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Salon de 1833/04

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SALON


DE 1833.

DERNIER ARTICLE.


§ III.


Ainsi que nous l’avons dit précédemment, la rénovation du paysage attend ses destinées de MM. Paul Huet et Charles de Laberge. Ces deux artistes éminens ont posé la question chacun à leur manière, et très diversement. Ils demeurent fidèles à leurs premières volontés, et chacune de leurs œuvres, en agrandissant la voie où ils sont entrés, et qu’ils ont eux-mêmes frayée, ne change rien à leur premier dessein. Nous devons des éloges à des hommes pleins de conscience, de courage et de naïveté, tels que M. Aligny, M. Godefroy Jadin, M. Rousseau, M. Cabat. Il faut approuver, dans le premier, l’imitation littérale des roches ; dans le second, la profondeur et la fuite des terreins ; dans le troisième, la vérité des tons et l’acceptation franche des lignes de la nature, la légèreté de ses feuilles ; dans le quatrième, la simplicité toute flamande de ses compositions. Mais le plan que nous avons adopté, les limites raisonnables de nos réflexions, nous défendent de discuter individuellement ces mérites que nous proclamons volontiers. Nous laissons au public éclairé le soin d’appliquer les remarques générales que nous résumons dans la personne de MM. Paul Huet et Charles de Laberge.

Au premier aspect, la différence des effets révèle évidemment la différence des procédés et des intentions. M. Huet prétend avant tout et surtout à l’impression, à l’émotion poétique ; M. de Laberge paraît exclusivement préoccupé de la reproduction exacte et complète des moindres détails de la nature. S’il fallait retrouver les titres héraldiques de ces deux novateurs, si les hommes de fantaisie avaient besoin de généalogie, et ne pouvaient siéger parmi les contemporains illustres sans produire leurs lettres de noblesse, le premier choisirait pour parrain Claude Gelée, et le second Hobbema. Mais il importe peu de savoir de quels aïeux ils se recommandent. Pour nous, qui les jugeons sans prévention et sans prédilection, sans intérêt personnel et sans arrière-pensée, que sont-ils et que peuvent-ils être, sinon les fils de leurs œuvres ?

Or, je ne veux pas le nier, le Médecin de campagne de M. de Laberge signale dans l’accomplissement de sa volonté un progrès très réel. Si les yeux parcourent la toile de gauche à droite, ou de haut en bas, ils trouveront partout à s’occuper, à s’étonner, à s’arrêter curieusement. C’est une patience merveilleuse, une habileté qui tient du prodige. Les murs, les tuiles, les arbres, les feuilles, les terreins, les barrières, la paille, les cailloux, tout est portrait. Il y a de quoi confondre ceux qui comprennent les jours dévorés par cette rude besogne. Mais où est le centre de la composition, l’unité poétique, l’unité lumineuse, l’unité linéaire ? Vers quel point doivent se diriger les regards ou la pensée à l’exclusion des autres parties du tableau ? J’ai grand’peur que l’auteur lui-même ne puisse répondre à cette question. Son œuvre a été faite successivement pièce à pièce, tandis qu’elle n’aurait dû être que le rayonnement, l’épanouissement d’une conception primitive et centrale. S’il veut éviter l’agathe, la porcelaine, la miniature, la puérilité, il faut qu’il se résigne à sacrifier une partie de son adresse et de sa patience. Qu’il fasse moins, et il fera mieux.

La Vue de Rouen, de M. Huet, se distingue par des qualités précieuses et surtout par l’étendue indéfinie de l’horizon. Il semble que la toile recule et s’agrandisse presque à chaque minute. C’est un grand art, j’en conviens ; mais la raison demande autre chose, surtout pour les premiers plans ; et dans la Vue de Rouen les premiers plans ne sont pas assez soutenus, l’exécution est trop rudimentaire ; et puis, il faut se défendre d’un désir bien naturel, mais souvent condamnable, celui de semer à profusion les émeraudes, les rubis et les topazes ; il faut être plus sobre dans le choix des tons. — La Vue de Saint-Cloud serait supérieure à la composition précédente, sans les figures qui ne valent rien. J’aime la pâte, les lignes et le ton des arbres, de la plaine et du ciel : seulement je regrette que l’auteur n’ait pas triché la réalité, et supprimé les massifs taillés qui appauvrissent l’effet général. — Son paysage composé est, à coup sûr, son meilleur ouvrage sous tous les rapports ; il y a de la grandeur sans emphase, du calme sans sécheresse, de la poésie sans manière et sans obscurité. Les lignes sont harmonieuses, et la percée du fond, à droite, est bien inventée ; mais je regrette que la verdure du premier plan, à gauche, manque de solidité, absolument et relativement ; car les arbres qui couronnent les ruines, quoique plus éloignés, sont plus forts, et ne céderaient pas sous le doigt comme le gazon.

