Aller au contenu

Satanstoe/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 225-238).
CHAPITRE XX.


Voyons, quel est le texte que vous allez prendre ? qu’il sort traité avec vigueur.
Burns



Dix jours après le départ du régiment, Herman et sa famille, mes amis et moi, nous nous mîmes en voyage. Dans cet intervalle, de grands mouvements de troupes avaient eu lieu : plusieurs régiments de l’armée royale avaient remonté l’Hudson, la plupart des sloops de la rivière ayant été mis en réquisition pour les transporter. Deux ou trois corps arrivaient des colonies de l’est ; de nombreux détachements des milices des provinces étaient attendus ; Albany semblait être le centre où toutes les forces venaient aboutir.

Au nombre des officiers de distinction qui accompagnaient les troupes, se trouvait lord Howe, le seigneur dont il avait été question chez Herman Mordaunt ; il avait le grade provisoire de brigadier[1], et semblait être l’âme de l’armée. Jouissant d’une grande considération personnelle, il avait en même temps, à cause de son expérience et de ses services, toute la confiance des troupes. L’armée comptait un grand nombre de jeunes gens de bonne famille, et il y avait assez de fils cadets pour que le titre d’honorable fût presque aussi commun à Albany qu’à Boston. La plupart des familles de distinction des colonies avaient aussi des fils au service ; s’ils étaient des colonies du centre ou du sud, ils obtenaient généralement des brevets d’officiers dans l’armée régulière, tandis que les milices de l’est étaient commandées, comme c’était l’usage dans cette partie du pays, par des hommes sortis de la classe des gros fermiers, la naissance ou la fortune établissant peu de distinctions dans cette province, par suite des habitudes d’égalité qui y étaient répandues.

Cependant on disait que l’obéissance n’était pas moins marquée parmi les milices du Massachusetts et du Connecticut que chez celles qui venaient des provinces du sud plus éloignées, l’autorité étant respectée comme le représentant de la loi. C’étaient aussi de belles troupes, meilleures, je dois l’avouer, que les régiments de notre propre colonie ; elles semblaient mieux composées, quoique, pourtant, la plupart des officiers ne brillassent ni par l’éducation ni par les manières. En tout cas, officiers et soldats allaient bien ensemble, et ils se battaient comme des lions lorsqu’ils étaient bien dirigés, ce qui n’était pas arrivé toujours ; sous le rapport de la force physique, c’était le plus beau corps de l’armée, sans en excepter les troupes régulières.

J’avais vu lord Howe deux ou trois fois, notamment chez madame Schuyler, la dame dont j’ai déjà eu occasion de parler, et à qui j’avais remis la lettre d’introduction que ma mère m’avait donnée pour elle. Les Mordaunt allaient continuellement dans la maison, et ils m’emmenaient souvent avec eux. Quant à lord Howe, on pouvait dire qu’il était presque à demeure chez l’excellente madame Schuyler, dans les salons de laquelle se réunissait tout ce qu’il y avait de mieux à Albany.

Notre troupe était nombreuse, et elle aurait pu passer pour un petit corps d’armée qui s’était détaché pour prendre les devants, ce qui se voyait au surplus tous les jours. Herman Mordaunt n’avait différé son départ que pour laisser le pays se remplir de ces détachements, ce qui ajouterait à notre sécurité. En effet, une fois partis, nous n’allâmes, pour ainsi dire, que de poste en poste et d’étape en étape. Pour que le lecteur comprenne mieux nos opérations, il ne sera pas inutile de faire ici l’énumération de nos forces et d’exposer l’ordre et la marche de notre expédition.

Herman Mordaunt avait emmené avec lui deux négresses, l’une comme cuisinière, l’autre comme femme de chambre, et deux nègres, un palefrenier et un domestique. Il avait en outre trois blancs engagés comme ouvriers, soit pour conduire les voitures, soit pour frayer un chemin en abattant des arbres, ou pour jeter des ponts sur les rivières ; enfin pour faire tous les ouvrages que les circonstances pourraient demander. Sa troupe se composait donc en tout de dix personnes, dont quatre femmes ; la nôtre se composait de trois maîtres, de Jaap, mon fidèle nègre, de M. Traverse, l’arpenteur, de deux ouvriers sous ses ordres, de deux pionniers armés de haches, et d’un autre nègre, nommé Peter, domestique de confiance de Guert Ten Eyck, en tout dix hommes, dont deux de couleur. Nous nous trouvions donc, en unissant nos forces, au nombre de vingt ; tous les hommes, blancs et noirs, avaient chacun une carabine, et les maîtres portaient en outre une paire de pistolets passés dans un ceinturon que cachaient les basques de leurs habits ; de cette manière nous étions armés sans le paraître, précaution qui n’est pas inutile dans les bois.

