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Salle 6 (recueil)/L’Uniforme du capitaine

La bibliothèque libre.
Traduction par Denis Roche.
Salle 6Librairie Plon (p. 223-233).


Le soleil se levait maussade sur la ville de district. Les coqs s’étiraient à peine, et, pourtant, au cabaret du père Rylkine, il y avait déjà des clients. Ils étaient trois, le tailleur Merkoûlov, l’agent Jratva et le garçon de perception Smékounov. Tous étaient un peu ivres.

– Il n’y a pas à dire ! dissertait Merkoûlov, tenant par un de ses boutons l’agent de ville. Les gradés du civil, si l’on prend quelqu’un d’un peu haut, font toujours, au point de vue tailleur, la barbe au général. Ne prenons qu’un chambellan. Quel homme est-ce là ? De quelle condition ? Et pourtant fais le compte : quatre archines du meilleur drap de la fabrique Prundel et fils ; les boutons ; le col doré ; le pantalon à bande dorée ; tout le jabot en or ; de l’or au col, aux manches, aux pattes des poches ; quel éclat ! Et qu’il faille ensuite habiller MM. les maîtres de la Cour, les maîtres écuyers, les maîtres des cérémonies ou d’autres ministères, dis, que crois-tu ? Nous habillions, je me souviens, un maître de la Cour, le comte André Sémiônytch Vonliariôvski. Un uniforme à ne pas s’en approcher ! On y porte les doigts et le pouls fait tsik ! tsik ! Les vrais seigneurs quand ils se font habiller, tu n’oses pas aller les déranger. Tu as les mesures ; couds. Aller essayer et ajuster, absolument impossible ! Si tu es un tailleur capable, tu n’as qu’à faire tout droit sur mesure… Saute du clocher et tombe dans tes bottes, voilà tout ! Près de nous, frère, il y avait, je me souviens, une caserne de gendarmerie… Notre patron, Ossip Iâklytch, pour essayer, choisissait parmi les gendarmes ceux qui, de corps, se rapprochaient du client. Eh bien, nous avions choisi pour l’uniforme du comte un gendarme convenable. Nous l’appelons : « Enfile ça, lui dit-on, beau museau, et rends-toi compte… » Tordant !… Il avait enfilé l’uniforme. Il regarde sa poitrine. Et quoi ? Il se fond, vous savez ; il tremble ; il se trouve mal…

– Pour les chefs de police, faisiez-vous aussi des uniformes ? s’informa Smékounov.

– En voilà des oiseaux rares ! dit le tailleur. Tes chefs de police, il y en a, à Pétersbourg, autant que de chiens errants. Ici on met chapeau bas devant eux, et là-bas on leur dit : « Gare-toi ; vois où tu marches ! » Nous habillions MM. les militaires et les personnes des quatre premières classes. Si tu es, par exemple, de la cinquième, tu n’es que de la vétille ; repasse dans une semaine, tout sera prêt, parce que, excepté le col et les revers des manches, ce n’est rien. Mais quelqu’un de la quatrième classe, de la troisième, ou supposons, de la seconde, le patron nous tapait à tous dans les dents, et il fallait courir à la gendarmerie. Nous habillions, une fois, mon vieux, le consul de Perse. Nous lui avions cousu sur le jabot et sur le dos pour quinze cents roubles de tortillons d’or. Nous pensions qu’il ne paierait pas ; mais si, il a payé… À Pétersbourg, même chez les Tatars, il y a de la noblesse…

Merkoûlov parla ainsi longtemps. Sous le poids de ces souvenirs, vers neuf heures, il se mit à pleurer et à se plaindre amèrement de la destinée qui le reléguait dans une petite ville, uniquement remplie de marchands et d’artisans. L’agent de ville avait déjà mené deux personnes au violon ; le garçon de perception était allé deux fois à la poste et au bureau, et en était revenu ; et Merkoûlov se plaignait toujours.

À midi, debout devant le sacristain, Merkoûlov se frappait la poitrine du poing et marmonnait : « Je ne veux pas habiller des mufles. Seul, à Pétersbourg, j’ai habillé le baron Sputzel et MM. les officiers ! Éloigne-toi de moi, calotin à longue robe ! Que mes yeux ne te voient plus ! Éloigne-toi de moi !

– Vous vous êtes fait une haute opinion de vous-même, Trîphone Pantélêitch, observa le sacristain. Bien qu’artiste dans votre corps d’état, vous ne devriez pas oublier Dieu et la religion. Arius, comme vous, s’était fait une haute opinion de lui-même, et il est mort d’une mort ignominieuse. Vous en mourrez aussi.

– Eh bien, j’en mourrai ! J’aime mieux mourir que de faire des sarraus !

Dehors, on entendit soudain une voix de femme :

– Mon anathème est ici ? demanda-t-elle.