Il faut donc que M. Laberge fasse plusieurs pas en arrière, et que M. Huet s’attache plus sérieusement à la traduction de ses pensées.

Je voudrais pouvoir louer, sans restriction, M. Eugène Isabey, car son talent m’inspire une sérieuse sympathie : il y a deux ans, j’espérais qu’il renoncerait à l’improvisation pour un travail plus lent et plus recueilli. Je faisais des vœux pour qu’il comprît l’intervalle immense qui sépare Sgricci de Byron, Henri Herz de Hummel ; mais il s’est obstiné dans son indolence féconde, il a continué de croire que ses moindres coups de pinceau devaient être précieusement recueillis ; il s’est fié sans réserve aux adulations complaisantes de ses amis, et, sans perdre le charme incontestable de sa manière, il a produit des ouvrages que la critique doit réprouver. La poésie est absente, comme il y a deux ans ; mais la couleur est fausse pour vouloir être brillante ; la perspective est outrageusement violée ; les maisons chancellent, dansent, et sont avinées ; les figures ne sont que des ébauches diaphanes et inintelligibles. C’est un grand malheur que je déplore ; voilà pourtant où mène la flatterie !

Je ne puis pas dire non plus que Decamps soit en progrès. Ses deux aquarelles sont inventées avec une grande richesse de physionomies individuelles ; mais il y manque une qualité du premier ordre, l’intérêt lumineux et poétique : tous les tons sont de la même gamme, toutes les têtes ont la même importance. J’aime son singe paysagiste. Son paysage turc me semble inférieur à une composition du même genre envoyée au salon dernier, et qui représentait le derrière d’une maison. Quant à sa caravane, je pense qu’il est utile de la blâmer. La couleur en est séduisante et magique ; mais le ciel est maçonné : les chevaux, les chameaux et les hommes n’ont pas de forme appréciable ; il n’y a que les murs qui soient admirables de tout point. Assuré comme il l’est de l’attention et de la bienveillance publique, avec une palette comparable à celle de Rubens et de Rembrandt, il est fâcheux que Decamps néglige un élément de succès et de durée, la vérité des lignes et des contours : attendons-le au salon prochain.

Les Pères de la Rédemption, de M. Granet, se placent à côté de ses meilleurs ouvrages. Ici, comme toujours, les figures, malgré leur nombre, n’ont pas le premier rôle ; elles sont subordonnées à l’effet des fonds, à la distribution de la lumière. Dans la pensée de l’artiste, elles sont bien conçues et bien exécutées. Ce qu’on peut y reprendre ne trouble en rien l’harmonie et la beauté de la composition. Comme toutes les choses complètes, cette toile échappe à la critique, il faut la nier ou l’admirer.

§ IV.

