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Samm-Iaou le pouilleux

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Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 113-124).


SAMM-LAOU LE POUILLEUX


Il y avait cohue autour de l’église de Saint-Herbot que le géant Gelvre décapita au retour d’une de ses randonnées. Le soleil riait aux pèlerins accourus, ce jour de pardon, au sanctuaire, blotti dans la verdure ruisselante de clarté et pleine de merles fous.

Assis en tailleur sur une marche de l’imposant escalier de pierre, Samm-laou, le pouilleux, grattait sa vermine ; ce qui était chez lui, un indice de grande perplexité. L’attitude du gaillard était justifiée par des événements importants qui venaient de révolutionner le peuple des gueux, confrérie de mendiants, infirmes vrais ou simulés, mais tous loqueteux.

En effet, les affaires allaient mal. En vérité, elles n’allaient plus du tout. Les aumônes se faisaient rares. Non pas que la charité eût faibli, ou que le cœur des hommes se fût glacé, mais Samm-laou voyait avec appréhension augmenter le nombre des simulateurs qui, en somme, ne faisaient que l’imiter. Voilà justement ce qui situait leur culpabilité et motivait, de la part de notre confrère, d’amers reproches et des imprécations contre le ciel et la terre.

Et, comme en ces moments de gaîté, on a l’âme attendrie, Samm-laou poussa, pour conclure et clore des réflexions fielleuses, un énorme juron que le bon curé de La Feuillée reçut en passant, en pleine poitrine.

— Mil malloz Doué !…

— Tiens, te voilà Samm-laou ? s’exclama l’abbé ; je t’aurais reconnu à la façon magistrale dont tu loues le Seigneur. Pécheur endurci va ! Pour sûr que Satan te rôtira à la broche.

— Vous croyez, Monsieur le recteur ? s’enquit poliment le paroissien.

— J’en suis sûr. D’abord, espèce de paresseux, que fais-tu ici ?

— Je fais l’aveugle, répliqua Samm-laou, candide ; et, sans se faire prier, il roula des yeux blancs, puis tendit la main d’une façon impérative.

Le curé, avec un soupir, déposa deux sols dans la dextre tendue, en disant d’un air affligé :

— Mon pauvre mi, quand donc changeras-tu ?

— Dès que vous me prendrez pour sacristain, aotrou person !

Le prêtre disparu, le mendiant vint au porche de l’église. Il s’adossa au mur, et prit une attitude de circonstance. Au-dessus de lui, un Saint-Herbot en granit, veillait, placide. Un homme s’approcha, sur ses béquilles.

— Tiens, qu’est-ce que c’est que cet imbécile ? maugréa le pouilleux sans aménité.

Cet imbécile était de la famille des « klasker bœd » et cousin germain de Samm-laou par divers côtés. Manifestement le nouveau venu était un simulateur. Il exhibait de faux moignons. Comme il avait de fort bonnes jambes il aurait pu se dispenser des « bicher loaiek » . Tout ça échappait au commun mais point à l’œil confraternel du digne Samm-laou.

— Ça c’est trop fort, fit-il sidéré.

L’autre mendiant, sans souci des traditions, se plaçait devant Samm-laou. Il le « masquait », bénéficiant des aumônes qui auraient dû échoir à son aîné en fourberie. Samm-laou était outré et comme il avait le sang chaud et la main prompte, il lança entre ses dents :

— T’as pas honte, grand flandrin, de voler le pain des pauvres gens. T’as donc des cailloux à la place du cœur, fils d’enfer ? avec ta corpulence venir mendier ? Tu crois donc que je crois que t’as pas de jambes ni de bras ? Elle se voient, tes échasses.

— Comment ça, puisque t’es aveugle ?

Pris au piège, le compère jugea prudent de se taire. Il ravala sa bile et ses injures. Puis, comme ça lui pesait sur le cœur, il se mit, en juste retour des choses, à cracher avec méthode, sur le chapeau crasseux de son partenaire.

Et la mort dans l’âme, le pauvre Samm-laou voyait les sous tomber en tintinabulant dans la sébille voisine. Véritablement la colère l’aveuglait pour de bon ! Il étouffait. Alors il appela Saint Herbot à la rescousse.

— Grand Saint, ami du menu fretin, dit-il, inspire-moi un moyen de me débarrasser de cet animal et je te jure que sur ton autel, ce soir, je ferai brûler trois cierges.

