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Sanguis martyrum/Deuxième partie/I

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Mame (p. 75-86).

DEUXIÈME PARTIE

I

LE COIN DU PHILOSOPHE

Julius Martialis, triumvir de Cirta, possédait, sur la route de Sitifis, un vaste domaine avec une maison des champs. Cette maison se trouvait sur le territoire de Muguas, où Cécilius avait, lui aussi, une villa. Une clôture continue environnait les jardins et les dépendances, véritable muraille de forteresse, avec ses saillants turriformes, que hérissaient des créneaux en manière de triangle renversé. Devant l’entrée principale, haute comme la porte d’une ville, Cécilius fit arrêter sa litière, puis, en étant descendu, il renvoya ses gens.

À peine avait-il franchi le seuil, qu’un chien énorme, un dogue au poil ras et aux courtes oreilles, se précipita contre lui en tirant sur sa chaîne et en hachant l’air de ses aboiements enragés. Pour cet animal redoutable, le Cave canem inscrit en mosaïque devant la loge du portier n’était que trop justifié. Celui-ci, de l’intérieur de sa maisonnette, gémissait d’une voix molle :

« Paix, Fidèle ! Paix !… »

Mais le chien redoublait de fureur. Le vacarme devint tel que Julius Martialis lui-même, homme vieux et quelque peu podagre, se porta au-devant de son hôte, en s’appuyant sur une haute crosse de cornouiller.

« Ah ! clarissime seigneur, lui cria, en riant, Cécilius, tu ne m’as donc invité que pour me faire dévorer par tes chiens !

– Excuse ! dit Martialis, cette bête rustique n’a pas l’habitude du beau monde… Allons, Fidèle ! Paix !… Mais où est donc ce portier maudit ? Holà, portier ! Tu dors ? »

Tout tremblant, l’esclave se montra dans l’embrasure étroite de la porte. C’était un vieillard enchaîné, lui aussi, comme le chien, et d’une ossature si mince et si frêle qu’il semblait un fantôme flottant sous les plis de sa longue blouse blanche. Il se jeta aux pieds de Martialis :

« Pardonne, maître ! Le chien a l’habitude d’aboyer au moindre bruit. Et puis je n’avais pas bien entendu !… »

De son doigt approché de l’oreille, il fit signe qu’il était un peu sourd.

« C’est absurde, dit Martialis en attestant son ami, de faire garder une porte par un Tithon de cette espèce. Je vais tancer mon fermier et lui enjoindre de t’envoyer à la ville, pour garder les enfants : tu n’es plus bon qu’à cela.

– Non, maître ! Laisse-moi mourir ici !

– Mais quel âge as-tu, pour vouloir déjà mourir ?

– J’ai ton âge, maître, dit l’esclave… Eh quoi ? tu ne te souviens pas ? Je suis Speratus avec qui tu as joué tout enfant. Quand ton père, aux Saturnales, te donnait des sigillaires, tu partageais avec moi les poupées et les bonshommes d’argile…

– Par Pollux ! cela ne me rajeunit pas, s’exclama le vieillard, en se tournant vers Cécilius.

– Laisse-le à la campagne et ôte-lui sa chaîne, conseilla le visiteur apitoyé.

– Tu entends ? dit Martialis au portier.

– Non, maître ! je t’en prie, laisse-moi dans ma loge. J’y suis accoutumé et j’y suis tranquille Les autres serviteurs seraient méchants pour moi… »

Cependant Martialis, qui ne l’écoutait plus, avait passé son bras sous celui de Cécilius. Fouetté par le portier, le chien s’était retiré dans sa niche, où il grommelait encore.

« J’ai ces bêtes en horreur ! jeta, presque agressivement Cécilius à son hôte qui, par une allée de platanes, l’emmenait vers la maison.

– Et moi qui les adore ! dit le vieillard d’un air d’affliction comique.

– Est-ce possible ! Toi, un sage !… Comment peux-tu souffrir à tes côtés ces outres d’Éole ambulantes, ces bêtes malpropres et puantes, bruyantes et stupides, les seules qui étalent leur ordure et qui reviennent à leur vomissement ? Connais-tu rien de plus imbécile que l’aboiement mécanique du chien ? Les autres animaux ont au moins un semblant de voix articulée… La voix du chien, c’est du vent qui fait rage, — le soufflet du cyclope…

– Voilà une opinion solidement motivée, dit Martialis railleur. Néanmoins, tu souffriras que je ne la partage point. Tu sais, je suis un sceptique incorrigible. Toutes les opinions me paraissent défendables. C’est pourquoi j’aurais mauvaise grâce à contester contre la tienne. »

Il rit d’un gros rire débonnaire, et serra d’une pression plus affectueuse le bras de Cécilius.