Les nouveaux plafonds découverts cette année dans les salles du moyen âge et de la renaissance sont très loin de justifier les espérances qu’on pouvait fonder sur cette magnifique occasion offerte à la peinture monumentale. Je ne dis rien des deux toiles de M. Fragonard, d’abord parce qu’elles ont paru aux salons de 1819 et 1827, et surtout parce qu’elles sont d’une médiocrité indigne de blâme. La Renaissance des Arts, de M. Heim, conviendrait tout au plus au boudoir d’une femme : c’est une peinture admirablement fraîche et rose ; mais de contours, de modelé, de vérité, de pensée, il n’y a pas l’ombre ; ajoutons que la raison défend d’encadrer l’allégorie dans l’histoire, et prescrit impérieusement d’encadrer l’histoire dans l’allégorie. M. Heim a choisi le premier parti, et a violé une des premières lois de la poésie. Je l’abandonne aux admirateurs des puérilités coquettes. — Le Poussin de M. Alaux, séduisant pour les yeux vulgaires, ne résiste pas à la réflexion ; le caractère de cette composition devait être la gravité ; la figure principale, celle de l’artiste, devait dominer les deux autres, au moins par l’importance de l’expression. Le roi et le cardinal devaient jouer chacun leur rôle, mais sans émotion et presque sans volonté. De Thou, Cinq-Mars, le père Joseph, le marquis de Rivière, n’étaient là que pour dater la scène. Or, aucune de ces conditions n’a été remplie. La faiblesse maladive et docile de Louis xiii, le regard de chat du premier ministre, la figure austère de l’auteur des Sabines, ne peuvent pas se deviner dans les trois acteurs du premier plan. La peinture de cette toile serait tolérable dans une salle de bal ou dans une décoration d’opéra. Dans un monument comme le Louvre c’est un contre-sens. — Le Louis xii de M. Drolling révèle, je l’avoue, l’intention de bien faire, et surtout le sentiment sincère d’une tâche difficile. Mais la naïveté laborieuse des physionomies, la gaucherie archaïsée des attitudes empruntées aux missels enluminés, la simplicité toute patriarcale des lignes et des groupes n’excusent pas l’absence complète d’intérêt. La scène est conçue de telle sorte qu’elle semble indéfinie, et n’a pas de limites présumables en dehors du cadre. La toile est couverte et n’est pas remplie ; à proprement parler, il n’y a pas de composition. Je ne dirai rien de la couleur ; on sait que M. Drolling n’est pas coloriste. Mais je dois lui reprocher la brièveté de ses personnages ; car il pouvait consulter un géomètre et calculer la dimension réelle pour la dimension visible ; à coup sûr le Louis xii vaut mieux que les plafonds de MM. Fragonard, Alaux et Heim, mais il n’est pas bon. — Comment est-il arrivé que M. Schnetz, après avoir emprunté à l’Italie des compositions du premier ordre, telles que l’Inondation et la Prière à la Madone, ait consenti à peindre un sujet tel que Charlemagne et Alcuin, placé si loin de ses inspirations et de ses études habituelles ? Je ne sais lequel je dois reprendre le plus sévèrement, ou de celui qui a proposé cet épisode à l’artiste, ou de l’artiste qui s’est trompé au point de l’accepter. Ce que je puis affirmer, c’est que cette double erreur n’a pas tourné au profit de l’art. Heureusement M. Schnetz est en mesure de prendre une revanche éclatante. Qu’il retourne à Rome, et qu’il nous revienne avec un nouveau poème ! — Le Puget d’Eugène Devéria est assurément le meilleur plafond des nouvelles salles (il est bien entendu que je ne veux rien préjuger sur MM. Steuben et L. Cogniet, dont les toiles ne sont pas découvertes). Cette page est une suite naturelle et honorable de la naissance d’Henri iv, et qui effacera, je l’espère, le souvenir de la Jeanne d’Arc du même auteur. Ce n’est pas à lui que je dois reprocher d’avoir traité une scène qui n’a jamais existé dans l’histoire. Ce n’est pas sa faute si les courtisans qui ont fait hommage de Corneille à Louis xiii, ont voulu continuer dans le statuaire de Marseille la même flatterie maladroite et menteuse. M. Eugène Devéria n’a pas mission pour feuilleter les biographies et apprendre que Puget n’est jamais venu à Versailles, qu’il a vu le roi une seule fois à Fontainebleau, plusieurs années après le voyage de son chef-d’œuvre présenté à Louis-le-Grand par son fils ; il n’est pas chargé de lire la correspondance de Lebrun et les manuscrits du père Bougerel, pour entendre les réclamations infructueuses de l’artiste exposant humblement à S. M. que le groupe payé 15,000 fr. lui coûte réellement 14,500 francs. C’est à l’administration à s’enquérir de ces misères, de cette loyale générosité, de ces magnifiques encouragemens. M. Eugène Devéria ne répond que de son œuvre. Je blâmerai sans répugnance le défaut de solidité dans quelques figures, et la mignardise des deux dernières femmes placées à gauche, près du cadre. Mais après ces critiques très sérieuses, il reste encore beaucoup à louer dans cette composition. Le roi et l’artiste ont une pantomime très vraie, surtout pour ceux qui ignorent la biographie du Puget et sa querelle avec le duc de Beaufort ; il règne dans toute la toile une richesse et une coquetterie élevée. C’est bien ainsi que devait être la cour du grand roi. — Je n’approuve pas les tons violets prodigués sur le cou et les épaules des grandes dames. Mais tout en assurant que l’auteur pourra faire mieux, et s’est peut-être contenté trop facilement, je ne puis nier que son ouvrage ne soit le meilleur des salles nouvelles.

