Seigneur pour appréhender une telle infortune ; elle se savait assez aimée pour être certaine que son repentir désarmerait le mécontentement de l’Époux ; d’autre part, elle n’était pas non plus, comme à ses débuts, dans l’impossibilité de se recueillir et de prier ; elle se recolligeait sans goût, elle priait sans ressentir de douceurs sensibles, mais elle pouvait quand même, et sans s’éparpiller, prier ; c’était une faible lueur, un rayon bien lointain qui pénétrait dans l’ombre de sa geôle, mais enfin, si pâle qu’elle fût, cette clarté attestait une attention, avérait une pitié, prouvait qu’elle n’était pas complètement répudiée, définitivement omise. Elle était, en somme, dans la situation d’une âme au Purgatoire qui souffre mais attend avec résignation sa délivrance.

Et néanmoins, quelle misérable existence était la sienne ! ses tortures corporelles étaient devenues sans contre-poids ! aucun relais pour les modérer, aucune halte pour les amortir ; littéralement, elles la saccagèrent ; la nature, privée de son soutien supernel, livrée à elle-même, éclata en cris déchirants et Lydwine vomit le sang à pleine bouche.

En vain, Jan Walter, qui lui était si dévoué, tentait de la consoler ; elle éprouvait une lassitude des conseils, un dégoût de tout.

Effrayée de la voir ainsi déprimée, sa fidèle Catherine, installée à son chevet, s’écria, désespérée, un jour : mais enfin, mon Dieu, que se passe-t-il donc ici ?

À ce moment, plus calme, Lydwine répondit :

— C’est à cause de mes péchés que vous me voyez si malheureuse ; j’ai perdu par ma faute tout attrait spirituel, même lorsque je communie. Je n’ai plus, ni ravissements, ni lumière prophétique, ni réconfort, rien. Le Seigneur ne m’a laissé, pour me soulager, que la faculté de pouvoir méditer, ainsi qu’autrefois, sa vie sans m’évaguer ; mais je n’y découvre plus aucune aise. Il me semble que je suis déportée sur une terre de glace, dans une région inconnue que rien n’éclaire et où je ne suis nourrie qu’avec de la myrrhe et du fiel.

Cette épreuve dura cinq mois ; puis, un 2 juillet, fête de la Visitation de la Très-Sainte Vierge, les pans de nuit qui muraient l’âme de la sainte tombèrent ; le jour jaillit à flots et Jésus parut.

Ce ne fut qu’un élan et qu’un cri ; l’âme se jeta, éperdue, à ses pieds et il la releva et la serra tendrement contre Lui. Elle défaillit de bonheur et, pendant près de dix jours, vécut hors d’elle-même, au-dessus du temps, au-delà des images et loin des formes, immergée, comme absorbée dans l’océan de la divine Essence. Si elle n’eût respiré, ses amis l’auraient cru morte.

Mais ce qui les émerveilla plus que tout, ce fut une odeur nouvelle qui s’échappa de ses stigmates et de ses plaies. Cette senteur si particulière, unique dans les monographies des saintes, cette senteur qu’elle seule exhalait depuis des années et qui était telle qu’une quintessence des aromates de l’Inde et des épices du Levant s’évanouit et fut remplacée par une autre et celle-là rappelait, mais épurée, mais sublimée, le parfum de certaines fleurs coupées fraîches. Brugman raconte, en effet, qu’elle expirait, au plus fort de l’hiver, des effluves tantôt de rose, tantôt de violette et tantôt de lys.

Ces émanations moins rares, nous les retrouvons, avant et après Lydwine, chez d’autres saints. Rose de Viterbe qui vécut au XIIIe siècle dégageait en effet l’odeur de la rose et sainte Catherine de Ricci et sainte Térèse, qui vécurent au XVIe, fleuraient, l’une la violette et l’autre la violette et le lys, symboles de l’humilité et de la chasteté.

Ce changement eut lieu, alors qu’elle s’était entièrement dépossédée et alors que le terme de ses jours était proche ; il semblait que le souffle printanier des floraisons succédant au fumet hivernal des épices conservées et des coques sèches annonçât la fin de son hiver terrestre et l’arrivée de cet éternel printemps dans lequel elle allait, après sa mort, entrer.

Sa chambre embaumait à un tel point que toute la ville défila chez elle pour respirer ce bouquet.

Qu’est cela ? nous n’avons jamais rien humé de pareil, s’écriaient les badauds, et Lydwine répondait :

— Dieu seul le sait ; quant à moi, je ne suis qu’un pauvre être et il m’a fallu bien des châtiments pour me faire comprendre combien j’étais encore sujette aux infirmités de la nature humaine ; louez le Seigneur et priez-le pour moi !

N’est-il pas utile de remarquer, à ce propos, que les hagiologes ne contiennent guère de biographies qui soient plus odorantes que celle de Lydwine ? Je n’en connais, pour ma part, aucune où la bénéolence divine s’affirme ainsi, à chaque page. Outre que la bienheureuse était une cassolette vivante, toutes les fois que Notre-Seigneur, que sa Mère, que ses anges venaient la visiter, ils laissaient, en partant, des traces fragrantes de leur passage et les personnes même que Lydwine conduisait avec elle dans le Paradis, y étaient saturées de célestes effluences qui leur enivraient l’âme et en guérissaient les maux.