Celui-ci aimait sincèrement ce voisin de campagne, le seul d’ailleurs qu’il fréquentât. Malheureusement, Martialis ne venait jamais qu’en passant à Muguas. Presque tout l’été et l’automne, il séjournait dans un immense domaine, dont il avait hérité aux environs de Milève. C’était un homme aimable, qui se piquait de rester fidèle, comme Cicéron son idole, aux enseignements de l’Académie. Il appartenait au siècle précédent non seulement par son âge, mais par ce libéralisme superficiel qui avait été de mode sous les premiers Antonins. Maintenant, dans une société étroitement dévote, cet esprit large et très peu crédule était comme perdu : il avait l’air d’un provincial arriéré. En tout cas, un sceptique de ce genre était un oiseau rare. De là l’estime de Cécilius pour lui. Le chrétien trouvait dans ce vieillard lettré un juge indulgent à sa croyance. Certainement Martialis, par amitié pour son voisin, s’était entremis auprès du légat, afin d’arrêter toute poursuite contre Cyprien et ses collègues. Avant d’écrire à l’évêque de Carthage, Cécilius avait désiré le voir, pour le sonder précisément sur les dispositions du légat de Lambèse. Martialis avait répondu en l’invitant à déjeuner pour le lendemain.

Sous l’allée de platanes, le vieillard marchait difficilement, à cause de sa goutte qui lui avait déformé le pied droit. Mais, par toute une affectation de gaîté, il s’efforçait de faire oublier cette disgrâce. Il disait à Cécilius :

« Tu as dû voir, au-dessus de mon toit, la petite fumée qui annonce l’arrivée d’un ami… Hélas ! dans cette campagne où l’on n’a rien, je ne te ferai pas grand’chère. Mais tout ce que je t’offrirai vient de mon jardin ou de mes champs. Tout a été apprêté pour toi par des mains africaines, des mains qui ont retenu la leçon de nos aïeules… »

Cécilius cherchait en vain, au-dessus des toits, la petite fumée dont parlait son hôte, — une image poétique, sans doute. Il ne voyait que les tourterelles qui roucoulaient sous les tuiles des pigeonniers.

Au bout de l’allée, le corps de logis apparaissait maintenant tout entier derrière un rideau de cyprès, qui défendaient la maison contre le vent du nord. Cette maison des champs n’avait rien de somptueux. C’était une simple ferme, avec sa cour intérieure, son portail pour les charrettes, ses hangars aux fourrages, ses pressoirs, ses écuries, dont les stalles en arcades se déployaient, dans le fond, entre deux gros pavillons carrés, que coiffaient des toits pointus, surmontés chacun d’une girouette. Les fermiers habitaient une des ailes. Tout le devant était laissé à la disposition des maîtres : une succession de chambres basses, en enfilades, percées de fenêtres étroites et couvertes par une série de petites coupoles aplaties. Blanchis à la chaux, les murs et les coupoles resplendissaient au soleil. Un peu à gauche, des tas de paille s’élevaient au bord d’une mare.

« Je réclame ton indulgence, dit Martialis au visiteur, tu es chez un paysan.

– Oh ! un paysan qui a passé par l’Académie ! »

Cependant l’heure du repas emplissait la cour d’une animation joyeuse. Les esclaves rentraient des champs. Comme de monstrueux insectes aux longues jambes, sur leurs hautes roues peintes en rouge, des charrettes de foin s’alignaient devant les granges. Les valets de charrue, qui avaient été sarcler le blé mûrissant, rapportaient des brassées d’herbes odorantes, où éclataient des bluets et des coquelicots. Un chasseur gétule tenait enfilées par le bec, à l’aide d’un brin d’osier, une couple de perdrix qu’il venait de prendre au lacet. Coiffé d’une peau de gazelle, il avait l’air d’un satyre cornu à côté de la fileuse qui, assise sur la margelle de l’abreuvoir, étirait le fil de sa quenouille entre ses doigts bruns et durs. La fermière, retroussant un pan de sa jupe gonflée comme un pis et semant le grain à la volée, marchait à grands pas au milieu d’un troupeau d’oies et de canards. Un jeune porc aussi noir qu’un sanglier trottait d’un air fringant, bousculait les volailles, tandis que les pintades, heureuses d’être bien vernissées, se rengorgeaient autour du puits, et tout en picorant de çà et là, poussaient leur petit cri de poulie intolérable et continu.