Si nous rentrons dans la galerie des trois écoles, en traversant le salon carré, nous trouverons, chemin faisant, plus de morts que de vainqueurs, plus de réputations éphémères que de gloires durables. La Marguerite de M. A. Scheffer n’est qu’une métamorphose pénible d’un talent qui s’épuise à copier successivement tous les maîtres sans jamais chercher l’originalité personnelle. J’avais quelque sympathie pour les têtes exécutées dans le goût de Rembrandt. Cette fois-ci, je ne puis approuver le calque tourmenté de l’école allemande. Copie pour copie, j’aime mieux la précédente. — Les demoiselles Galley, de M. C. Roqueplan, ne sont qu’une peinture agréable, mais rien de plus. — La Jeanne d’Arc, de M. St-Evre, est une composition ingénieuse, remarquable surtout par la finesse des têtes ; mais toutes les figures sont transparentes. Le prologue du Décameron rappelle malheureusement le jardin d’amour de Watteau. À quoi bon traduire le quatorzième siècle dans le style du dix-huitième ? — Je ne veux pas juger MM. E. Delacroix et L. Boulanger sur leur salon de cette année. Je pense, avec l’antiquité, que parfois l’extrême justice n’est qu’une injustice extrême, — Je néglige volontairement les rêves d’amour de M. Guichard, faute de pouvoir pénétrer le sens de ce poème mystérieux. — Les Contrebandiers de M. Jeanron sont un progrès pour ceux qui se souviennent de ses Petits Patriotes. Le ciel est bien ; mais les terreins sont d’une pâte trop molle. Les figures du second plan ne sont pas assez nettement dessinées. — Les Funérailles de Titien, de M. A. Hesse, sont un début heureux, mais ne méritent pas le succès qu’on veut leur faire. C’est un ressouvenir adroit de l’école vénitienne ; mais il n’y a pas de composition, surtout pas de vérité. — Je n’aime pas le Foscari de M. Ziegler ; mais son Giotto est, sans contredit, la meilleure invention du salon. La jambe droite s’incruste dans la jambe gauche. Cimabue ressemble trop à une peinture sur vélin ; mais l’attitude est pleine de grâces, de naïveté, d’attention, de recueillement ; les épaules et les bras sont étudiés à merveille. Si l’auteur veut acquérir plus de hardiesse, je m’assure qu’il réussira dans les sujets simples et paisibles. Quant au drame, c’est encore une question.

§ V.

Nous ne voyons pas au Louvre tous les ouvrages de David et de Pradier que nous espérions y étudier. Un seul buste, celui de Boulay de la Meurthe, et le groupe de Cyparisse, au lieu des nombreux portraits que nous avions entrevus, l’absence de la statue de Jean-Jacques, voilà bien des sujets de regrets ; et cependant nous en avons assez pour comparer et analyser les mérites et l’avenir de ces deux maîtres. Sans doute il eût mieux valu avoir sous les yeux Béranger, Lareveillère-Lépaux, Sieyes, Cuvier, Paganini, et, à côté d’une figure païenne, le philosophe genevois et le maréchal Gouvion ; mais nous ne pouvons blâmer l’administration qui, par respect pour l’équité, a refusé d’admettre ces ouvrages.