Et la femme du tailleur, Akssînia, femme âgée, les manches retroussées et le ventre bridé dans sa jupe, entra dans le cabaret.

– Où est-il, l’idole ? demanda-t-elle, examinant d’un air malveillant les consommateurs. Va chez nous, dit-elle à son mari. Que le diable te crève ! Un officier te demande.

– Quel officier ? demanda Merkoûlov, écarquillant les yeux.

– Le diable le sait ! Il dit qu’il vient pour une commande.

Merkoûlov de ses cinq doigts se gratta le nez, ce qui était signe chez lui d’une extrême surprise, et bredouilla :

– Ma femme a la berlue… Il y a quinze ans qu’on n’a pas vu une figure honnête, et tout à coup, à présent, un jour maigre, un officier, avec une commande ! Hum ?… Allons voir.

Il sortit du cabaret en titubant, et se rendit chez lui.

Sa femme ne l’avait pas trompé : sur le seuil de son isba, il vit le capitaine Ourtchâïév, secrétaire du chef de recrutement.

– Où étais-tu à rôder ? lui demanda le capitaine. Voilà une heure que j’attends. Peux-tu me faire un uniforme ?

– Seigneur !… se mit à marmotter Merkoûlov, s’engouant et arrachant son chapeau de sa tête en même temps qu’une touffe de cheveux. Croyez-vous, Votre Noblesse, que ce sera le premier ? Ah ! Seigneur… J’ai habillé le baron Sputzel, Édouard Kârlytch. M. le lieutenant Zémboulâtov me doit encore six roubles… Ah, femme, donne vite un siège à Sa Noblesse ; Dieu me punisse !… M’ordonnez-vous de prendre mesure ou me permettez-vous de vous habiller à simple vue ?

– Allons, bien. Tu fourniras le drap et ce sera prêt dans une semaine ; combien prendras-tu ?

– De grâce, Votre Noblesse, que pensez-vous ? fit en souriant Merkoûlov. Je ne suis pas un marchand. Nous savons comment on se comporte avec les seigneurs ! Même quand nous avons habillé le consul de Perse, ç’a été sans un mot…

Les mesures prises, ayant reconduit le capitaine, le tailleur demeura toute une heure planté dans son isba, regardant sa femme avec hébétude. Il n’y pouvait pas croire…

– En voilà une aventure, dites-moi un peu ! murmura-t-il enfin. Où prendrai-je l’argent pour le drap ? Akssînia, mon amie, prête-moi l’argent que nous avons gagné sur la vache !

Akssînia lui fit la figue et cracha. Peu après, elle jouait de l’attisoir, brisait des pots sur la tête de son mari, le tirait par la barbe et s’enfuyait dans la rue en geignant : « Au secours, ceux qui croient en Dieu ! Il m’a tuée ! » Mais ces protestations furent sans effet : le lendemain matin, elle était au lit, cachant ses bleus aux apprentis, et Merkoûlov courait les boutiques, s’injuriait avec les marchands et choisissait un drap convenable.

Pour le tailleur, une ère nouvelle commença. À son réveil, embrassant de ses yeux troubles l’horizon de sa vie, il ne crachait plus avec acharnement. Et, chose plus prodigieuse que tout, il cessa d’aller au cabaret ; il se tenait à son travail. Après avoir murmuré ses prières, il mettait de grandes lunettes d’acier, se renfrognait et dépliait religieusement le drap sur la table.

Au bout d’une semaine, l’uniforme fut prêt. Merkoûlov le repassa, sortit dans la rue, le suspendit à une barrière et se mit à le brosser. Il enlevait un duvet, s’éloignait à deux pas, regardait l’uniforme en fermant les yeux, et il enlevait un autre duvet ; cela pendant deux heures.

– C’est le diable avec ces messieurs ! disait-il aux passants. Je n’en puis plus, je suis éreinté. Ils sont délicats, instruits ; allez les satisfaire !

Le lendemain, il s’enduisit la tête de beurre, se peigna, enveloppa l’uniforme dans un morceau de calicot neuf et se rendit chez le capitaine.

– Je n’ai pas le temps de causer avec toi, lourdaud ! disait-il à chaque passant qu’il arrêtait lui-même. Ne vois-tu pas que je porte un uniforme au capitaine ?

Une demi-heure plus tard il était de retour.

– Je vous félicite d’avoir touché de l’argent, Trîphone Pantélêitch ! lui dit sa femme, un peu embarrassée, souriant largement.

– Et tu es une bête ! répondit Merkoûlov. Est-ce que les vrais seigneurs paient tout de suite ? Le capitaine n’est pas un marchand pour me verser son argent à la minute ! Bête !

Il demeura deux jours couché sur le poêle, sans boire ni manger, s’adonnant à un sentiment de satisfaction tout pareil à celui d’Hercule après l’accomplissement de ses travaux. Le troisième jour, il partit toucher…

– Sa Noblesse est-elle levée ? demanda-t-il à voix basse à l’ordonnance, en se glissant dans l’antichambre.