Il est à peine nécessaire de dire que notre toilette avait subi une transformation complète. Aux chapeaux avaient succédé des bonnets assez semblables à ceux que nous avions portés l’hiver, sauf la fourrure qui avait été supprimée. Les dames portaient de légers chapeaux de castor, avec des voiles verts. Anneke et Mary avaient des amazones de drap qui dessinaient admirablement la finesse de leur taille. Ces robes étaient assez courtes pour leur permettre de marcher, s’il était nécessaire de faire quelque chemin à pied. Une plume ou deux étaient attachées à chaque chapeau ; seul tribut payé au penchant naturel de leur sexe à plaire aux hommes.

Quant à nous, nous étions couverts de peau de daim des pieds à la tête : nos culottes, nos guêtres, nos mocassins étaient de peau de daim. Seulement nos mocassins avaient des semelles ordinaires, quoique Guert en eût emporté une ou deux paires de fabrique purement indienne. Nous avions des habits de drap commun ; mais nous avions tous emporté des blouses, que nous devions mettre dès que nous entrerions dans les bois. Elles étaient vertes et ornées de franges, et l’on pensait que leur couleur se confondant avec celle du feuillage, empêcherait de les distinguer à une certaine distance. Elles étaient en grande faveur auprès des différents corps appelés à traverser les forêts, et c’était l’uniforme ordinaire de tous les chasseurs, chasseurs d’hommes, comme chasseurs de bêtes sauvages.

M. Worden et Jason ne partirent pas avec nous, et la question du costume en fut en grande partie la cause. Le bon ministre tenait aux apparences, et il aurait porté la robe et le surplis, eût-il été en mission chez les Indiens ; ce qui au surplus était alors le but avoué de son voyage. Même aux combats de coqs où je l’avais vu assister, il portait toujours le costume ecclésiastique. C’était chez lui une opinion bien arrêtée que l’habit faisait en grande partie le prêtre, et je doute fort qu’il eût jamais consenti à réciter les prières sans surplis, ou à prêcher sans robe, quelque avide qu’on eût pu être de la nourriture spirituelle. Je me rappelle très-bien avoir entendu dire à mon père qu’un dimanche le ministre, qui était en voyage, avait refusé d’officier, plutôt que de paraître à l’église sans les insignes qui indiquaient le caractère sacré dont il était revêtu.

— On fait plus de mal que de bien à la religion, monsieur Littlepage, lui dit M. Worden dans cette occasion, en négligeant les formes extérieures ; c’est rabaisser le culte aux yeux du peuple. Ce qu’il faut avant tout, c’est apprendre aux hommes à respecter les choses saintes, mon cher monsieur ; et un prêtre en robe et en surplis commande bien plus le respect que celui qui se priverait de ces puissants auxiliaires. Je regarde donc comme un devoir rigoureux de maintenir en toute occasion la dignité de mon état.

C’était pour être fidèle à ces principes que le révérend avait conservé son costume ecclésiastique complet : chapeau à larges bords, habit et culottes noires et rabat, pour se mettre en voyage, même quand ce voyage avait pour but d’aller à la quête des âmes des Peaux Rouges au milieu des déserts de l’Amérique du Nord. Je ne prétends pas le blâmer ; certes, les raisons qu’il donnait étaient d’un très-grand poids, et l’on ne peut que les approuver ; seulement il faut convenir qu’il en résultait pour le pauvre ministre de très grands embarras.

