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Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/1

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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horatius.

Il en est à qui je semble trop mordant dans la satire et passer les bornes ; d’un autre côté, on trouve ce que je compose sans nerf, et qu’on pourrait écrire en un jour mille vers comme les miens.

Trébatius, que ferai-je ? Dis-le-moi.
trébatius.

Repose-toi.

horatius.

Tu me dis de ne plus écrire absolument de vers ?

trébatius.

Je le dis.

horatius.

Que je meure, si ce ne serait pas le mieux ; mais je ne puis dormir.

trébatius.

Qu’ils passent trois fois, frottés d’huile, le Tibéris à la nage, et qu’ils se lavent, à la nuit, le corps de vin pur, ceux qui ont besoin d’un profond sommeil. Si tu as une telle rage d’écrire, ose chanter les actions de l’invincible Cæsar et tu auras un grand prix de tes peines.

horatius.

Je le voudrais, excellent père, mais les forces me manquent. Le premier veau ne peut pas décrire les bataillons hérissés de lances, les Gaulois mourant d’un trait rompu dans la blessure, ou le Parthe sanglant renversé de cheval.

trébatius.

Mais tu pourrais louer sa justice et sa bravoure, comme le sage Lucilius pour Scipio.

horatius.

Je n’y manquerai pas quand l’occasion s’en offrira. Sinon, les vers de Flaccus n’iront pas attenter à l’oreille de Cæsar à contre-temps. Flatté maladroitement, il se cabre et ne se laisse pas

aborder.
trébatius.

Combien cela vaudrait mieux que de blesser d’un vers acerbe le bouffon Pantolabus et le débauché Nomentanus ! Quand chacun craint pour soi, même celui qui est épargné te déteste.

horatius.

Que ferai-je ? Milonius danse, dès que la chaleur lui frappe la tête et que les lampes lui semblent doublées ; Castor se réjouit des chevaux, et celui qui sortit du même œuf se réjouit du pugilat. Autant de têtes, autant de goûts, et par milliers. Pour moi, il me plaît d’enfermer des mots dans les pieds d’un vers, à la façon de Lucilius qui valait mieux que nous deux. Il confiait autrefois ses secrets à ses livres comme à de fidèles compagnons. Dans le malheur ou dans la prospérité, il n’avait point recours à d’autres. Aussi, toute la vie du vieux poëte y est-elle écrite aussi clairement que sur un tableau votif. Je fais comme lui, moi qui ne sais si je suis Lucanien ou Appulien, car le colon Vénusinien laboure sur les deux confins, ayant été envoyé là, selon une ancienne tradition, quand les Sabins eurent été chassés, afin que l’ennemi n’envahît pas le sol Romain resté ouvert, dans le cas où la nation Lucanienne, ou Appulienne, y eût porté violemment la guerre. Mais ce stylus n’attaquera jamais volontairement âme qui vive ; il me défendra comme une épée dans la gaîne, et que je ne tirerais que pour me garder contre les brigands. Ô père et roi Jupiter, que cette épée périsse rongée par la rouille, et que nul ne rompe la paix que je désire ! Mais je crie à qui me provoque qu’il vaut bien mieux n’en rien faire, car il pleurera et sera glorieusement célébré dans toute la Ville. Cervius irrité menace des lois et de l’urne ; Canidia menace ceux qu’elle hait des poisons d’Albutius ; Turius annonce de grands malheurs à qui plaidera, le prenant pour juge. Que chacun, selon ses forces, tâche d’effrayer ses ennemis ; et que la puissante nature le veuille ainsi, il faut en convenir avec moi. Le loup attaque de la dent et le taureau de la corne ; qui le leur a enseigné, sinon l’instinct ? Confie au débauché Scæva sa mère trop vivace ; sa main pieuse ne commettra point de meurtre ; à coup sûr ! Il n’est pas étonnant que le loup ne frappe pas du sabot ou le bœuf de la dent ; mais la mauvaise ciguë mêlée au miel emportera la vieille femme. Pour être bref, soit qu’une tranquille vieillesse m’attende, soit que la Mort m’environne déjà de ses ailes noires, riche, pauvre, à Roma ou exilé, comme le sort le voudra, quel que soit le cours de ma vie, j’écrirai !

trébatius.

Ô mon enfant, je crains que tu ne sois point né viable et que quelqu’un de tes amis puissants ne te batte froid.

horatius.

Quoi ! lorsque Lucilius osa le premier composer des vers de ce genre et arracher la peau brillante sous laquelle chacun cachait un visage honteux, est-ce que Lælius ou celui qui dut son nom à la ruine de Carthago s’offensèrent de son génie ? Se plaignirent-ils des blessures de Métellus et des vers déshonorants qui chargeaient Lupus ? Cependant il attaquait les premiers du peuple et le peuple lui-même, favorable seulement à la vertu et aux amis de la vertu. Et, même, une fois loin du vulgaire et sortis de scène, le vertueux Scipio et le sage LæIius avaient coutume de plaisanter et de jouer avec lui, pendant que leurs légumes cuisaient. Si peu que je sois, inférieur à Lucilius par le génie et les biens, cependant l’envie sera contrainte d’avouer que j’ai vécu avec les grands, et, croyant mordre quelque chose de fragile, elle s’y brisera les dents, à moins, savant Trébatius, que tu ne sois pas de cet avis.

trébatius.

Je ne puis rien répondre à cela. Mais, cependant, sois averti et prends garde que l’ignorance de nos saintes lois ne t’attire quelque malheur. Si quelqu’un fait des vers méchants contre un autre, il y a poursuite et jugement.

horatius.

Soit ! si les vers sont méchants ; mais s’ils sont bons et jugés tels par Cæsar qui les loue ? si on aboie justement contre les misérables, étant sans reproche soi-même ?

trébatius.

Le rire fera tomber tes tablettes des mains, et tu seras renvoyé absous.