« Ah ! c’est tout à fait la campagne ! ricana Martialis. Nous allons voir si tu l’aimes autant que tu le prétends.

– Peut-être plus que toi, dit Cécilius… Moi, au moins, je n’ai pas tes ambitions municipales, ô clarissime. »

À dessein, il lui prodiguait ce titre, qui flattait l’innocente vanité du bonhomme, tout fier d’être traité en sénateur romain.

« « Clarissime » est de trop, » protesta néanmoins le vieillard, en introduisant son hôte dans la salle à manger.

Cette salle, assez exiguë et simplement stuquée, était agréable à l’œil, avec ses peintures murales qui représentaient des natures mortes. Les motifs, très ordinaires, se trouvaient charmants à force de naïveté. Ce n’était rien : un cédrat posé sur une planche à côté d’une pêche verte entamée et laissant voir le noyau par un trou fait au couteau, — quelques amandes fraîches, fendues et montrant leur pulpe, un vase de cristal à demi rempli d’eau. À droite, par une triple arcature surbaissée, on apercevait un cubiculum, à la fois salle de repos et salle de lecture, et, tout au fond, une fresque poussiéreuse et à demi effacée, où l’on devinait encore la figure consacrée de Virgile assis entre la muse des Églogues et celle des Géorgiques.

« Philosophi locus ! dit Cécilius, en montrant la fresque et le cubiculum : c’est le vrai coin du philosophe.

– Tu me flattes, mon cher ! Je ne suis pas plus philosophe que sénateur : tout au plus du troupeau d’Épicure… Mais si tu veux bien prendre place… »

Et le vieillard désignait le lit en maçonnerie grossière mal dissimulé sous des coussins et des tapis d’Alexandrie, comme en ont les conducteurs de caravanes. La table, toute petite, également en brique et passée à la chaux, s’arrondissait entre les branches du lit minuscule, où l’on ne pouvait tenir qu’à trois personnes. Dès qu’ils se furent installés, Martialis, avec une gravité toute sénatoriale, prononça :

« Afin de ne pas tromper ton appétit, je vais t’énumérer les plats du festin… Ce sera bientôt fait. Ah ! il est frugal, il est laconien, le déjeuner de ma fermière !… D’abord tu auras des œufs frais, cuits sous la cendre du foyer, puis une saucisse numide, fille d’une truie de Milève ; après cela, des boulettes de pultis enveloppées de feuilles de vigne et arrosées d’une sauce merveilleuse, dont une de mes esclaves maurétaniennes a le secret, où il entre toute espèce d’herbes aromatiques, de la sauge, de la sarriette, du thym, du romarin, tous les parfums des champs et du potager… enfin des perdrix rôties, prises par mes chasseurs et engraissées dans ma cave…

– Mais c’est un repas de prêtres saliens ! » dit, en riant, Cécilius, qu’amusaient les mines affriolées du vieillard.

Aussitôt il ajouta :

« Abondance et délicatesse, je suis sûr que tout sera parfait. On connaît ta gourmandise raffinée.

– Une gourmandise de campagnard, qui se satisfait de peu ! »

Avec son gros nez recourbé, ses grosses lèvres rouges et luisantes, Martialis ressemblait au Maccus des antiques atellanes. Cependant l’élégance de ses gestes contrastait avec la vulgarité apparente de sa personne. Cécilius le regardait manier d’une main légère et complaisante, une main voluptueuse d’amateur, la menue vaisselle qui chargeait la table et qui, comme le maître du logis, n’offrait rien que de rustique au premier coup d’œil. C’étaient des coupes et des fioles de terre cuite. Elles semblaient d’abord rugueuses et ternes, et pour peu qu’on les examinât, elles révélaient des colorations originales et discrètes, des tons passés de fruits mûrs, des verts sombres ou des violets dorés de prunes vertes ou d’aubergines, avec des formes inattendues de végétaux bulbeux et de coquillages.

Cet étalage de pièces rares dénotait un certain apprêt, un désir de flatter les yeux exigeants de l’hôte. Tout de suite Cécilius soupçonna que Martialis avait eu d’autres intentions, en l’invitant, que de l’entretenir du légat de Lambèse. Cela fit qu’il demanda brusquement au vieillard :

« Et Manus, ton fils ?

– Toujours à Cirta, où il plaide du matin au soir, — fanatique du barreau et se plaignant de la surcharge des affaires… Ah ! je voudrais bien le marier ! Mais il est tellement austère et farouche !… Seule, une femme de haute vertu…

– Il conviendrait d’y penser, » dit Cécilius avec un fin sourire.