Quant à Jason, son motif pour voyager dans sa plus belle toilette sentait bien son Danbury. Jamais personne ne voyageait autrement dans le coin qu’il habitait ; et pour lui, il trouvait que c’eût été traiter des étrangers avec peu d’égards que de paraître au milieu d’eux sous de vieux habits. Il y avait une autre raison plus réelle, qu’il n’avouait pas ; c’était l’économie. La présence des troupes avait fait hausser tellement le prix de toutes les denrées que Jason n’hésitait pas à déclarer, dans son langage quelque peu familier, qu’Albany était de toutes les villes qu’il avait vues celle où « il faisait le plus cher à vivre. » Il y avait bien quelque vérité dans cette allégation ; car, lorsque les planches d’une boutique s’étaient vidées, il y avait une distance de cent soixante milles à franchir pour faire venir de New-York de quoi les regarnir. Avec beaucoup de diligence, c’eût été l’affaire d’un grand mois pour le moins ; mais les Hollandais étaient non-seulement très-lents, mais très-méthodiques dans leurs opérations ; et le marchand qui avait épuisé son fonds de boutique en avril ne songeait à le renouveler qu’au retour régulier de la saison.

Voilà les différents motifs pour lesquels le révérend M. Worden et M. Jason Newcome étaient partis d’Albany vingt-quatre heures avant nous, avec l’intention de nous rejoindre à un endroit où la route entrait dans les bois, et où l’on pensait que le chapeau ecclésiastique et le bonnet de peau pourraient voyager ensemble dans une harmonie parfaite. Il y avait encore pour la séparation une raison que je n’ai pas dite ; c’est que toute ma petite troupe à moi voyageait à pied ; trois ou quatre chevaux de somme portaient nos bagages. Or, M. Worden avait obtenu une place dans une voiture de transport du gouvernement, et Jason avait trouvé moyen s’y faufiler, je n’ai jamais pu savoir comment. Il faut rendre à M. Newcome cette justice, qu’il avait un talent extraordinaire pour obtenir des faveurs de toute sorte ; et jamais il n’avait laissé échapper une occasion favorable faute de sollicitations. Sous ce rapport le caractère de Jason fut toujours une énigme pour moi. Il n’avait aucune espèce de notion des droits qu’un individu quelconque peut tenir de son rang, de sa naissance, de son éducation, de sa position dans le monde. La propriété était la seule chose pour laquelle il eût un respect profond, parce qu’elle représentait la fortune ; mais il ne se fût pas fait le moindre scrupule de s’installer dans la maison même du gouverneur, et de prendre possession de tous ses biens, pourvu qu’il eût eu la possibilité de s’y maintenir. En un mot, les idées de convenance et de justice lui étaient à peu près étrangères ; et la vie n’était guère autre chose à ses yeux qu’une sorte de jeu des quatre-coins où chacun s’empressait de se glisser à la place que son voisin avait laissée vide par inadvertance, et s’y maintenait tant qu’il le pouvait. J’ai parlé avec quelque détail de ce faible de Jason, parce que si cette histoire est transmise, comme je l’espère et comme c’est mon intention, à mes descendants, ils pourront voir se réaliser la prédiction de leur aïeul : que cette disposition à regarder toute la famille humaine comme autant de locataires en commun du domaine laissé par Adam, doit amener infailliblement des résultats inouïs. Mais laissons le révérend M. Worden et M. Newcome voyager aux frais du gouvernement, et nous-mêmes ne restons pas en route.

Comme je viens de le dire, nous marchions tous à pied, l’exception des deux hommes qui conduisaient les chariots d’Herman Mordaunt. Chacun de nous portait, outre sa carabine et ses munitions, un havresac, et l’on conçoit que nos étapes n’étaient pas longues. Le premier jour, la halte se fit chez madame Schuyler, qui nous avait invités tous à dîner. Lord Howe se trouvait au nombre des convives, et il donna de grands éloges au courage que montraient Anneke et Mary Wallace en entreprenant un pareil voyage en un pareil moment.

— Au surplus, mesdames, vous n’avez rien à craindre, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, après quelques plaisanteries à ce sujet ; car nous aurons soin d’échelonner de forts détachements entre vous et les Français. Les événements de l’été dernier, la catastrophe du pauvre Munro si honteusement abandonnés son sort, nous font sentir toute l’importance de forcer l’ennemi à ne point s’avancer au delà de l’extrémité nord du lac George ; on n’a déjà livré que trop de combats de ce côté-ci du lac, pour l’honneur des armes britanniques. Nous nous portons garants de votre sûreté.