Samm-laou pensait avec juste raison que d’habitude les Saints ne sont pas exigeants et qu’à la rigueur, l’« animal » parti, on pouvait réduire le taux de l’offrande, voire même différer l’échéance du paiement…

Mais, au fait, est-ce le Saint ou le diable qui exauça la prière du galvaudeux ?

Peu importe puisque l’idée vint au cerveau, sans trop attendre.

Lentement, savourant sa vengeance, Samm-laou bourra sa courte pipe en terre. Il alluma consciencieusement (si on peut dire) sa pierre à feu et… en un clin d’œil les vêtements de son ennemi flambèrent.

— Au feu, hurla Samm-laou, à l’oreille du clochard affolé.

Alors, on vit ce miracle, un malheureux infirme, qui n’ayant ni bras ni jambes, retrouvant les uns et les autres, détalait précipitamment en se déshabillant.

— Ah ! Ah ! claironna Samm-laou, voilà un luron qui court rudement bien.

Et, pour jouir du coup d’œil, notre homme s’élança. Par malheur, il ne vit pas l’escalier et il roula au bas des marches avec plaies et bosses.

— Prenez en pitié le pauvre aveugle ! gémit-il. Profitant de la circonstance il fit valoir des larmes sincères et monnayait sa douleur physique. Les aumônes se mirent à pleuvoir dans son chapeau.

— Merci, Aotrou Sant-Herbot, murmura-t-il, vous aurez votre cierge ! ! !

Lorsque, du haut de la chaire, M. le recteur de La Feuillée eut annoncé à ses ouailles que, désormais, en remplacement de Pipi-Vraz, décédé pieusement (Doue d’hen pardono), Samm-laou le pouilleux remplirait les fonctions de bedeau et de sacristain de la paroisse, ce fut si comme le clocher s’était effondré sur les fidèles. La stupeur était telle qu’on entendit la vague sourde des cœurs. Puis un immense éclat de rire fit tonner la voûte de l’église. Samm-laou, sakrist ? allons donc ! autant dire qu’on changerait en tourbe le Roc-Trévézel !

An Aotrou Person, nullement ému de l’accueil réservé à ses paroles, répéta dans les mêmes termes sa décision. Un brouhaha de commentaires salua la péroraison du prêtre. Comment ? Samm-laou, Samm-laou le pouilleux, Samm-laou le chapardeur, le rusé mendiant habile aux expédients, vivant plus de rapines que d’aumônes, Samm-laou le mécréant, voué à Satan et à ses œuvres, pourrait-il concilier sa vermine et la dignité de sacristain ? Ah ! l’on allait voir de belles, pour sûr que l’on allait rire. Ce serait toujours une compensation de la façon déplorable dont le vagabond se tirerait d’affaire.

Il faut vous dire que depuis sa chute dans les escaliers de Saint-Herbot dont il gardait à juste titre quelques cuisants souvenirs, Samm-laou s’était sérieusement amendé. La force fait loi. Le métier de klasker-boued était devenu pour le luron quasi-impossible. Victime de son astuce, dans l’accident par lui occasionné dans sa vengeance, le compère s’était cassé le nez. Cette nouvelle infirmité lui porta malchance. Il eut beau simuler, tour à tour ou simultanément diverses tares et afflictions corporelles, la pitié chrétienne se détournait de lui. La charité lui riait au nez, ce nez cocasse qui n’inspirait dorénavant que les quolibets et les facéties. C’était à se cogner la tête contre les murs. Mais Samm-laou jugeait avec raison que son vénérable chef méritait meilleur sort et pour le lui ménager tel, il résolut de changer le sien propre.

À l’encontre de l’opinion publique, en dépit de tout bon sens, Samm-laou se débarrassa en un clin d’œil, sinon de son joli surnom du moins de ses mauvaises habitudes et de ses loques. Au bout de six mois, c’était le plus consommé et le plus ponctuel des sacristains. À vrai dire il lui arriva par-ci, par-là, de se singulariser par quelques peccadilles, de boire le vin des calices et celui du presbytère. Il advint aussi que dans ces moments de gaieté circonstanciée, il se trompa, qu’il sonna l’Angelus au lieu du glas et le carillon aux enterrements.