Or, le bonhomme y pensait depuis longtemps : Birzil, héritière de deux familles également opulentes, lui semblait une bru très souhaitable. Et, de son côté, Cécilius, malgré son intention bien arrêtée de garder le plus longtemps possible auprès de lui sa fille adoptive, avait songé pour elle au jeune orateur, qui passait pour un homme de talent et qui, d’ailleurs, penchait secrètement en faveur des chrétiens. Tous deux savaient certainement que la même idée leur était venue. Mais chacun attendait que l’autre fît le premier pas, risquât une allusion à ce beau projet. Le vieux Martialis était trop habile pour manifester avec un empressement indiscret ce qui pouvait paraître chez lui une ambition excessive, Birzil étant beaucoup plus riche que son fils. Il dit d’un air détaché :

« Tu m’excuseras encore une fois : je n’ai à t’offrir que du vin de Calama… Mais il est sucré comme la figue et parfumé comme la violette.

– Mille grâces ! dit Cécilius, tu sais que je ne bois que de l’eau.

– Eh bien, tu en auras d’excellente ! »

Et le maître ordonna à l’une des filles du fermier, qui vaquaient au service, de remplir la coupe de Cécilius avec une énorme gourde d’argile en forme de poire munie de sa queue.

« C’est de l’eau des Nymphes, dit Martialis. Chaque matin, avant l’aube, un esclave va m’en chercher, à cinq milles d’ici, près du sanctuaire du dieu Giddabal… Oui, il y a là une fontaine consacrée aux divinités de la montagne… Cher ami, bois de l’eau des Nymphes, tandis que je boirai du vin… Moi, j’aime le vin, et même, je te l’avoue, homme triste et insociable, une petite pointe d’ivresse n’est pas pour me déplaire. Entre gens diserts et bien élevés, cela donne plus d’éclat à la conversation. Comme le répétait mon aïeul, la vapeur d’un vin généreux agit sur l’esprit à la façon du feu sur l’encens, dont il libère les parcelles les plus subtiles et les plus exquises… »

Il reposa sur le bord de la table le grand verre à pied où il avait dégusté le vin de Calama, et il soupira avec un air de béatitude :

« Ah ! la vie est douce !

– Tu crois ? dit amèrement Cécilius.

– Pour moi du moins. Tout m’a réussi jusqu’à présent. Mes filles se sont mariées de bonne heure. Ma femme elle-même m’a fait l’amitié de me quitter au moment où ses infirmités devenaient tout à fait importunes. Sans la goutte qui me tourmente de temps en temps et le souci de mon fils, je serais parfaitement heureux… Sais-tu que Marcus m’inquiète ? J’ai peur qu’avant peu il ne passe ouvertement dans votre secte.

– Nous serons très honorés d’une telle recrue, dit Cécilius. Mais toi-même, qui parles si librement de toutes choses, pourquoi n’es-tu pas des nôtres ?

– Comment veux-tu que j’abandonne une religion qui me donne le bonheur, en assurant la tranquillité de mon esprit ? D’ailleurs, pour changer, il faudrait discuter, et j’ai horreur de la dispute. Deux philosophes aux prises me font l’effet de ces crabes qu’on voit se dresser l’un contre l’autre, sur le sable des plages, en agitant dans le vide leurs pinces furibondes… »

Il lança son gros rire épanoui. Des mulets s’ébrouaient dans la cour. C’était l’heure où les charretiers rattelaient leurs charrettes, pour retourner aux prés. Martialis, étalé sur ses coussins, prêtait l’oreille avec complaisance à ces bruits familiers de la ferme et il se rengorgeait dans son orgueil de maître. Jugeant l’instant propice, Cécilius poursuivit :

« En tout cas, je connais ta bienveillance. Je suis sûr que c’est grâce à toi que les prélats, convoqués par Cyprien, ont pu quitter Cirta sans encombre.

– Sans doute ! …Mais tu m’assures, n’est-ce pas, que Cyprien est parti, lui aussi ?

– Le soir même de notre entrevue.

– Il n’était que temps ! J’ai appris par l’envoyé du légat que celui-ci est extrêmement courroucé contre Cyprien : il le considère comme un fanatique des plus dangereux. Quant à toi, il te suspecte à cause de ton origine, de tes liens de parenté avec les anciens maîtres du pays. Il redoute toujours que tu ne suscites quelque mouvement populaire.

– Quelles imaginations ! protesta Cécilius. Tu n’ignores pas combien je vis retiré et paisible. Tes collègues m’accusent même d’inertie. En réalité, je me contente de faire quelque bien autour de moi… Mais, toi qui sais tout, dis-moi un peu : par qui Macrinius a-t-il eu vent du concile ?