Anneke le remercia de cette assurance, et la conversation prit un autre cours. Un jeune homme, du nom de Schuyler, et parent de la maîtresse de la maison, était présent, et je fus frappé de son air et de ses manières. Sa tante l’appelait Philippe, et, comme il était à peu près de mon âge, nous causâmes ensemble. Il me dit qu’il était attaché au commissariat sous les ordres du général Bradstreet, et qu’il se mettrait en marche avec l’armée, dès que l’organisation serait terminée. Il m’expliqua ensuite avec autant de simplicité que de clarté le plan de la campagne qui allait s’ouvrir.

— Nous avons donc l’espoir de vous voir des nôtres, vous et vos amis, ajouta-t-il pendant que nous nous promenions sur la pelouse en attendant le dîner ; car, à vous parler à cœur ouvert, monsieur Littlepage, je n’aime pas trop que nous soyons obligés d’avoir tant de troupes de l’est parmi nous, pour purger cette colonie de ses ennemis. Il y a si peu de sentiments communs entre nous et les Yankees, que je voudrais de tout mon cœur que nous fussions assez forts pour faire reculer les Français à nous tout seuls.

— Il me semble, répondis-je, que nous avons du moins cela de commun que nous avons le même souverain, et que nous avons prêté le même serment de fidélité.

— Il est vrai, et pourtant je crois que vous avez assez de sang hollandais dans les veines pour me comprendre. Par la nature de mes fonctions, je suis souvent obligé de me transporter auprès de divers régiments ; et j’avoue qu’un seul régiment de la Nouvelle-Angleterre me donne plus de peine que toute une brigade des autres troupes. Ce sont des généraux, des colonels, des majors à n’en plus finir ; on en fournirait toute l’armée du duc de Marlborough !

— Il est certain que ce ne sont pas les grades qui manquent parmi eux, et qu’ils en sont très-fiers.

— Ne m’en parlez pas, répondit le jeune Schuyler en souriant. Vous entendrez les mots de général et de colonel prononcés plus souvent dans un seul de leurs cantonnements, en un jour, que vous ne l’entendriez au quartier général en un mois. Après cela, ils ont du bon sans doute ; mais, je ne sais d’où cela provient, nous ne nous aimons pas.

Vingt ans plus tard j’eus occasion de me rappeler cette remarque, ainsi que le nom de celui qui l’avait faite.

J’eus aussi un moment d’entretien particulier avec lord Howe, qui me fit compliment de ce qui s’était passé sur la rivière. Il tenait évidemment les détails de cette affaire de la bouche d’une personne qui était de mes amis, et il y fit allusion dans des termes qui ne pouvaient que m’être très-agréables. Cette courte conversation ne mérite pas d’être répétée ; mais ce fut le commencement de relations qui se rattachèrent ensuite à des événements de quelque intérêt.

Une heure environ après le dîner, notre caravane prit congé de madame Schuyler, et se remit en voyage. Nous ne devions faire encore qu’une petite journée, quoique les routes fussent assez bonnes. Au surplus ce n’était pas ce qui devait nous inquiéter longtemps, puisqu’à une trentaine de milles au nord d’Albany, dans la direction que nous suivions, il n’y a plus trace de chemins, à l’exception de la route militaire, qui conduisait droit au lac Champlain.

Dès que nous fûmes arrivés à l’endroit où il nous fallait quitter la grande route du nord, Herman Mordaunt dut faire descendre les deux amis de chariot et les engager à monter à cheval. Ceux de nos bagages dont nous ne pouvions nous passer furent mis sur nos chevaux de bât, et, après une demi-journée perdue dans ces arrangements, nous nous remîmes en marche. Les chariots devaient suivre à petites journées ; mais les chemins étaient tellement rudes et difficiles que les dames n’auraient jamais pu en supporter les secousses. Notre cavalcade, flanquée d’une troupe de piétons, offrait un aspect respectable le long des aspérités de la route, qui bientôt ne fut qu’une simple ligne coupée à travers la forêt, ligne sur laquelle on voyait bien parfois quelques traces de roues, mais sans qu’on eût fait le moindre effort pour aplanir la surface du terrain. C’était là que MM. Worden et Jason devaient nous attendre ; et, en effet, nous y trouvâmes leurs bagages. Ils avaient été en avant, en nous faisant dire que nous les trouverions un peu plus loin.