Mais, par contre, que de services rendus, que d’initiative et d’entrain ! Samm-laou vous chantait ces harmonies liturgiques avec un cran qui laissait le bon recteur tout coi devant son autel. Il connaissait le rituel sur le bout des doigts et l’office comme pas un. Bref, avec la tonsure et l’habit religieux, Samm-laou eut pu prendre honorablement la place de n’importe quel desservant. Il n’aurait pas enfreint les règles sacrées du sacerdoce, tant et si bien que lui-même, en dépit de son nez cassé et de fâcheuses réminiscences fugitives de son passé de gueux, en vint à se prendre au sérieux.

Or, Dieu qui fit bien toutes choses, les sacristains et les faux aveugles, a dit, ou nous a fait dire, qu’il est aussi difficile à un nomade de devenir sédentaire qu’à un rabatteur de faire l’espiègle. « Chassez le naturel, il revient au galop. » Bien peu suffit pour le faire réapparaître…

Un jour que Samm-laou revenait de sonner les matines, ne voilà-t-il pas que la bonne du curé, Mac’harit-Voan, une grosse dondon, maligne et bonasse, vint hâtivement à sa rencontre.

Ah, ma Doue ! gémit-elle, not’ recteur qui est malade !

— La belle affaire, répondit le sacristain, bonne âme… Il guérira.

— Oui. Aussi c’est pas ça qui le tracasse.

— Quoi donc alors, belle jouvencelle ? plaisanta le galant Samm-laou, en pinçant la croupe avantageuse de la « carabassen » laquelle répliqua par un bruyant soufflet.

— Tu vas voir, imbécile ! Le pauvre homme est couché et il tousse, il tousse tant qu’il en pleure.

Ici, ce serviteur irrévérencieux qui avait nom Samm-laou, se permit un jeu de mots que nous nous refusons à transcrire.

— Ah ! te voilà mon gars ! se lamenta le recteur d’une voix éteinte que démentait le visage rubicond. Il m’en arrive une bonne claque !… Mgr l’évêque me prie d’assister à une retraite spéciale à Saint-Corentin. Et, toussota-t-il, dans l’état où je suis, comment veux-tu que j’y aille ?

— Heu ! grogna le gaillard, prudent. Ceci regarde mon patron Saint Michel (depuis son accident, Samm-laou avait renié Saint Herbot). D’abord, n’y allez pas. Nous expliquerons votre cas à « notre » évêque.

Le prêtre fit un geste désespéré.

— Oui, mais c’est la troisième fois que Sa Grandeur m’invite. Cette fois, c’est un ordre.

Pour que ses réflexions eussent plus de poids, Samm-laou prit siège. Puis, péniblement, il mit son imagination à la torture… Soudain il se leva. Non sans solennité, pesant ses mots, lentement il déclara :

Aotrou Person ! votre chagrin me fait de la peine. Vous avez fait de moi l’homme que je suis (ici petite pose et effet de poitrine). Il est juste que je remercie l’homme miséricordieux que vous êtes. Je vais vous sauver. Voilà. Tout le monde ici sait que je suis chantre sans rival et vous-même vous reconnaîtrez que je suis à votre hauteur pour l’office. Soit dit sans vous offenser ! Quant au sermon… suffit, je m’entends ! Je me suis exercé tout seul à l’église, d’abord devant les chaises vides. C’est moins impressionnant et ça vous entraîne. Ensuite aux enfants du catéchisme.

— Tiens ! s’exclama l’ecclésiastique. Il avait en effet remarqué que la venue de Samm-laou pendant le catéchisme provoquait des accès de folle hilarité mais il omit de faire aucun rapprochement. En quoi, il fut sage.

— Depuis, Monsieur le recteur, aux jeunesses, avant les vêpres, devançant votre arrivée, j’ai apporté la bonne parole et avec un certain succès, conclut-il.

Cela dit, il se rengorgea.

— Et alors ? questionna le prêtre avide.

— Alors, si vous voulez me prêter vos habits, garnir modestement mon escarcelle, je cours me faire une gentille tonsure. Et le tour est joué ! Je vais à Quimper.

Le curé timide fit des objections quoique déjà gagné à cette folle idée.

— Il est vrai que je suis inconnu là-bas, avoua-t-il.

— Alors c’est convenu, hurla Samm-laou triomphant. Mac’harit-Voan, marmite défoncée, beugla-t-il en martelant un pas de « jabadao », des verres qu’on trinque à la santé de « ’n Aotrou Person ».