– Tu veux le savoir ?… Eh bien ! c’est par Roccius Félix, ton voisin, notre voisin, car sa propriété touche aux nôtres pour notre malheur à tous deux. Or, des amis communs l’ont aperçu en conciliabule avec le prêtre Paulus… »

Ainsi, le prêtre Paulus avait trahi ! Les soupçons de Cyprien étaient justifiés. Cécilius nota le fait soigneusement, pour en avertir l’évêque de Carthage. Mais le vieillard, échauffé par le vin de Calama, en venait aux confidences :

« Veux-tu me permettre un conseil amical ? dit-il en se penchant à l’oreille de Cécilius : défie-toi de Roccius !

– Pourquoi ?… Je ne m’occupe pas de lui.

– Raison de plus ! Tu l’humilies et il te jalouse. Déjà son père et le tien étaient en rivalité. Lorsque Cécilius Natalis faisait construire à ses frais un arc de triomphe, Roccius Félix s’empressait d’offrir aux gens de Cirta un marché, ou une bibliothèque… La vanité du fils dépasse encore celle du père… Tu ne l’as pas vu se pavaner dans le carrosse qu’il vient d’acheter à Carthage ? C’est la fable de la ville !… Oui, mon cher, un carrosse doré, avec tout un système de roues enchevêtrées, extraordinaires, des sièges suspendus, des appareils ingénieux qui marquent l’heure, et même la distance parcourue ! Mais goûte-moi ces dattes frites dans du beurre ! »

La fille aînée du fermier les apportait, en effet, dans des cassolettes de terre brune où elles mijotaient encore.

« Goûte, cher ami, cette surprise de ma cuisinière maurétanienne : je t’assure que c’est délicieux. »

Au même moment, des cris de douleur, puis des hurlements retentirent du côté des jardins :

« Ce sont les esclaves de Roccius que l’on fouette, dit Martialis. Son ergastule est ici tout près, adossé au mur du jardin… Ah ! il est terrible ! Écoute ! On entend siffler les verges !… Chez lui, il y a toujours quelque misérable lié au poteau, ou pantelant sous la fourche. L’imbécile : il considère cette sévérité comme une preuve d’attachement aux mœurs des ancêtres. Aussi se montre-t-il d’une dévotion outrée, insupportable. Il nous empoisonne avec la fumée de ses sacrifices. Les moindres fêtes sont chômées dans sa maison… Si tu entres dans son domaine, tu n’y verras que des autels couronnés de fleurs, des grottes consacrées et tapissées de guirlandes, des chênes hérissés de cornes de bœuf, des hêtres où se balancent des peaux de brebis, de vieux troncs façonnés en forme de divinités rustiques… Si tu traverses ses vignes, tu butteras contre des ceps encrassés par les libations. Dans ses champs, tu graisseras le bas de ta tunique, en frôlant ses bornes pieusement arrosées d’huile… Et il ne voyage jamais sans un petit autel portatif et tout un assortiment de statuettes devant lesquelles il fait sa prière… Naturellement, il est très animé contre les chrétiens.

– Laissons ce grotesque ! fit Cécilius, impatienté, et espérons que ses esclaves sauront le mettre à la raison… Mais, dis-moi, as-tu constaté chez Macrinius la même haine contre nous ?

– Le légat n’est qu’un fonctionnaire, répondit Martialis, il exécute des ordres.

– Précisément ! N’a-t-il pas reçu des ordres nouveaux ?… Tu n’as rien remarqué, rien qui doive nous inquiéter ?

– À Cirta, tout est tranquille. On raconte qu’à Rome Valérien Auguste se prépare à partir en guerre contre les Perses. À Lambèse, Macrinius a assez à faire avec les nomades et avec les montagnards qui, paraît-il, recommencent à s’agiter… Cher Cécilius, fais-moi la grâce de goûter ce miel ! Vois comme il est joli dans ce pot de terre rouge. C’est du miel de mes abeilles, qui sont un peu les tiennes, car elles vont aussi piller tes parterres, les voleuses ! »

Mais Cécilius n’écoutait plus le bavardage mignard du bonhomme : il savait maintenant ce qu’il voulait savoir, ce pour quoi il était venu. Le repas touchant à sa fin, il brusqua le dernier service, et, malgré les instances de Martialis qui voulait lui faire admirer une récente plantation d’oliviers, il prit congé de son hôte, en prétextant que Birzil l’attendait à Muguas.