Le portrait de Boulay de la Meurthe est un des meilleurs de David, égal, selon nous, à ceux de Bentham et de Chateaubriand. On y aperçoit bien ce qui se trouve rarement dans les marbres modernes, la différence des saillies musculaires et des saillies osseuses. Les plans du visage et du front sont nombreux, fouillés et vivans. C’est aussi bien que les bustes antiques, quoique plus complexe, aussi harmonieux, quoique plus savant. Nous devons regretter devant un pareil ouvrage que Bonaparte et Byron n’aient pas posé pour David. Au salon prochain nous aurons de lui des portraits, deux statues, et trois peut-être, si la figure de Philopœmen, destinée aux Tuileries, est achevée.

Le Cyparisse, comme je l’ai dit, se distingue par une grâce exquise, par la finesse et la pureté des lignes, par le choix et la jeunesse des plans, par la vérité des inflexions, la naïveté de l’attitude. La seule chose que j’y blâmerai, c’est l’insignifiance de la tête. L’auteur m’objectera, je le sais, des exemples pareils dans la statuaire romaine ; mais ces exemples n’appartiennent pas aux meilleurs temps ; l’art grec du temps de Périclès, les masques admirables de Jupiter, de la Vénus, de l’Ajax, de l’amant d’Aspasie lui-même, témoignent assez du respect de l’antiquité pour la beauté intellectuelle. À mon sens il n’y avait aucun inconvénient à doter Cyparisse d’un visage moins pauvre et moins simple. Le torse et les membres sont charnus et palpitans, la tête ne pense pas, pourquoi ?

Le groupe de Caïn, par M. Etex, excite une attention générale, et c’est en effet un ouvrage important. Si l’on considère d’ailleurs que c’est le début de l’auteur, on doit espérer pour lui un avenir glorieux. Seulement je redoute les éloges et les flatteries qui ne lui manqueront pas. On demande du marbre et du bronze pour traduire ses pensées ; personne plus que moi ne souhaite pour sa fantaisie des interprètes nombreux, dociles et durables ; mais je crois qu’on se hâte trop de le couronner, de chanter hosannah et de brûler l’encens. Je voudrais voir M. Etex à l’œuvre sur un bloc de Carrare ; mais je lui conseillerais bien des modifications. La seule figure qui me satisfasse dans ce groupe, c’est la femme de Caïn : encore l’exécution n’est-elle pas complète. Le Caïn est laid et ignoble, sans être horrible ni repentant. Son fils, placé à sa droite, pourrait se détacher sans laisser aucun regret ; sa pose n’est pas heureuse. Son bras se place péniblement sous l’aisselle de Caïn, sa jambe s’infléchit comme si les os étaient ramollis. Je ne crois pas que la sculpture permette ces mesquines pauvretés, quand bien même la nature les donnerait. La main droite de Caïn, qui semble vouloir indiquer l’idée d’abattement, mérite le même reproche. En résumé, ce groupe, dont la face antérieure et postérieure satisfait aux conditions de la sculpture, pèche évidemment par un défaut d’harmonie dans les faces latérales. Avant l’exécution définitive il faudrait aviser à corriger ces défauts.

Le lion de Barye est une belle et grande chose. Si c’est le bronze qui doit en assurer la durée, le résultat n’est pas douteux. Si c’est le marbre, il faudra faire des sacrifices, trouver des masses qui n’y sont pas, effacer les détails trop nombreux, et, tout en conservant la vérité des lignes et de l’attitude, exagérer certaines parties de la réalité pour arriver à une beauté plus simple et plus claire. — Il faudrait aux Tuileries deux figures au moins comme le lion de Barye.

La figure napolitaine, de M. Rude, est au nombre des meilleurs ouvrages de cette année. Le marbre que nous voyons est très supérieur au modèle exposé il y a deux ans. Toutes les parties sont traitées avec soin, avec amour. Peut-être l’ensemble est-il un peu froid. Mais, dans le style paisible et simple, c’est un morceau remarquable.

Le danseur de M. Duret, dont le visage ne manque ni de gaîté ni d’animation, vaut moins que le pêcheur de M. Rude, à cause de la rondeur générale des formes ; le mouvement demanderait des contractions musculaires, qui sont absentes.