Guert et moi nous marchions devant, comme en éclaireurs. Jeunes et robustes, il ne nous était pas difficile de devancer les autres ; et sachant que la maison où nous devions passer la nuit était à quelques milles de distance, nous hâtâmes le pas pour prendre les dispositions nécessaires pour la réception de nos dames. Cette maison, construite en bûches, — cela va sans dire, — s’élevait seule au milieu de cette solitude, quoique la terre fût défrichée à l’entour dans un espace de vingt à trente acres ; et la journée était trop avancée pour qu’on pût songer à passer outre ; car de là à la première habitation, qui se trouvait sur le domaine d’Herman Mordaunt, il y avait une distance de dix-huit milles, et il ne fallait pas moins d’un jour entier pour la franchir.

Nous pouvions avoir un mille d’avance sur nos compagnons, quand nous arrivâmes à une sorte de clairière abandonnée, que nous prîmes d’abord pour notre gîte ; un certain nombre d’arbres avaient été abattus, et la lumière du jour perçait l’obscurité de la forêt ; mais déjà une nouvelle pousse commençait à paraître, et le sol se couvrait de broussailles. En y entrant, nous entendîmes parler à peu de distance, et irons nous arrêtâmes ; car la voix humaine, dans de pareilles solitudes, est bien faite pour engager le voyageur à se mettre sur ses gardes et à préparer ses armes. Ce fut ce que nous fîmes ; après quoi nous écoutâmes avec précaution.

— Dame ! s’écriait quelqu’un en anglais.

— Bataille ! répondait une sorte de second-dessus que je ne pouvais méconnaître.

— Huit !

— Dix ! j’ai gagné.

— Dame, huit, dix, bataille[2] ! me dit Guert à l’oreille ; voilà des gaillards qui sont à jouer aux cartes ; poussons une reconnaissance de ce côté.

Je le suivis, et, écartant quelques broussailles, nous nous trouvâmes face à face avec le révérend M. Worden et Jason Newcome, qui jouaient à la bataille sur un tronc d’arbre en guise de table. Pris en flagrant délit, Jason essaya de cacher dans la paume de sa main les cartes qui lui restaient. Ce mouvement machinal n’était que le résultat naturel de son éducation puritaine, qui, lui faisant envisager toute espèce de jeu de cartes comme un péché, le forçait à l’hypocrisie, cet hommage que le vice rend à la vertu. La conduite du révérend M. Worden fut toute différente : habitué à ne point voir le mal là où il n’était pas, il ne laissa pas échapper le moindre signe de confusion ou d’alarme.

— J’espère, Corny, mon cher enfant, s’écria-t-il en nous voyant, que vous n’avez pas oublié d’emporter quelques jeux de cartes ; je vois que ce sera une grande ressource dans ce pays de bois. Les cartes de Jason ont fait un si long service que vraiment il n’y a plus moyen d’y toucher ; tenez, voyez plutôt ! — Eh bien, où sont-elles donc, maître Newcome ? elles étaient là il n’y a qu’un instant.

Jason confus, et rougissant jusqu’aux oreilles, ce qui ne lui était pas habituel, ouvrit lentement la main, et le maître d’école fut atteint et convaincu d’avoir touché à ces inventions diaboliques de l’esprit malin.

— Si M. Newcome eût été surpris jouant aux épingles, il ne serait pas si embarrassé, me dit Guert à l’oreille ; mais ce jeu de la bataille lui tient au cœur. Voyons, il faut venir au secours du pauvre pécheur. — Consolez-vous, monsieur Worden, je ne voyage jamais sans cartes, et dans un moment je pourrai vous en donner qui, sans être tout à fait neuves, n’ont pourtant pas encore entièrement changé de couleur,

— Merci pour le moment, monsieur. J’aime à faire ma partie de whist ou de piquet ; mais j’avoue que j’en ai assez de la bataille ; comme M. Newcome ne sait pas d’autre jeu, nous n’avions que ce moyen de tuer le temps, et il a bien fallu l’employer en vous attendant. J’apprends avec plaisir que vous n’avez pas oublié d’emporter quelques jeux de cartes, car nous pourrons faire une partie complète dès que nous serons réunis.

— Et, qui plus est, une partie très-agréable, monsieur Worden. Savez-vous que miss Wallace joue le whist très-joliment ? C’est un talent que j’apprécie beaucoup dans une femme, et je voudrais qu’il entrât dans l’éducation, puisque c’est un moyen de se rendre utile, et qu’on ne médit de personne pendant ce temps-là.