Et pour arranger définitivement les choses, Samm-laou s’invita sans façon à dîner !

À vrai dire, M. le recteur de La Feuillée, en l’occurrence notre estimable ami Samm-laou, avait le cœur joyeux et le pied leste lorsqu’il descendit de sa monture, face à la cathédrale : « An iliz veur. »

Cette monture était typique, en ce sens qu’elle devait être unique en son espèce. Figurez-vous un bidet de couleur indéfinissable, borgne, bancal, chargé outre mesure d’une série incontrôlable de vices plus ou moins héréditaires, avec cela affligé d’une manie pétaradante qui lui soulevait la queue immodérément, tous les deux minutes. Et quelle queue, mon Dieu ! Quelle queue ! Mais passons…

Samm-laou, frusqué de noir et tonsuré selon les règles de l’art, tira son chapeau en l’honneur du grand Saint Corentin ; après quoi il lui tira sa révérence. S’étant enquis de l’évêché, il s’y fit conduire, avec une noble gravité. Le vicaire général (ar Vikaël vraz), entouré d’une cohorte de soutanes, surveillait l’entrée du nouveau venu sur le domaine épiscopal. Un valet cérémonieux vint au-devant du brave Samm-laou, le salua et saisit la bride du palefroi inquiet lequel, dans un esprit empreint de la plus grande cordialité prit sur lui de répondre pour son maître par une salve de fusées plus odorantes qu’éclatantes.

Narquois, le « grand vicaire » daigna sourire. Mal lui en prit car il faillit achever sa jubilation dans l’éternité. Le destrier furieux lui décocha au passage une taloche amicale, une bonne petite ruade qui, depuis quelque temps, lui démangeait le sabot… Avec un rire claironnant et des claques formidables qu’il s’administrait sur les fesses, Samm-laou applaudissait à l’urbanité de son maigre cheval.

— À la bonne heure, s’écriait-il, en voilà un qui ne laisse pas marcher sur le pied de son patron. Sacré Krav-Rëor ! s’attendrit-il. (Cette locution métaphorique résumait patronymiquement l’état civil du farouche bidet.)

Mgr l’évêque de Kemper, Kerne et autres lieux, avait chaleureusement recommandé à son subordonné immédiat ar vikaël vraz de concentrer une attention toute spéciale sur le desservant de La Feuillée.

Sa Grandeur, du fait que cet homme avait déjà décliné, sous divers prétextes, la participation à la retraite épiscopale, était portée à la méfiance. Elle suspectait le berger de l’Arrée d’entretenir sous cape quelque penchant vers l’hérésie. On ne sait jamais, les mouvements réformistes, non conformistes et autres étaient partis d’une mauvaise tête, d’un être simple… et ce diable de prêtre avait mauvaise mine, c’est-à-dire qu’il n’avait pas du tout l’empreinte sacerdotale. Le vicaire général avait donc la charge de surveiller Samm-laou, capable de porter atteinte aux dogmes les plus sacrés et à l’inviolabilité de l’Église catholique, apostolique et romaine. Tout écart de conduite, toute liberté de parole devaient être réprimés vigoureusement.

Bien que la question de préséance fut délicate, il se trouva que Person ar Fouille fut chargé de mener l’affaire, c’est-à-dire les opérations religieuses de cette mémorable retraite. Il le fit, à son honneur, avec un zèle qui lui gagna Monseigneur lui-même. Jamais la cathédrale n’avait ouï pareil chanteur et au plus fort de cette liesse ecclésiastique, la voix de Samm-laou semblait une trompette du jugement dernier. Les bourgeois et la noblesse de Kemper en béaient d’admiration. Ah ! ce Samm-laou ! les yeux fermés, il rugissait, il bêlait, il mugissait. Cela vous imitait le tonnerre de Brest à s’y méprendre. Et quand le chantre s’arrêtait épuisé, ruisselant de sueur, extasié, béatifié, il avait une folle envie de se taper la coulpe et de leur crier à ces hobereaux, à cette prêtraille, à Sa Grandeur elle-même :

— Eh bien, « paôtred » ! regardez-moi, hein ? En fait-on des coffres comme ça de ce côté-ci de la montagne ?

Et, avec un ostracisme méprisant il les toisait.