Il est fâcheux que le buste de la reine, de M. Moine, ne soit pas terminé. Cette circonstance, ignorée du public, et même de plusieurs critiques de profession, a donné lieu à des jugemens précipités. On a déclaré impossibles des qualités qui n’attendent que le ciseau pour se révéler. Le modèle en plâtre que j’ai vu est beaucoup plus charnu et plus fin que le marbre du Louvre.

Dans le duc de Nemours, de Chaponnière, je n’aime pas les cheveux qui s’attachent aux tempes, le reste me semble irréprochable.

L’Ulysse, de M. A. Barre, possède plusieurs élémens de réalité ; mais les formes et les lignes ne sont pas assez choisies. C’est un point de départ, un acheminement. Mais l’auteur aurait tort de croire qu’il est arrivé.

Un portrait de M. Simart offre plusieurs parties modelées habilement, mais étudiées successivement, à ce qu’il semble, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, sans intention préconçue, sans volonté ; de telle sorte que ces vérités de détail se combattent et se nuisent, et ne composent pas une vérité une et claire. Mais il y a de bonnes lignes : avec peu de chose la tête serait bonne.

Je suis forcé de protester de toutes mes forces contre les encouragemens prodigués à MM. Préault et Duseigneur. Le premier prend pour de la sculpture la laideur grimaçante variée à l’infini, et ne se donne pas même la peine d’amener à bien les caricatures qu’il conçoit. Il s’en tient à l’ébauche, et ses amis prennent pour du génie la paresse et la gaucherie de ses doigts. Je n’ai rien à en dire, sinon que l’art et la critique n’ont rien à voir dans ce libertinage puéril. L’Esmeralda de M. Duseigneur nous ramène aux figures sculptées en chêne ou en pierre, du treizième siècle, et aux plus imparfaites. Mais ce qui se tolère et s’accepte dans les ornemens d’une ogive ou d’un chapiteau, n’est pas bon à montrer dans un musée ; une taille de guêpe, des pieds microscopiques, et la tête d’un monstre, contrastant avec cette idéalité impossible, ne font pas un groupe. Je concevrais le sujet en bas-relief, mais le pilori entre les deux acteurs s’oppose à l’exécution ronde bosse. Si M. Duseigneur veut justifier sa mission de novateur, il faut qu’il change de route ; son Roland était fort supérieur à son groupe de cette année.

§ VI.

Or, je dois l’avouer, il n’est pas en mon pouvoir de résoudre aujourd’hui, au moins d’une façon décisive, les questions que j’ai posées à l’ouverture du salon. Mes études récentes n’ont pas démenti mes premières prévisions. Je crois encore à l’imminence d’une réaction spiritualiste dans l’art ; mais je n’ai pas à ma disposition les élémens nécessaires pour populariser mes convictions. Plusieurs ouvrages importans que j’attendais, et qui m’auraient apporté l’autorité de leur exemple, n’ont pu pénétrer dans les salles du Louvre. Léopold Robert et Paul Delaroche n’ont rien envoyé. Et sans nul doute un épisode de la vie vénitienne par l’auteur des Moissonneurs, la mort de Jeanne Gray par l’auteur de Cromwell auraient pesé dans la balance.

Les plafonds des nouvelles salles, par le choix des sujets et des artistes appelés à les traiter, ne peuvent prétendre à la valeur historique qu’on voudrait leur attribuer.

Le paysage a commencé une rénovation éclatante qui s’achèvera dans un avenir très prochain. Les études consciencieuses qui se multiplient s’en tiennent trop souvent à la réalité et prennent la copie d’un morceau pour l’invention d’un ouvrage. Mais il sortira de ce travail un art nouveau et durable. — Toutefois il faut reconnaître que la peinture, soit qu’elle traite la figure humaine, soit qu’elle se propose la reproduction de la nature extérieure, semble trop souvent tâtonner, et comme incertaine des lois auxquelles elle doit obéir. Mais il naîtra des rois qui sauront la gouverner, attendons seulement.

Quant à la statuaire, elle a déjà trouvé ses chefs et son organisation. David, Pradier et Barye ont chacun leur volonté, leur puissance reconnue. Et, parmi les portraitistes, Moine et Chaponnière peuvent compter sur des succès sérieux.


gustave planche