— Quant à moi, s’écria M. Worden, je n’épouserais jamais une femme qui ne sût pas le whist, le piquet, et deux ou trois autres jeux. Mais partons, car il se fait tard.

Le reste du voyage se fit sans encombre ; avant la nuit, nous avions atteint le gîte qui devait nous recevoir. Le désert faisait déjà sentir son influence, car la maison n’avait que deux chambres ; l’une fut réservée aux femmes, tandis que nous autres hommes nous nous partagions la grange. Anneke et Mary Wallace prirent leur parti de la meilleure grâce du monde. Notre dîner, ou plutôt notre souper, se composa de pigeons grillés, gras et succulents : c’était la saison des pigeons, les bois en étaient remplis ; et l’on nous dit que nous pourrions nous en régaler tant que nous voudrions.

Le lendemain, vers midi, nous atteignîmes la première clairière du domaine de Ravensnest ; la contrée que nous parcourions n’offrait pas de grands accidents de terrain ; mais ses forêts à perte de vue lui donnaient un cachet particulier de grandeur. Nous passions alors sous une voûte élevée de jeunes branches qui commençaient à se couvrir de leur premier feuillage d’un vert tendre, et à gauche et à droite se dressaient des colonnes élancées de soixante, quatre-vingts, et quelquefois même cent pieds d’élévation ; les pins en particulier étaient véritablement majestueux, la plupart s’élevant à cent cinquante pieds, et quelques-uns à près de deux cents pieds de hauteur. Comme les arbres s’élancent vers la lumière dans les forêts, cela ne doit pas surprendre ceux qui sont habitués à voir la végétation circuler et se répandre depuis les sommets touffus jusqu’aux branches basses qui touchent presque la terre, ainsi qu’on le voit dans les plaines découvertes, ou au milieu des pelouses dans des régions plus anciennes. Dans les forêts vierges de l’Amérique, il y a très-peu de branchages le long des troncs d’arbres, et notre œil pouvait plonger à des distances considérables sous ces longs portiques verts, dont les colonnes seules, à force d’être serrées les unes contre les autres, finissaient par arrêter la vue.

Les clairières de Ravensnest n’avaient rien de bien attrayant ; c’était alors une opération lente et pénible, en même temps que très-coûteuse, que de défricher des terres, et de former un établissement. Herman Mordaunt me raconta, chemin faisant, ce qu’il lui avait fallu d’efforts et de sacrifices de tout genre pour décider une douzaine de familles à venir se fixer dans son domaine, et pour les y retenir ; d’abord il dut faire des baux réversibles sur trois têtes, ou bien de trente à quarante ans, moyennant un rendage purement illusoire, rendage dont le paiement ne devait commencer qu’au bout de six à huit ans. C’était lui, au contraire, qui était obligé de venir continuellement au secours des colons, et de leur fournir toutes sortes de facilités ; ainsi son agent tenait une petite boutique où étaient rassemblés les divers objets qui pouvaient leur être nécessaires, et il les leur vendait presque au prix coûtant, recevant en paiement les produits de leurs champs à demi cultivés, produits qu’il ne pouvait lui-même échanger contre de l’argent qu’après les avoir transportés à Albany, ce qui demandait un temps considérable. En un mot, les commencements d’un établissement de ce genre étaient très-difficiles ; et, pour que la tentative fût suivie de succès, il fallait que le propriétaire eût tout à la fois des capitaux et de la patience.

Tout homme tant soit peu versé en économie politique peut facilement en trouver la raison ; les habitants étaient rares, et la terre surabondante ; de sorte que ce n’étaient pas les fermiers qui cherchaient un propriétaire, mais bien les propriétaires qui cherchaient des fermiers ; aussi ceux-ci faisaient-ils leurs conditions, qu’on était obligé d’accepter.

— Vous voyez, ajouta Herman Mordaunt quand il m’eut donné ces premières explications, que ce n’est ni à moi ni même probablement à ma fille que mes vingt mille acres de terre profiteront beaucoup. Dans un siècle peut-être nos descendants recueilleront le fruit de toutes les peines que je me donne ; mais ce ne sera jamais de mon vivant que me seront payés les intérêts ni même le capital des sommes que j’aurai dû avancer en routes, en ponts, en moulins, en communications de tout genre. Les faibles rentes que commenceront à payer dans un ou deux ans un très-petit nombre de colons suffiront à peine d’ici à longtemps pour couvrir les dépenses courantes et les frais de l’établissement, sans parler des redevances à payer à la couronne.