Il reçut une réponse négative, se planta contre le chambranle et se mit à attendre.

– Flanque-le dehors ! entendit-il crier après une attente prolongée, Dis-lui, samedi !

La voix du capitaine était rauque.

Le samedi suivant, puis un autre, même réponse. Un mois entier il vint chez le capitaine, demeurant de longues heures dans l’antichambre. Il recevait au lieu d’argent des invitations à déguerpir et à revenir le samedi suivant ; mais il ne se décourageait pas, il ne murmurait pas, au contraire ! Il engraissait même… La longue attente dans l’antichambre lui plaisait. « Flanque-le dehors ! » résonnait à ses oreilles en douce mélodie. « On reconnaît tout de suite un homme bien né ! » se disait-il chaque fois avec enthousiasme, en revenant de chez le capitaine. « Chez nous, à Pétersbourg, ils étaient tous ainsi… »

Le tailleur aurait consenti à aller jusqu’à la fin de ses jours chez le capitaine et à l’attendre dans l’antichambre, si sa femme ne lui eût pas réclamé l’argent de la vache.

– Tu apportes l’argent ? lui demandait-elle chaque fois. Non ? Mauvais chien, que fais-tu donc avec moi ! Hein ?… Mîtka, l’attisoir !

Revenant du marché, Merkoûlov, un certain soir, traînait pesamment sur son dos un sac de charbon. Sa femme se hâtait derrière lui.

– Tu auras aujourd’hui à la maison de quoi acheter des noisettes ; attends ! grommelait-elle, pensant à l’argent de la vache.

Le tailleur tout d’un coup s’arrêta, cloué sur place, et fit un cri joyeux. Du traktir La Gaîté, devant lequel ils passaient, un monsieur, en chapeau haut de forme, sortait précipitamment, la figure rouge et les yeux allumés. Une queue de billard à la main, nu-tête, les cheveux en désordre, débraillé, le capitaine Ourtchâïév le poursuivait. Son nouvel uniforme était blanc de craie, une patte d’épaulette déjetée ; il manquait trois boutons à la poche de derrière.

– Je te forcerai à jouer, tricheur ! criait le capitaine, brandissant la queue de billard furieusement, et s’essuyant le front. Je t’apprendrai, simple brute, à jouer avec les honnêtes gens !

– Regarde un peu, sotte ! murmura Merkoûlov, poussant sa femme du coude et riant. On voit tout de suite quelqu’un de noble ! Qu’un marchand fasse faire un habit pour sa sale tête de moujik, il le portera dix ans sans l’user ; et celui-ci a déjà éreinté son uniforme. Il n’y a qu’à en faire un autre !

– Va lui demander ton argent ! lui dit Akssînia.

– Que penses-tu, bête ! Dans la rue ? Tais-toi…

Il eut beau résister, sa femme le contraignit à aller parler d’argent au capitaine furieux.

– Va-t’en ! répondit le capitaine, tu m’ennuies.

– Je comprends, Votre Noblesse, dit Merkoûlov. Je ne demanderais pas…, mais c’est ma femme… un être sans raison… Vous savez vous-même quel esprit il peut y avoir dans leur tête de femme !

– Il y a longtemps, je te dis, que tu m’as ennuyé ! hurla le capitaine, écarquillant sur lui ses yeux troubles et avinés. Ôte-toi de là !

– Je comprends, Votre Noblesse ! dit le tailleur. Mais, c’est rapport à ma femme… parce que… daignez le savoir… l’argent… était celui de la vache… Nous avons vendu notre vache au pope, le père Judas…

– Ah ! tu vas encore parler, vermine ?… cria le capitaine.

Il déploya le bras, et vlan ! Le charbon dégringola de sur le dos de Merkoûlov. Le tailleur vit mille chandelles. Son chapeau tomba de sa main… Akssînia fut stupéfaite… Elle resta immobile une minute, comme la femme de Loth changée en sel, puis elle avança, et regarda timidement son mari…, À sa forte surprise, un sourire béat nageait sur son visage. Des larmes brillaient dans ses yeux riants.

– On voit tout de suite les vrais messieurs, murmura-t-il. Des gens délicats, instruits ! Ce fut exactement de même, au même endroit, quand je portai la pelisse du baron Sputzel, Édouard Kârlytch. Il allongea le bras, et vlan ! Et M. le sous-lieutenant Zémboulâtov aussi… J’arrivai chez lui ; il se leva, et, de toute sa force, vlan ! Ah, femme, mon bon temps est passé ! Tu ne comprends rien ! Mon temps est passé !

Merkoûlov fit un geste désespéré ; il ramassa le charbon et se traîna chez lui.