Chaque jour le succès du montagnard allait grandissant. On accourait l’entendre de partout. Oncques ne se vit pareille foule. Le nouvel apôtre, car c’en était un assurément, soulevait le peuple par sa parole véhémente et enthousiaste. Alors ce fut presque du délire. On se battit pour entrer dans l’église. Il fallut faire donner la police. Il y eut des bagarres, des blessés.

Comme conclusion à ce beau succès, Samm-laou était tout désigné pour le sermon de clôture. Un autre que le pouilleux se serait senti un peu froid au bas des entrailles, mais lui, entré définitivement dans son rôle, se jetait tête baissée dans l’aventure.

Le samedi, il y eut dîner à l’évêché. On mangea et on but. C’est là l’objet principal de tout dîner. L’abondance des vins n’enlevait pas à la saveur des mets. Le personnel domestique avait, outre des dispositions culinaires remarquables, des attentions pour chaque invité, notamment pour Samm-laou lequel, notablement saoul, raflait les coupes de ses voisins et par un juste retour des choses, leur versait la sauce dans leurs souliers. Hâtons-nous d’ajouter, à la décharge pour notre compatriote, qu’il n’était pas le seul à courtiser l’originalité. Il y avait, outre un gros moine du Relecq, qui s’obstinait à fourrer un gigot dans sa manche, un petit abbé léonard qui se faisait des moustaches avec du papier trempé dans les plats.

C’est alors que se produisit l’événement que nous relatons, bien que les chroniques de l’époque n’en aient point fait mention.

M. le recteur de La Feuillée grimpa sur la table, malgré les efforts du vicaire général. Mais après tout, comme à la fin de ces banquets on en voyait bien d’autres, Monseigneur qui était indulgent ordonna de laisser la parole au perturbateur. Celui-ci déclara qu’il voulait tout simplement chanter sur le mode majeur. On applaudit. Monseigneur penchait à croire qu’il allait ouïr quelque beau cantique. Il ne fut pas déçu. Chavirant bouteilles et verres, Samm-laou gardait péniblement l’équilibre. Un instant de stabilité lui permit de commencer sa mélodie.


An aotrou person a Bleyben
An a c’hoantet eun anduillen
Dirdin, dirda…


Comme homélie, c’était réussi. Un moment ahurie, l’assistance pensa protester. Mais le vin bu inclinait à la plus grande largeur d’idée. L’assistance donc fit chorus au refrain en s’accompagnant du bris de vaisselle.


Abalamour d’e anduillen
Dirdin, dirda,
Chaned n’o ket an absolven
Dirdin, dirda,
Diou vicher vad zo war sa skoa…


Le lendemain, bénéficiant de ce que la totalité des abbés avait part de complicité dans l’histoire, M. le curé de La Feuillée fut averti qu’il n’aurait pas à faire le sermon. Monseigneur, en considération de la longueur du chemin qu’il avait à faire pour son retour le dispensait d’achever la retraite…

Tête basse, un peu mélancolique d’avoir frôlé la gloire, Samm-laou enfourcha Krav-Réor. Aux alentours de Saint-Corentin il fut pris dans la foule des mendiants, alertée, alléchée par la perspective d’aumônes considérables. Il fut reconnu. On lui fit fête.

— Non ! quel miracle ! s’écriaient les loqueteux, Samm-laou le pouilleux, Samm-laou le brigand devenu curé ! Gwerc’hez Vari ! Est-ce possible ?

Samm-laou, modeste, expliquait son avancement.

— J’étais sacristain, disait-il.

— Un jour il sera pape, affirma un colosse couvert de plaies factices. Au son de cette voix, Samm-laou poussa son cheval. Il avait reconnu son ancien rival, le grand Léonard de Saint-Herbot.

— Mords-le, rugit le cavalier à son coursier.

Alors Krav-Rëor se précipita sur l’individu et d’un coup de la dent qui lui restait lui trancha l’oreille.

Bourlogod ! s’esclaffa Samm-laou.

— Alors, mon garçon, ça s’est bien passé ? interrogea le brave recteur de La Feuillée lorsque le sacristain eut rejoint la cure.

— Très bien.

— Et tu crois qu’ils ne me rappelleront plus à leur retraite, hasarda timidement le bonhomme.

— Ah ! de ça vous pouvez être sûr. Dormez sur les trois oreilles, répliqua Samm-laou qui pensait à celle de son ennemi.

Deo gratias ! répondit le prêtre.