— Voilà qui n’est pas très-encourageant pour un débutant dans la carrière, répondis-je ; et, après ce que je viens d’entendre, j’avoue que j’ai peine à concevoir comment on fait tant de démarches et on donne tant d’argent pour obtenir des concessions de terres incultes.

— Tout homme qui est à son aise, Corny, se sent porté à travailler pour ses descendants ; ce domaine, pour peu qu’il ne soit pas démembré, peut faire un jour la fortune d’un de mes petits-fils. Un demi-siècle amènera de grands changements dans la colonie, et qui sait si alors un enfant d’Anneke ne bénira pas son grand-père d’avoir aventure quelques milliers de dollars dont il pouvait se passer à la rigueur, dans l’espoir que ce qui n’était entre ses mains qu’un capital deviendrait un revenu pour son petit-fils ?

— Notre postérité du moins nous devra quelque reconnaissance, monsieur Mordaunt ; car je commence à comprendre que Mooseridge ne fera ni ma fortune ni celle de Dirck.

— Vous ne vous trompez pas. Santanstoé vous rapportera plus que la concession considérable de terres qui vous a été faite dans cette contrée.

— Ne craignez-vous plus, monsieur, que la guerre, ou la crainte des ravages des Indiens, ne fasse partir vos colons ?

— Je l’ai craint longtemps ; mais pour le moment ce danger n’existe plus. Si la guerre à ses inconvénients, elle a aussi ses avantages. Les soldats ressemblent aux sauterelles, en ce sens qu’ils consomment tout ce qu’ils trouvent. Les commissaires sont venus ici, et ils ont acheté sans marchander tout ce que mes fermiers ont pu leur vendre, grains, pommes de terre, beurre, fromage, en un mot, toutes les provisions qui ne leur étaient pas indispensables. Le roi paie en or, et la vue de ce précieux métal empêcherait même un Yankee de s’éloigner.

Nous étions alors en vue de l’emplacement qu’Herman Mordaunt avait baptisé du nom de Ravensnest, Nid de Corbeaux, nom qui depuis a été donné au domaine tout entier. C’était un bâtiment en bois placé sur le bord d’un rocher peu élevé où un corbeau avait fait originairement son nid. Placé de manière à être à l’abri d’un coup de main, il avait servi pendant quelque temps de point de ralliement aux familles dispersées sur l’établissement, lorsqu’on venait à craindre quelque invasion indienne. Au commencement de la guerre actuelle, Herman Mordaunt avait cru devoir faire construire de nouvelles fortifications, qui, tout insuffisantes qu’elles eussent pu paraître à un Vauban, n’étaient pointant pas sans mérite ni sans utilité en cas de surprise.

La maison formait trois côtés d’un parallélogramme. La cour, qui était au centre, était défendue par une forte palissade qui la mettait à l’abri des balles. Toutes les fenêtres donnaient sur la cour, et la seule porte extérieure qu’il y eût était fortement palissadée. Je vis avec plaisir, par l’étendue de cette construction grossière, qui avait cent pieds de long sur cinquante de profondeur, qu’Anneke et Mary Wallace auraient du moins de la place pour se loger. En effet, l’agent d’Herman Mordaunt avait disposé pour la famille quatre ou cinq appartements aussi commodes qu’on pouvait s’attendre à les trouver dans une position semblable. Les meubles étaient simples, grossiers même, si l’on veut ; mais enfin on se sentait à l’abri du froid et de tout danger, et c’était quelque chose.



  1. Le lecteur pourrait ignorer que le grade de brigadier en Angleterre ne se trouve pas, comme cher nous, sur l’échelle régulière de promotion. Dans l’armée anglaise, les grades sont échelonnés ainsi : colonel, major-général, lieutenant-général, général, maréchal. Le grade de brigadier n’est en quelque sorte qu’un grade de fantaisie, comme celui de commodore dans la marine, pour permettre au gouvernement d’employer des colonels habiles quand les circonstances le demandent.
  2. Nous nous sommes permis de substituer le jeu de la bataille à celui de all fours, jeu anglais, dont les termes eussent été peu compris de nos lecteurs.